27
Le petit groupe de templiers cheminait en direction de la mer, Alissandre en tête. Les étrangers représentaient un grand mystère pour les moines soldats. Toutefois, puisque leurs jours étaient comptés en ces terres désormais inhospitalières, ils avaient décidé d'appuyer leur lutte contre le Mal. La plupart étaient toujours hantés par les visages déformés qu'ils avaient découverts sous les voiles des Malhikas. Certains des croisés espéraient de tout cœur survivre à ce périple, afin de mettre les hommes en garde contre le péché. Ces chevaliers croyaient en Dieu et faisaient confiance aux chefs religieux qui interprétaient sa parole. Ils auraient évidemment préféré recevoir leurs ordres du Pape ou du Grand Maître, mais ils étaient désormais coupés de leur monde. Habitués à suivre des ordres, ils trouvaient donc rassurant de servir un nouveau commandant.
Le paysage était déroutant pour les trois ressortissants de Nouvelle-Camelot, habitués aux denses forêts de Colombie-Britannique, Ils regrettaient aussi leur fraîcheur sous leur uniforme de templier. Ménageant leur souffle, ils se laissaient bercer par les mouvements réguliers des chevaux, qui avançaient deux par deux sur cette terre sèche. Les bêtes humaient régulièrement le vent en poussant de courtes plaintes, car elles avaient soif. Il faudrait bientôt les faire boire.
Alissandre ressentit l'inquiétude des croisés qui avaient besoin, tout comme leurs destriers, de se désaltérer. Il visualisa donc dans son esprit une oasis au centre de laquelle reposait un étang aux eaux limpides. Les chevaux se mirent à secouer vivement leur encolure en accélérant le pas.
— On dirait qu'ils flairent quelque chose, fit Léopold en scrutant l'horizon.
Galahad en fit tout autant.
— Par là ! indiqua-t-il.
— Est-ce un mirage ? demanda Alexis.
— Non, je ne le crois pas, le rassura Terra.
— Laissez-moi m'en assurer, offrit Galahad.
Il sortit des rangs et galopa vers la silhouette des palmiers qui se berçaient dans la brise chaude. Au bout d'un moment, il arrêta son cheval, se retourna et agita le bras, signalant aux autres qu'ils pouvaient le suivre en toute sécurité. Les hommes plongèrent les mains dans l'eau pour s'asperger le visage, et les bêtes se bousculèrent pour y boire.
— Reposons-nous un peu à l'ombre avant de repartir, suggéra Alexis.
Sans dire un mot, Alissandre s'assit au pied d'un arbre et ferma les yeux. En l'espace d'un instant, son esprit s'éleva au-dessus de son corps, très haut dans le ciel. Il constata que la mer qu'il cherchait n'était plus très loin au nord. C'était là qu'il captait la plus grande énergie maléfique. Il ne connaissait évidemment pas la stratégie de son adversaire. Son vieux mentor l'avait toutefois mis en garde contre sa propension à la perfidie.
Chaque joueur possédait douze pions et un roi. Alissandre ne devait surtout pas perdre le compte de ceux qui étaient tombés au combat. Il lui restait onze soldats et Terra. Quant au sorcier, il n'avait plus que dix pièces en tout. « J'ai l'avantage, mais pour combien de temps ? » se demanda le magicien. Sa concentration fut alors brisée par le cri d'alarme de Marco.
Alissandre réintégra brusquement son corps et vit que les templiers remontaient en selle. Galahad lui tendit la main et l'aida à se relever.
— Le sorcier nous attaque de la même manière après avoir perdu plusieurs de ses pions, lui fit remarquer le chevalier.
— Il a l'esprit trop tordu pour utiliser la même stratégie deux fois de suite. Soyez vigilants.
D'un mouvement sec de la tête, Galahad indiqua qu'il se souviendrait de cet avertissement, puis il enfourcha son cheval. Comme lors du premier affrontement, Alissandre demeura derrière ses joueurs pour observer le jeu.
— Alissandre craint une ruse, annonça Galahad en arrêtant sa monture près de celle de Terra.
— Je suis d'accord avec lui, indiqua Marco. Ces Malhikas, si ce sont les mêmes que nous avons combattus près des ruines, savent déjà que nous sommes des adversaires de taille. Pourtant, ils semblent encore une fois vouloir foncer directement sur nous.
— Ce sera donc à nous de les déstabiliser, décida Terra. Formez deux groupes.
Etienne de Rohan, Frédéric de Valois et Simon d'Orléans se rangèrent spontanément derrière le roi de Nouvelle-Camelot.
— Alexis, prenez le flanc gauche, poursuivit Terra.
Le croisé leva le bras sur-le-champ, entraînant ses hommes à sa suite. D'un seul regard, le Hollandais remit le commandement de son propre groupe à Galahad, qui avait une plus grande expérience de la guerre que lui. Le chevalier réagit aussitôt en menant sa troupe dans la direction opposée à celle d'Alexis.
La manœuvre des pions blancs sema la confusion parmi les Malhikas. Ils commencèrent par ralentir l’allure de leurs sombres chevaux, incapables de choisir lequel des deux essaims ils devaient attaquer. « Leur roi ne se trouve donc pas parmi eux », conclut Alissandre, qui lévitait au-dessus de l'oasis. La pièce maîtresse du sorcier aurait rapidement réorganisé ses démons pour contrer la stratégie du roi blanc. Le magicien continua à observer passivement la charge. En fait, il ne pourrait intervenir que si son adversaire se manifestait physiquement ou par magie. Alissandre était donc à l'écoute de toutes les énergies qui circulaient dans la région. Pour la première fois, il saisit le véritable rôle d'un magicien. « J'ai longtemps reproché à mon mentor son inaction, se rappela-t-il. En réalité, il ne pouvait rien faire sans risquer les implacables sanctions du jeu. » Une intervention hâtive de sa part entraînerait automatiquement la mort de tous ses joueurs.
Le deuxième affrontement entre les pions noirs et les pions blancs ne ressembla en rien au premier. Cette fois, ce furent ces derniers qui assumèrent le rôle offensif. Au même moment, les deux groupes de templiers chargèrent les Malhikas, l'épée au poing. Les démons firent pivoter leurs montures en choisissant une victime, puis foncèrent.
Terra comprit que le sorcier cherchait surtout à les épuiser lorsque le cavalier noir qu'il combattait disparut sur sa selle au moment où il cherchait à le frapper avec son épée et se matérialisa à nouveau lorsque la lame eut fendu l'air. Terra évita sa contre-attaque de justesse et riposta. Il n'eut cependant pas le temps d'avertir les autres que ces derniers étaient déjà victimes de la même manœuvre déloyale.
Galahad se félicita d'avoir conservé sa cotte de mailles lorsque la pointe de l'épée hachurée du Malhikas lui frappa l'épaule, tout de suite après qu'il eut réapparu sur sa selle. Le chevalier de Nouvelle-Camelot ne possédait pas de pouvoirs magiques, à part celui de parler à certaines personnes par télépathie et de retracer les courants telluriques. Toutefois, il avait appris à se battre auprès de l'impulsif Lancelot à Galveston et utilisa aussitôt la méthode préférée de ce dernier, soit l'intimidation.
Galahad talonna son cheval, l'obligeant à foncer sur celui de son ennemi. La bête bouscula le destrier noir, déséquilibrant son cavalier. Le chevalier ne perdit pas une seconde et planta sa lame au milieu du corps du Malhikas. Celui-ci poussa un grand cri et glissa sur le sol.
Alissandre choisit ce moment précis pour intervenir, jugeant que le sorcier avait outrepassé ses droits. Il apparut au milieu des combats et laissa partir des filaments fulgurants de ses paumes. Ces derniers formèrent un halo protecteur autour de lui qui ressemblait beaucoup à une toile d'araignée. Sans demander leur reste, les Malhikas battirent en retraite, mais ils avaient déjà fait deux victimes parmi les croisés. Conrad de Siochan et Alexis de Dinan gisaient dans leur sang, que le sol asséché s'empressait d'absorber.
Les cavaliers noirs n'allèrent cependant pas très loin. À moins d'un kilomètre des templiers, ils s'immobilisèrent et formèrent une ligne droite.
— Ça ne me dit rien qui vaille, grommela Galahad.
Tout comme Terra, il était demeuré sur son cheval pendant que Marco et les croisés se portaient au secours de leurs frères d'armes. Il allait s'élancer vers le magicien pour obtenir de nouvelles directives quand un éclair rouge l’aveugla, l'obligeant à rester sur place. Galahad battit des paupières jusqu'à ce qu'il entrevoie enfin ce qui se passait : le sorcier se tenait devant Alissandre !
— De quel droit participez-vous à cette bataille ? tonna l'immortel, courroucé.
— Les règlements indiquent clairement que vos joueurs ne peuvent pas utiliser votre magie, rétorqua le magicien.
— Ne savez-vous pas que j'ai doté mes serviteurs de facultés surnaturelles ?
— Qui se limitent au don de métamorphose.
— Rien ne m'interdit de leur en accorder davantage !
— Pas une fois que le jeu est commencé. De toute façon, il ne s'agissait pas ici de pouvoirs concédés, mais de votre propre magie.
— Me traitez-vous de menteur ?
— Les annales du jeu mentionnent en effet quelques écarts de conduite de votre part.
— Vous ne m'empêcherez pas de recevoir enfin le titre qui me revient de plein droit, magicien. Après votre défaite, plus personne ne protégera les humains, qui ne méritent pas d'habiter cette planète, de toute façon.
— Comme vous vous en doutez déjà, je ne vous permettrai pas d'imposer une telle dictature.
— C'est ce que vous croyez. Votre manque d'expérience vous perdra, Alissandre. Je ne ferai qu'une bouchée de vos pions. J'écraserai moi-même votre roi de pacotille et je ferai de son fils mon apprenti.
Terra enfonça ses talons dans les flancs de son cheval pour s'élancer sur le ravisseur d'Aymeric. Vif comme l'éclair, Galahad se mit en travers de son chemin.
— Il a la langue d'un serpent, l'avertit-il. Ne l'écoute pas.
— Sire Galahad, je suis surpris de vous voir ici après votre piètre performance lors de la dernière partie, fit le sorcier avec un air de dédain.
Le chevalier parfait demeura de glace.
— Votre choix de soldats m'indique que je serai bientôt le maître du monde, magicien.
Le vil personnage pirouetta sur lui-même, faisant voler dans les airs les pans de sa longue tunique rouge. Il ouvrit la main en direction des astrophysiciens. Sur ses gardes depuis l'apparition de son rival, Alissandre se transporta instantanément entre celui-ci et ses amis. La décharge meurtrière lancée par le sorcier fut aussitôt absorbée par ses étoiles.
— Ôtez-vous de mon chemin ! hurla le sorcier.
— Vous venez de faire un geste illégal.
Mathrotus poussa, un cri de colère et disparut en même temps que tous ses cavaliers noirs. Les templiers mirent un moment à réagir.
— Était-ce le diable ? demanda finalement Renaud d'Ancenis.
— En personne, grommela Marco.
— Je n'ai, pas compris tout ce qu'il disait.
— Les échanges entre les créatures de l'autre monde sont malheureusement obscurs, expliqua Galahad. Il n'a fait somme toute que nous provoquer.
— De quel fils parlait-il ?
— Du mien, répondit Terra. Il l’a enlevé dans mon pays, pour que je me lance à sa poursuite.
— Maintenant que nous avons vu le visage du diable, notre détermination à vous aider est encore plus grande.
— De quel côté devons-nous aller ? s'impatienta Marco.
— Retournez à l'oasis et attendez-moi, ordonna le magicien. J'ai besoin de m'absenter un moment.
Alissandre s'évapora sous les yeux ébahis des croisés.
— Emportons nos morts, ordonna Renaud.
Ils les hissèrent sur la selle de leur destrier et les ramenèrent près de l'étang pour leur rendre un dernier hommage. Galahad ne les suivit pas. Il demeura debout près du seul Malhikas qui était tombé durant l'escarmouche, sans dire aux autres que la créature malfaisante était encore vivante. Terra ne l'obligea pas à rejoindre le groupe, car il savait mieux que quiconque que son vieil ami avait encore des démons à exorciser dans son propre cœur.
Le Hollandais se posta avec Marco derrière les moines soldats pour écouter leurs prières. Lorsque les deux croisés furent enterrés dans le sable, à l'ombre des palmiers, les survivants vinrent s'asseoir aux côtés du roi de Nouvelle-Camelot. Ils n'avaient jamais entendu parler de lui, mais ils étaient désormais convaincus qu'ils entreraient dans la légende avec lui.
* *
*
Le sorcier retourna dans sa forteresse avec l'intention de s'emparer des fils de Terra Wilder et de les balancer sous le nez de l'arrogant magicien. Il constata alors qu'ils avaient réussi à s'échapper ! Furieux, il vola dans les interminables couloirs à leur recherche, ses énormes loups courant derrière lui. Lorsqu'il atteignit finalement l'entrée de la vaste pièce d'où émanaient tous ses pouvoirs magiques, les fauves se bousculèrent autour de lui en poussant des plaintes aiguës.
— Patience, mes petits. Ils seront bientôt à vous.
Les portes du grand salon s'ouvrirent devant lui. Agglutinés dans le corridor, ils continuèrent à couiner, car ils ne pouvaient pas pénétrer dans cette pièce sans risquer la mort.
— Laissez-moi réfléchir ! s'exclama leur maître, exaspéré.
Ils détalèrent avant de subir sa colère. Enfin seul, le sorcier se mit à marcher autour de la table en marbre en promenant son regard sur les boules transparentes qui contenaient toutes les villes qu'il avait asservies. Au centre se dressait un cristal noir dans lequel puisait une lumière rougeâtre.
Ratislav Mathrotus n'avait pas toujours été immortel. Il était né des milliers d'années auparavant dans un petit village qui avait souvent changé de nom avant de faire partie de la puissante Union Soviétique. Son père était alors un homme respecté qui possédait un important troupeau de chevaux et qui n'hésitait pas à agresser ses voisins pour en avoir davantage, jusqu'au jour où un sorcier arriva dans la région. Celui-ci n'était à la solde de personne et cherchait uniquement à imposer sa domination. Les deux hommes s'étaient tout de suite mesurés l'un à l'autre, et la créature maléfique l'avait évidemment emporté. Le sorcier, qui s'appelait Mathrotus, avait trouvé le jeune Ratislav dans les décombres du village qu'il venait d'incendier. Le gamin n'avait que quatre ans et il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Dans un élan de tendresse, le sorcier l'avait emmené avec lui pour lui apprendre tout ce qu'il savait.
Sans savoir qu'il servait l'assassin de sa famille, l'enfant se mit à jalouser son mentor en grandissant et, dès qu'il en eut l'occasion, il le tua et enferma son cœur dans une pierre d'une grande rareté. Après des nuits entières d'incantations et de rituels sanglants, le cristal s'assombrit et laissa s'échapper la puissance du vieux sorcier.
Ratislav rêvait de devenir le maître du monde, mais il ne pouvait jamais rester très longtemps loin de la source de sa puissance. Il s'arrêta et tendit les mains vers le quartz noir. Celui-ci se mit à vibrer de plus en plus intensément, jusqu'à ce qu'un rayon écarlate s'en échappe et vienne caresser les longs ongles du sorcier.
Sous la table, Aymeric et Jacob n'osaient plus respirer. Ils regardaient fixement les pans de la tunique de soie de leur geôlier, sous laquelle dépassait le bout de ses bottes noires. Curieusement, la créature maléfique qui se vantait de sa souveraineté sur les éléments n'avait pas encore ressenti leur présence. Les garçons n'avaient toutefois nulle intention de s'attaquer à elle. Ils attendraient aussi longtemps qu'il le faudrait qu'elle s'éloigne pour qu'ils puissent enfin fuir son antre.
— Vous ne pourrez jamais sortir d'ici ! résonna alors la voix de Mathrotus dans leurs oreilles.
Les fugitifs serrèrent les dents pour résister à la force de ses paroles, car ils n'avaient aucune envie de servir d'appât ou de monnaie d'échange. « Je préfère mourir en m'enfuyant », songea Aymeric.
— Si vous ne vous rendez pas, je ferai souffrir tous ceux que vous aimez !
Jacob écarquilla les yeux avec frayeur. Son frère lui fit signe de ne pas le croire. Heureusement, ayant rétabli sa force vitale, le sorcier s'éloigna quelques secondes plus tard. Il était impossible d'établir où il se trouvait, car ses pieds ne foulaient pas le sol. Aymeric attendit quelques minutes, l'oreille tendue, puis risqua un œil à l'extérieur de sa cachette. Le sorcier était parti. Il se retourna vers Jacob et vit qu'il pleurait.
— Ne crains rien, tenta de le rassurer Aymeric. Je ne laisserai rien t'arriver.
— Il pourrait faire du mal à ma mère, sanglota le pauvre garçon.
Aymeric ne le savait que trop bien, mais il ne devait surtout pas miner le moral de Jacob.
— Tu as suffisamment joué à des jeux vidéo pour savoir que peu importe la situation, il y a toujours une porte de sortie, n'est-ce pas ?
— Nous ne sommes pas assis devant un écran d'ordinateur.
— Il s'agit d'un vrai jeu, cette fois, et nous y avons été plongés tous les deux. Alors, aussi bien jouer. Récapitulons ce que nous savons.
La proposition sembla redonner du courage au Métis.
— Notre père est impliqué dans une partie d'échecs mortelle entre un sorcier et un magicien, commença Aymeric.
— Et le sorcier nous a enlevés pour l'attirer ici.
— Ce qui est sans doute un geste illégal, mais le résultat demeure le même : nous sommes coincés ici. Nous avons maintenant plusieurs choix. Nous pouvons rester cachés sous cette table jusqu'à la fin.
— Sans manger et sans pouvoir aller aux toilettes !
— Entre autres. Nous pouvons aussi nous échapper et retrouver notre père pour qu'il ne subisse plus cet odieux chantage. Nous pouvons également détruire le sorcier.
— Pourquoi pas toute sa forteresse, tant qu'à y être ? se moqua Jacob en essuyant ses larmes.
— Tous les personnages d'un jeu ont une faiblesse. Il faudrait disposer de suffisamment de temps pour trouver celle du sorcier.
— Dans ce cas, je penche davantage en faveur de l'évasion.
— La démolition de ce château sera donc notre plan B.
Les adolescents se serrèrent la main pour sceller leur marché.