CHAPITRE II
Il se réveilla et se leva sans savoir qui il était ni ce qu'il voulait, poussé par le besoin. Une compulsion ressemblant un peu au premier appel de son lir.
Cette fois, ce sera réel. Je pourrai la toucher.. Je le sais.
La certitude s'effilocha alors qu'il reprenait lentement conscience de ce qui l'entourait. Nu, car il dormait toujours ainsi, détestant le contact des vêtements et la chaleur excessive des couvertures, en sueur, il était appuyé contre la porte de sa chambre.
C'était arrivé une fois de plus, comprit-il, frissonnant.
Il se força à respirer plus lentement, se pressant étroitement contre le bois de la porte, comme s'il espérait neutraliser les rêves qui le hantaient.
En vain.
— Pourquoi ? murmura-t-il enfin, désespéré. Pourquoi cela m'arrive-t-il ?
Quelque chose s'agita dans les ténèbres. Mais il ne reçut aucune réponse. Après tant d'années, il ne l'espérait plus.
Les battements de son cœur se calmèrent. Il se gratta la tête nerveusement, haïssant les démangeaisons provoquées par la peur éprouvée en rêve.
Il s'attarda un moment, se demandant ce qui se passerait s'il retournait simplement se coucher. Inutile, se dit-il. Il savait qu'il ne connaîtrait jamais un sommeil paisible comme tout le monde. Il tituba jusqu'à son coffre à vêtements et en sortit des braies de cuir souple.
La nuit d'été était fraîche, mais il n'aurait pas supporté davantage de vêtements. Ses rêves le laissaient toujours mal à l'aise et brûlant de fièvre.
Si au moins je rêvais de femmes, pensa-t-il. Cela justifierait un réveil inconfortable !
Suivant la définition classique du terme, il était devenu un homme depuis près de huit ans. Comme tous les jeunes gens, il avait rêvé des femmes et répandu sa semence dans son lit solitaire, ou dans la chaleur accueillante d'un corps féminin. Mais ce n'était pas d'elles qu'il rêvait quand les songes lui étaient envoyés par les dieux.
Un serviteur laissait toujours une chandelle allumée près de son lit. Il la soufflait avant de se coucher. Mieux valaient des yeux accoutumés à l'obscurité qu'aveuglés par trop de clarté. Malgré tout, sa chambre n'était pas sombre, car elle restait éclairée par les rayons de la lune et les torches de la cour. Une pâle lumière se reflétait sur ses bracelets-lir
Torse nu, il s'arrêta devant la porte, les yeux fermés.
— N'y va pas. Ignore son appel, gémit Aidan. Qui est le plus fort, toi ou un morceau de bois ?
Dans sa tête, le Lion rugit. Aidan se crispa.
— Laisse-moi tranquille. Par les dieux, laisse-moi tranquille !
Il est temps d'y aller, dit une voix dans son esprit. Tu ne peux pas renoncer maintenant. C'est désormais un rituel. Et tu n’es pas du genre à changer les choses...
Aidan se rebiffa.
— Et que devrais-je changer ? Comment sais-tu que ce n'est pas mon tahlmorra ?
La présence tapie dans les ténèbres ricana.
Tu n'as pas la plus petite idée de ce qu'est ton tahlmorra !
Je le connais parfaitement ! cracha-t-il à travers le lien mental.
Crois-tu ?
Je l'ai toujours connu. Que penses-tu que je sois ? N'es-tu pas la preuve que mon tahlmorra est en marche ?
Parce que j'existe ? Non, dit froidement la voix. J'existe parce qu'il en est ainsi. Parce que les dieux m’ont créé.
Pour devenir mon lir.
Ou toi le mien, dit la voix avec une pointe de suffisance.
Aidan jura. D'un ton moqueur, il demanda :
— Un guerrier a-t-il jamais répudié le lien-lir ?
Aucun guerrier vivant.
— Ou demandé aux dieux un autre lir ? dit Aidan, se souvenant de la précarité des pouvoirs de sa race.
Je ne doute pas que d'aucuns aient essayé. Mais ce n’est pas à moi de te dire comment les dieux traitent leurs enfants ingrats.
— Ingrat..., murmura Aidan. Comment ne pas imaginer à quel point ma vie serait plus tranquille si mon lir était un autre que toi ?
Comment un guerrier peut-il penser à la tranquillité quand il est prêt à se battre contre un fauteuil de bois peint ?
— Par les dieux... Inutile de me suivre, Teel. Reste ici à ressasser tes griefs. Je trouverai mon chemin sans toi.
Aidan ouvrit la porte et passa le seuil sans la refermer. Un instant, il pensa qu'il irait seul. Puis le corbeau quitta les ombres et vint se percher sur son épaule.
Aidan tendit le bras.
— Pose-toi plutôt sur ma main. Comme tu es installé là, tu m'égratignes la chair.
Tu es douillet, reprocha le lir, changeant tout de même de perchoir.
Aidan ne prit pas de lampe. Les couloirs étaient toujours éclairés. Et il avait, après tout, des yeux jaunes de Cheysuli qui voyaient même dans les ténèbres les plus profondes.
— Je suis un imbécile, marmonna Aidan.
Mais ignorer le besoin servirait seulement à lui imposer une nuit d'insomnie supplémentaire.
Depuis toujours, il savait qu'il était différent. Les rêves de son enfance s'étaient dissipés à l'adolescence, quand le besoin de créer le lien mental avec son lir s'était emparé de lui. Mais ils étaient revenus en force dès qu'il avait atteint l'âge adulte.
A vingt-trois ans, il était un guerrier au sein des clans et un homme aux yeux des Homanans qui l'appelaient prince. Mais les rêves le hantaient toujours.
La chaîne, sa réalité...
Jusqu'à ce qu'il tende la main pour la toucher et que ses maillons se transforment en poussière.
Enfant, cela l'avait effrayé. Plus tard, il avait cru que les rêves étaient l'expression d'un désir qu'il ne comprenait pas complètement.
Récemment, ils s'étaient fait impératifs, le désir se muant en exigence. Aidan était persuadé d'être anormal.
— Anormal..., murmura-t-il.
Peut-être, dit le corbeau. Mais pourquoi les dieux choisiraient-ils un outil défectueux ? A moins qu’ils n'y aient pas prêté attention...
Ce n'était pas précisément ce qu'Aidan avait envie d'entendre. Certes, les lirs étaient des dons des dieux, mais il préférait se considérer comme un être humain, non un outil.
Ça suffit, fit-il mentalement.
Alors ? Pourquoi les dieux feraient-ils une telle chose ? insista le corbeau.
Nous ne parlons pas des dieux
Nous devrions. Tu discutes de tout le reste, mais pas de ce qui compte.
Aidan ne répondit pas. Il avança dans les couloirs qu'il connaissait par cœur, jusqu'à la salle d'apparat.
Parfois, dit le corbeau, même les Cheysulis se comportent comme des imbéciles.
C'est la faute de mon autre ascendance, fit Aidan, cherchant à soulager sa tension par l'ironie.
Teel réfléchit.
Je ne pense pas, dit-il enfin. C'est simplement ton caractère.
Jurant à voix basse, Aidan ouvrit la porte.
Retourne te coucher, suggéra Teel. Tu sais comment tu te sens après une nuit passée à poursuivre tes chimères. Et de quoi tu as l'air...
— Tu n'ignores pas pourquoi je ne tente plus de dédaigner les rêves. Ça aggrave seulement les choses.
Parce que tu leur confères ce pouvoir.
Aidan laissa le lourd battant se refermer derrière lui. La peur reparut. Il se souvint de la première nuit où il était venu, à six ans, quand il avait trouvé la chaîne dans le giron du Lion. Il se souvint de son humiliation, de la peur qu'il avait éprouvée à cause d'une fauteuil de bois incrusté.
— Il est toujours là ? demanda-t-il d'une voix rendue coupante par la tension nerveuse.
Probablement, dit Teel. Où pourrait-il aller ?
Aidan soupira et s'approcha du foyer où les braises rougeoyantes, éclairaient faiblement la salle immense. Des ombres dansaient sur les murs, soulignant les épées ornementales disposées en cercle, les lances et les piques fichées dans des blocs de bois. Derrière le foyer, sur l'estrade, se tapissait le Lion d'Homana.
Le corbeau ne pesait presque rien sur la main d'Aidan. Il était beaucoup plus léger que les aigles ou les faucons de la plupart des autres guerriers.
Aidan pensait qu'avoir un corbeau pour lir faisait partie de sa différence. Même s'il n'était pas totalement inconnu dans les clans, un tel lir était très rare. Aidan considérait cela comme un tour joué par des dieux capricieux. Ils ne s'étaient pas contentés de le tourmenter avec des rêves. Ils lui avaient envoyé un lir au caractère impossible.
Teel lui picora le pouce.
Hâte-toi un peu ! J'ai connu des rochers se déplaçant plus vite que toi !
— Dans ce cas, descends de ma main et va te percher sur un rocher.
Le corbeau s'envola et alla se poser sur la tête du Lion.
Aidan leva les sourcils.
— C'est certainement un sacrilège. Tu profanes le trône du Mujhar.
Teel ébouriffa ses plumes.
Comme le Mujhar fut couronné grâce à un lir comme moi, je pense que ce que je fais est permis.
Aidan détourna lentement son regard du corbeau et posa les yeux sur les coussins sur lesquels son grand-père s'asseyait quand il occupait le trône.
Ainsi, dit Teel, le rêve reste constant.
Aidan ferma les yeux, sentant des émotions familières tourbillonner en lui : l'oppression, le sentiment d'avoir perdu quelque chose d'irremplaçable...
Il s'agenouilla avec raideur. Il attendit, conscient du froid du marbre à travers ses braies.
Laissez-moi la toucher, supplia-t-il. Faites que je sache que la chaîne est réelle.
Quand il tendit la main vers elle, les maillons se transformèrent en poussière.
— Dieux ! Pourquoi m'infligez-vous cela ? Qu'ai-je fait pour le mériter ? Qu'attendez-vous de moi ?
Malgré son exclamation, il savait qu'il était inutile de questionner les dieux.
Il l'avait compris dès la première fois. Et, comme alors, il avait seulement envie de pleurer. Mais il était un adulte, un guerrier cheysuli ayant son propre lir, plus un enfant de six ans. Il ne pleura pas.
Parfois j'aimerais avoir encore six ans. Je pourrais recommencer ma vie.
A quoi cela te servirait-il ? Les dieux ont fait l'enfant. Le reste dépend de l'homme que tu es devenu.
— Arrête ! déclara Aidan.
Quand tu le feras, toi.
— Je jure que tu me rendras fou en me harcelant comme ça !
Le ton de Teel passa de l'ironie à une étrange douceur.
Je te permets de garder ta santé mentale, alors que tu te tracasserais volontiers à mort.
Aidan abandonna la conversation. Il était trop fatigué, trop usé. Et il était venu pour le rituel.
Il soupira, se maudissant comme toujours. Il savait ce qu'il trouverait. Il posa pourtant la main sur les coussins, effleurant le velours râpé. Il ne sentit rien d'autre que le tissu. Pas même les grains de poussière.
— Pourquoi ? hurla-t-il, emplissant la salle de son cri. Pourquoi dois-je toujours revenir alors que je sais d'avance ce qui se passera ?
— Parce que les dieux, quand ils ont décidé de jouer des tours aux humains, font parfois preuve de cruauté et non de gentillesse.
Aidan se redressa en titubant et se retourna. Il n'avait rien entendu.
Il pensa à son apparence, à demi-nu, décoiffé, parlant à un animal de bois sculpté. Il rougit d'humiliation. Il aurait voulu dire à l'homme de s'en aller, de le laisser seul. Mais il n'en fit rien.
Son grand-père sourit.
— Je sais ce que tu penses, Aidan. Mais tu as autant le droit d'être ici que moi, quelle que soit l'heure.
Le corbeau perché sur la tête du Lion se rengorgea.
Ne t'ai-je pas souvent dit la même chose ?
Aidan ignora le lir. Son embarras n'avait pas diminué, au contraire. Il avait seulement envie de s'excuser et de s'enfuir, mais il parvint à s'en empêcher.
— J'ai le droit de venir ici, mais pas de perturber votre repos.
— Quand tu auras mon âge, tu comprendras que le sommeil ne vient pas toujours lorsqu'on le souhaite.
Aidan commença à se sentir un peu mieux. Il n'avait pas le Mujhar devant lui, mais son grand-père.
— Je le sais déjà, dit Aidan avec un demi-sourire.
Niall avança vers lui, une chandelle à la main.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit de ces rêves ? Crois-tu que je n'ai pas de temps à consacrer à mon petit-fils ?
Aidan regarda l'homme qui occupait le trône du Lion. Il avait dépassé la soixantaine, mais l'âge n'avait pas altéré son air royal. Ses cheveux roux foncé avaient grisonné. Il y avait des rides sur sa peau claire d'Homanan. Un de ses yeux était bleu et brillait comme toujours. L'autre, une orbite vide portant la trace des serres qui l'avaient lacéré, était dissimulé derrière un bandeau.
— Comment pourriez-vous en avoir le temps ? Vous êtes le Mujhar.
— Je suis aussi le jehan de cinq enfants qui lui ont donné plusieurs petits-enfants. Je te connais mieux que les autres, puisque tu vis à Homana. Mais parfois, j'ai le sentiment de ne pas te connaître du tout !
— Il n'y a rien à savoir, grand-père, dit Aidan en souriant.
— Rien ? Je souffre de constater que mon petit-fils ne veut pas se confier à moi.
— Non, grand-père, ce n'est pas pour cette raison. C'est... (Aidan haussa les épaules.) Il n'y a rien à raconter.
— Je ne suis pas idiot, ni aveugle. Même si je n'ai qu'un œil !
Aidan sentit la sueur de la honte perler à sa lèvre supérieure.
— Ce ne sont que des rêves. Rien de plus.
— Dans ce cas, les serviteurs racontent des histoires, dit Niall d'une voix douce mais ferme. Je pense qu'il est temps que tu parles à quelqu'un. A moi, si tu ne veux rien dire à Aileen ou à Brennan. J'ai un intérêt dans tout ça !
Aidan serra les mâchoires.
— Ce sont des rêves, sans plus. Comme en fait tout le monde. Des idées tordues qui nous visitent la nuit.
Niall s'assit sur l'estrade et posa sa chandelle à côté de lui.
— Parle !
Il veut que je lui raconte ? Comme ça ?
— Se taire sert seulement à aggraver le problème. Crois-moi, je le sais. J'ai passé tant d'années à me tourmenter parce que je me croyais indigne de la créature tapie derrière moi.
Aidan jeta un coup d'œil au Lion. Puis il s'assit sur l'estrade, à côté de Niall. Il sentit l'énervement le gagner. Comment pouvait-il parler de ce que personne ne croyait ?
Il essaya quand même de satisfaire en partie la requête de son aïeul.
— Cela n'a rien à voir avec un sentiment d'incompétence, je vous l'assure, grand-père. Je sais qui je suis et quelle sera ma tâche : gouverner Homana. (Il fit le signe du tahlmorra, indiquant ainsi son acceptation.) J'ai reçu l'enseignement adéquat de mon père et de vous. Et je pense que je m'en sortirai correctement, le moment venu.
Il se tut, pensant en avoir assez dit.
Niall attendit
— Personne ne peut comprendre, reprit Aidan après un long silence. Pourquoi devrais-je en parler ? J'ai essayé quand j'étais enfant... Nul ne m'a cru.
— Qui ne t'a pas cru ?
— Mon jehan et ma jehana. Ils m'ont dit tous deux que ce que je rêvais n'était pas réel, et que j'oublierais tout ça quand je serais grand... Parleriez-vous à quelqu'un qui vous tournerait en ridicule ? Que doit penser un enfant quand ses parents le traitent de menteur ?
— Aileen et Brennan ne feraient pas une telle chose.
— Pas directement, non. Mais il y a des façons d'insinuer... J'aimerais trouver un moyen de vous expliquer ce que je ressens. Ce que je crains.
— Essaie, suggéra Niall. Dis-moi la vérité telle que tu la perçois. Raconte-moi ce qui trouble ton sommeil.
Aidan se frotta les yeux. Il avait désespérément besoin de dormir.
Mais encore plus besoin de la chaîne.
— Ce que je crains, c'est la signification de mon rêve. Je fais toujours le même. Depuis toujours. J'ai peur qu'il finisse par me rendre fou.
Niall ne dit rien, attendant patiemment.
Aidan soupira, repoussant les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Sous l'éclairage chiche de la salle, ils devenaient roux foncé. La chevelure et la peau claire d'un Homanan faisaient un contraste frappant avec ses yeux jaunes de Cheysuli.
— Je vois une chaîne, continua Aidan. Elle est en or, posée dans le giron du Lion.
Aidan se leva d'un bond et s'éloigna de l'estrade. Il s'arrêta devant le foyer, puis se retourna vers son grand-père.
— Je sais ce que vous pensez...
— Peu importe. Ne te soucie pas de ce que je pense. Raconte simplement ce que tu ressens.
Aidan serra les dents. Comment quelqu'un d'autre que lui pouvait-il comprendre ?
— Je dois avoir cette chaîne, dit-il enfin. Sinon, le monde sera perdu.
— Perdu ? fit Niall, surpris.
— Oui. Du moins pour moi. Je sais, cela semble irrationnel de croire que le sort du monde dépend de moi. Mais c'est ce que je rêve. Nuit après nuit.
Niall fronça les sourcils, et ne dit rien.
Les mots traversèrent l'esprit d'Aidan.
La folie existe dans ma famille...
Aidan n'en parla pas. Il savait que Niall aurait objecté que la folie de Gisella, la grand-mère atvienne d'Aidan, avait été provoquée par une naissance prématurée et traumatique. Parfois, Aidan se demandait si c'était vrai. Il était souvent la proie d'impulsions qu'il arrivait toujours à réprimer. Et il avait entendu dire qu'il en allait de même pour Gisella, à ce détail près qu'elle se laissait aller aux siennes. Il savait aussi que sa su’fala, Keely, n'avait jamais été totalement convaincue que sa folie n'était pas héréditaire.
— Tout le monde rêve, dit enfin Niall. Mes propres songes sont parfois assez bizarres...
Pour la première fois de sa vie, Aidan interrompit son grand-père.
— Je dois absolument l'avoir, grand-père. Comprenez-vous ? C'est un désir aussi fort que celui qu'un homme ressent pour une femme, ou un guerrier pour son lir. Chaque fois que je fais ce rêve, il me force à venir ici.
Niall le regarda, surpris par son ton passionné.
— Il te perturbe à ce point ?
Aidan eut un rire amer.
— On peut le dire comme ça... Imaginez que vous vouliez prendre Deirdre dans vos bras, et qu'elle se transforme en poussière devant vos yeux.
Aidan vit l'expression de son grand-père changer II sut, comme toujours, quelles émotions le traversaient. De l'étonnement, un peu de colère que son petit-fils ose comparer une chaîne imaginaire à sa meijha bien-aimée...
Le Mujhar se leva et monta les marches de l'estrade. Puis il s'assit sur le trône du Lion. Aidan sut que ce n'était pas pour l'impressionner. Le vieil homme avait seulement envie de s'asseoir sur quelque chose de plus souple.
— Que se passe-t-il quand tu viens ici à la recherche de cette chaîne ?
— Je tends la main pour la prendre et elle se transforme en poussière. J'ai besoin d'elle, grand-père. Je dois l'avoir à tout prix. Mais quand j'essaie de la saisir, il ne reste qu'un peu de poussière, qui disparaît avant que je puisse l'effleurer.
— As-tu parlé aux prêtres ? demanda Niall.
— Ils sont homanans. Ils se moqueraient de moi.
— Nul prêtre n'oserait rire de l'homme qui montera un jour sur le trône.
— Peut-être pas. Mais ils raconteraient des histoires. Les gens jasent déjà. Les serviteurs sont intarissables sur le sujet du fils du prince d'Homana, le garçon bizarre qui passe la nuit à arpenter le palais parce qu'il n'a pas besoin de sommeil.
— Pourtant, tu en as besoin ! Il suffit de regarder l'air que tu as...
— Ainsi, ça se voit...
Il avait espéré que personne, sauf lui, ne s'en était aperçu.
— J'ai tout essayé pour me débarrasser de ces rêves. D'abord, j'ai adressé des suppliques aux dieux. Puis je me suis tourné vers les femmes. J'ai trouvé de la satisfaction auprès d'elles, mais pas le soulagement que j'espérais.
« J'ai aussi essayé l'alcool. Combien de nuits me suis-je endormi ivre mort, espérant bannir ainsi les rêves ? Mais au petit matin, ils revenaient en force. Je vous le dis, grand-père, ils sont encore pires quand j'ai bu la veille.
— Sais-tu que tu as le même accent que ta mère quand tu es troublé ?
— Ou le même que Deirdre.
— Non, elle est à Homana depuis trop longtemps. Il n'y a plus grand-chose d'Erinn en elle. Revenons à notre conversation, Aidan. Si tu ne veux pas aller voir les prêtres homanans, pourquoi ne pas t'adresser aux shar tahls ? Ils ont peut-être la réponse que tu cherches.
— Ou pas de réponse du tout.
— Aidan...
— J'y ai pensé. A chaque fois, j'ai trouvé de bonnes raisons de ne pas y aller.
— Pourquoi pas ? La Citadelle est ton foyer, tout comme Homana-Mujhar.
— Homana-Mujhar est mon foyer. La Citadelle n'est qu'un lieu parmi d'autres.
— Ainsi, cela a fini par arriver... Tiernan avait raison, après tout. Il avait dit que nous serions supplantés par les Homanans. Es-tu le premier à penser ainsi ? Peut-être est-ce la revanche d'Homana : transformer les Cheysulis en Homanans...
Aidan le regarda, déconcerté.
— Grand-père...
— Non, je ne suis pas fou. Je parle de Tiernan, le cousin de ton jehan, le fils de ma défunte rujholla. L'homme qui a renié la prophétie et fondé son propre clan.
— Je sais qui est Tiernan. Ou qui il était. II est peut-être mort. Il y a quinze ou vingt ans que nul ne l'a vu.
— Il a conduit son clan au cœur d'une forêt d'Homana. Il est toujours quelque part, complotant pour s'approprier le Lion.
Aidan ne pensait pas que son grand-père fût trop vieux pour gouverner, mais il estimait qu'il accordait sans doute trop d'importance à quelqu'un qui avait disparu depuis des années. Tiernan n'était pas un Ihlini, pour attendre si longtemps de prendre sa revanche.
— Grand-père...
Niall ne l'écouta pas. Il se leva et se pencha pour récupérer sa chandelle.
— Va à la Citadelle, Aidan. Découvre ton véritable héritage avant qu'il soit trop tard.
Stupéfait, Aidan laissa le passage à son aïeul et le regarda partir. Puis il se tourna vers son lir.
— Qu'a-t-il dit ?
Je ne savais pas que tu étais sourd.
— Je ne le suis pas, ricana Aidan. Mais quel bien peut me faire la Citadelle ?
Te donner des oreilles pour entendre et des yeux pour voir. Retourne te coucher, mon lir sourd. Tu n'auras pas d'autre rêve cette nuit.
Aidan n'eut pas la force de répliquer, pensant à son lit et au plaisir d'un sommeil paisible.
— Tu viens ? dit-il d'un ton acerbe.
Je pourrais te demander la même chose, fit Teel en s'envolant.