17
Au château de Galahad, les préparatifs pour le combat avaient commencé. Pressentant qu'il serait absent pendant une partie de l'été, le chevalier avait demandé à Chance d'appeler tous ses élèves pour leur annoncer la mauvaise nouvelle. N'ayant pas eu le temps de joindre le premier groupe de la journée, Galahad était sorti à la rencontre des gamins dans la grande cour. Il tâcha de ne pas leur montrer son inquiétude en leur apprenant qu'il devrait s'absenter pendant quelques semaines.
— Mais qu'allons-nous faire pendant tout l'été ? se désespéra le plus jeune.
— Pratiquer ce que je vous ai enseigné, évidemment, rétorqua leur professeur d'escrime, car à mon retour, je vous mettrai à l'épreuve.
— Êtes-vous vraiment obligé de partir ?
— Il y a parfois dans la vie des obligations auxquelles nous ne pouvons pas échapper. Je vous ferai signe dès que je reviendrai, je vous le promets.
Il les reconduisit jusqu'aux grandes portes de son domaine en répondant évasivement à leurs questions au sujet de sa destination. Galahad ne vit cependant aucun mal à leur dire qu'il partait pour l'Europe, car c'était peut-être la vérité. Le jeu pouvait avoir lieu n'importe où.
Tandis que le chevalier faisait descendre la herse qui protégerait Chance en son absence, Terra tentait depuis un moment de rassurer son épouse, qu'il avait réussi à contacter sur son téléphone cellulaire. Enfoncé dans une bergère, devant l'âtre du grand hall, le Hollandais ne savait plus quoi lui dire pour calmer ses sanglots.
— Tu n'as plus l’âge de jouer aux chevaliers, Terra, hoqueta Amy.
— C'est vrai, mais j'ai encore celui d'aller chercher mon fils.
Assis devant son ami, Donald Penny l'écoutait raisonner de son mieux sa femme. Au fond, il était tout aussi inquiet qu'elle.
— Demande l'aide de la police, supplia Amy.
— Tu veux que je raconte à l'inspecteur Cyr qu'Aymeric a été enlevé par un personnage peint sur un tableau ? Il me prendra pour un fou et il me conduira tout droit à l'hôpital.
— Le magicien est sûrement capable d'entrer dans cette toile.
— J'ignore comment nous effectuerons ce sauvetage, mais il faut lui faire confiance. Je t'en prie, calme-toi. Je retrouverai Aymeric et je le ramènerai à la maison. Surtout, ne rentrez pas à Nouvelle-Camelot avant que la partie ne soit terminée.
— Combien de temps durera-t-elle ?
— Je n'en sais rien, mais tu peux être certaine que je tâcherai de l'accélérer. Ce sera une expédition dangereuse, je ne te le cacherai pas, mais j'ai besoin de savoir qu'en mon absence, tu seras forte et que tu protégeras Béthanie. Le sorcier ne doit pas vous retrouver.
— Tu peux compter sur moi, lui dit sa femme en ravalant ses sanglots.
— C'est ce que je voulais entendre. Je t'appellerai dès que tout sera fini. En attendant, payez-vous du bon temps en Californie.
— Ce ne sera pas la même chose sans vous deux, mais nous ferons notre possible.
Terra bavarda ensuite quelques minutes avec sa fille, toujours fâchée d'être écartée de cette guerre, puis raccrocha en soupirant. Il n'avait pas du tout envie de se mesurer au sorcier, mais il n'avait pas le choix. Il aperçut alors le regard anxieux du docteur Penny.
— Je n'ai pas aimé ce jeu la première fois, maugréa ce dernier, et je ne l'aime toujours pas.
— Tu n'es pas obligé de m'accompagner, Donald. Ce sera un combat difficile et sûrement déloyal.
— Je sais, mais je veux t'aider à te débarrasser de cette terrible menace qui continue à planer au-dessus de ta tête et qui risque de gâcher ta vie ! J'ai appris à me battre depuis le dernier match. Galahad m'a bien formé.
— Nos adversaires seront des créatures magiques sournoises qui ne respecteront pas les règles du combat.
— Et toi, est-ce que tu en as, des pouvoirs magiques, à part ton don de guérisseur ? riposta le médecin.
— Non, mais la nécessité donne des ailes. Rien ne m'empêchera de me rendre jusqu'à Aymeric et de l'arracher des griffes du sorcier.
Donald ouvrait la bouche pour répliquer lorsque Galahad entra dans le salon en compagnie de la dernière personne qu'ils avaient envie de voir : l'inspecteur de police.
— J'étais en train d'abaisser la herse lorsque Philippe est arrivé, expliqua le chevalier en fronçant les sourcils.
Terra comprit tout de suite son signal : ils ne devaient rien dire de leur prochaine croisade à ce représentant de l’ordre. Il dirigea son regard vers son ami médecin, espérant qu'il avait lui aussi saisi la requête silencieuse de Galahad.
— Bonjour, Philippe, le salua Donald.
Tout le monde se connaissait à Nouvelle-Camelot, alors aucune présentation ne fut nécessaire.
— Quel bon vent t'amène ? poursuivit Donald, armé de son sourire légendaire.
— Je suis venu mettre monsieur Dawson au courant de mes dernières découvertes sur son agresseur.
— L'avez-vous retrouvé ? s'enquit Terra.
— Malheureusement, non. Monsieur Medrawt s'est littéralement volatilisé avec toutes ses affaires.
Terra se rappela qu'il avait rencontré en Californie un homme qui portait le même nom.
— Madame Constantino m'a fourni plusieurs photographies du fugitif, poursuivit Cyr. Je les ai transmises sur-le-champ à tous les corps policiers du Canada et des États-Unis. Nous le capturerons, ce n'est qu'une question de temps. J'aurais aimé obtenir d'autres détails de la part de monsieur Dawson, mais j'ignorais qu'il recevait ses amis, aujourd'hui.
— Je vous en prie, procédez, le convia Galahad. De toute façon, nous n'avons aucun secret les uns pour les autres.
Il lui fit signe de s'asseoir.
— Jusqu'à ce qu'il m'assaille, le devança le chevalier, monsieur Medrawt me semblait être un homme bien.
— Lors de votre rencontre, auriez-vous dit quelque chose qui ait pu l'offenser ?
— C'est possible. Comme vous le savez, je me fais un devoir de protéger cette ville.
— Surprotéger, rectifia Donald.
— Je voulais seulement m’assurer que ses papiers étaient en ordre, affirma Galahad.
— On dirait qu'il craignait que vous ne découvriez quelque chose. Le bureau chef de Vancouver devrait me fournir les résultats de son enquête d'un jour à l'autre.
« Lorsqu'il se rendra compte que son suspect est mort depuis un an, il va revenir ici en courant, devina Galahad. Comment réagira-t-il en apprenant que la victime a quitté son château sans dire où elle allait ? »
— Lorsque nous lui aurons mis la main au collet, conclut le policier, vous devrez venir l'identifier à Vancouver.
— Oui, bien sûr, accepta Galahad, mais mes amis sont en train de me convaincre de les accompagner en excursion.
— Je ne vous empêcherai certainement pas de prendre des vacances, monsieur Dawson, mais laissez-moi tout de même un numéro de téléphone où je pourrai vous joindre en tout temps.
— Je n'y manquerai pas.
En bon hôte, Galahad reconduisit l'inspecteur jusqu'à sa voiture. Terra ne l'entendit même pas sortir, car il avait sombré dans ses pensées en entendant le nom de Medrawt. « Est-ce vraiment le même qui m'a approché avant mon départ de Disneyland ? » se demanda-t-il.
— L'homme qui t'a attaqué s'appelait-il Timothée Medrawt ? lança Terra lorsque son ami revint dans le hall.
— C'est le nom qu'il utilise, mais ce n'est certainement pas le sien, car le vrai Timothée Medrawt a déjà quitté cette Terre. Le connais-tu ?
— Il m'a accosté au comptoir de l'hôtel en Californie, juste avant notre départ.
— A-t-il tenté de te jeter un sort ? s'alarma Galahad. T'a-t-il remis un objet quelconque ?
— Tu ne m'as pas raconté ça ! s'étonna Donald.
— Il n'a pas eu le temps de faire quoi que ce soit. Alissandre est arrivé pendant qu'il me parlait. Maintenant que j'y pense, Medrawt a semblé prendre la fuite à ce moment-là. J'ai même cru déceler de la peur sur son visage.
— Est-ce un sorcier ? voulut savoir Donald.
— Sans aucun doute, affirma Galahad. Il a des pouvoirs et il les a utilisés contre moi.
— Et il se trouve à l'hôtel où logent nos femmes ?
L'expression de panique sur le visage du médecin se communiqua instantanément à celui de Terra.
— Il faut les faire sortir de là, les alarma davantage Galahad.
— Amy et Béthanie sont capables de se défendre, mais pas contre un sorcier, réfléchit tout haut le Hollandais.
— Dans ce cas, je change d'idée, annonça Donald. Si un démon n'attend que le moment de s'attaquer à Nicole, Amy et Béthanie, on ne peut pas les laisser sans protection. Le seul qui peut se permettre de ne pas participer au jeu, c'est moi.
— Je vais les appeler pour les informer de la situation, décida Terra.
— Surtout pas ! s'opposa le médecin. Moins elles en savent, mieux ce sera pour elles, surtout si cette vile créature a la faculté de lire dans les pensées. Laisse-moi les surprendre ce soir. J'irai chercher Mélissa chez moi et nous arriverons à l'hôtel dans un petit véhicule récréatif que j'achèterai en Californie. En demeurant constamment en mouvement, je crois que je pourrai échapper au sorcier.
— C'est une excellente idée, l'appuya Galahad.
Donald, plus résolu que jamais, serra ses deux camarades dans ses bras en leur recommandant de ne pas épargner l'ennemi, puis quitta la maison en compagnie de Galahad, qui dut une fois de plus lever la herse.
Terra aurait bien aimé se mettre sans délai à la recherche des pions noirs, mais il ne pouvait pas partir sans Alissandre. De plus, ce dernier n'était qu'un débutant à ce jeu. Il avait sûrement plusieurs choses à apprendre avant de se mesurer à son adversaire sans pitié. « Où est Aymeric ? se demanda le père. Pas au fond d'un cachot, j'espère… »
— Terra ?
La voix pourtant familière de Chance le fit sursauter. Il regarda fixement la jeune femme aux longues boucles brunes pendant quelques minutes. Les années avaient passé et ses anciens élèves avaient acquis beaucoup de sagesse. Jadis, c'était lui qui leur prodiguait de judicieux conseils. Toutefois, depuis quelque temps, il apprenait beaucoup en les écoutant.
— Je n'ai pas eu le bonheur d'avoir des enfants, poursuivit Chance, mais je crois savoir ce que tu ressens. Tu es l’un des hommes les plus raisonnables que je connaisse. Ne perds surtout pas ton sang-froid maintenant.
— Ce n'est pas parce que je n'affiche pas souvent mes émotions que je n'en ai pas. En ce moment, même si je n'arpente pas le salon, je suis terrorisé à l'idée que mon fils puisse mourir par ma faute.
— À ce que je sache, ce n'est pas toi qui as inventé ce jeu.
— Ce que je me reproche, c'est ma stupidité. Si je ne m'étais pas laissé entraîner dans cet ordre de chevalerie à Galveston, rien de tout ceci ne serait arrivé.
— La Table ronde existait bien avant que l'ancien magicien ne la recrute, Terra. En dehors du fait qu'ils n'acceptaient pas les femmes dans leurs rangs, c'étaient des hommes bien qui pratiquaient une activité saine. Le seul coupable, c'est le sorcier. C'est lui qui force le magicien à embrigader de bons soldats partout où il peut en trouver. Ce serait vraiment une bonne chose que vous le fassiez disparaître une fois pour toutes, afin d'éviter que d'autres parents vivent les mêmes angoisses que toi.
— Et venger la mort de mon fils.
— Arrête d'être aussi pessimiste. On ne sait pas ce qui est arrivé à Aymeric. Si tu crois de tout cœur qu'il se tirera indemne de cette aventure, alors il en sera ainsi.
— Chance dit vrai, approuva Galahad en revenant dans le hall. Ce sont nos pensées qui créent notre réalité. Je l'ai appris à mes dépens.
Le chevalier alla s'accroupir devant son ami.
— Rappelle-toi ta volonté de guérir lorsque tu étais à l'hôpital militaire. Tes médecins n'étaient pas certains que tu pourrais remarcher un jour, mais toi, tu avais décidé que tu le ferais.
— Nous sauverons Aymeric, affirma alors Terra en bombant le torse.
— Je n'en ai pas le moindre doute.
— Il n'y a plus que toi et moi pour y arriver, par contre.
— Et nous ? s'offensa Chance qui ne voulait pas qu'elle et ses amis, soient écartés de cette mission.
— Même si vous nous avez rendu de grands services, vous n'avez jamais fait partie du jeu, lui rappela Galahad.
— Il est primordial que quelqu'un reste au château, ajouta Terra. Il n'est pas impossible que mon fils nous soit rendu de la même façon qu'on nous l'a enlevé. Si c'était le cas, quelqu'un devra être ici pour le mettre en sûreté.
— Tu as raison, concéda Chance. Où me suggérez-vous de l'emmener si cela devait se produire ?
Galahad se rappela sa dernière conversation avec la mairesse.
— Chez madame Goldstein, répondit-il. Sa maison est protégée par une magie que je ne comprends pas, mais qui n'est pas de la sorcellerie.
— Est-elle bâtie sur un courant tellurique ? s'enquit le Hollandais.
— Ce n'est pas l'endroit qui est spécial, mais la mairesse.
— Vraiment ? s'étonna Chance. Elle paraît pourtant si normale.
— Il y a en elle une force qu'elle semble ignorer, avança Galahad. Aymeric ne risquera rien chez elle.
— Alors, soit, accepta Terra.
Les deux hommes passèrent le reste de la journée à croiser le fer dans la grande cour du château, afin d'être prêts à affronter les sbires du sorcier. Même si ces derniers ressemblaient plus souvent qu'autrement à des loups géants, ils possédaient malheureusement le don de se métamorphoser à leur guise. Rien ne prouvait qu'ils adopteraient une forme humaine cette fois-ci, mais l'intuition de Galahad lui recommanda de se préparer à se battre à l'épée.
Le soir venu, Terra décida de rester au château plutôt que de rentrer chez lui. De cette manière, il serait prêt à partir plus rapidement lors du retour d'Alissandre. Galahad ne voulut toutefois pas qu'il dorme dans la pièce où Aymeric avait disparu.
— Un seul Wilder manquant, c'est suffisant, déclara-t-il en poussant son ami vers une autre chambre.
Terra se soumit à sa volonté et s'allongea sur un lit à baldaquin, fatigué d'avoir fait autant d'exercice. Les hommes de son âge approchaient de leur retraite et ne partaient pas ainsi à l'aventure. Lors de la partie précédente, il était en bien meilleure forme. « Serai-je capable de tenir le coup ? » se demanda-t-il, découragé.
— Bien sûr que tu le seras, chuchota une voix de femme.
— Sarah ?
Le fantôme de sa première épouse ne lui était pas apparu depuis la naissance des jumeaux. Terra avait présumé qu'elle était finalement montée au ciel.
— Pourquoi ai-je l'impression que tu vas recommencer à me parler de karma ? soupira-t-il.
— Nous nous incarnons pour réduire la charge de nos dettes passées.
— Tu m'as déjà expliqué tout cela, mais cet acquittement n'a-t-il pas de fin ?
— Lorsque nous avons liquidé tout notre karma, nous cessons de revêtir un corps charnel pour poursuivre notre existence sous notre véritable forme.
— Comme toi…
— Ne sois pas triste. Ceux qui sont vraiment à plaindre sont ceux qui doivent retourner sur Terre.
— Pourquoi es-tu ici, ce soir ?
— J'ai senti ton angoisse.
— Mon fils a été enlevé par une créature immortelle qui n'hésitera pas une seconde à le mettre à mort pour son propre plaisir. Tu m'as déjà dit que tu ne pouvais pas voir l'avenir.
— De ce côté de la vie, le temps est effectivement différent. Tout se produit en même temps, alors il nous est impossible de discerner le présent du passé ou du futur.
— Je t'en conjure, ne me dis pas que j'ai une obligation quelconque envers le sorcier.
— Le karma de cet homme est très lourd. C'est plutôt lui qui a une dette envers toi.
— Que m'arriverait-il si je le tuais lors du sauvetage d'Aymeric ?
— Le meurtre coûte très cher à l'âme, Terra. Essaie de ne pas en arriver là.
— S'il touche un seul cheveu de la tête de mon fils, je ne répondrai plus de mes actes.
— C'est la peur qui te fait parler ainsi. Demain, tu comprendras que tu avais tort.
Sarah posa sa main lumineuse sur le front de son ancien époux et le fit sombrer dans le sommeil.
— Fais de beaux rêves…
Le fantôme s'estompa en silence.