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L'aube n'était pas encore levée. Terra n'attendait que ce moment pour utiliser enfin les trois voiles du dromon. Les croisés s'étaient endormis un peu partout sur le pont et les rameurs avaient ralenti la cadence. L'important, c'était de ne pas perdre le cap. Le timonier, qui voguait sur les mers depuis des années, se fiait aux étoiles pour axer le vaisseau dans la bonne direction. Le Hollandais allait s'assoupir lorsqu'il crut entendre un sifflement aigu. Craignant le début d'une tempête, il se leva et tendit davantage l'oreille.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-il.
— Ce n'est pas le vent, affirma l'homme de barre.
Une créature volante piqua alors sur lui, le projetant sur le sol.
— Templiers, debout ! cria Terra de tous ses poumons.
Galahad empoigna l'épée qui reposait près de lui et s'assit en cherchant à déterminer la nature de la menace. Il faisait encore trop sombre pour distinguer les silhouettes des soldats et des marins autour de lui. Une créature de bonne taille vola entre lui et Léopold de Kersaliou.
— On dirait des chauves-souris ! s'exclama le templier.
L'animal revint à la charge et enfonça ses serres dans la gorge du pauvre homme, le soulevant de terre. Puisqu'il était trop lourd, le démon ailé le laissa retomber sur le pont.
— Terra ! appela Galahad.
— Je suis là !
— Utilise la magie de ton épée !
Terra n'y avait même pas songé. Il avait été coupé si longtemps de l’ordre de Galveston qu'il avait perdu ce genre de réflexes. Il se mit à quatre pattes et chercha l'arme sur le plancher en bois, puis remonta la main jusqu'à la poignée. D'un geste brusque, il pointa Excalibur vers le ciel.
— Chasse l'obscurité ! ordonna-t-il.
Une éclatante lumière s'échappa de l'acier, éclairant tout le vaisseau. L'équipage vit les horribles créatures qui l'attaquaient depuis les airs.
— Ce sont des serviteurs du diable ! s'écria Galahad. Tuez-les !
Les croisés frappèrent sans relâche les pattes griffues qui tentaient de les déséquilibrer ou de s'enfoncer dans les parties non protégées de leur uniforme. Les démons poussaient de terribles cris de frustration, mais revenaient sans cesse à l'attaque. Marco se défendait de son mieux sur ce plancher en mouvement lorsqu'une serre lui laboura la joue. La douleur brûlante redoubla aussitôt son ardeur, et il se mit à frapper de plus en plus durement les attaquants qui tombaient du ciel. Aucun d'entre eux n'osait approcher Terra, qui tenait toujours l'arme magique au-dessus de lui.
Ce fut finalement Renaud qui abattit le premier un diable volant en défonçant sa cage thoracique du plat de son épée. La chauve-souris s'écrasa sur le pont, mais personne ne s'en soucia, car ses congénères continuaient à assaillir les soldats. Comme Galahad s'y attendait, les créatures, qui revenaient sans cesse à l'attaque, finirent par se fatiguer et commettre des erreurs qui leur valurent de vilaines blessures. Avant de ne plus être capables de se servir de leurs ailes et de sombrer dans la mer, elles s'éloignèrent en couinant.
Les croisés demeurèrent immobiles pendant quelques minutes, l'épée à la main, au cas où les monstres auraient simplement décidé de se réorganiser. Lorsqu'ils comprirent que l'assaut était terminé, ils se penchèrent sur Léopold, mais il ne respirait plus. De son côté, Galahad s'assura que le démon que Renaud avait abattu était bel et bien mort. Puis, avec l'aide de Marco, il le balança dans l'océan et rejoignit Terra, qui continuait à éclairer tout le vaisseau.
— Combien de temps cet enchantement durera-t-il ?
— Aussi longtemps que je le voudrai, affirma le Hollandais. J'aurais dû y penser bien avant.
— Nous avons perdu un soldat et le sorcier, un pion.
« Un de moins à affronter une fois sur l'île », songea Terra. Les croisés avaient déjà commencé les prières funéraires pour leur compagnon d'armes. Cela les empêcherait pendant un moment de penser aux dangers qui les attendaient.
— Sans le magicien, il est malaisé d'estimer la durée de ce voyage, soupira Galahad.
— Oui et non. Ces démons sont arrivés ici plutôt frais et dispos. Cela signifie que leur point de départ n'est plus très loin.
Il leur fallut tout de même attendre le lever du jour pour apercevoir au loin un point noir qui pouvait fort bien être leur destination.
* *
*
Les serviteurs du sorcier rentrèrent à la forteresse dans un bien piètre état. Leur maître écouta leurs interminables doléances, de plus en plus contrarié par la résilience des humains. Pourquoi ses nervis n'étaient-ils pas arrivés à le débarrasser d'une poignée d'humains que le magicien n'avait pas cru bon de protéger au beau milieu de l'océan ? La mention de l'épée lumineuse lui fit cependant arquer un sourcil. L'ordre de Galveston s'était pourtant engagé à faire disparaître cet atout magique…
— Cet avorton de mage a donc quelques trucs dans son sac, après tout, siffla-t-il entre ses dents.
Il ne servait à rien d'expliquer à ces créatures sans cervelle que la légendaire Excalibur n'était nullement dangereuse entre les mains d'un roi qui n'avait pas appris à s'en servir. Pour la première fois, Mathrotus regretta d'avoir bâti une aussi grosse forteresse, car il allait devoir la passer au peigne fin pour retrouver les petits Wilder.
S'il voulait utiliser les loups pour l'aider à les débusquer, il lui fallait d'abord soigner leurs blessures et il n'avait plus de temps à perdre. Le bateau qui transportait les pions blancs approchait. Il fulmina de ne pas pouvoir le faire couler lui-même. Une telle intervention de sa part aurait automatiquement donné au jeune magicien le droit de le provoquer en duel. Or, Mathrotus ne désirait surtout pas que ce dernier lui ravisse maintenant le titre de maître du monde.
Il jeta un sort de guérison à ses noirs serviteurs, afin de cicatriser leurs plaies, et retourna à sa salle de pouvoir. Sans perdre de temps, il passa la main au-dessus de la boule de cristal et vit que l'embarcation était en vue de l'île. « Ils ne réussiront jamais à mettre les pieds ici », songea-t-il pour se donner de l'assurance.
— Je veux savoir où sont mes prisonniers.
Le globe se remplit de fumée noire et ne lui montra qu'une seule image : les deux adolescents dormaient l'un contre l'autre dans un endroit très sombre.
— Où est-ce ? explosa-t-il.
L'objet magique reprit son aspect transparent sans lui livrer plus d'informations. L'espace d'un instant, il songea à lancer la sphère contre le mur, mais se ravisa. Ses accès de colère n'avaient jamais rien réglé par le passé, au contraire. La seule façon de mettre la main au collet des garnements, c'était de fouiller chaque pièce de son immense demeure. Il tourna donc les talons et remonta à l'étage le plus haut, décidé à en finir avec le jeu.
Heureusement, les garçons se trouvaient presque à hauteur du rez-de-chaussée, dans le musée du sorcier. La nuit s'achevait et bientôt, ils tenteraient de sortir de la forteresse. Encore une fois, Aymeric fit de curieux rêves.
Il marchait sur ce qui semblait être un ancien quai. Les immeubles qui faisaient face à la mer étaient délabrés, certains de leurs carreaux étaient brisés. Il régnait toutefois une grande activité à cet endroit, comme si les travailleurs se préparaient à l'arrivée imminente d'un cargo. « Si quelqu'un m'appelle Thibaud, je lui casse toutes les dents », maugréa l'adolescent. Ne sachant pas très bien où il allait, il se contentait d'éviter les barils et les sacs qui jonchaient le débarcadère.
Il ne portait plus de cape blanche. Ses vêtements ressemblaient en fait à ceux que portaient les hommes qui s'affairaient autour de lui. « Suis-je l'un d'entre eux ? se demanda-t-il. Si oui, quelqu'un va certainement finir par me rappeler ce que je devrais être en train de faire. »
Il poursuivit sa route sans qu'on se préoccupe de lui, jusqu'à ce qu'il arrive devant un bateau à trois mâts, plus grand que tous ceux qu'il avait croisés depuis le début du rêve. « Mon Dieu, faites qu'il ne se change pas une fois de plus en cauchemar », pria Aymeric. Il vit alors, dos à lui, une personne vêtue d'une longue cape noire. Curieusement, il se sentit attiré par elle. « Je sens que c'est là que ça va se gâter », se dit-il.
L'inconnue se retourna, et Aymeric reconnut ses traits : c'était la mairesse de Nouvelle-Camelot ! Que venait-elle faire dans son rêve ? Depuis qu'elle avait été élue, il ne l'avait croisée que deux fois !
— Je suis la treizième pièce, lui dit-elle, comme si cette information était censée vouloir dire quelque chose.
— La treizième pièce de quoi ?
— Tu dois rester en vie.
— Mais c'est exactement ce que j'essaie de faire !
— Le bateau ne tardera pas à arriver.
— Je vous en prie, expliquez-moi ce qui se passe, supplia Aymeric.
— Je suis à la recherche du roi noir.
Ils furent subitement plongés dans l'ombre.
— Fuis ! le pressa Eisa.
— Pour aller où ? s'écria Aymeric, exaspéré.
Il fut bousculé par-derrière et tomba face première sur la pierre. Le choc le tira d'un seul coup du sommeil. Il sursauta, réveillant instantanément Jacob.
— Qu'y a-t-il ? s'alarma le Métis.
— C'est encore un de mes cauchemars. Une femme que je connais a essayé de me mettre en garde contre un danger, mais elle n'a pas eu le temps de me dire ce que c'était.
— Est-ce une vision que t'envoie ton guide ?
— Une quoi ?
— Chez mon peuple, lorsqu'on sort de l'enfance et qu'on est prêt à commencer sa vie d'adulte, il faut s'isoler et jeûner pendant de longs jours, jusqu'à ce qu'on reçoive la première vision de ce que les esprits attendent de nous dans la vie.
— Tu en as eu une ?
— Pas encore, mais je pense que je serai bientôt prêt.
— En tout cas, j'espère que ce n'est pas ce qui m'arrive parce que tout le monde m'accuse de trahison.
— Alors, c'est sûrement, un mauvais rêve.
— Il est temps que nous sortions d'ici, Jacob. Je veux rentrer à la maison.
— Moi aussi.
Ils regardèrent par-dessus les statues derrière lesquelles ils s'étaient réfugiés et ne virent personne. Dans cette pièce sans fenêtre, il était impossible de deviner si le jour s'était levé ou non. De toute façon, Aymeric en avait assez de sa captivité. Peu importait l'heure, il avait la ferme intention de partir. Il avança le premier et retint son souffle jusqu'à la porte.
— Allons-y, chuchota-t-il à son frère.
Les garçons s'élancèrent dans le couloir.