CHAPITRE V

Aidan traversa la Citadelle, se dirigeant vers le pavillon bleu orné d'une panthère noire. N'ayant pas de pavillon, il utilisait celui de son père. Brennan ne s'en servait pas souvent. Il en avait laissé l'usage à son fils, même si celui-ci passait la plus grande partie de son temps à Homana-Mujhar.

Il attacha son cheval, puis fronça les sourcils en apercevant son lir, tranquillement perché sur le poteau de la tente.

Tu savais, accusa Aidan, avec de l'exaspération dans le lien mental.

Teel agita les plumes.

Je ne savais rien du tout, répondit le corbeau, sarcastique.

— Vraiment ? Est-ce la première faille dans ton arrogance ? Tu reconnais avoir ignoré quelque chose ?

Teel réfléchit.

Je savais ce qu'il était, admit-il, mais pas ce qu'il voulait.

— Pourquoi est-il venu me voir ?

Teel se tourna, puis regarda son lir.

Tu es en colère.

— Il y a de quoi ! Je viens de passer une partie de ma vie — et j'ignore exactement combien de temps — à parler à des morts et à des dieux.

La colère est positive, dit Teel. Elle vaut mieux que la peur. La peur peut détruire un homme.

— Tù n'as pas répondu à ma question. Pourquoi est-il venu me voir ?

Je suis certain qu’il te l’a dit.

— En partie, admit Aidan. Pas assez pour que cela ait un sens. Je suis encore plus troublé qu'avant.

Teel inclina la tête.

Les dieux se comportent souvent comme ça.

Aidan inspira à fond pour se calmer et poussa un cri de douleur quand ses côtes se rappelèrent à son bon souvenir.

— Je dois donc croire que tu ne donneras pas de réponse aux questions qu'il me reste à poser.

Notre rôle n’est pas de répondre à toutes vos questions, dit Teel brusquement. Seulement à certaines.

— Et tu choisis lesquelles...

Nous répondons à ce que nous pouvons, en tenant compte de votre intérêt. Tu sauras le reste quand le moment sera venu.

Aidan grinça des dents.

— La dissimulation... Je n'aime pas beaucoup ce jeu-là.

Mais j'y excelle, dit le corbeau, amusé.

Aidan abandonna et s'employa à descendre de cheval. Ses côtes le lui firent regretter aussitôt. II devrait sans doute les faire bander. Mais cela indiquerait qu'il avait eu un accident. Son père, qui n'était jamais tombé de cheval, ne manquerait pas de se moquer de lui.

— J'ai faim, marmonna Aidan, mais si j'essaie de mâcher, ça me fera mal à la tête.

Tu n’es pas en grande forme, n’est-ce pas ?

Non, répondit mentalement Aidan. Et j'en ai assez de tout ça ! Je suis venu voir le shar tahl. Il aura peut-être des réponses à me donner, lui !

En es-tu digne ? demanda le corbeau.

Aidan attacha son cheval à un poteau.

Un guerrier t'ayant reçu comme lir ne vaut sûrement pas grand-chose.

Pour une fois, Teel ne sut que répondre.

Le pavillon du shar tahl était de grande taille, car il l'utilisait aussi pour conserver les archives du clan. Aidan s'assit près de l'entrée, comme le demandait la coutume. Le shar tahl avait été prévenu de l'arrivée du petit-fils de Niall, mais il n'était pas encore là.

Aidan se demanda s'il avait pris la bonne décision. Le Chasseur ne lui avait pas dit de cacher le maillon. Aidan ne pensait pas devoir le dissimuler au shar tahl, un serviteur des dieux.

Il attendit, le maillon entre les mains. Teel n'était pas avec lui.

Il pensera que je suis fou... Que je tiens de Gisella...

Ou il connaîtra les réponses, et m'en fera part. Il saura peut-être ce qu'est ce maillon et ce que je dois en faire.

— Pourquoi tout ça m'arrive-t-il ? dit Aidan à voix haute. Ces rêves, et maintenant ces fantaisies à base de Mujhar mort et de divinité ?

— Aidan.

Il se raidit, puis s'inclina. Une main toucha le sommet de son crâne.

— Non, Aidan. Tu n'as pas besoin de faire ça.

Le shar tahl était étonnamment jeune pour son rôle, trente-cinq ou trente-six ans. Vêtu de cuir, il portait les bracelets-lir et la boucle d'oreille d'un guerrier.

Ce n'est pas seulement une question d'âge. Certes, je suis habitué à des shar tahls plus âgés, mais celui-ci est un guerrier. Peut-être est-ce la différence.

— Tu nous rends visite si rarement, m'a-t-on dit, que la raison de ta venue doit être très importante.

— Oui, admit Aidan, se sentant un peu coupable. La voilà.

Il montra le maillon qu'il tenait.

L'homme ne regarda pas tout de suite. Il dévisagea Aidan.

— Tu ne sais pas qui je suis.

— Le shar tahl, bien entendu. Celui de la Citadelle.

— Tu as choisi la voix de la facilité, dit le shar tahl. Ce n'est pas ce que tu fais habituellement, si j'en crois ta réputation.

— Les gens disent nombre de choses sur mon compte.

— J'ai entendu parler de toi dans ma Citadelle d'origine, au nord de la rivière DentBleue. Mon nom est Burr. Je suis arrivé ici depuis peu. J'ai pensé qu'il conviendrait que je me rapproche du Lion.

— Vous en rapprocher ? dit Aidan, alarmé. Pourquoi ? Pour être aussi proche que Tiernan le souhaiterait ?

Le shar tahl sourit.

— Tiernan a été banni, comme tu le sais. Il refuse les enseignements des shar tahls, et par conséquent le mien.

— Mais vous le connaissez.

— Tout le monde le connaît.

— Je veux dire personnellement.

— Oui. Je l'ai connu. Je l'ai rencontré une fois.

— Mais vous n'avez pas jugé utile d'en informer le Mujhar.

— Tiernan a bien d'autres soucis que ce que le Mujhar pense ou fait.

Aidan se sentit irrité et choqué par l'attitude de cet homme. Mais il se força à surmonter ces sentiments.

Ce dont ils parlaient pouvait affecter l'avenir d'Homana et la prophétie.

— Quoi d'autre ? Vous savez ce qu'il a fait.

— Il en a payé le prix. Tiernan a perdu son lir.

— Perdu son lir ? (Aidan fit le signe du tahlmorra.) Dans ce cas, il est mort. Nous n'avons plus à nous inquiéter à son sujet.

— Je n'ai pas dit qu'il était mort.

— Mais... S'il a perdu son lir...

— Le rituel de mort n'est pas obligatoire.

— Voulez-vous dire que Tiernan a rejeté même cela ? Dans ce cas, il est sûrement devenu fou. Aucun guerrier cheysuli n'accepterait une telle infamie. Il n'y a pas d'autre choix que la mort.

La même chose m'arrivera-t-elle ? Suis-je promis à la folie, comme Tiernan ? Est-ce pour cela que le Chasseur m'a dit que je n'étais pas destiné à gouverner ? Dois-je sacrifier ma vie pour que la lignée reste pure ?

— Chaque guerrier choisit, Aidan. Il meurt s'il le souhaite. Mais Tiernan est différent.

La fierté familiale d'Aidan se révolta. On lui avait raconté la trahison de Tiernan, son rejet de la prophétie. Mais, trop jeune pour s'en soucier, il n'avait pas saisi ce que cela impliquait.

Maintenant, il commençait à comprendre pourquoi toute sa famille haïssait Tiernan.

— Il veut le Lion. Il l'a toujours voulu.

— Les hommes désirent bien des choses... Et toi, que veux-tu ?

Aidan n'était pas sûr d'avoir envie de continuer à parler au shar tahl. II était différent de tous les autres. Il pensait autrement.

Un rire silencieux le secoua.

Est-ce là ce que tous les autres croient aussi de moi ?

Le sourire de Burr s'effaça.

— Si tu te poses des questions à propos de ma dévotion à ma race, sois rassuré. Ma foi en nos dieux est ferme, et elle l'a été depuis mon plus jeune âge. J'ai toujours su à quelle fonction j'étais destiné. Personne n'aurait pu me détourner de mon chemin, ni Tiernan ni un autre. (Son visage se radoucit.) Que puis-je faire pour toi ?

Aidan sentit sa méfiance s'estomper.

Cet homme est très semblable à moi.

— J'ai de nombreuses questions. D'abord, fit-il en montrant le maillon, que dois-je faire de cet objet ?

Burr regarda le maillon pour la première fois. Aidan l'avait tenu pendant tout le chemin. Pour le montrer au shar tahl, il le lâcha.

L'objet étincela sur la fourrure où il tomba.

Soudain, Aidan sentit que l'état d'esprit de l'homme changeait brusquement.

Burr tendit la main vers le maillon comme pour le toucher, puis il se ravisa. Il dévisagea Aidan un long moment et détourna le regard.

— Qu'y a-t-il ? demanda Aidan, fronçant les sourcils.

Burr se leva, alla à l'entrée de la tente, invitant clairement Aidan à partir.

— Je ne peux pas t'aider. Tu dois trouver ton chemin tout seul.

Aidan fit mine de se lever, obéissant instinctivement au shar tahl, comme on le lui avait enseigné. Mais quelque chose en lui se rebella : la partie qui était destinée au trône du Lion.

— Je suis venu vous poser des questions. Vous m'avez promis des réponses. Etes-vous le genre d'homme à revenir sur une promesse ?

— Tu en demandes trop.

— En tant que guerrier ? Ou en tant que prince ?

Burr soupira.

— Nous avons parlé de choix. Du tahlmorra des guerriers. Aucun Cheysuli n'est contraint d'accepter son tahlmorra. Il dispose du libre arbitre. Mais s'il croit réellement à la prophétie, à ses responsabilités envers son peuple et à la vie après la mort, il ne le refuse jamais. On nous l'a appris, et j'y crois fermement. J'ai conclu dès l'enfance mes propres accords avec les dieux. A toi de prendre les tiens.

— Je connais mon tahlmorra, déclara Aidan. Je suis venu vous voir pour le maillon...

— Je n'ai pas de réponse à te fournir.

Aidan sentit la colère l'envahir. Il était venu chercher de l'aide, comme son grand-père l'avait suggéré, et voilà tout ce qu'il obtenait ?

— Vous savez ce qu'est cet objet. Pourquoi ne me le dites-vous pas ?

— Je ne suis pas supposé te le révéler.

— Par les dieux, pourquoi personne ne répond-il clairement à mes questions ? D'abord mon lir, et maintenant, vous ! Dites-moi, shar tahl, vais-je vivre ou mourir ?

— Les dieux en décideront.

— Ce n'est pas ce que m'a dit le Chasseur. Il a parlé de choix, comme vous.

— Je ne sais pas tout.

— Et moi, je ne sais rien du tout ! Croyez-vous que ce soit agréable ? Je suis venu vous demander votre aide sur les conseils de mon grand-père. Parce que je suis en train de devenir fou.

Le silence tomba dans la tente. Puis le shar tahl écarta le rabat.

Aidan eut l'impression d'être de nouveau un enfant de six ans, trahi par des adultes ne comprenant pas la souffrance qu'il éprouvait.

— Rien, murmura-t-il. Vous ne m'avez rien donné.

Burr serra les mâchoires.

— Si je pouvais, je l'aurais fait. Mais si ton lir te le refuse, comment me substituerais-je à lui ? (Il regarda le maillon.) De plus, je ne sais pas tout.

Aidan ramassa le maillon et se leva.

— Qu'avez-vous à m'offrir, shar tahl ? demanda-t-il d'un ton plein de mépris.

— Ma compréhension, dit l'homme, ses yeux jaunes s'adoucissant.