CHAPITRE VII

Aileen posa son gobelet d'un geste violent, renversant du cidre.

— Non ! C'est trop tôt ! Je ne te laisserai pas faire ça !

Le prince d'Homana se figea et regarda sa femme, sidéré.

Sur un signe de Deirdre, les serviteurs occupés à servir les plats à la table du repas de midi quittèrent la pièce.

Brennan posa enfin son gobelet.

— J'étais seulement en train de...

— Je sais de quoi tu parlais ! Du mariage de notre fils, espèce de skilfin ! Je ne le permettrai pas. Le petit a besoin de plus de temps.

— Le « petit », comme tu dis, a vingt-trois ans.

— Qu'importe ! Il aura le temps de se marier plus tard. Laisse-le vivre un peu !

Brennan jeta un coup d'œil aux trois autres convives. Il savait que Ian ne le soutiendrait pas, mais il espérait mieux des autres.

— Jehan ? dit-il.

Niall leva les mains.

— Je me suis occupé de marier mes enfants. Cette responsabilité te revient pour ton fils.

Brennan soupira et se tourna vers Aileen.

— Nous pouvons en discuter à un autre moment...

— C'est toi qui as abordé le sujet. Ne sais-tu pas ce que cela risque de lui faire ? Veux-tu qu'il devienne comme nous ?

Brennan perdit son sang-froid.

— Par tous les dieux, je t'aime ! Je n'en ai jamais fait un secret.

Aileen ne s'était pas attendue à ça. Livide, elle regarda les visages pudiquement détournés du Mujhar, de sa meijha et de son rujholli. Seul, Brennan soutint son regard, l'air furieux.

— Pas maintenant, dit-elle d'une voix faible. Pas ici...

— Maintenant ! riposta Brennan. Mais pas ici, je suis d'accord. Que dirais-tu de nous retirer dans nos appartements et de discuter en privé de cette question ?

Elle rougit, croyant comprendre ce qu'il voulait dire.

Brennan la prit par le bras et la conduisit hors de la pièce.

— Ce n'est pas ce que tu penses. Je veux discuter de ce sujet, c'est tout. Tu sais très bien que je te ne ferais pas une telle honte devant notre famille.

Aileen n'en fut pas calmée.

— Tu es un imbécile ! Tu vois seulement ce que tu veux voir. Peu t'importent les sentiments des autres.

— Je ne suis pas aveugle, seulement prudent, dit-il en montant les marches rapidement derrière son épouse.

— Tu es un skilfin, comme toujours ! Et tu as perdu le peu de bon sens et de diplomatie que tu as jamais possédé.

— Oh ? Je n'aurais pas cru que penser à l'avenir de mon royaume...

— Ce n'est pas encore ton royaume ! (Elle ouvrit une porte.) Ici, ça t'ira ? C'est assez privé ?

Brennan entra dans la pièce.

— C'était un sujet de discussion, pas un décret royal. Je suggérais simplement qu'il était temps de penser à l'avenir d'Aidan.

— L'avenir d'Aidan le concerne. Laisse à ce petit... (Elle s'interrompit.) Oh, fit-elle, as-tu tout entendu ?

Brennan se retourna. Leur fils était dans le couloir.

— Suffisamment, dit-il en croisant les mains dans son dos.

— Quand es-tu revenu ? demanda Brennan, sourcils froncés.

— Hier soir. Tard. J'avais quelque chose à faire. Une solution à trouver.

— L'as-tu trouvée ? demanda Aileen.

— Pas entièrement. (Il changea de ton et de sujet.) Ainsi, je vais être marié ?

Brennan alla s'asseoir sur un banc, au bout de la petite pièce.

— Ta jehana et moi étions en train d'en discuter.

Aidan leva un sourcil.

— C'était une discussion... bruyante. Les serviteurs ne tarissent pas sur le sujet !

Aileen s'empourpra.

— Ton père se conduit comme un imbécile.

— Au moins, je connais ce mot, fit Brennan. Tu ne m'as jamais traduit skilfin.

Elle eut la grâce de rougir davantage.

— Ce n'est pas un terme poli.

— Je m'en doutais, dit Brennan, ironique.

Aidan n'avait pas l'air perturbé. Comme d'habitude, il semblait détaché de tout.

— Veux-tu entrer et nous donner ton avis ? proposa Brennan. Il s'agit de ton avenir, comme la princesse d'Homana l'a fait bruyamment remarquer.

Aidan eut un sourire en coin. Il entra, resta un instant près de sa mère puis partit plus loin dans la salle. Il avait une expression étrange dans les yeux. Brennan en fut troublé.

— Reviens ici, dit-il d'un ton abrupt. Autant que tu assistes à tout.

Aidan regarda son père.

— Je suis tombé de cheval, dit-il soudain. Ou plutôt, j'en ai été jeté à bas. Cela fait une différence.

Aileen gémit.

— Es-tu blessé ? Je pensais que c'était de la poussière, sur ton visage, mais c'est un bleu !

Aidan effleura sa joue.

— Un bleu, oui, sans doute... (Il se secoua et regarda son père.) Vous souhaitez donc que je me marie ?

Il y avait une trace d'accent érinnien dans la voix d'Aidan. Brennan sourit. Son fils parlait parfois comme Aileen.

— Je veux que tu sois satisfait. Que tu t'installes. Je souhaiterais que tu sois moins perturbé par tout ce qui te trouble.

Aidan rit.

— Et le mariage est la réponse ? Avec vous comme modèles ?

Brennan en resta bouche bée. La question était rude, mais touchait un point sensible.

Aileen s'empourpra.

— Cela ne t'inquiète pas ? Il te marierait avant le coucher du soleil, s'il le pouvait, dans l'intérêt du Lion, prétend-il.

— Je n'ai pas d'objection...

— Pas d'objection ? A être poussé de ci de là ? A devoir prendre femme ?

Aidan parla d'un ton coupant.

— Je ne suis pas vous, jehana. Jamais je n'ai été amoureux de la mauvaise personne. Je ne suis pas mon jehan non plus, qui a été blessé par une sorcière ihlinie. Je ne suis pas amoureux du tout ! Cela fait donc peu de différence pour moi.

Ses parents le regardèrent, sidérés.

— Ça devrait ! dit Aileen, La femme que tu épouseras partagera ton lit pour le reste de ta vie. Crois-tu que ça ne fasse pas de différence ?

— Après les événements des quatre jours passés, débattre des mérites du mariage est le dernier de mes soucis. (Il s'appuya contre le mur et bâilla.) Avez-vous une candidate en vue ?

Aileen dévisagea son fils. Ses cheveux étaient un peu trop longs et il semblait plus pâle que d'habitude. Ses côtes devaient le faire souffrir, mais à part ça il paraissait normal, à l'exception d'un détachement subtilement différent de sa discrétion habituelle.

— Quels événements ? demanda-t-elle d'un ton soupçonneux.

Aidan haussa les épaules.

— Rien qui vaille qu'on le raconte. Avez-vous une femme en vue, ou vouliez-vous simplement discuter à perte de vue ?

Ce fut au tour de Brennan de regarder son fils. Il vit la pâleur, les bleus, le désintérêt sincère qui suggérait de l'ennui.

— Non, dit enfin Brennan. Le sujet venait juste d'être effleuré.

— Effleuré par ton père, dit Aileen, le ton moins hostile. Réellement, cela ne n'importe pas ?

Aidan lui sourit.

— Cela vous importait parce que vous aimiez Corin. Cela importait à jehan parce qu'il pensait que vous méritiez d'être aimée. Mais pour moi, ça ne fait aucune différence. J'ai eu des femmes dans mon lit, mais aucune que j'aie eu envie de garder. Si vous avez une candidate pour l'éternité, je suis prêt à écouter.

Aileen regarda Brennan.

— Hart a quatre filles.

— Et Keely, une. Maeve a une fille. Deux, en fait.

— Parlons des enfants légitimes, je te prie, dit Aileen, glaciale.

Brennan n'apprécia pas, car Maeve avait toujours été sa sœur favorite.

— Les filles de Maeve sont légitimes. Elle et Rory sont mariés.

— Ma jehana veut une princesse pour moi, dit Aidan d'un ton amusé.

— C'est préférable pour un prince, dit Aileen en croisant les bras.

— Très bien, cinq princesses parmi lesquelles choisir. A moins que vous n'acceptiez des offres d'autres royaumes, comme Elias ou Caledon.

— Non, dit Brennan. Il faut penser à la prophétie. Nous connaissons maintenant les quatre royaumes mentionnés. Nous n'avons pas besoin d'ajouter un autre sang.

— Exact, dit Aidan, à part le sang ihlini.

— Mon fils ne...

— Bien sûr que non, jehan. Ainsi, suis-je supposé choisir sans avoir vu les candidates ?

Aileen fronça les sourcils.

— C'est ce qui a été fait pour nous. Nous ne nous étions jamais vus.

— Et regardez le résultat ! fit Aidan avec un sourire si charmant qu'aucun de ses parents ne répondit immédiatement. Vous êtes tous deux des imbéciles, ou des skiljïns. Le prince d'Homana a au moins le courage d'avouer qu'il aime la princesse. Elle devrait faire de même. Cela permettrait de guérir d'anciennes blessures. Vingt-quatre ans, c'est long. Je pense que vous seriez plus heureux si vous repartiriez de zéro.

— Comment peux-tu savoir... ? (Aileen pâlit.) Deirdre avait dit que cela pouvait arriver... Depuis combien de temps sais-tu ce que je ressens ? Ce que ton père ressent ?

— Depuis toujours. J'ai toujours su ce que tout le monde ressentait.

— Toujours ? Le kivarna... Depuis tout ce temps... Et aucun de nous ne s'en est douté...

Brennan se redressa.

— De quoi parles-tu, Aileen ?

Les mains d'Aileen tremblaient. Elle tenta de sourire à Brennan. Sans succès.

— Ton fils est aussi érinnien, dit-elle.

Puis elle quitta la pièce.

Brennan la regarda partir. Il ne l'avait pas vue si troublée depuis des années. Il se tourna vers Aidan.

— C'est un mot, rien de plus. Mais il vrai que je suis érinnien. (Il sourit.) Grâce à elle...

— Mais que signifie... ? Ah, dieux, je ferais peut-être mieux de te laisser plus de temps. Il n'est jamais aisé de partager sa vie avec une femme.

Aidan s'appuya contre un mur, essayant de ne pas brusquer ses côtes meurtries.

— Mère vous aime vraiment. Mais elle n'a jamais voulu le reconnaître. Elle pense que vous méritiez mieux. Et elle se croit coupable.

Brennan sentit une étrange crainte naître en lui.

— Et cette chose dont elle a parlé ? Ce... kivarna ?

Aidan haussa les épaules.

— Ce mot m'est inconnu. Je ne l'ai jamais entendu.

— Mais tu peux faire ça, Aidan ? Lire les pensées des gens ?

— Pas leurs pensées, leurs émotions. Et seulement par moments. Je croyais que tout le monde en était capable. (Aidan passa une main sur sa joue meurtrie.) Etes-vous jamais tombé de cheval, jehan ?

— Plus d'une fois ! Mais... Tu peux faire ça depuis ton enfance ?

— J'étais très jeune. Impossible de dire exactement quand c'est arrivé.

— Très jeune..., fit Brennan. Cela aurait-il commencé une nuit, dans la salle d'apparat ? Avec le Lion et une chaîne ?

Aidan tourna la tête et regarda froidement son père dans les yeux.

— Je pensais que tout le monde ressentait la même chose. Qu'il n'y avait pas besoin d'explication.

— J'aurais dû t'écouter, fit Brennan d'une voix rauque. Même Ian me l'a dit. Comment un enfant peut-il faire confiance aux adultes si ses propres parents ne lui laissent aucune chance de parler de ce qui le perturbe ? Dieux, j'ai été un imbécile, et j'ai fait de toi ce que tu es.

— Ce que je suis ? demanda Aidan. Et que suis-je, à votre avis ?

— Tu es... différent. Renfermé. Tu ne fais confiance à personne. Et c'est ma faute.

— Si cela vous ennuie que je connaisse vos émotions...

— Non. Tu sais ce que tu sais : peu importe. Ce qui compte, c'est que tu aies cette capacité, et que tu rêves.

— Tout le monde rêve.

— Dieux...

Brennan revoyait les années écoulées, cherchant à comprendre.

— Tu as été malade si souvent et si longtemps...

Ce n'était pas une explication, et Brennan le savait.

— Tu as parlé au Mujhar, reprit-il.

— J'ai parlé à mon grand-père.

— Mais pas à moi, ni à ta jehana. Je suppose que nous l'avons mérité. Mais tout cela est arrivé il y a si longtemps. Pourquoi n'as-tu jamais essayé de nous parler de nouveau ?

— Je perçois les émotions, dit Aidan froidement. Au début, vous étiez seulement inquiets pour moi. Puis, à mesure que j'ai grandi, vous avez commencé à douter de ma santé mentale. A douter que je sois digne du Lion. Comment aurais-je pu vous parler ?

— Si tu nous avais révélé cette faculté...

— J'ignorais de quoi il s'agissait.

— Si tu avais dit quelque chose...

— Vous ne m'en avez jamais offert la possibilité. Maintenant, c'est fait, nous en avons parlé. Laissons les choses en l'état.

— Mais... Il reste des questions à régler...

— Comme celle de mon mariage ? Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée.

Il change de nouveau de sujet Je devrais peut-être le laisser faire. Sa jehana aurait-elle raison, suis-je en train de le pousser trop vite ?...

Brennan soupira.

— Parfois, je pense que je me soucie trop de l'avenir du Lion, alors que le trône n'est même pas encore à moi. Mais notre race est si menacée, notre position à la tête d'Homana si fragile... Aidan, je veux faire ce qui est le mieux pour toi. Si le moment n'est pas adéquat...

— Peu importe le moment...

— Le mariage est une étape importante pour tout homme. Pour un prince...

— Cela ne fait aucune différence pour moi. Peut-être un tel changement est-il ce qu'il me faut...

Inquiet, Brennan fronça les sourcils.

— Aidan.

Son fils eut un sourire ironique.

— D'abord vous voulez me marier, puis vous tentez de m'en dissuader. Que souhaitez-vous au juste ?

— Je veux ton bonheur.

— Peut-être n'est-ce pas mon tahlmorra. Peut-être... Ma foi, un mariage changera bien des choses.

— C'est toujours le cas, dit Brennan.

— Et si cela change tout, fit Aidan d'une voix étrangement altérée.

— Qu'y a-t-il ? demanda Brennan, surpris par l'expression lointaine de son fils. Quelque chose te trouble ?

Aidan ne répondit pas, regardant droit devant lui.

Il n'est pas là, pensa Brennan. Son esprit est parti... ailleurs.

— Aidan ! appela-t-il.

Son fils sursauta et soupira.

— Pardonnez-moi. J'étais... distrait. Je ne faisais pas attention...

— Parle ! Laisse-moi devenir pour toi le jehan que j'aurais dû être il y a des années.

Aidan pesa ses mots.

— Je suis plus que distrait : irrité ! Il y a des choses que je ne comprends pas, et aucune réponse ne semble en vue. Peu importe à qui je demande... Avez-vous déjà parlé avec un dieu ?

— Je me suis adressé à eux, oui.

— Un en particulier ?

— Non. Je leur fais mes demandes à tous, pour améliorer les chances d'obtenir une réponse favorable. Pourquoi ? Ne parles-tu qu'à un d'entre eux ?

Aidan soupira.

— Je ne croyais pas ça nécessaire, non plus... Mais... (Il se leva et alla à la porte.) Pour savoir si des princesses me conviendraient, je ferais sans doute mieux d'aller les voir.

— Aucune d'elles n'est ici, fit remarquer Brennan.

— Alors, je devrais peut-être aller là où elles sont.