35
Se tenant à la proue du dromon, Terra Wilder observait l’île qui grossissait de plus en plus sous ses yeux. Le soleil se levait à sa droite, apaisant peu à peu le cœur de ses soldats éprouvés par les attaques des démons volants. Il serrait toujours dans sa main le pommeau d'Excalibur. Elle avait cessé de briller à l’apparition de l’astre du jour, mais Terra pouvait toujours ressentir sa magie dans son bras.
— Le sorcier a certainement installé des pièges aux abords de son île, fit remarquer Galahad en se postant près de lui.
— J'y songeais, justement. Marco tient-il toujours le coup ?
— Comme un vrai chevalier. Il est même impatient de se battre à nouveau.
— Espérons que ce ne soit pas contre des créatures aquatiques, cette fois.
Puisque Galahad gardait le silence, lui qui avait toujours un commentaire à tout, Terra chercha son regard.
— Dis-moi ce qui t'inquiète, mon ami.
— À part le fait que nous naviguons sur une embarcation moins que sûre, au milieu d'un océan dont nous ignorons tout ?
— Ce n'est pas ce qui te tracasse.
— J'ai été entraîné à combattre sur bien des terrains différents et dans des circonstances encore moins favorables que celles-ci. En fait, je me demandais si le sorcier se doutait qu'un jour sa propre forteresse serait ainsi prise d'assaut par les pions de son rival.
— À mon avis, il a commis une erreur en choisissant un champ de bataille aussi rapproché de son antre. Cette imprudence le conduira à sa perte.
Un des marins signala alors la présence d'écueils, droit devant.
— Contournez-les ! ordonna Terra.
Utilisant les voiles plutôt que les rames, l'équipage parvint à demeurer à distance des récifs d'origine volcanique.
— Ils entourent toute l'île, constata Galahad, au bout de quelques heures. Où est donc Alissandre lorsqu'on a besoin de lui ?
— Il ne peut pas utiliser sa magie pour nous aider, lui rappela le Hollandais.
Galahad et Terra baissèrent en même temps les yeux sur l'épée magique.
— Pourquoi pas ? murmura ce dernier.
Terra se pencha au bord de l'embarcation et plongea la lame dans l'eau. Aussitôt, un rayon de lumière blanche s'en échappa, dessinant un parcours erratique sous les flots. Galahad courut jusqu'à la poupe en évitant de bousculer les croisés, qui reprenaient leurs forces.
— Quelle est cette nouvelle malédiction ? s'écria le timonier.
— C'est plutôt une aide providentielle, le rassura le chevalier. Pouvez-vous suivre cette voie lumineuse jusqu'au rivage ?
— Êtes-vous bien sûr que cette route nous vient de Dieu ?
— Absolument sûr.
Le timonier aboya des ordres à l'équipage, les exhortant à manipuler les voiles tantôt à gauche, tantôt à droite afin d'entreprendre les virages serrés entre les récifs. Lentement, le dromon progressa en direction de l'île.
— L'ange qui vous guide reviendra-t-il ? demanda alors Renaud à Marco, tandis que les deux hommes observaient les rochers à fleur d'eau.
— Évidemment qu'il reviendra ! Mais il est important pour lui que nous apprenions à nous débrouiller par nous-mêmes.
Les hommes gardèrent le silence. On n'entendait que la voix du timonier et le grincement des planches du bateau. La proue s'enfonça finalement dans la vase entre deux coulées de lave noire. Terra rengaina son épée et se tourna vers les croisés.
— Le diable habite-t-il vraiment ici ? s'inquiéta Geoffroy.
— Oui, quelque part tout en haut du volcan, répondit calmement Terra. C'est ici que vous devrez faire preuve d'une grande bravoure, car il y aura certainement d'autres créatures malfaisantes à affronter avant que nous puissions y pénétrer.
— Nous ne craignons pas la mort, capitaine ! scanda Galahad.
Les croisés reprirent cette phrase en chœur.
Après s'être assuré que l'équipage les attendrait, Terra débarqua le premier. De toute façon, ils ne pourraient pas retrouver le chemin entre les écueils sans lui. Galahad, Marco et les croisés mirent aussi pied à terre. Le sol était très glissant. Ils suivirent un sentier formé par l'érosion des vagues, jusqu'à ce qu'ils atteignent un premier plateau.
— C'est à toi de jouer, Galahad, indiqua Terra.
Le chevalier frotta ses paumes l'une contre l'autre, puis les dirigea vers le sol, attentif.
— J'ai rarement ressenti autant d'énergie maléfique, avoua-t-il.
— Quelle direction devons-nous prendre ? le pressa le Hollandais.
— Par là.
— Prends les devants.
Galahad se mit au travail et se concentra sur son pouvoir de détection des courants telluriques. Une fois que le groupe eut grimpé là où les vagues ne mouillaient plus la pierre, l'escalade devint plus facile. Toutefois, des odeurs nauséabondes se mirent à incommoder les hommes. Ils protégèrent leur nez avec un pan de leur surcot et poursuivirent leur route.
* *
*
Mathrotus s'arrêta net dans le corridor de sa forteresse lorsqu'un loup se mit à hurler. Furieux, il s'envola jusqu'à sa salle de pouvoirs. Dans la boule de cristal, il aperçut les templiers qui escaladaient le volcan.
— Non ! hurla-t-il.
Il laissa son esprit partir à la recherche de son ennemi juré, mais ne détecta pas sa présence aux alentours de son repaire.
— Où est le magicien ? Pourquoi utilise-t-il tous ses pions contre moi sur mon propre terrain ? Qu'est-il en train de manigancer ?
La seule façon de protéger son château, c'était d'affaiblir le chef de cette expédition. Il remonta donc à l'étage supérieur et se planta au milieu du balcon. Une seule incantation et la plate-forme se détacha du mur, flottant d'elle-même dans les airs.
L'imprudente jeune fille qui avait utilisé l'œil omniscient lui avait révélé les plans de ses otages. Il lui suffisait maintenant de les cueillir et de les immoler sous les yeux de leur père. Mathrotus leva les bras de chaque côté de son corps, indiquant à son aérostat de perdre de l'altitude. Il se dirigea ensuite devant le portail qui donnait accès à sa forteresse et retira le sort qui le protégeait.
De l'autre côté de l'entrée, les deux fuyards s'acharnaient depuis un petit moment à ouvrir la monumentale porte en tirant sur ses anneaux en fer. Lorsqu'elle céda enfin, ils crurent que c'était grâce à leurs efforts, alors qu'en réalité, la magie qui la maintenait fermée venait de disparaître. Dès qu'ils eurent suffisamment d'espace pour s'y faufiler, Aymeric et Jacob s'échappèrent. Ils freinèrent aussitôt leur ardeur lorsqu'ils arrivèrent face à face avec le sorcier ; les bras croisés sur la poitrine, debout sur une petite terrasse en pierre suspendue dans le vide.
— Vous voilà enfin.
Aymeric n'avait aucune intention de retourner dans sa prison, alors il fonça comme un joueur de football sur son geôlier. Sans réfléchir, Jacob l'imita. Le balcon volant prit subitement de l'altitude et les garçons déboulèrent tête première dans les marches usées qui menaient à un sentier de cailloux noirs. Malgré l'atroce douleur qui venait de l'assaillir dans son épaule gauche, Aymeric se releva rapidement et aida son frère à en faire autant. Jacob replia son bras contre sa poitrine avec une grimace.
— Es-tu capable de marcher ? le pressa l'aîné.
— Je pense que oui.
Aymeric lui agrippa solidement la manche et le tira sur le sentier visqueux. Ils aboutirent devant un étang qui dégageait des odeurs fétides. « De quel côté aller ? » s'énerva intérieurement Aymeric. Le sentier se poursuivait à gauche au milieu d'une véritable forêt de ronces géantes, alors que de l'autre côté, le sol semblait moins dangereux. Il n'eut pas le temps de prendre une décision. Un vent glacé ébouriffa ses cheveux, et il sentit une terrible douleur à la nuque. Le sorcier venait de saisir les adolescents par la peau du cou à l'aide de ses longs ongles. Ils se débattirent jusqu'à ce que Mathrotus les laissent finalement retomber sur le plancher du balcon.
Combatif comme il ne l'avait jamais été de toute sa vie, Aymeric se précipita sur la balustrade avec la ferme intention de retourner sur le sol. Il arrêta son geste en constatant que la plate-forme s'était considérablement élevée dans les airs. Jacob venait de passer lui aussi la jambe par-dessus la rambarde.
— Non ! hurla Aymeric en l'obligeant à reculer.
— Je savais bien que vous pouviez être raisonnables, apprécia Mathrotus.
Aymeric fit volte-face, le visage déformé par la haine.
— Ta colère fait vraiment plaisir à voir, Thibaud. Tu seras facile à convertir.
— Je vous tuerai avant !
Une partie de la balustrade, derrière le sorcier, se transforma en un magnifique trône, sur lequel ce dernier prit place en replaçant soigneusement les pans de sa tunique dorée. Aux quatre coins du balcon volant s'allumèrent des flambeaux.
— J'aime mon confort, ricana Mathrotus.
Les adolescents jetèrent un nouveau coup d'œil en bas en évaluant leurs chances de tomber dans l'étang plutôt que sur les rochers.
— Soyez sans crainte, je ne vous laisserai pas vous fracasser tous les os. J'ai besoin de témoins pour terminer ce jeu lassant.
Des chaînes sortirent de terre et mordirent les poignets des garçons à la manière de serpents. Aymeric se débattit, en vain. Ils étaient faits prisonniers, encore une fois. Il se laissa tomber en position assise, son cerveau roulant à plein régime.
— Ce n'est pas Jacob que vous voulez, c'est moi, conclut-il finalement. Laissez-le rentrer chez lui, et j'accepterai de devenir votre apprenti.
— Quel bel esprit de sacrifice…
— Je ne partirai pas sans toi ! protesta le Métis.
— On dirait bien que vous êtes devenus de vrais frères.
— Je vous en conjure, libérez-le, implora Aymeric, les larmes aux yeux.
— En dépit de ma belle apparence, je suis suffisamment âgé pour avoir appris d'importantes leçons au cours de ma longue existence. Il ne faut jamais laisser derrière soi un enfant dont on a eu à tuer le père, car il est certain qu'il se vengera.
— Vous n'avez pas été capable de le tuer lors de la dernière partie et vous n'y arriverez pas cette fois non plus !
Mathrotus détestait les invectives. Ses traits se durcirent jusqu'à ce que son visage ressemble presque à la face d'un dragon chinois.
— Tu me mets au défi, jeune homme ?
— Non, je vous prédis votre avenir ! continua de le provoquer Aymeric. Il y a une justice naturelle en ce monde, même pour les sorciers. Tous ceux que vous avez cruellement torturés, tous ceux que vous avez assassinés la réclament, et c'est mon père qui en sera l'exécuteur !
— Ce sont de braves paroles dans la bouche d'un enfant qui est en mon pouvoir.
— Je n'ai plus peur de vous. Sous vos grands airs, vous n'êtes qu'une pauvre créature qui n'a plus sa place dans l'univers.
— Alors soit. Lorsque j'aurai éliminé tous les pions du magicien, y compris le roi et les reines, je te jetterai pour toujours dans un cachot et je ferai de Jacob mon apprenti.
— Jamais ! s'écria le Métis.
— Maintenant, taisez-vous !
Des bâillons se déroulèrent sur la nuque des adolescents et firent le tour de leur tête en se resserrant sur leur bouche. Satisfait, le sorcier se mit à la recherche du peloton de templiers qui venait à sa rencontre.