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Puisqu'il avait cessé de résister, les chaînes qui retenaient Aymeric se relâchèrent peu à peu. Il en profita pour s'asseoir et frotter son menton éraflé. Le sorcier avait laissé retomber Jacob, qui ne bougeait plus du tout, étendu sur le ventre. Aymeric se fit violence pour ne pas lui adresser la parole, car il ne voulait surtout pas attirer l'attention de son geôlier sur eux. Un plan venait de naître dans son esprit.
Il glissa doucement sur le plancher. À son grand soulagement, ses chaînes s'allongèrent au fur et à mesure qu'il s'éloignait de Mathrotus. Ce dernier était debout, les jambes appuyées contre la balustrade. Il observait son opposant, le visage plissé de déplaisir. « Il est en train de tisser sa toile », comprit Aymeric. Il ne pouvait pas le laisser s'en prendre à son père, surtout de façon déloyale. Il savait que Terra était un homme courageux et intelligent, mais était-il capable de vaincre un sorcier ?
L'adolescent ne possédait aucun pouvoir surnaturel, mais il avait l'habitude de jouer à des jeux vidéo qui exigeaient des réactions rapides et des décisions hasardeuses. Risquant le tout pour le tout, il bondit derrière Mathrotus, lança ses chaînes maintenant suffisamment longues autour du cou du sorcier et se laissa tomber sur le sol derrière lui, tirant de toutes ses forces sur ses liens métalliques. Une décharge électrique courut le long des maillons et lui causa une terrible douleur dans les bras, mais il ne lâcha pas prise.
Un petit objet tomba alors sur le sol à côté de lui. Les yeux remplis de larmes de souffrance, Aymeric ne distingua pas la forme du talisman qui s'était détaché du cou du sorcier sous la pression des chaînes. Il sentit plutôt, à son grand étonnement, que l'homme cessait graduellement de se débattre. En vérité, c'était un fragment de sa pierre de pouvoir qu'il venait de perdre.
— À moi ! hurla Mathrotus en s'étranglant.
Les dragons convergèrent tous vers la plate-forme noire, qui recommençait à s'élever dans les airs. Sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences de son geste, Galahad rengaina Seusdar, s'élança, sauta et s'accrocha à la balustrade. Il remercia le ciel de n'avoir jamais cessé d'exercer ses bras, car grâce à leurs muscles, il parvint à se hisser sur le balcon volant. En voyant Aymeric tirer de toutes ses forces sur ses chaînes, Galahad regretta de l'avoir cru plus faible que sa sœur jumelle.
Au-dessus d'eux, tentant de s'attaquer tous en même temps au jeune humain qui malmenait leur maître, les dragons se heurtaient les uns aux autres et n'arrivaient pas à allonger suffisamment le cou pour atteindre la plate-forme. Galahad profita de cette confusion pour tirer Seusdar de son fourreau. Aymeric capta son geste.
— Tue-le ! hurla l'adolescent, qui perdait des forces.
Le chevalier fonça, pointant son épée droit devant lui. Mathrotus tendit aussitôt une main vers ce nouvel agresseur. Des éclairs jaillirent de ses doigts et frappèrent Galahad de plein fouet, l'envoyant rouler à l'autre extrémité du balcon.
— Non ! hurla Aymeric.
Le chevalier parfait secoua la tête pour reprendre ses esprits. Il vit alors le sorcier s'accroupir pour se débarrasser des chaînes qui l'étouffaient et ramasser d'une main le bijou qui était tombé sur le sol. Dès que l'amulette toucha sa paume, Mathrotus recouvrit tous ses pouvoirs et ses yeux se mirent à briller comme des rubis. Sans effort, il se dégagea de l'emprise des chaînes et se retourna face à Aymeric. Le visage déformé par la haine, il planta ses longues griffes dans la gorge de l'adolescent et le lança par-dessus bord. Aymeric tomba dans le vide et rebondit au bout de ses liens, uniquement retenu par les bracelets.
Un dragon se détacha aussitôt des autres et fonça sur cette proie qui n'avait plus le courage de remonter jusqu'à la balustrade. Déployant ses larges ailes, la bête piqua sur Aymeric, la gueule ouverte. Mais au moment où elle allait se saisir de lui, une flèche enflammée se planta dans sa gorge. La créature hurla de douleur avant d'aller s'écraser dans la cour du château abandonné, à quelques pas des templiers.
— Continuez à tirer ! ordonna Terra.
Alissandre venait d'armer ses pions d'arcs en bois immaculés et de flèches en cristal qui s'enflammaient dès qu'elles étaient lancées. Comme elles étaient envoûtées pour ne viser que les dragons, même si les soldats n'étaient pas d'habiles archers, ces dernières évitaient le garçon suspendu à la plateforme pour ne s'en prendre qu'aux prédateurs qui cherchaient à le dévorer.
— Abattez-les tous ! fit Terra.
Les flèches apparaissaient les unes après les autres entre les doigts des croisés et ces derniers n'avaient qu'à les décocher.
Véritables torches meurtrières, elles striaient le ciel assombri de sillons lumineux. Les dragons se mirent à tomber, les uns après les autres.
Sur le balcon qui continuait de s'élever dans les airs, le sorcier faisait maintenant face à Galahad. Tenant Seusdar solidement à deux mains, ce dernier avait repris son aplomb et attendait que son adversaire fasse un geste pour déclencher son attaque.
— Vous vous croyez de taille à m'affronter, chevalier imparfait ?
Galahad ferma son esprit à sa langue de vipère.
— Tous les magiciens du monde ne sont pas arrivés à me faire disparaître, et vous croyez pouvoir y arriver ?
— Le Bien triomphe toujours du Mal, clama Galahad.
— Je crains que l'histoire ne vous donne pas raison.
Des filaments étincelants se mirent à briller au bout des doigts du sorcier. Pour éviter d'être électrocuté une seconde fois, Galahad fonça. En poussant un retentissant cri de guerre, il enfonça sa lame au milieu du corps de Mathrotus, mais ce dernier ne broncha pas. Appuyant le plat de sa botte sur la poitrine de sa victime, le chevalier retira aussitôt son épée et recula en chancelant. Le sorcier pencha doucement la tête de côté.
— Je croyais vous avoir dit que j'étais déjà mort, ricana l'immonde personnage.
Il bombarda Galahad de rayons meurtriers. Par réflexe, le chevalier plaça Seusdar devant lui. Miraculeusement, l'épée dévia toutes les charges électriques. Furieux, Mathrotus pressa son attaque. Chaque salve repoussait le guerrier de quelques pas vers l'arrière, et il se rapprochait de plus en plus dangereusement de la rambarde.
— Ne faites pas cette tête-là, Galahad. Les bardes célébreront vos exploits après que je vous aurai tué.
— Vous avez suffisamment commis de crimes contre l'humanité, sorcier !
— Si vous disposiez d'un peu plus de temps, je vous en dresserais volontiers la liste.
— Vous irez tout droit en enfer !
— Encore faudrait-il qu'il existe. Les humains sont décidément des créatures incultes qui ne méritent même pas de respirer.
La dernière décharge de Mathrotus écrasa son adversaire contre le parapet de pierre. Galahad comprit que la prochaine le balancerait dans le vide mais que, contrairement à Aymeric, il ne serait pas retenu par des chaînes. La plate-forme était maintenant très haute dans le ciel et son plongeon serait fatal. « Je n'ai plus rien à perdre », se dit alors le chevalier en crispant ses muscles.
Il bondit sur son ennemi, relevant l'arme au-dessus de sa tête en lui faisant exécuter un mouvement circulaire, mais n'eut pas le temps de la balancer sur le cou de Mathrotus. Celui-ci laissa partir un tir si puissant qu'il frappa Galahad comme une massue. Le chevalier tomba à la renverse, assommé. Lorsque le brouillard se dissipa devant ses yeux, il vit le visage déformé du sorcier qui se baissait sur lui.
— Assez ! retentit la voix d'Alissandre.
Mathrotus tendit le bras avec l'intention de planter ses longues griffes dans le cou du chevalier, mais un vent glacial le projeta plus loin.
— Ce jeu stupide a assez duré ! poursuivit le magicien, excédé.
— Vous avez raison, grommela le sorcier en reprenant son équilibre. Mettons-y fin.
Les deux immortels échangèrent des projectiles enflammés qui éclataient sur leur bouclier respectif puis, brusquement, Mathrotus disparut. Alissandre tourna sur lui-même à sa recherche et se dématérialisa à son tour.
Malgré la douleur qui lui martelait le crâne, Galahad parvint à se remettre sur pied. Il s'empressa de se rendre à l'endroit où il avait vu Aymeric tomber par-dessus la balustrade et tira sur ses chaînes pour le remonter sur la plate-forme. Il déposa l'adolescent inconscient sur le plancher et, avec son épée, cassa ses liens. Il fit de même pour Jacob, qui gisait un peu plus loin, puis se pencha au-dessus du vide pour estimer l'altitude qu'ils avaient gagnée. Les templiers se tenaient à au moins trois cents mètres sous lui. Ils avaient cessé de tirer des flèches et regardaient vers le ciel.
— Es-tu capable de faire redescendre la plate-forme ? cria Terra.
— Je ne possède pas cette magie ! répondit Galahad.
— Comment vont les enfants ?
— Ils sont en bien piteux état !
— J'ai une idée !
Pendant que Terra discutait avec ses hommes, Galahad appuya ses mains sur le parapet et reprit son souffle. Il regrettait de ne pas avoir pu exterminer le sorcier tandis qu'il l'avait à sa portée, oubliant que seul un immortel pouvait en occire un autre.
— Galahad ! l'appela Terra.
Le chevalier se pencha de nouveau et vit que les templiers tenaient les quatre coins d'une grande couverture tendue entre eux.
— Envoie-nous les garçons, l'un après l'autre ! ordonna Terra.
Dans l'état où ils se trouvaient, ni Jacob ni Aymeric ne s'en plaindraient. En fait, leur inconscience leur permettrait de faire cette chute sans se blesser, car ils ne se crisperaient pas. Le chevalier prit d'abord le plus jeune des deux dans ses bras, tremblant sous cet effort supplémentaire, et le soutint jusqu'au-delà de la balustrade. Tout de suite, les croisés coururent se placer directement sous lui.
— C'est parti ! les avertit Galahad.
Il laissa alors tomber Jacob, qui s'enfonça dans la couverture quelques secondes plus tard. Il refit ensuite la même chose avec Aymeric, qui rejoignit les adultes.
— C'est à ton tour ! fit Terra en lui faisant signe de sauter.
Galahad mit le pied sur la rambarde, mais n'alla pas plus loin. Comme si son maître venait de la rappeler au bercail, la plate-forme se mit vivement en mouvement, projetant Galahad sur le plancher.