CHAPITRE PREMIER

Aidan se dirigea vers la côte est de Solinde. A Andemir, il prendrait un bateau pour Kilore, où régnait la maison des Aigles d'Erinn. Il se demanda s'il reconnaîtrait ce que sa mère et Deirdre lui en avaient décrit.

Teel passa au-dessus de lui.

Alors, tu ne vas pas épouser la jeune fille ?

Blythe ? Non. Pas tout de suite, de toute façon. Il pourrait y avoir un enfant en route... Mais si je revenais bredouille d'Erinn et qu'elle ne soit pas enceinte, nous pourrions penser au mariage.

Tu ne veux pas d'enfants ?

Aidan se demanda comment expliquer tout ça à un corbeau, dont la compréhension des choses humaines n'était pas toujours parfaite.

J'aimerais mieux que ce soient les miens, dit-il enfin.

Et la prophétie ? Les deux races magiques destinées à s'unir..

Veux-tu dire que je devrais épouser Blythe, même si elle porte un demi-sang ihlini ?

C'est à toi de choisir.

Comme toujours, Teel ne donnait jamais de réponse directe. Aidan fronça les sourcils, irrité.

— C'est cette maudite bague, dit brusquement Aidan. Celle de mon jehan. J'aurais dû trouver un moyen de la lui prendre.

Il regarda sa main gauche, dont les trois doigts du milieu se recourbaient petit à petit, les tendons ayant été trop endommagés. Il lui restait l'usage partiel du pouce et du petit doigt. Bientôt, ce qui avait été une main deviendrait une sorte de serre à l'aspect bizarre.

Je ne suis pas si courageux que ça, pensa-t-il amèrement. Je ne veux pas qu’on efface mon nom du registre de ma lignée à la Citadelle...

— Je ne peux pas rentrer, dit-il à haute voix. Sinon, ils feront de moi un guerrier sans clan. Quelle sorte de Mujhar serais-je ?

Lir, demanda Teel, as-tu l'intention de t'arrêter, ou de chevaucher toute la nuit ?

— De continuer toute la nuit ! lança Aidan.

Il se reprocha aussitôt son irritation. Il n'avait aucune raison de la diriger contre Teel.

— D'accord, soupira-t-il. Va chasser ton repas de ce soir. Je préparerai le campement.

Il découvrit à quel point l'usage de sa main lui manquait quand il voulut ôter la selle de son étalon.

La dernière boucle fut impossible à défaire.

— Est-ce un test ? cria-t-il, levant les, yeux au ciel. Ou une simple et ironique coïncidence ? Je ne veux pas être rejeté comme Hart ! J'irai voir le Conseil, et j'insisterai pour qu'on change la coutume ! Un futur Mujhar ne peut pas être expulsé de son clan ! Ils devront m'écouter !

Sa résolution vacilla aussitôt. Brennan avait tout tenté pour faire modifier cette coutume. Mais le Conseil avait refusé, même pour le fils du Mujhar, arguant que trop de choses déjà avaient changé.

— Ce sont de vieux idiots, aveugles et arrogants, dit Aidan. Nous ne sommes plus en guerre. Pourquoi rejeter ainsi un membre du clan ? Si j'en avais le pouvoir, je changerais tout ça...

Tu remets en question ton tahlmorra ? demanda Teel sévèrement.

— Et pourquoi pas ? Si les dieux nous ont donné la parole, c'est pour que nous nous en servions !

Exaspéré par sa maladresse, Aidan sortit son couteau et coupa la sangle récalcitrante.

Ça n’était pas une bonne idée. Comment attacheras-tu tes sacoches, demain ?

— Trop tard.

Teel avait raison, comme d'habitude.

Si tu voyages sous ta forme-lir, tu n'auras pas besoin de sangles.

— Je peux toujours recourir à la forme-lir ?

Tu n’as pas perdu ta main. Elle a seulement changé d'apparence.

Soulagé d'apprendre qu'il volerait encore, il pensa à Niall, à qui il manquait un œil. S'il avait pu avoir la même force de caractère que lui...

— Si je ne me considère pas comme un infirme, je ne le serai pas, dit-il.

C'est déjà mieux, répondit Teel. Au fait, prépare à manger pour deux.

— Tu n'as rien attrapé ?

Pas pour moi. Pour lui.

Aidan se retourna, la main sur son couteau. Il ne le tira pas de son fourreau.

— Très bien, dit l'homme. Tu n'es pas trop impulsif...

— Si vous surprenez souvent les gens comme ça, quelqu'un le sera un jour !

— Non. Les autres ne me perçoivent pas comme un être humain. Ils pensent que je suis un souffle de vent, un animal traversant la forêt...

L'inconnu sortit de l'ombre des arbres. Il avançait gauchement, appuyé sur une béquille. Sa jambe droite s'arrêtait au genou.

— J'ai assez à manger pour deux, dit Aidan, se détendant.

— Tu vois ? Etre infirme n'est pas si grave. Ça adoucit l'humeur des inconnus...

L'homme était vieux. Chauve, il lui restait seulement une couronne de cheveux blancs bouclés. Et son visage était si ridé qu'il ressemblait à une carte d'Homana.

— Un charmant jeune homme, dit-il. Aux bonnes manières, et, je le parierais, de bonne naissance... Tu ressembles un peu à un renard. Ton lir en est-il un ?

— Non, dit Aidan, légèrement surpris, c'est un corbeau. Mais quelqu'un de ma famille a une renarde pour lir.

Mal à l'aise, le Cheysuli pensa à Tevis qui n'était pas Tevis, mais Lochiel. Solinde était après tout la terre des Ihlinis. Mais son kivarna resta muet ; son lir aussi.

L'inconnu s'assit près du tas de bois qu'Aidan avait préparé. Il sourit.

— Tu as parlé de nourriture, je crois ?

— Oui.

Aidan s'agenouilla. Il sortit l'amadou de sa sacoche... et comprit aussitôt qu'il lui faudrait deux mains pour faire prendre le feu.

Serrant les dents, il s'interdit de demander à l'homme de l'aider. Il lui faudrait apprendre à se débrouiller seul pour toutes les choses de la vie courante.

Ce ne fut pas facile, mais il y parvint.

— Tu finiras par acquérir de la patience, dit l'homme. Et par accepter..

Il montra le moignon de sa jambe.

— Quand ? Pour le moment, ma seule pensée est de redevenir comme j'étais avant !

— C'est normal. Tu verras, l'amertume s'estompera quand tu seras moins maladroit. Il y a pire que perdre un peu de chair ! Te considères-tu comme un homme amoindri ?

— Vous n'êtes pas cheysuli. C'est difficile à expliquer, mais nos lois interdisent à un guerrier infirme de rester membre de son clan. Il en est obligatoirement expulsé.

— Pourquoi se priver d'un guerrier simplement parce qu'il a perdu l'usage d'une main ?

— Autrefois, c'était nécessaire pour assurer la survie des clans. Un guerrier infirme ne pouvait plus protéger les siens.

— C'est une dure loi, mais qui a sa raison d'être à certaines périodes. Malgré tout, te considères-tu comme diminué, personnellement ?

Qui était ce vieillard pour se permettre de lui poser de telles questions ? songea Aidan.

Puis sa colère se dissipa.

— Ce que je suis ne se définit pas par une main ou une jambe. C'est... en moi, ajouta Aidan en se touchant la poitrine.

— Mais tu préférerais avoir une main intacte, n'est-ce pas ?

— Qui ne le souhaiterait pas ?

— Qu'es-tu prêt à donner pour la récupérer?

Aidan pensa à son oncle et frémit. Strahan lui avait offert de rattacher sa main coupée à son poignet... au prix de son allégeance à Asar-Suti, le dieu des ténèbres.

— Ce n'est qu'une main, dit-il calmement. Elle ne vaut pas le prix que vous demanderez.

— Pense à ce que cela signifierait d'être de nouveau un homme intact. De ne pas être exclu de ton clan...

Aidan secoua la tête.

Le vieil homme sourit. Il toucha son moignon ; soudain sa jambe redevint normale.

— Viens ici, dit-il.

Aidan s'agenouilla devant le dieu.

— Fais-moi voir ta main abîmée.

Aidan lui tendit la main.

— Quel est votre nom ?

— Sous cette forme, on m'appelle l'Infirme. (Il examina la main.) L'Ihlini ne t'a pas raté. Pourtant, ce n'était pas toi qu'il visait.

— Non. Mais je ne pouvais pas laisser mourir mon oncle.

— Comment sais-tu que ce n'était pas son tahlmorra ?

— Je n'avais pas le choix. Je devais intervenir...

— Dans ce cas, nous parlons tout de même de tahlmorra, Aidan. Du tien.

— Est-ce vous qui m'avez envoyé Donal ?

— Oui. Ce n'était pas encore ton heure... Alors, tu es en vie. Pour le moment...

Aidan frissonna.

— Pouvez-vous me dire quelles sont les intentions des dieux ? Je vous servirai de mon plein gré, si seulement vous m'en donnez l'occasion.

— Non. Aucun homme n'accepte tout de son plein gré. Surtout pas les sacrifices, s'il en connaît la teneur à l'avance. Tu sauras ce que tu devras savoir quand le moment viendra. En ce qui concerne ce problème...

Aidan regarda sa main, toujours cachée entre celles du dieu. Un liquide en jaillissait. Pas du sang, mais une rivière dorée.

— Ouvre la main, Aidan.

Ses doigts obéirent à cette demande. Dans la paume d'où l'affreuse cicatrice avait disparu, il tenait un épais maillon d'or couvert de runes ressemblant aux deux autres.

— Tu n'as rien sacrifié de ton tahlmorra. Le prix de ta main était la franchise. Tu l'as donnée sans compter.

— Donal, dit Aidan en regardant le maillon.

Il n'y eut pas de réponse.

Le dieu s'était évaporé.

Aidan éclata de rire.

— Pourquoi ? demanda-t-il à Teel.

Je suppose que tu as répondu à ses questions comme il le souhaitait.

— Mais qu'attendent-ils de moi ? Teel, je t'en prie !

Je fais ce que je peux. Nous sommes aussi des créatures des dieux. Même un lir ne peut prédire ou expliquer un tahlmorra qui est encore sur le métier à tisser

— Pourquoi moi, Teel ? Que me veulent-ils ?

Je l’ignore, soupira le corbeau. Personne ne m'a rien dit non plus.