CHAPITRE IX

Aidan était devant une porte, qui s'ouvrit silencieusement.

— Entre, dit la femme en lui posant une main sur le bras.

Elle l'attira à l'intérieur de la ferme sortie du néant. La petite pièce était chaude et confortable et sentait la laine. Aidan vit trois chats : un noir près du foyer, un brun sur un tabouret, et un tigré aux pattes blanches couché dans la pile de fils gris et marron jetée sur le sol. Au centre de la pièce trônait un métier à tisser.

— Tout ira bien pour Ian, dit la femme. Ne t'inquiète pas.

Petite et frêle, elle n'avait rien de remarquable. Les cheveux gris, les yeux bleus et le visage usé par l'âge auraient pu être ceux de n'importe quelle fermière.

Aidan sortit de sa torpeur.

— Ma dame, je n'ai pas le temps... L'orage... Et mon su’fali...

— Tu as tout le temps que je te donnerai. C'est moi qui ai envoyé l'orage.

— Vous ? Mais... Ian est blessé...

— Il peut être guéri.

Poussant le chat du tabouret, elle s'installa devant le métier à tisser. Le petit félin sauta dans son giron et se rendormit.

Puis la femme prit la navette.

Aidan comprit que toute impatience serait inutile.

— Quel est votre nom, ma dame ? demanda-t-il. Le premier se nommait le Chasseur.

— Tu peux m'appeler la Fileuse. Viens voir mon ouvrage, Aidan. Observe les couleurs.

Il obéit. Sidéré, il se souvint de la foudre. Il avait déjà rencontré Shaine, Karyon et un dieu. Maintenant, c'était une déesse.

— Teel, murmura le jeune homme.

Il ne le trouva pas dans le lien mental.

— Teel est très patient, dit la femme. Viens regarder les couleurs de mon ouvrage.

Il regarda, vaguement conscient de la chaleur de la ferme, du ronronnement des chats et de l'odeur de la laine fraîchement filée.

Il n'aurait pu donner le nom des couleurs. Jamais il n'avait vu un tel éclat ni un tel chatoiement.

La Fileuse actionnait sans relâche la navette, utilisant les fils gris et bruns qui jonchaient le sol. Aidan trouva dommage de gâcher l'ouvrage en y mélangeant des fils ternes.

Puis il vit ce qui se passait. Les couleurs venaient de la femme. Chaque fois qu'elle ajoutait un fil à son ouvrage, une teinte apparaissait.

— Tu dois faire quelque chose, dit-elle d'une voix tranquille. Une tâche d'une grande importance. Mais nous ne sommes pas sûrs que tu la mèneras à bien. Nous avons donné le libre arbitre aux humains. Même les dieux ne peuvent pas forcer à entendre ceux qui décident de ne pas écouter. Nous rendons les choses plus faciles ou plus difficiles. Les humains font leur choix. (Elle immobilisa sa navette.) Regarde les couleurs. Dis-moi ce que tu vois.

— Un homme. Et une chaîne. La chaîne est autour de lui. Elle est faite d'or, celui des dieux. Un des maillons est défectueux. La chaîne est destinée à se briser.

— Parfois, dit doucement la Fileuse, il y a de la force dans la faiblesse.

Il lutta contre l'envie de s'enfuir.

— Vais-je échouer ? Suis-je le maillon défectueux ?

— Il n'est pas donné à tous les hommes de réussir. Quant à toi, je ne saurais dire. Tu n'es qu'au début de ton chemin.

— Et ma tâche ?

— Le moment n'est pas encore venu de prendre ta décision.

— Mais... Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi l'orage ? Ian?

— Parce que tu es censé entreprendre ce voyage seul.

— Par les dieux, commença-t-il. (Puis il s'interrompit, frappé par l'humour involontaire de son exclamation.) Pardonnez-moi, mais je pense qu'il n'était pas nécessaire de lui faire du mal. Ian est un Cheysuli dévoué...

— Il sera récompensé. Tu dois faire ce voyage seul.

— Vous auriez pu me le demander...

— Trop souvent, les hommes ignorent ce que les dieux demandent. Viens, regarde les couleurs. Dis-moi ce que tu vois.

Les couleurs s'étaient ternies, à part celle de la chaîne. Il tendit la main, s'attendant à trouver de la laine, et rencontra le métal d'un maillon. Surpris, il le laissa tomber.

Puis il le ramassa. Il était intact.

Aidan ouvrit sa ceinture et accrocha le nouveau maillon à côté de l'autre.

Ils tintèrent harmonieusement.

Il regarda de nouveau la tapisserie, dont les couleurs semblaient avoir pâli.

— Quel tahlmorra tissez-vous pour moi ?

— Tu tisseras ton propre tahlmorra, Aidan. Je te l'assure.

— En suis-je digne ?

— Peut-être. Peut-être pas.

Aidan ferma la main autour des maillons, sentant le métal s'enfoncer dans sa chair.

— Vais-je passer ma vie ainsi ? demanda-t-il d'une voix irritée. Emmené je ne sais où pour échanger des paroles obscures avec des dieux et des déesses ? Destiné à une mystérieuse tâche que je devrai accomplir sans jamais demander d'explication ? Savez-vous ce que c'est d'être pris pour un fou par tous ceux que vous connaissez ?

Un instant, il eut honte de son éclat, puis il comprit qu'il avait été nécessaire.

S'il avait gardé ces choses à l'intérieur de lui-même plus longtemps, il aurait été en danger de perdre son équilibre.

Et qu'était un Cheysuli sans cet équilibre ?

Les dieux nous ont faits ainsi. Ils nous ont donné le don de la métamorphose avec la conscience que la perte de l'équilibre revient à la perte de soi.

— Le savez-vous ? répéta-t-il.

— Sais-tu ce que c'est de devoir ignorer les prières et laisser un enfant mourir, tandis que ses parents supplient qu'on le garde en vie ?

— Pourquoi rejeter les supplications de ces gens ?

— Parce qu'il arrive que la plus grande force émerge de la plus grande souffrance.

— Mais un enfant...

— Toute chose a une raison. Le monde est complexe. Ses différentes parties sont difficiles à discerner, même pour ceux qui ont des yeux. Les humains sont aveugles.

Ce n'était pas suffisant pour Aidan, qui en avait assez des paroles obscures.

— Je crois...

La fileuse l'interrompit.

— Certains voient plus de choses que d'autres. Toi, par exemple. C'est pour cela que nous t'avons confié cette tâche. Mais si tu la voyais dans sa totalité, tu deviendrais réellement fou.

— Dans ce cas, le tahlmorra n'a aucune influence sur la façon dont nous menons notre vie.

— Le destin est en toutes choses. Les gens choisissent de ne pas le voir. Si personne ne mourrait jamais, la Roue de la Vie cesserait de tourner.

— Le sang lui sert de lubrifiant, dit Aidan amèrement.

— La Roue de la Vie doit tourner.

— Si elle s'arrêtait, mourriez-vous ? Les dieux disparaîtraient-ils ?

— Nous disparaissons chaque jour...

— Que dois-je faire ? demanda Aidan, envahi par un sentiment d'impuissance. Vous me confiez une tâche dont vous refusez de me révéler la nature. Est-ce ainsi que la Roue tourne ?

— Est-il cruel d'empêcher une petite fille de sauter d'un rempart parce qu'elle croit qu'elle pourrait voler ?

— Si l'enfant est cheysulie, elle en a peut-être la capacité, dit Aidan, ironique. Mais vous rendez tout noir et blanc...

— Les choix sont souvent noirs ou blancs.

— Et les subtilités ? Les nuances de gris ?

— Pour un homme qui ne se soucie de personne, il n'existe pas de subtilités, ni de compassion.

— Cela me dépasse, dit Aidan, découragé.

— Tout le monde est concerné. Les résultats sont parfois mauvais, mais chacun affronte cette épreuve. Tout homme fait des choix.

C'était trop. Il se sentait incapable de comprendre.

— Je dois y aller, marmonna-t-il. Ian... Je dois m'occuper de lui...

La porte s'ouvrit.

— Va, dit la Fileuse.

Aidan était allongé sur le sol, sonné par l'impact de la foudre.

Ses oreilles bourdonnaient et sa tête lui donnait l'impression d'avoir été bourrée de coton.

Tous les poils de son corps étaient hérissés.

Il se leva péniblement, crachant du sang et de la poussière.

Des maillons tintèrent à sa ceinture.

Les maillons ?

Aidan les toucha. Puis il regarda Ian.

— J'ai tout vu, haleta Ian. La foudre a frappé... Tu as été enveloppé de lumière. Quand la clarté s'est dissipée, tu avais disparu.

Aidan trembla. Le choc et la fatigue le rattrapaient.

— Vous ne croiriez jamais... à ce qui est arrivé.

— Aidan, tu as été frappé par...

— Vous ne croirez jamais ce que j'ai vu !

Ian saisit le cou de Tasha.

— Tu ne croirais jamais ce que j'ai vu !

Aidan tenta de contenir un rire nerveux. Il se sentait bien trop près du bord du précipice.

— Oh, su’fali, si seulement je pouvais vous raconter... Mais elle a promis que vous guéririez.

— Qui ? demanda Ian, les yeux écarquillés.

Aidan s'agenouilla à côté de Ian.

— Puis je dois faire quelque chose. Elle m'a confié une tâche...

Ian ne répondit pas.

— Elle a dit que vous seriez guéri. C'est donc à moi de le faire. Mais je ne sais toujours pas comment m'y prendre.

— Dieux, fit Ian, pas étonnant qu'on murmure des choses à ton sujet...

— Il vous faudra rentrer, su'fali. Je dois continuer seul.

Ian ferma les yeux.

Son lir gronda.

Teel ? appela Aidan.

Il suffit de demander, répondit la voix amusée du corbeau.

Aidan demanda et tout lui fut accordé.