CHAPITRE IX
Aidan ne sentait rien sauf le froid. Il était mort, se dit-il, et pourtant il avait conscience d'exister.
Il gisait sur une barque qui flottait silencieusement dans les ténèbres, un linceul de soie couvrant son corps. Personne ne pleurait sa mort ni ne le veillait. Il était seul. Même son lir était absent.
Teel !
Il entendit l'eau frémir autour de la barque. Pensant d'abord qu'il avait imaginé le bruit, il s'aperçut bientôt qu'il était réel. Quelqu'un, ou quelque chose, approchait de lui.
Teel ?
Pas de réponse. Aidan n'éprouva aucune peur — les morts n'ont plus rien à craindre —, mais la curiosité le poussa à ouvrir les yeux.
Un Cheysuli monta dans la barque. Il portait le cuir et l’or-lir des clans. Aidan vit que l'homme était sec.
— Vous n'êtes pas venu à la nage ? demanda-t-il d'une voix rauque.
L'homme sourit.
— Si ! Mais où je suis, l'eau ne peut pas m'atteindre.
Aidan le regarda de plus près. Il vit l'épée à large lame dont la garde représentait le Lion d'Homana, et le rubis rouge sang incrusté dans le pommeau.
Aidan pensa aux deux maillons qu'il possédait. Deux Mujhars, Shaine et Karyon.
— Donal...
— Oui, dit le guerrier, souriant.
Aidan regarda de nouveau le rubis. L'œil du Mujhar...
— Niall m'a rendu mon épée, dit Donal.
— Il l'a jetée, objecta Aidan. Il est allé dans la Matrice de la terre et il l'a laissée tomber dans l'oubliette.
— Cette épée a été fabriquée pour moi par Hale, mon grand-père. Quand j'en ai besoin, elle répond à mon appel.
— Je n'ai pas rêvé d'une chaîne, cette fois. C'était toujours le cas, avant que je rencontre un Mujhar...
— En es-tu si sûr ?
Aidan baissa les yeux et vit la chaîne scintiller sur le catafalque. Parfaite, comme toujours.
Mortellement dangereuse...
Il faillit éclater de rire.
— Qu'êtes-vous venu me dire ?
— Rien. D'autres te parleront. Les dieux m'ont assigné une tâche différente.
— Laquelle ?
— Pour le moment, celle de timonier.
Donal leva son épée, qui changea de forme et se transforma en un bâton de timonier en or. Le rubis scintillait toujours à son sommet.
— Pour tenir l'Obscurité à distance, expliqua Donal. Ton voyage a été interrompu. Je suis ici pour te remettre sur le bon chemin.
— Alors, je ne suis pas mort ?
— Pas vraiment. Mais tu n'es pas en vie non plus. Disons que, pour le moment, tu es ailleurs. La mort est une chose naturelle. Mais parfois, les dieux font en sorte qu'un homme ne meure pas, parce qu'ils en ont l'usage.
— L'usage, dit Aidan amèrement. Un terme de poids, n'est-ce pas ?
— Comme presque tous les mots. Ils m'ont envoyé. Je suppose donc qu'ils ont des plans pour toi.
Aidan se souvint des paroles du Chasseur, de la Fileuse et des deux autres Mujhars.
— Vous ont-ils donné la permission de me révéler ces plans, ou dois-je deviner ?
Le soleil couchant illumina le visage de Donal. Aidan s'aperçut qu'il ressemblait beaucoup à son ancêtre, mais son sang érinnien avait atténué les traits et le teint typiques des Cheysulis.
J'aurais pu être comme lui, si ma lignée n'avait pas décidé de chercher des alliances extérieures...
— Il ne servirait à rien que je te donne les réponses, dit Donal. Les dieux connaissent les faiblesses des hommes. Ils attendent de voir s'ils seront fidèles à leur tahlmorra. Quel chemin choisiras-tu, Aidan ?
— Tous les Cheysulis obéissent à leur tahlmorra, dit Aidan. J'ai l'intention de faire de même.
Une intention qui lui sembla stupide, à cause des actions de Tiernan et des autres a'saii.
— Librement, ou parce que tu y es contraint par ton héritage ?
— Quel autre choix ai-je ?
— Nombreux sont les chemins qui s'ouvrent devant toi. Certains te sembleraient plus faciles que la voie que tu dois suivre. Peut-être haïras-tu les dieux avant la fin de ton temps sur cette terre.
— Je ne crois pas !
— L'innocence s'exprime parfois hâtivement.
Aidan fronça les sourcils, écœuré. Cet ancêtre mort tenait un discours aussi obscur que les précédents.
— Vous êtes mon arrière-grand-père, dit Aidan.
— C'est exact.
— En tant que tel, je vous demande de me faire une faveur. Dites-moi ce que je dois faire. Ce que je vais devenir.
— Je ne peux pas te dire ce que tu dois faire. Les dieux me l'interdisent. Mais j'ai le droit de te révéler qui tu dois devenir.
Il souleva la chaîne du bout de son bâton, redevenu une épée. Puis il la laissa tomber dans le giron d'Aidan.
— Tu dois devenir Aidan. Pas le prince Aidan, le fils de Brennan ou le petit-fils de Niall. Simplement toi-même.
— Comment puis-je ne pas être ce que je suis ? L'héritier de ma lignée ?
— C'est à toi de choisir.
— A moi... ou aux dieux ? fit Aidan en regardant la chaîne.
Mais quand il leva les yeux, Donal avait disparu.
Aidan se réveilla en sursaut. Il frissonna et ouvrit les yeux sur la vision du visage hagard de Hart.
— Sais-tu, dit son oncle après un long moment, que j'avais déjà préparé la lettre pour Brennan dans ma tête ? Mais l'idée de devoir l'écrire...
— Ce n'est plus nécessaire, fit Aidan d'une voix rauque. Combien de temps suis-je resté inconscient ?
— Quatre jours. Nous n'osions plus espérer... Comment avons-nous pu être aveugles au point de laisser ce monstre s'infiltrer en notre sein ? Dans le lit de notre fille ? Blythe dit qu'elle va se tuer. Que c'est la seule façon de se racheter... Mais j'espère qu'une fois le premier choc passé, elle se reprendra... Brennan et Ian ont bien survécu.
— Et Keely, ajouta Aidan en regardant autour de lui.
Personne d'autre que Hart ne se trouvait dans la chambre d'ami qu'on lui avait attribuée.
Teel ?
Je suis là. Repose-toi, lir.
Le corbeau était perché sur le toit du lit à baldaquin.
— Et l'Ihlini ? demanda Aidan.
— Il est parti. Comme le font souvent les siens, dans un halo de fumée et de feu pourpre.
Aidan se revit soudain dans la salle d'audience, tenant le nouveau-né dans ses bras. Le kivarna lui fit ressentir à la fois sa peine et celle de Hart.
— Je suis désolé, su'fali. Pour l'enfant.
— Je sais, dit Hart, avec un geste bref indiquant que le sujet était clos.
Soudain, Aidan se souvint de ce qui lui était arrivé. Il leva la main gauche et la vit couverte de bandages.
— Ma main ? murmura-t-il. Comment est-elle ?
Hart inspira à fond.
— Abîmée.
— A quel point ? Pourrai-je de nouveau l'utiliser ?
— Je ne saurais le dire.
— Vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas ?
— Je t'ai dit la vérité, Aidan. Tu as toujours ta main, mais elle a été endommagée. Personne ne sait si tu en retrouveras l'usage.
— Un guerrier handicapé n'a plus de place dans les clans..., commença Aidan.
— Exact, acquiesça Hart.
Aidan ressentit la douleur comme un coup de maillet.
— ... mais je suis toujours un prince, comme vous, et nous avons tous deux notre place auprès du Lion, avec ou sans main. Les dieux devront s'en contenter. Où sont mes maillons ?
— Tes maillons ?
— Ceux qui sont attachés à mon ceinturon.
— Nous les avons rangés. Tu en as besoin ?
— Non. Je voulais juste m'assurer qu'ils étaient en sécurité.
En attendant le troisième. Qui ne saurait tarder à arriver, puisque j'ai rencontré Donal.
— Quand tu te sentiras un peu mieux, veux-tu que je prépare ton voyage de retour à Homana ?
— Non, murmura Aidan. Je dois d'abord aller à Erinn.
Je vois que tu n’as pas perdu tout sens commun, dit Teel d'un ton acide.
Non. Seulement l'usage d'une main.
Teel ne répondit pas. Il se cacha la tête sous une aile.
Comme Aidan s'y était attendu, Blythe vint le voir au moment où il finissait de ranger ses affaires dans ses sacoches. Il ferma la dernière de la main droite, puis se tourna vers la jeune femme.
— Il paraît que ta main ne bouge plus, murmura-t-elle.
— Non, elle bouge encore. Mon pouce aussi, un peu. Mais mes autres doigts ne me servent plus à rien.
— Tu seras rejeté des clans ?
— Probablement, dit-il, cachant sa peur sous une indifférence apparente.
— Comment peux-tu rester si calme alors que tu sais ce que cela signifie ? Tu as vu ce que cette coutume stupide a fait à mon père !
— Je sais. (Il haussa les épaules.) Hart m'a rapporté ce que tu voulais faire.
— Je n'ai plus d'honneur ! J'ai été salie...
— Tu as été trompée, c'est tout.
— J'ai couché avec un Ihlini !
— Tu n'es pas la première de notre lignée ! Il y a d'abord eu Ian, puis mon propre père, Brennan. Et Keely, ma tante. Tous ont été trompés. Et tous ont survécu. Tu feras de même.
— Il me voulait à cause du trône, dit Blythe.
— Et pour avoir un fils. Je le sais. Je comprends ce que tu ressens. Mais cela aurait pu être pire.
— Pire ? Il a tué un bébé de trois jours !
— Mais pas toi, ni Dulcie, ni les jumelles. Ni tes parents. Réfléchis.
— Il nous aurait tous tués...
— Parce qu'il a été démasqué. Il n'était pas venu dans le but d'assassiner pour obtenir le trône, mais de se marier pour y accéder.
— Et c'est censé me faire plaisir ? Tu ne sais pas de quoi tu parles, Aidan !
— Crois-tu ? Après tout, tu as couché avec lui de ton plein gré ! C'était sans doute ton idée, afin de mettre un terme à mes demandes. Et c'est pour cela que tu es tellement furieuse, chère solindienne de haut rang !
Toute couleur déserta le visage de la jeune femme.
— Par les dieux, j'ai si honte de moi, murmura-t-elle. Je veux mourir...
— Tes parents ont déjà perdu trois enfants. Veux-tu leur en enlever un autre ?
— Je voudrais que les choses redeviennent comme elles étaient avant.
— La Roue de la Vie a tourné.
— Les dieux sont cruels...
— Parfois, acquiesça Aidan, pensant à la Fileuse, qui laissait mourir tant de gens pour que la Roue continue de tourner...