CHAPITRE VII

Le palais était en émoi quand Aidan y arriva. Il crut d'abord que c'était à cause de Cluna. Puis il découvrit rapidement qu'Ilsa était en travail.

Une nourrice se chargea de Dulcie. Elle lui dit de se rendre immédiatement au solarium du prince, où se trouvaient Hart, Tevis et Blythe.

Hart avait l'air fatigué.

— Comment va Cluna ? demanda Aidan.

— Bien. Elle est au lit avec un peu de fièvre, mais ça passera.

— Et la reine ?

— Il y en aura pour des heures. A part Blythe, toutes les autres naissances ont été difficiles.

Tevis se leva et servit une coupe de vin à Aidan, le regardant dans les yeux.

Il se demande si je dirai quelque chose à Hart.

Aidan soupira. La situation ne lui plaisait pas, mais il jugea inutile d'ajouter aux soucis de Hart. Il fit un signe discret à Tevis. Celui-ci sourit à Aidan, puis se tourna vers Hart.

— Mon seigneur, je dois vous avouer quelque chose. J'aime et j'honore Blythe, mais je ne suis pas l'homme que vous pensiez...

— Tu veux dire que tu convoites le trône de Solinde ?

— Mon seigneur... Vous saviez ?...

Blythe laissa échapper un petit cri.

— Oui. Depuis un moment... Tu n'es pas le premier, et tu ne seras sans doute pas le dernier : j'ai trois autres filles.

— Mais... si vous étiez au courant...

— Pourquoi t'ai-je permis de rester ? Parce que Blythe t'aime, et que je pense que tu l'aimes aussi, à ta façon. Pourquoi m'opposerais-je à votre bonheur, simplement parce que tu es ambitieux ? De plus, si tu avais un jour envie de te retourner contre moi, Blythe ne te soutiendrait pas. Tu n'aurais plus rien, comme Dar avant toi... Si la reine ne me donne pas un fils, tu obtiendras ce que tu désires.

Tevis ne dit rien.

— En revanche, reprit Hart, si Ilsa accouche d'un garçon, il aura plus de droit au trône que ta lignée. De toute façon, tu ne seras jamais roi. Mais ton fils pourrait l'être... Si tu épouses Blythe, tu resteras ici, après m'avoir juré allégeance.

Tevis s'agenouilla devant Hart.

— Mon seigneur, je vous ai fait du tort.

— Tu m'as sous-estimé, c'est tout. Tu n'es pas le premier, non plus !

Aidan sourit.

Moi aussi, je vous ai sous-estimé, su'fali. Tevis sera un bon exemple pour tous les autres...

— Relève-toi. Tu me prêteras serment une autre fois. Je crois que Blythe et toi avez des choses à discuter. En privé.

Tevis regarda Blythe.

— Veux-tu venir avec moi ?

— Oui. Et nous allons parler. De tout ! cracha la jeune femme.

Elle sortit, Tevis sur les talons.

— Je le fais surveiller depuis le début, dit Hart à son neveu. Je ne commettrai pas la même erreur qu'avec Dar, que je n'ai pas pris au sérieux. Tout ce que fait Tevis m'est rapporté.

— Vous avez fait preuve de prudence, su’fali.

— Pourtant, tu penses que j'aurais été mieux inspiré de donner ma fille à un homme plus apte à monter sur le trône de Solinde, n'est-ce pas ?

— J'aurai un jour le trône du Lion. Je n'ai nul besoin d'un autre, dit Aidan.

Il s'assit en face de Hart, devant la coupe contenant les pièces du jeu de bezat.

Hart tira une pièce et la posa devant Aidan. Puis il la retourna.

Elle était lisse des deux côtés.

— Bezat, dit Hart. Tu es mort.

Aidan posa sa coupe de vin.

Soudain, il n'avait plus envie de jouer...

Plusieurs heures plus tard, Aidan somnolait en compagnie de Hart quand un serviteur vint murmurer quelque chose à l'oreille de son maître.

Le prince de Solinde se leva d'un bond et cria à Aidan qu'il avait un fils.

Hart quitta la pièce avant que son neveu ait vraiment compris ce qui se passait.

Il rejoignit les autres membres de la famille dans l'antichambre des appartements d'Ilsa. Blythe ne se tenait pas à côté de Tevis, mais près de la porte. Cluna était absente, sans doute alitée, mais Jennet était là, les mains serrant le tissu de sa robe de chambre.

Aidan sut aussitôt ce qu'elle ressentait. Il l'attira à l'écart.

— Viens. Ça te fera du bien d'en parler.

Jennet poussa un soupir.

— Je suis contente qu'il y ait un héritier pour le prince de Solinde.

— Mais tu penses que sa présence te privera de l'affection de ton jehan.

Les lèvres de la gamine tremblèrent.

— Oui... Blythe a toujours été sa favorite... Et maintenant, il a un fils... Il n'y aura plus de place pour Cluna et pour moi.

— Tu lui as demandé ?

— Inutile ! Je le sais.

La petite n'étant pas érinnienne, elle n'avait pas de kivarna. Aidan sentit seulement en elle la peur et la solitude.

— Ton jehan sera blessé que tu penses ça de lui sans preuve.

— Mais... si c'était vrai ?

— Je t'assure que non, Jennet. Sur la vie de mon lir. Tu sais qu'un tel serment ne se prête pas à la légère.

Elle le savait, mais sa détresse ne diminua pas.

— Tu es assez âgée pour comprendre que le royaume a besoin d'un héritier. Mais les princesses aussi sont importantes. Solinde a besoin de vous.

— Parce que jehan peut nous marier pour entrer dans les bonnes grâces d'autres royaumes...

Son amertume surprit Aidan.

— Quelqu'un te l'a dit ?

— J'ai entendu Blythe en parler à Tevis. Elle était en colère. Je ne comprends pas... Elle a toujours voulu épouser Tevis, et maintenant...

— Elle ne veut plus ?

— Si... Elle lui a promis qu'elle l'épouserait, parce qu'ils avaient fait en sorte que ce soit inévitable. Je n'ai pas compris ce qu'elle voulait dire.

Aidan pensa que cela valait mieux.

— Tu n'as pas à t'inquiéter. Je t'assure que personne ne te forcera à épouser un homme dont tu ne voudrais pas. Quant au petit prince... Je ne te mentirai pas, Jennet. Au début, tu auras l'impression que ton jehan ne s'intéresse plus à toi. Mais cela passera. Personne ne peut prendre ta place dans son cœur, car personne d'autre n'est toi.

— Tu me le jures ? Sur la vie de ton lir ?

— Je te le jure.

Hart sortit de la chambre d'Ilsa.

— Solinde a un prince, dit-il avec fierté. Et une reine en bonne santé !

Jennet se jeta dans ses bras. Il éclata de rire. La petite se blottit contre lui, redevenue une enfant en sécurité près de son père.

Le regard d'Aidan croisa celui de Tevis. Le jeune homme sourit amèrement. Désormais, il n'avait plus aucune possibilité de placer son fils sur le trône, et il le savait.

Aidan regarda Blythe, puis contacta mentalement Teel.

Crois-tu que j'aie encore une chance avec elle ?

Blythe traversa la pièce et alla vers Tevis, qui posa ses mains sur les joues de la jeune femme.

Non, comprit Aidan.

Teel, qui savait tout, n'avait pas daigné répondre.