CHAPITRE PREMIER
La ville de Lestra, à l'inverse de Mujhara, avait été bâtie sur une série de collines dont aucune n'était plus haute que sa voisine. Cela donnait quand même à la cité un aspect en escalier très particulier.
Aidan demanda plusieurs fois la direction du palais, désespérant de jamais trouver le chemin de la demeure de son su’fali.
Veux-tu que je te dise où il est ? demanda Teel d'une voix acerbe.
Aidan finit par accepter.
Tu n'aurais aucun mal à t'orienter, si tu renonçais à ce stupide animal. Pourquoi chevaucher quand tu as la possibilité de voler ?
J'aime chevaucher. De plus, Ian a refusé de prendre mon cheval à la place du sien.
Et il est rentré sous sa forme-lir, comme tout Cheysuli raisonnable.
Aidan esquissa un sourire sans joie.
Je suis ce que tu as fait de moi.
Je n'ai rien « fait ». Je me suis lié à toi, c'est tout, afin de t'offrir l'aide dont tout guerrier a besoin. Mais tu es trop têtu pour accepter les conseils de quiconque, que ce soit un dieu ou un lir.
Teel partit. Il revint vite et montra le chemin à Aidan.
Quand le jeune homme tenta de donner son nom et son titre à l'entrée du palais, le garde lui fit simplement signe d'entrer. Sidéré, il pénétra dans la cour intérieure sans que personne lui demande de comptes.
Les Solindiens semblent très accueillants, fit remarquer Teel.
Mon su'fali n'est pas solindien, comme tu le sais. Pourrais-tu essayer de prévenir Rael à travers le lien mental ?
Inutile, dit le corbeau.
Mais si j'étais un ennemi...
Ce n’est pas le cas.
Arrivé devant la porte du palais, Aidan se tourna vers le corbeau, perché sur le toit dans la chaleur estivale.
Viens-tu avec moi ?
Plus tard. Pour le moment, je préfère rester au soleil.
Aidan entra et attendit un moment, que des serviteurs accourent. Personne ne vint.
Il avança dans des corridors vides, ouvrant des portes sur son chemin. Toutes les pièces étaient désertes.
Soudain une voix jeune et haut perchée retentit.
— C'est à moi qu'il a fait les yeux doux, Cluna. Il ne t'a même pas regardée !
— Tu crois ça ? Pourquoi s'occuperait-il de toi quand je suis là ? Tu prends tes désirs pour des réalités.
— II me préfère, je le sais ! Il me donne toujours des friandises quand il me rencontre.
— Ce n'est pas à ça qu'on juge un homme, Jennet. Ce sont ses paroles qui...
Les deux jeunes filles tournèrent le coin du couloir et virent Aidan.
— Oh ! firent-elles à l'unisson.
Elles le regardèrent, arrivant rapidement à la conclusion qu'il n'était pas un serviteur.
— Cluna et Jennet, dit-il. Laquelle de vous est laquelle ?
Deux paires d'yeux bleus étincelèrent.
— Celle que nous choisissons d'être.
— Une devinette ?
Elles hochèrent la tête et attendirent.
Les deux jeunes filles étaient identiques. Toutes les deux blondes aux yeux bleus, elles avaient des formes délicieusement pleines. Leurs vêtements se ressemblaient, mais l’une portait du mauve et l'autre du bleu pâle. Pour la première fois de sa vie, Aidan utilisa le kivarna érinnien pour répondre à la question.
— Vous êtes Jennet, dit-il à la jeune fille en mauve, et vous, Cluna.
— Personne n'a jamais su nous distinguer l'une de l'autre à la première rencontre ! s'exclama Cluna.
— Comment avez-vous fait ? demanda Jennet.
— C'est simple. Vous vous ressemblez beaucoup, mais deux personnes ne sont jamais identiques. Vous réfléchissez différemment et vous éprouvez des émotions distinctes.
Cluna secoua la tête.
— Personne d'autre ne pense comme vous.
— Parce que peu d'êtres ont un vrai jumeau, comme vous. Mais les gens s'attendent à ce que vous soyez identiques. Ils ne vous donnent donc pas la possibilité d'être des individus.
— Il a compris ! s'écria Cluna.
— Votre lir vous a-t-il raconté ces choses ? demanda Jennet.
— Non. Pour le moment, il est dehors, à se dorer au soleil.
— Comment avez-vous su ?
— Je comprends les émotions, dit Aidan, renonçant à expliquer son don.
— Seriez-vous Aidan ? s'écria Cluna.
— Impossible, dit Jennet. Aidan est maladif. Il ne vivra pas, dit-on.
Aidan les regarda et soupira.
— J'ai été longtemps malade. J'ai même eu peur de mourir. Mais c'est terminé.
Jennet leva les sourcils.
— Ah bon. Alors, qui allez-vous épouser ?
— Jennet, tu ne peux pas lui demander ça ! s'exclama Cluna, horrifiée.
— Pourquoi pas ? Nous avons treize ans. On a déjà parlé de nous fiancer ici ou là. Homana a été mentionnée.
— Vraiment ? dit Aidan. Je pense que j'ai mon mot à dire sur la question.
— Je ne crois pas qu'on vous laissera faire. Les autres décident de la façon dont nous devons vivre. Cela les fait se sentir importants.
— Jennet ! cria Cluna.
Sa sœur ne se laissa pas démonter.
— Etes-vous venu chercher une épouse ? Comme n'importe qui peut le voir, nous avons l'âge de nous marier, et nous sommes d'excellente famille...
— Mais tes manières laissent beaucoup à désirer, dit une nouvelle voix.
Une jeune femme avança vers le groupe.
— Je vous ai entendues criailler depuis mes appartements. Ce n'est pas ainsi que notre mère souhaite que vous vous comportiez. Vous êtes des princesses, pas des gamines des rues. Jennet, n'as-tu aucun sens commun ? Tu t'adresses à un étranger de manière incorrecte... (Elle se tourna vers Aidan.) J'espère que vous leur pardonnerez de s'exprimer trop librement. Jennet a déjà perdu plus d'un ami à cause de ses paroles hardies.
— Ce n'est pas un étranger, c'est notre cousin, dit Jennet.
La jeune femme se tut. Aidan la regarda. Elle était très différente de ses sœurs. Il la reconnut en se souvenant de descriptions. Il s'agissait de Blythe, l'aînée des filles de Hart, de quelques mois plus jeune que lui.
Il y avait peu de Solinde en elle. Son visage et son teint étaient cheysulis, même si elle avait les yeux bleus.
Et elle était splendide.
Elle valait la peine de venir ici, se dit Aidan.
Puis il se força à penser à autre chose. Il avait passé trop de temps avec des femmes de petite vertu. Mais cette dame n'était pas du même niveau.
— Etes-vous vraiment Aidan ? demanda-t-elle.
— Oui. J'espère que vous m'excuserez d'arriver sans être annoncé. Mon jehan a pensé que Hart ne me rejetterait pas.
— Bien sûr que non ! Soyez le bienvenu à Lestra. Mais promettez-moi que vous pardonnerez leur impertinence à ces petites commères.
Il l'assura de son indulgence.
— Etes-vous venu chercher une épouse ? lâcha Jennet.
— Jennet ! Crois-tu qu'Aidan ait fait tout ce chemin pour ça ?
Aidan ouvrit la bouche, la referma et se gratta la tête d'un air pensif.
— Tu vois ? fit Jennet.
— Etes-vous venu pour ça ? demanda Blythe.
— Tu as envie de savoir autant que nous, triompha Jennet.
Aidan garda un ton neutre.
— Il y a certaines possibilités...
— Reine d'Homana, dit Jennet.
— Pas avant des années, fit remarquer Cluna.
— Ça suffit ! ordonna Blythe. Venez avec moi. Aidan doit rencontrer notre jehan.
— Il joue au bezat avec Tevis, dit Jennet. Il nous a fait sortir quand Cluna a renversé la coupe contenant les pièces.
— Si tu n'avais pas posé la coupe si près du bord..., commença Cluna.
— Peu importe, dit Blythe. Suivez-moi. Aidan, voulez-vous nous accompagner ? proposa-t-elle avec un sourire éblouissant.
Même s'il l'avait voulu, Aidan n'aurait pas pu refuser.