CHAPITRE II
Aidan s'éveilla en sursaut.
— Ah, cria-t-il, ils recommencent !
Qu'est-ce qui recommence ? demanda Teel.
— Les rêves !
Aidan se frotta le visage, puis examina d'un œil critique sa main miraculée, comme il le faisait tous les matins depuis cinq jours.
Il portait désormais trois maillons à sa ceinture. Malgré tout, il dormait mal, se réveillait souvent pendant la nuit et se sentait désorienté et perturbé au matin.
Aidan se leva en soupirant.
— Il est temps de partir, lir. Erinn ne se rapproche pas pendant que je me prélasse dans mon lit de fourrure.
Elle ne s'éloigne pas non plus, souligna le corbeau, sarcastique.
Aidan ne répondit rien. Il avait appris depuis longtemps à ignorer les remarques de son lir.
Quand il rattrapa le chariot à la toile brillamment colorée, Aidan se prépara à le dépasser rapidement. Mais la femme assise sur le siège était si étonnante qu'elle l'éblouit littéralement. Il lui sourit, et elle fit de même.
Aidan ralentit l'allure pour rester à la hauteur du chariot. Il salua la jeune femme en solindien. Elle répondit dans la même langue.
Ses cheveux noirs tombaient en boucles serrées jusqu'à sa taille mince. Un châle doré où pendaient de fausses perles soulignait son visage en forme de cœur. Elle portait des boucles d'oreilles en cuivre. Si elle n'avait pas la beauté exceptionnelle d'Ilsa, elle était dotée d'une vivacité et d'un rayonnement qui rappelèrent à Aidan sa mère et Deirdre.
— Vous ne devriez pas voyager seule, dit-il.
— Je sais. C'est pour cela que je suis accompagnée.
Elle écarta la toile de son chariot, révélant le visage d'un jeune homme si remarquablement beau qu'Aidan pensa qu'il aurait été préférable qu'il fût une femme.
— Cela vaut mieux, dit le jeune homme en grimpant sur le siège. Nous ne laissons jamais Ashra se déplacer sans escorte. Trop d'hommes s'abaisseraient à la capturer pour lui prendre ce qu'elle ne voudrait pas donner...
Et certains n'hésiteraient pas à te capturer, toi..., pensa Aidan.
Mais il était trop bien élevé pour faire une telle remarque à voix haute.
Quelque chose dans la structure faciale du jeune homme rappela à Aidan sa propre race, même s'il n'avait jamais vu un Cheysuli ayant des traits aussi purs et des yeux verts. Il ressemblait beaucoup à Ilsa, décida Aidan, mais en brun.
— Mon nom est Tye. Je suis chanteur. Ashra est danseuse. Le vieil homme, Siglyn, est magicien. (Il montra l'intérieur du chariot.) Ses os ont besoin de repos. Vers où vous dirigez-vous ?
— Andemir.
Ashra eut un petit rire.
— Comme nous. Nous pourrions peut-être faire la route ensemble ?
— Ashra ! dit Tye d'un ton inquiet.
— C'est ton tour de conduire, Tye. Je vais questionner cet homme, puisque tu sembles si méfiant.
— J'ai de bonnes raisons, comme tu le sais, dit Tye en prenant les rênes.
Aidan déclina son identité, sans révéler son rang. Il avait appris que les gens parlaient plus librement s'ils l'ignoraient.
Teel se posa sur son épaule.
— Oh, s'écria Ashra, un corbeau apprivoisé !
— Parfois, reconnut Aidan.
Tye lui jeta un regard soupçonneux.
— Vous avez l'air bien méfiants, pour des gens du voyage, dit Aidan.
— A juste titre, déclara Tye. Il y a trois jours, nous avons été dévalisés par une bande de brigands. Mais vous n'en faisiez pas partie. Pardonnez-moi mes mauvaises manières.
— Pardonnez-moi les miennes, répondit Aidan. En fait, Teel est un lir.
— Un lir ? Mais vous n'êtes pas cheysuli. Comment pouvez-vous avoir un lir ?
— Je le suis, malgré mes cheveux roux. Ma mère est érinnienne. Mais j'ai les yeux de mon père.
— Les yeux jaunes d'un animal, dit Tye. (Puis il ajouta, souriant) Ce n'était qu'une plaisanterie, métamorphe.
— Solinde est gouvernée par un Cheysuli, fit remarquer Ashra.
— L'usurpateur, dit Tye.
Aidan se raidit.
— Allons, n'avez-vous aucun sens de l'humour ?
— Trop souvent, ceux qui parlent de la sorte ne plaisantent pas. Et vous ?
— Si je croyais vraiment ce que j'ai dit, je ne vous laisserais pas faire le chemin jusqu'à Andemir en notre compagnie. En supposant que vous le souhaitiez...
— Peut-être restera-t-il avec nous si tu chantes pour lui, dit Ashra.
Aidan se demanda s'ils étaient frère et sœurs, ou mari et femme. Il aurait préféré la première option, mais il pensait que la seconde était la bonne.
— Allons-nous nous arrêter bientôt ? fit une voix irritée à l'intérieur du chariot. Je commence à en avoir assez d'être secoué comme un prunier !
— Oui, vieil homme. Voulez-vous partager notre repas ? demanda le chanteur à Aidan.
— Volontiers. Je fournirai le vin.
Tye s'occupa des chevaux tandis qu'Ashra aidait le magicien à sortir du chariot. L'homme était très âgé et très maigre. Ses chevilles enflées semblaient rendre chacun de ses pas douloureux.
Aidan s'approcha pour soutenir le vieillard. Celui-ci repoussa la main tendue et le transperça de son regard bleu délavé mais plein de fierté.
— Siglyn, dit Ashra, il se nomme Aidan. Il va à Andemir, comme nous. Ce n'est pas un brigand, mais un guerrier cheysuli.
— Viens ici, petit, dit le vieil homme.
Aidan se mordit la lèvre. Personne ne lui avait jamais parlé avec autant de désinvolture. Il obéit tout de même à l'injonction du vieillard.
— Oui, tu es bien cheysuli, même si tu n'en as pas le physique. Il n'y a pas si longtemps, ta race et la mienne étaient ennemies. J'ai combattu contre Karyon. Tu n'as pas l'accent homanan, petit.
Aidan haussa les épaules.
— Il y en a plusieurs... Je viens de Mujhara.
— Et que fais-tu à Solinde ?
— Je suis en route pour Erinn. Je prendrai le bateau pour Kilore à Andemir.
— Pourquoi ne pas être parti d'Hondarth ? Pourquoi passer par Solinde ?
— J'ai de la famille à Lestra, fit Aidan, tentant de garder un ton neutre.
— Un métamorphe ayant des parents à Lestra... Peu d'entre eux peuvent en dire autant...
— Qui êtes-vous ? intervint Ashra. Il est rare que Siglyn soit aussi curieux.
Aidan soupira.
— Je suis le petit-fils du Mujhar, avoua-t-il.
— Je me disais bien..., fit la jeune femme. Mais pourquoi voyagez-vous sans serviteurs ?
— Je suis aussi un guerrier cheysuli. Voyager avec une escorte n'est pas notre habitude.
Tye éclata de rire.
— Ah bon ? J'aurais cru que la royauté ne pouvait pas se passer du labeur des êtres inférieurs...
Aidan en eut assez. Il se leva.
— Je vous ai proposé du vin, et vous l'aurez. Mais peut-être préféreriez-vous vous passer de ma compagnie ?
— Non, mon seigneur ! s'écria Ashra. Tye parle parfois sans réfléchir, mais il n'est pas méchant. Et quand vous l'entendrez chanter... Passez la soirée avec nous, je vous en prie !
Tye sourit.
— Restez. Prouvez-nous que nous nous trompons à votre sujet, et que vous êtes digne de notre respect.
Aidan allait refuser, mais Teel intervint.
Pourquoi pas ? Ce sera peut-être moins ennuyeux qu’une soirée sans discussion.
Avec toi, je ne risque pas de manquer de « discussion ».
Un lir peut faire beaucoup de choses, mais il ne peut pas remplacer une femme, dit Teel.
Aidan faillit éclater de rire. Il se contenta d'un sourire.
— D'accord. Je reste avec vous.
Quand Aidan s'aperçut que la petite troupe avait peu de nourriture, il offrit de partager aussi ses provisions.
Son offre fut acceptée après une brève conversation en dialecte solindien. Il semblait que Tye et Siglyn hésitaient à contracter une dette envers un étranger, mais Ashra était affamée et annonça qu'elle accepterait même s'ils refusaient.
Siglyn dévora la nourriture plus vite que les autres. Cela étonna Aidan, car le vieil homme était d'une maigreur squelettique.
Les outres de vin continuèrent à circuler une fois le repas terminé. Ashra ne but pas grand-chose, mais son visage se colora tandis qu'elle regardait le feu.
— Quel effet cela fait-il de se transformer en animal ? demanda Tye, un peu éméché.
Ayant bu plus que de coutume, Aidan ne se formalisa pas de la question.
— Je ne suis pas vraiment apte à l'expliquer. C'est... plutôt personnel, et difficile à comprendre.
— Je peux essayer, si vous faites un effort pour décrire ce que c'est.
Aidan ignorait par où commencer.
— Vous vous métamorphosez ? Vous devenez votre lir?
— Non. Je deviens un corbeau, comme lui, mais je suis différent de lui. Je reste moi. Quoi qu'en disent les récits, nous ne pouvons pas prendre n'importe quelle forme. Seulement celle de notre lir.
— Pourquoi avoir choisi un corbeau ? intervint Ashra.
— Ce n'est pas le guerrier qui choisit... C'est plus compliqué. A quatorze ans, j'ai entendu l’appel. Je suis parti seul dans la forêt, poussé par le besoin de trouver mon lir.
— Ils vous ont laissé faire ? Un gamin de quatorze ans, promis à être roi ?
— Ils sont aussi des Cheysulis. Il serait impensable pour nous de s'interposer entre un guerrier et son lir.
— Et vous avez trouvé votre lir ?
— Nous nous sommes trouvés mutuellement. Le lir éprouve aussi le besoin de créer le lien. Quand celui-ci est noué, le guerrier et son lir sont enfin complets.
— Et vous gagnez la possibilité de changer de forme.
— Oui, mais seulement pour adopter celle de notre lir, comme je vous l'ai dit. Les dieux donnent, mais avec parcimonie.
Tye eut un rire moqueur.
— La seule chose que les dieux donnent avec générosité, c'est la malchance !
— Faites attention, ils vous entendent.
— Ils n'entendent rien du tout ! Pensez-vous qu'ils se soucient le moins du monde de nos misérables personnes ?
— Tais-toi ! lança Ashra. Tu offenses notre invité.
— Ne vous inquiétez pas, Ashra, dit Aidan. Je pense que Tye et moi, nous ne serons jamais d'accord sur grand-chose !
— Parce que vous êtes persuadé d'avoir raison, à cause de votre rang ? demanda Siglyn, qui n'avait rien dit depuis la fin du repas.
Aidan soupira.
— Le rang ne signifie rien dans les clans. Seule compte le sang et sa continuation. Je suis d'abord cheysuli, ensuite guerrier, et prince en dernier.
— C'est impossible, décréta Tye.
— J'aurais moins de mal à abandonner mon rang que vous à devenir prince ! railla Aidan.
— Probablement, fit Tye sans se vexer. Mais je n'ai aucun désir d'être prince.
Aidan faillit éclater de rire. Son kivarna lui révéla le mensonge.
— Si on vous en offrait la possibilité...
— Il la saisirait aussitôt, interrompit Ashra.
— Je n'aurai jamais l'occasion de le savoir, grommela Tye. Je ne suis qu'un pauvre chanteur...
— Tu es le meilleur chanteur que j'aie jamais entendu ! protesta Ashra.
— Avez-vous d'autres dons, métamorphe ? demanda Siglyn.
— Rien qui vaille les vôtres, répondit Aidan, se souvenant que le vieil homme était magicien de son état.
— Vraiment ?
— Nous avons parfois le pouvoir de guérison, si nécessaire, et...
— Et?
— Il existe un troisième don, admit-il. Mais nous l'utilisons rarement.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il absorbe l'âme de celui contre qui nous l'employons. Il ne lui reste rien. Seulement ce que nous le forçons à faire ou à penser.
— Je m'en doutais. J'ai entendu dire que les Cheysulis peuvent se transformer en démons s'ils le souhaitent.
— Nous ne le souhaitons pas ! lança Aidan. Ce pouvoir est réservé aux Ihlinis !
— Est-ce vraiment ce pouvoir-là que nous avons ? demanda le vieil homme.
Un feu pourpre joua au bout des doigts du vieillard. Aidan se leva d'un bond, le couteau à la main.
Ashra lui effleura le bras.
— Inutile, fit-elle doucement.
— Je vous ai surpris, fit Siglyn, souriant.
Aidan n'avait pas perdu le contact avec son lir, comme il s'en assura aussitôt.
— Mon lir ne m'a rien dit... Il aurait dû me prévenir de la présence d'un ennemi.
Ashra repoussa sa main armée vers le bas.
— Cela devrait vous indiquer quelque chose...
— Et vous, qu'êtes-vous ? demanda Aidan à Tye.
— Comme vous, plusieurs choses... Solindien. Et Ihlini. Et aussi chanteur. Mon professeur se nommait Taliesin.
— Taliesin est mort depuis plus de vingt ans !
— Je suis plus âgé que j'en ai l'air. Ne vous comportez pas comme un idiot, Aidan d'Homana !
— Suis-je un imbécile parce que je me méfie d'un ennemi ?
— Vous avez tôt fait de supposer le pire à notre sujet, dit Siglyn. Vous n'avez même pas demandé son avis à votre oiseau !
Teel ? demanda Aidan. Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Je dois toujours être averti de la présence d'un ennemi !
Es-tu aveugle à ce point ? fit Teel d'un ton dégoûté.
Aidan comprit soudain.
Tu veux dire que ce ne sont pas mes ennemis ? Même s'ils sont ihlinis ?
Tu as compris, soupira Teel. Mieux vaut tard que jamais.
Exaspéré, Aidan regarda le vieillard d'un œil mauvais.
— Me blâmez-vous de ma méfiance ? Nos races sont en guerre depuis des siècles. Vous avez combattu contre Karyon, pour Bellam...
— Parce que je suis un Solindien loyal...
— Un Ihlini loyal !
— Tu ne montres aucun respect pour l'âge, grogna Siglyn. Es-tu en colère parce que nous ne t'avons pas annoncé tout de go qui nous étions ? Au contraire de toi, qui exhibes ton or cheysuli ? Les Cheysulis racontent à qui veut les entendre que nous sommes des démons, sans tenir compte de nos sentiments.
— Vos sentiments ? Alors que vous êtes nos ennemis ? Certains d'entre vous, en tout cas... Il y a quelques semaines, le fils de Strahan a tué un bébé sans défense, puis tenté d'assassiner son père !
— Quel enfant ? demanda Ashra. Nous sommes sur la route depuis si longtemps...
— Mon cousin. Il l'a tué dans son berceau, sans même le toucher !
Ashra échangea un regard avec Tye. Aidan sentit que la nouvelle ne leur faisait pas plaisir.
Siglyn soupira.
— Es-tu obligé de nous juger par rapport à lui ?
— Il m'est difficile de faire autrement !
— Nous n'appartenons pas à la famille de Strahan, fit remarquer Ashra. Nous sommes seulement des Ihlinis nés à Solinde. Strahan a fait plus de mal à sa propre race que quiconque. A part Tynstar, qui a commencé tout ça.
Siglyn grommela.
— Tu ne sais rien de Tynstar, petite. Moi, je l'ai connu... Assieds-toi donc, dit-il à Aidan. Tu seras plus à l'aise avec un coussin sous les fesses pendant que je te raconterai la vérité.
Aidan s'assit.
Mais il ne se détendit pas.