PROLOGUE

Il était trop petit, mais le besoin était plus fort que sa peur. Il poussa de toutes ses maigres forces la porte d'argent martelé.

Le battant s'entrouvrit.

Il s'arc-bouta et parvint à se glisser dans l'entrebâillement de la porte avant qu'elle se referme. Sa chemise de nuit se déchira, mais il n'y prêta pas attention.

La salle d'apparat était plongée dans d'épaisses ténèbres qui lui donnèrent l'impression de l'écraser sous leur poids.

Il ne se laisserait pas faire. Et pourtant, de quel droit était-il venu en ce lieu affronter le trône du Lion ?

Et la chose qui l'appelait ?

Il tortilla une mèche de cheveux roux foncé entre ses doigts menus. La pierre du sol était froide sous ses pieds. Sa mère lui aurait dit de mettre des chaussures. Il n'y avait pas pensé, trop absorbé par son besoin d'affronter le Lion et la chose qui reposait dans son giron.

Il frissonna. De peur, pas de froid.

Aidan gémit, poussé par une force qu'il ne comprenait pas. Il aurait préféré quitter la salle, tourner le dos au Lion, cette immense bête qui attendait l'occasion de le dévorer.

Les chandelles avaient toutes été éteintes ; les tisons du foyer émettaient une faible lueur. La lune créait des ombres fantomatiques à travers les vitraux des fenêtres.

Si seulement il y avait mieux vu...

N'aurait-il pas eu encore plus peur du Lion en plein jour ?

Aidan se mordilla un doigt. Il aurait tant voulu partir ! Mais il était un prince cheysuli : il ne déshonorerait pas le sang qui coulait dans ses veines.

— Jehana, murmura-t-il.

Dans les ténèbres, le Lion attendait.

La chose faisait de même.

Aidan avança lentement vers le monstre. Il était fait de bois, se dit le jeune garçon. Il ne lui serait pas difficile de le maîtriser quand son tour viendrait...

Aidan leva les yeux vers le giron du Lion. Quelque chose brillait sous la maigre lumière.

Une chaîne en or martelé. Plus que la fortune ou le pouvoir, elle symbolisait son héritage. Son passé et son futur. Le don des dieux. Eprouvant de nouveau le besoin qui l'avait tiré de son lit, il tendit la main, sachant que l'objet lui appartenait. Quand ses doigts tremblants se refermèrent sur un maillon aussi épais que le poignet d'un homme, la chaîne se transforma en poussière.

Il poussa un cri de terreur. Sa vessie se relâcha, et la honte l'envahit, mêlée de désespoir. La chaîne avait été là, devant lui. Il n'en restait rien. Même la poussière avait disparu.

Il ne voulait pas pleurer, mais des larmes montèrent à ses yeux. Honteux de ses émotions et de sa perte de contrôle, il en pleura de plus belle.

Les guerriers cheysulis ne pleuraient pas.

Toutefois, il n'était pas qu'un Cheysuli. Et personne ne le lui laissait oublier.

Il manquait seulement une lignée pour accomplir la Prophétie. Au cours de ses six ans d'existence, Aidan avait souvent entendu dire qu'elle ne serait jamais réalisée.

Aucun guerrier cheysuli ne couchera avec une Ihlinie pour lui faire un enfant.

Mais c'était faux. Il savait que deux guerriers l'avaient déjà fait : le frère de son grand-père, Ian, et son propre père, le prince d'Homana, qui monterait un jour sur le trône.

Le chagrin déferla de nouveau en lui.

Je veux ma chaîne !

Mais elle avait disparu.

Je veux ma chaîne !

La porte s'ouvrit. Aidan sut qu'il s'agissait de sa mère : qui d'autre chercherait un enfant ayant déserté son lit ? Elle allait voir, comprendre...

— Aidan ? Que fais-tu là ? Tu devrais être au lit depuis longtemps !

Livide et effrayée, elle essayait de cacher ses sentiments. Mais Aidan savait ce qu'elle ressentait : il le percevait comme si le corps de sa mère avait été le sien.

— Tu es venu rendre hommage au Lion ? demanda la voix à l'accent érinnien. Il sera à toi un jour, tu n'as pas besoin de venir le voir en pleine nuit !

Elle avait de bonnes intentions, comme toujours. Mais il sentit la peur et l'angoisse qu'elle tentait de dissimuler sous un rire forcé.

Elle vint vers lui. Un serviteur la suivit, tenant une torche. La salle s'illumina.

Le Lion jaillit des ombres.

Aidan recula, levant un bras pour se protéger. Puis il comprit que la bête était, comme toujours, un simple morceau de bois sculpté.

Sa mère approcha de lui et vit sa chemise de nuit tachée d'urine. Il sentit la panique s'emparer d'elle, comme si une main de feu s'était enfoncée dans son esprit. Pourtant, elle n'en parla pas.

— Aidan, pourquoi es-tu venu ici ? Ta nourrice a dit que tu avais eu un cauchemar... Quand je suis arrivée, tu n'étais plus là...

— Elle a disparu, dit-il en levant les yeux vers elle.

— Qu’est-ce qui a disparu, petit ?

— La chaîne, expliqua-t-il, sachant qu'elle ne comprendrait pas.

Personne ne comprenait.

Il avait aussi besoin d'être rassuré. Ça, il pouvait l'obtenir. Ses larmes redoublèrent. Il se réfugia dans les bras de sa mère.

Elle appuya sa joue sur la tête de l'enfant, le serrant contre elle.

— Aidan, ce n'était qu'un mauvais rêve. Tu ne dois pas t'inquiéter. Ce n'était pas réel.

— C'était réel, affirma-t-il en se blottissant contre son épaule. C'était réel, je le jure. Et le Lion voulait me dévorer...

— Aidan, non ! Le Lion n'est rien qu'un peu de bois à moitié pourri...

— C'était vraiment là, insista l'enfant. Ça m'a réveillé. Ça m'appelait...

— Le Lion ?

— Non. La chaîne.

— Oh, Aidan...

Elle ne le croyait pas. Elle, qui était le centre de sa vie. Il fallait qu'elle le croit...

Elle le consola de son mieux, murmurant en érin-nien. Il avait besoin de sa chaleur et de son amour. Mais il savait qu'il lui manquait quelque chose. La chaîne. Elle était son tahlmorra. Il devinait, sans comprendre pourquoi, que les maillons d'or étaient un lien aussi puissant que celui de son sang.

— Ta nourrice est venue me prévenir, dit une voix derrière Aileen.

Aidan jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule de sa mère. C'était Brennan, son père. Grand, les cheveux noirs et les yeux jaunes, il ressemblait à un fauve traquant sa proie dans les ténèbres.

Aileen se tourna vers son époux.

— Oh, rien qu'un cauchemar, qui avait quelque chose à voir avec le Lion...

La voix de sa mère était pleine d'un calme forcé. Aidan n'eut aucun mal à en interpréter les nuances. Pour lui, c'était aussi facile que respirer.

— Autrefois, j'avais peur du Lion aussi..., dit Brennan, son visage se détendant.

— Je voulais la chaîne, jehan. Elle m'a appelé. Elle désirait que je vienne... Et j'avais besoin de l'avoir.

— La chaîne ? dit Brennan en fronçant les sourcils.

— Celle qui est dans le Lion. Je suis venu la chercher, parce qu'elle m'a appelé. Mais le Lion l'a avalée.

— Oui, le Lion a parfois faim... Mais il ne mange pas les chaînes, ni les petits garçons.

— Il me dévorera...

— Aidan, ça suffit ! dit Aileen. Tu as trop d'imagination. Nous ne t'écouterons pas plus longtemps.

Brennan tendit la main à l'enfant.

— Viens, petit prince. Il est temps que tu retournes te coucher.

Ils ne me croient pas. Aucun des deux.

Son père et sa mère, si sages et si avisés, ne le croyaient pas. Il regarda la main tendue sans la voir, puis leva les yeux sur le visage anguleux de son père.

Aidan sentit le froid l'envahir.

Et une sorte de vide étrange...

Ils sont persuadés que je leur ai menti !

— Aidan, dit Brennan, agitant les doigts. Viens-tu avec moi ?

Je ne dois plus rien leur dire. Comme ça, ils ne penseront pas que je mens.

— Brennan, dit soudain Aileen, emmène-le se coucher, puisqu'il est incapable de le faire tout seul.

Aidan frissonna.

En lui le sentiment de vide augmenta.

Trouverai-je quelqu'un qui me croira ?

— Aidan, s'impatienta Brennan, vais-je être obligé de te porter ?

Il aurait aimé être en sécurité entre les bras de son père. Mais la découverte qu'il venait de faire était trop pénible. Il ne connaissait pas encore le mot « trahison », mais il comprenait trop bien le sentiment.

Aidan prit la main tendue et suivit son père. Sa mère leur emboîta le pas. Derrière eux, le Lion d'Homana montrait ses crocs de bois.

Accroché à la main de son père, Aidan avança docilement. Intérieurement, il se rebella. Je veux ma chaîne.

— Ce n'était qu'un mauvais rêve, souffla Aileen en lui effleurant les cheveux.

Un pressentiment lui noua l'estomac. Il ne dit pas à sa mère qu'elle avait tort. Ainsi, elle pourrait dormir en paix, même si lui n'en était plus capable.