CHAPITRE VI
Il faisait sombre quand Aidan rentra à Mujhara, bien après le coucher du soleil. Il avait pensé rester une nuit de plus, mais trois semblaient suffisantes. Il était temps qu'il mette à l'épreuve ses nouvelles connaissances concernant les maillons, les Mujhars et lui-même.
Laissant sa monture aux mains d'un palefrenier, Aidan entra dans le palais par les cuisines pour éviter sa famille. Il y resta jusque après l'heure normale du coucher, sachant que personne n'irait troubler le sommeil du Mujhar ou de ses parents pour les informer de son retour. Puis il envoya Teel dans ses quartiers et se rendit dans la salle d'apparat.
Il ne prit pas de lampe, comme à son habitude. Les braises du foyer suffiraient à l'éclairer.
Arrivé devant le trône, il ne put retenir un rire amer. Sa rencontre avec le Chasseur n'avait rien arrangé : son rêve était désormais réel, même quand il ne dormait pas.
Sur le trône, il vit la chaîne.
— Je suis venu sans mon lir. Est-ce la différence ?
Aidan n'avait pas très bien dormi les trois nuits passées à la Citadelle. Il était épuisé, mentalement et physiquement.
Pars, se dit-il. Va te coucher. Pense à autre chose. Imagine-toi près d'une femme...
La chaîne le retint. Toute émotion le quitta, sauf le désir de la prendre en main.
Je crois que je commence à te haïr.
Mais il lui était impossible de l'ignorer.
Aidan monta les marches de l'estrade et s'agenouilla lentement devant le Lion, les côtes toujours douloureuses.
— Quand je tendrai la main pour toucher la chaîne, elle tombera en poussière.
Il l'effleura. L'or resta intact.
— Quelque chose est différent...
La gorge nouée par un flot d'émotions contradictoires, il posa la paume de sa main sur la chaîne.
Il sentit de l'or solide et froid, semblable à celui de ses bracelets-lir.
— Je te connais, dit Aidan, méfiant. Tu tentes de me séduire et tu veux me faire croire à ta fidélité. Mais quand je fermerai mes doigts sur toi, tu disparaîtras.
Il leva la main. La chaîne resta intacte, les maillons tintant doucement.
— Et maintenant ? dit Aidan, osant à peine respirer.
Le maillon qu'il tenait se brisa. Une moitié de la chaîne retomba sur le coussin du trône.
Dieux !
Un bruit de pas le fit se retourner, brûlant d'humiliation. Si le Mujhar ou son père le trouvaient ici...
L'autre moitié de la chaîne était toujours serrée contre sa poitrine nue.
Mais l'homme était un inconnu.
Pourtant, il reconnaissait ce visage. Il l'avait déjà vu. Les mêmes cheveux roux désormais argentés, les mêmes yeux bleus, mais dont aucun n'était caché par un bandeau, la même présence physique. Aidan savait que cet homme était un peu plus grand que le Mujhar, avec des épaules plus larges.
Aidan faillit laisser échapper un rire hystérique.
D'abord Shaine. Et maintenant…lui !
Au contraire de Shaine, l'homme portait de simples vêtements de soldat : une cotte de mailles sur un pourpoint de cuir. A sa main étincelait la bague qui était désormais celle du grand-père d'Aidan.
Une autre sorte de Mujhar..
L'homme avança vers le prince, toujours agenouillé.
— Il y a si longtemps, murmura-t-il. Je n'aurais pas cru revoir ces lieux.
— Nous sommes à Homana-Mujhar, dit Aidan, la gorge sèche.
— Bien entendu ! Je sais qui tu es. Et toi, sais-tu qui je suis ?
— Je pourrais le deviner.
L'homme eut un sourire éclatant.
— Je vais t'épargner cette peine. Mon nom est Karyon. Ce trône a autrefois été le mien. Te prosternes-tu devant moi, ou devant ton tahlmorra ?
— Karyon était homanan. Il ne savait rien du tahlmorra.
— Crois-tu ? Alors que c'est grâce à moi que le trône du Lion est revenu entre les mains des Cheysulis ? As-tu négligé tes leçons d'histoire, Aidan ? Ou es-tu simplement contrariant ?
— Les Homanans n'ont pas de tahlmorra.
— Je pense que si. Il leur manque simplement assez d'imagination pour le reconnaître. Si j'étais toi, je me relèverais. Le marbre n'est pas très confortable.
Aidan obéit avec raideur, ses yeux ne quittant pas son arrière-arrière-grand-père, qui n'avait pas eu une goutte de sang cheysuli dans les veines.
— Je suppose que vous êtes venu avec un message, comme Shaine. Pour me parler de ça. (Il montra la chaîne qu'il tenait toujours.) L'autre partie est restée sur le trône. Je n'ai eu droit qu'à la moitié. Mais c'est plus que d'habitude ! Shaine ne m'a débité que des âneries. Etes-vous venu faire de même ?
— Je ne suis pas venu. J'ai été amené ici. Par toi, que tu le saches ou non. Quant à Shaine, il est vrai qu'il disait souvent des bêtises. Mon oncle, mon su'fali dans ta langue, était difficile à connaître et à aimer. Je le respectais, je l'admirais, mais...
— De l’admiration ! Pour le ku'reshtin qui a commencé le qu’mahlin ! Il a failli exterminer ma race !
— C'est vrai, dit Karyon. Mais je parlais de celui qu'il était avant de devenir fou. Il a toujours aimé et haï avec passion. Je ne l'ai jamais compris. J'ai seulement été son héritier. Et cela n'était pas prévu. On ne m'a pas élevé pour être Mujhar, mais soldat, et pour hériter le titre de mon père. Je suis devenu le prince d'Homana quand Lindir s'est enfuie avec Hale et que Shaine n'a pas pu avoir d'autre enfant. Mais je ne vais pas t'en-nuyer avec ces vieilles histoires. Finn dirait que c'est une manie agaçante.
— Finn, dit pensivement Aidan. Pourrait-il venir ici ? Et Hale ?
Karyon secoua la tête.
— Ils n'ont jamais été Mujhars.
Aidan regarda la chaîne et comprit soudain sa signification.
— Les Mujhars... et les maillons. Est-ce de cela que parle mon rêve ? Chacun de ces maillons...
— ... est un homme. Un pion dans le jeu que jouent les dieux. Mais tu le sais, Aidan.
Je ne sais rien du tout..
Aidan égrena les maillons entre ses doigts.
— Vous. Donal, Niall. Ici, c'est mon jehan.
La chaîne se terminait abruptement. Livide, Aidan sentit la peur s'emparer de lui. Il ramassa l'autre moitié sur le trône.
— Et Aidan ? Où se trouve-t-il ? murmura-t-il.
— Tu sais ce que tu sais, dit Karyon sans détourner le regard. Maintenant, à toi de reconnaître et d'accepter.
L'amertume submergea le prince.
— Croyez-vous que mon éducation me permette de ne pas reconnaître et accepter la réalité ?
— Nous avons tous fait des choses que nous ne souhaitions pas. Nous avons choisi notre chemin en toute connaissance de cause, mais cela n'a jamais été facile. Les dieux nous ont donné le libre arbitre. Il est toujours possible de refuser, quoi qu'on nous ait inculqué.
— Si nous refusons notre tahlmorra, la vie après la mort nous sera interdite.
— C'est aussi un choix. Tiernan l'a fait. Et toi ? Aidan rencontra les yeux d'un Mujhar mort depuis longtemps.
— Je dois être ce que je suis. Karyon sourit.
— En ce cas, les dieux seront satisfaits.
Dans la main d'Aidan, l'or sembla fondre. Il ouvrit les doigts et laissa tomber la chaîne. Elle disparut avant de toucher le sol.
Il leva les yeux vers Karyon pour lui demander pourquoi.
Mais il était désormais seul dans la salle d'apparat.