CHAPITRE VIII

Les chevaux avaient été entravés pour la nuit et mâchouillaient de l'herbe. Les sacs de couchage étaient prêts. Deux guerriers cheysulis, assis contre leurs selles, une outre de vin entre eux, regardaient la nuit constellée d'étoiles.

Aidan brisa le silence.

— Demain, nous serons en Solinde, plus à Homana.

Son compagnon sourit, caressant la fourrure rousse du lir couché contre lui.

— Cela me fera du bien d'être loin d'Homana pendant un temps, continua Aidan. Ça me permettra de repartir de zéro... Et j'ai une escorte de rêve : Teel, vous et Tasha.

— C'est idéal, dit Ian, mais Aileen a bien failli remporter la bataille...

— Quel besoin y avait-il de m'envoyer à Solinde en traînant avec moi une centaine d'hommes ? Nous sommes depuis longtemps en paix avec Solinde. Les a'saii de Tiernan ont disparu. Même les Ihlinis se tiennent tranquilles. De quoi ma jehana voulait-elle me protéger ?

— De toi-même, peut-être ? suggéra Ian en souriant.

Le plaisir qu'Aidan avait ressenti se dissipa, laissant un goût amer dans sa bouche.

— Elle n'a pas perdu de temps, n'est-ce pas ? Ou était-ce mon jehan ? Je n'aurais pas dû en parler. C'est personnel... Et cela ne fait aucune différence.

— Tu veux dire ton don de savoir ce que les autres ressentent ? Tu dois reconnaître, harani, que c'est un pouvoir extraordinaire...

— Vraiment ? Je n'ai rien fait pour l'avoir, et je ne cherche pas à l'utiliser.

— Pourtant, c'est peut-être l'explication de...

— Ma différence ? Aucun homme n'est semblable à un autre.

— Je sais, dit Ian, buvant à l'outre de vin avec une aisance née de l'habitude. Tous les Cheysulis sont confrontés à ça quand ils tentent d'expliquer la métamorphose à un Homanan. A leurs yeux, nous sommes des êtres étranges. Mais le don érinnien dont tu sembles avoir hérité renforce cette différence. Je commence à imaginer pourquoi les Homanans ne nous comprennent pas. Nous avons du mal à te comprendre.

J'ai du mal à me comprendre...

— Peu importe, conclut Ian. Tu es ce que tu es. Nous sommes tous ce que les dieux décident.

Les dieux, pensa Aidan, sentant une pointe d'amusement passer dans son lien mental avec Teel.

— Je suis différent, dit le jeune homme, mais personne ne sait à quel point.

C'en était trop. Aidan avait besoin de parler à quelqu'un d'autre que son lir. Tout le monde lui affirmait que cela lui ferait du bien. Il n'en était pas persuadé, mais il pouvait toujours essayer.

— Je parle aux dieux, su'fali. Au dieux, et aux Mujhars morts. Il y a dix jours, j'ai rencontré Karyon. Et un peu avant, Shaine.

— Shaine, répéta Ian, cessant de caresser la fourrure de Tasha.

— Le père du qu'mahlin, oui. Et le Chasseur. L'émanation du dieu. On pourrait prétendre que ma chute de cheval m'avait brouillé l'esprit, et que j'ai rêvé tout ça. Mais cela n'explique pas Karyon. Il était aussi réel que vous et moi. Il remplissait la salle d'apparat par sa seule présence, même s'il est mort depuis de nombreuses années, j'ignore d'ailleurs combien.

— Soixante-six, murmura Ian. N'as-tu rien retenu de tes leçons ?

Aidan regarda son oncle. Il souriait légèrement, l'air serein.

— Vous me croyez ?

— A ma connaissance, tu n'as jamais menti.

— J'ai vraiment vu Karyon ! Je lui ai parlé !

— Qu'avait-il à te dire ?

Aidan s'attendait à tout, sauf à cette calme acceptation.

— Vous le connaissiez, n'est-ce pas ? demanda-t-il soudain.

— Karyon ? Si on peut dire. J'avais quatre ans quand il est mort.

— Il a été tué.

— Après une bataille, oui. Par Osric, le roi d'Atvia. Il y a bien longtemps.

— Comment était-il ?

— Je croyais que tu l'avais rencontré il y a dix jours ?

— Oui. Mais comment saurais-je s'il s'agissait vraiment de lui ? Vous l'avez vu en personne...

— C'était ton arrière-arrière-grand-père. Je me souviens de bien peu de chose, car j'avais trois ans quand je l'ai vu pour la dernière fois. C'était un géant portant des vêtements de cuir et une cotte de mailles. Il était homanan, d'aspect comme de manières. Tout Mujhar qu'il fût, on m'a toujours appris que son sang était différent du mien. Ma jehana y a veillé.

— Vous étiez parents, pourtant.

— Oui. Ma grand-mère était sa cousine. Mais j'étais surtout le fils bâtard de la maîtresse cheysulie de Donal.

Les Homanans n'approuvaient pas ; ils savaient que Donal était destiné à épouser la fille de Karyon.

— Aislinn.

— Aislinn d'Homana, oui. Ma jehana était elle-même à demi homanane, mais elle avait horreur de cette partie de son héritage. Je l'ai souvent entendue demander aux dieux de vider ses veines du sang homanan... Chaque fois que mon père quittait la Citadelle pour retourner à Homana-Mujhar ! Elle a fini par répandre volontairement son sang, homanan comme cheysuli, dans la Citadelle située au-delà de la rivière DentBleue.

Aidan ne dit rien. Il connaissait les faits, ceux-ci lui ayant été enseignés lors de son enfance. Mais entendre raconter l'histoire par Ian la rendait plus vivante et plus réelle. Son grand-oncle avait connu tous ces gens, Karyon, Donal, Finn, et même Alix, qui était à l'origine de la résurgence du Sang Ancien, grâce au fils qu'elle avait donné à Duncan.

Aidan ne s'attarda pas sur ces considérations. Pour lui, les émotions restaient des entités tangibles. Il perçut chez Ian de la honte, du regret et du chagrin mêlé à de l'amertume.

— Su’fali, dit-il doucement, cela vous poursuit toujours ?

Ian sursauta.

— Votre jehana s'est tuée. Elle a déshonoré son nom. Sa rune de naissance a été rayée du livre des générations. Mais cela ne détruit pas le souvenir d'une mère dans l'esprit de son fils.

— Non, dit Ian d'une voix rauque.

— Vous pratiquez le ïtoshaa-ni une fois par an...

— Cela me regarde, coupa Ian.

— Je pense qu'il n'est pas bon pour un homme d'endosser des responsabilités qui ne sont pas les siennes...

— Et tu crois que c'est pour ça que j'effectue le rituel ? Tu ne sais pas tout, en dépit de ton don.

— Peut-être pas. Mais je suis persuadé que c'est en partie la raison. Je sais qu'il y a aussi le problème de ce que Lillith vous a fait, et de ce que la fille née de votre union charnelle est devenue.

Ian reboucha l'outre d'un geste brusque.

— Ces choses sont privées !

— Comme ce que j'éprouve. Pourtant, tout le monde veut savoir.

— Oui, dit Ian après un long silence. Tout le monde veut savoir.

— Mais quand on aborde le sujet tabou, chacun se détourne.

Ian ne répondit pas.

— L'idée qu'un guerrier cheysuli couche avec une Ihlinie fait frémir tout le monde.

Aidan sentit de l'amertume et de la colère dans l'esprit de Ian.

— Nous avons peu de raisons de penser qu'une telle union soit bénéfique, dit-il. La fille à qui j'ai donné naissance est une abomination.

— Et cette enfant a ensuite porté la fille de mon père... Tout ça est banal. Des enfants naissent et...

— Mais ce ne sont pas des Premiers Nés. Maintenant plus que jamais, nous devons être vigilants. Les Ihlinis ont prouvé qu'ils savaient nous manipuler et qu'ils ont le pouvoir d'altérer la prophétie. Aidan, si un enfant du Lion engendre un héritier pour le Seker, tout sera perdu. Tout.

— Ne vous inquiétez pas à mon sujet, su'fali dit Aidan. Je vais sans doute me marier, mais mon épouse ne sera pas ihlinie.

— Il est dangereux d'être trop sûr de soi.

— C'est exact. Même si je me trompais, les dieux s'occuperaient d'arranger les choses.

— Ne...

— Alliez-vous suggérer que je ne devrais pas faire une telle confiance aux dieux ? Ce serait une hérésie, su'fali !

— Ce n'est pas un sujet de plaisanterie, Aidan, dit sèchement Ian. Nous avons voué nos vies à la prophétie, et notre honneur aux dieux...

— Moi, je leur parle, fit Aidan. A l'un d'entre eux, en tout cas.

— Aidan...

— Le destin, déclara Aidan. Le mot homanan pour tahlmorra. Rien de ce que je ferai n'y changera quoi que ce soit.

— Mais il peut être changé. Par moi, par toi, par...

— ... les Ihlinis ? Ils essaieront, je n'en doute pas. Peut-être gagneront-ils. Les dieux nous ont donné à tous le libre arbitre.

Ian le regarda, démonté.

— Cela n'a-t-il aucune importance à tes yeux ?

Aidan soupira. Une grande lassitude s'emparait de lui.

— Je vous assure que ça compte pour moi. Mais, quant à savoir si cela fera la moindre différence...

Il se laissa aller contre sa selle, trop fatigué pour rester éveillé.

— ... Il faudra attendre et voir venir.

La journée était chaude et lumineuse. Ils chevauchèrent dans un silence plutôt agréable. Vers midi, Ian arrêta son cheval en haut d'une colline.

— Voilà, dit-il. Nous sommes en Solinde.

— Comment pouvez-vous le savoir ? Ces lieux ressemblent à Homana...

— Pourtant, dit Ian, en dépit des similitudes, il y a une différence. Comme entre les gens.

Aidan ne répondit rien.

— Dans combien de temps atteindrons-nous Lestra ?

— Six jours, environ. Je ne suis pas sûr. La seule fois que je suis venu, c'était sous ma forme-lir. Cela perturbe le sens des distances.

Aidan resta silencieux un long moment. Puis il se détendit et leva les bras au ciel.

— Dieux ! Enfin, je peux respirer tranquille !

— Etait-ce si difficile pour toi, à Homana ? demanda Ian à voix basse.

Aidan n'avait pas envie d'en discuter. Il voulait préserver son sentiment de liberté.

— Pas tout le temps. Mais peu importe, désormais ! Je ne suis plus à Homana, pourchassé par des dieux et des fantômes. Je vais commencer une nouvelle vie... Trouver une cheysula ! Avec ses quatre filles, Hart doit avoir envie de petits-fils.

— Hart n'a envie de rien sinon de faire des paris, dit Ian d'un ton amusé.

Lir, dit Teel. Un orage approche.

— Un orage ? Je n'ai jamais vu une si belle journée !

Regarde derrière toi. L'horizon est noir

Aidan se retourna. Il en resta bouche bée.

— D'où sort cette tempête ? fit-il.

— Tasha dit aussi que..., commença Ian. (Il s'interrompit en regardant le ciel.) Nous ferions mieux de filer d'ici !

Aidan regarda la tempête qui arrivait d'Homana. Devant eux, Solinde était baignée de soleil.

— Comment échapper à ça ? demanda Aidan.

— En essayant ! cria Ian avant de talonner son cheval.

Aidan regarda l'orage un bref instant. Il avait du mal à y croire, car l'endroit où il se tenait était encore inondé de soleil.

Puis la clarté diminua.

Aidan se lança à la suite de Ian.

— Il n'y a pas le moindre abri ! cria Aidan à son oncle.

— Suis-moi ! répondit Ian, continuant sa course.

Aidan se pencha sur l'encolure du cheval. Il se souvint du dernier orage que le cheval et lui avaient affronté et qui s'était terminé en désastre.

Il craignait que cela ne se passe pas mieux cette fois. Aucun arbre en vue. Et la plaine était peut-être dangereuse... Un cheval tombant en pleine fuite pouvait se briser le cou...

Ou briser celui de son cavalier..

Aidan jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Le ciel était d'un noir d'encre. Il ne voyait plus l'horizon.

— Teel ! cria-t-il. Lir !

Je suis là, dit le corbeau. Le vent mébouriffe les plumes.

Aidan aperçut le corbeau au-dessus de lui, luttant contre la tempête.

Nous avons besoin d'arbres. Ou d'une ferme...

Trop tard ! cria Teel.

Le rideau d'obscurité les rattrapa, les enveloppa et transforma le jour en nuit.

Le cheval haletait. Le vent froid et humide fouettait l'animal et son cavalier.

— Su'fali ! cria Aidan. Nos bêtes ne peuvent pas courir éternellement !

Le premier éclair frappa le sol devant eux, ouvrant une large crevasse. La lueur aveugla Aidan ; le roulement du tonnerre fit vibrer ses tympans.

Le hongre hennit et tenta de partir au galop. Aidan le retint, se servant de toute la force dont il disposait. Un homme jeté à bas de son cheval dans une telle tempête était probablement condamné.

— Teel ! cria Aidan. Su'fali !

Le vent couvrit le son de sa voix.

Un éclair frappa de nouveau le sol devant lui. L'air crépita. Aidan eut juste le temps de voir le cheval et son cavalier tomber à terre.

— Ian ! cria Aidan. Non, pas lui !

Le hongre rua, paniqué.

— Attends, maudite rosse ! beugla le jeune homme.

Le cheval jeta Aidan au sol et partit au galop dans les ténèbres.

L'atterrissage fut rude. Malgré un bras endolori, Aidan se releva. Il chercha son grand-oncle. Il ne pouvait pas être loin...

Teel ! Où est-il ? Demande à Tasha.

A six pas devant toi, dit la voix du lir, dénuée de son ironie coutumière.

Aidan avança à tâtons et faillit trébucher sur Tasha, couchée à côté de Ian.

— Su'fali?

Pas de réponse.

— Dieux, non ! Je vous en prie, je ne veux pas que vous soyez mort...

— Je ne le suis pas, dit une voix vibrant de douleur. Mon cheval... Dans quel état est-il ?

La bête était encore debout, mais sur trois jambes. Un de ses antérieurs pendait lamentablement.

— Il a une jambe cassée, dit Aidan. Et vous, su'fali ? Comment vous sentez-vous ?

— Cassé, aussi, dit le Cheysuli avec un faible sourire. La hanche, je pense. Le cheval est tombé et j'ai été pris sous lui.

Aidan entreprit de défaire la ceinture de Ian.

— Harani, occupe-toi d'abord du cheval. C'était une bonne bête. Il mérite une mort honorable.

Aidan alla près du cheval.

La tâche ne fut pas aisée. Aidan aimait les chevaux, comme son père. Mais une jambe cassée équivalait à une sentence de mort.

Grâce à son don érinnien, il sentit l'étonnement douloureux du cheval quand il essaya de marcher.

Il ôta la selle et les sacoches et caressa le cou de l'animal.

— Shansu, dit-il doucement. Les dieux prennent soin des leurs.

Puis il sortit son couteau.

Il revint vers son oncle les mains humides de sang, et s'agenouilla près de lui.

Tasha gronda.

— Shansu, répéta Aidan, effleurant l'épaule du lir.

Ian avait fermé les yeux. Sous la lumière crue des éclairs, son visage accusait la fatigue de l'âge.

— Su'fali, que dois-je faire ? Si j'essaie de vous transporter, je risque d'aggraver votre blessure. Dieux, que faire ?

Les yeux de Ian se rouvrirent.

— Les os deviennent fragiles avec le temps. Il y a dix ans, je me serais tiré d'une telle chute avec des bleus, sans plus.

Aidan essaya de sourire parce qu'il sentit que son oncle le souhaitait.

— Comment puis-je vous aider ?

— Sers-toi des atouts de ta race, de ton sang...

— La magie de la terre, comprit Aidan. Mais... Je n'ai jamais essayé... Je ne sais pas comment m'y prendre !

— Demande à la terre, dit Ian. Tu es cheysuli, elle te répondra...

Aidan leva les yeux, cherchant la forme noire de son lir dans le ciel plus noir encore.

TeeL.

Pourquoi te dirais-je autre chose ? Utilise les dons qui sont ceux de ta race.

— Dieux, murmura Aidan, donnez-moi le temps...

Tu le gaspilles, fit remarquer Teel. Les vieillards peuvent mourir de ce genre de blessure.

Les vieillards, pensa Aidan. Il regarda son grand-oncle, qui avait connu Karyon.

A côté de lui, Tasha grondait et s'agitait. L'orage continuait avec une violence redoublée.

— C'est le moment, dit Aidan en enfonçant les doigts dans la terre. Voyons ce qu'un Cheysuli peut faire avec l'aide des dieux... La foudre tomba une troisième fois. Sur lui.