CHAPITRE V
La première chose qu'Aidan remarqua au sujet de Kilore fut les falaises escarpées jaillissant du rivage comme un poing ganté de blanc. Au sommet du « poing » se trouvait le Nid d'Aigle d'Erinn. Sa mère y était née.
Ensuite, il sentit l'odeur envahissante de poisson et grimaça discrètement de dégoût quand le vaisseau accosta.
Il quitta le navire en hâte, trébucha sur un filet et se rattrapa, évitant de justesse la chute. Embarrassé, il regarda autour de lui, mais personne ne semblait avoir prêté attention à sa maladresse. Les bateaux de pêche rentraient au port, pleins à craquer ; nul n'avait de temps à perdre.
Il traversa le port et arriva au marché, où l'odeur était encore pire.
Comment vais-je trouver le chemin du palais ? demanda-t-il à son lir.
C'est plus facile de là où je suis ! Rejoins-moi.
Aidan s'envola, prenant grand plaisir à adopter sa forme-lir. Il aurait volé pendant des heures au-dessus de la forteresse, mais ce qu'il avait à faire l'attendait à l’intérieur.
A regret, il reprit son apparence humaine, s'engagea sur le sentier qui menait au palais et marcha jusqu'aux portes du château.
Contrairement à celui de Hart, le palais de Sean était bien gardé. Aidan dut montrer sa chevalière pour prouver son identité.
Puis le garde l'accompagna et le remit entre les mains d'un serviteur qui le conduisit devant une porte. Il lui fit signe d'entrer.
Aidan trouva bizarre d'être amené devant son oncle et sa tante avec si peu de décorum. Il savait qu'il ne verrait pas son grand-père, Liam, décédé quatre ans plus tôt.
Puis il s'aperçut avec surprise qu'il se trouvait dans une salle d'entraînement. Un homme robuste au visage taillé à coups de serpe lui jeta un coup d'œil, puis revint aux autres occupants de la salle.
Deux personnes s'affrontaient au centre de la pièce. Aidan les regarda à peine. Il ferma la porte et s'approcha de l'homme musclé.
— Mon seigneur ? dit-il d'un ton incertain.
— Un moment. Ils auront bientôt terminé.
Aidan regarda de plus près. Un homme et une femme. Inutile de demander qui était la femme : Keely, la seule ayant jamais appris à manier l'épée. Les deux adversaires semblaient de force à peu près égale, et ils n'étaient même pas essoufflés. Comment l'homme — Sean, supposa Aidan — pouvait-il deviner qu'ils avaient presque fini ?
— Comment le savez-vous ?
— Je suis le maître d'armes. Se rendre compte de ce genre de choses est mon travail !
— Vous êtes le maître d'armes ? bafouilla Aidan.
— Oui. M'aviez-vous pris pour le seigneur ?
Maintenant qu'il y regardait de plus près, Aidan s'aperçut que l'homme était trop peu raffiné pour être le seigneur. Et trop âgé. Sean avait près de cinquante ans, mais cet homme-là était bien plus vieux.
— Donc c'est Sean que je vois se battre.
— Avec son épouse, confirma le maître d'armes. S'il ne fait pas attention, elle le vaincra. Et il nous en fera une maladie !
— Il est beaucoup plus grand et lourd qu'elle. Comment une femme pourrait-elle battre un homme ?
— Vous n'êtes pas d'ici, mon garçon, en dépit de votre accent érinnien, sinon vous connaîtriez la réponse.
— J'ai du sang érinnien. Cette femme est ma tante, et votre seigneur est mon oncle. Je suis Aidan d'Homana, le petit-fils du Mujhar.
— Nous en avons un autre ici, dit l'homme.
C'était vrai. Riordan, le fils de Keely.
Il regarda de nouveau la joute.
— Elle va vraiment le battre ! s'étonna Aidan.
— Ce ne sera pas la première fois. Le repas sera bruyant !
Mais Sean fît un croche-pied à Keely, qui tomba lourdement sur le sol.
— Ku’reshtin ! s'écria Keely. Tu as triché !
— Je tenais à gagner, dit Sean, jovial.
— Un Cheysuli n'aurait jamais...
— Un Cheysuli n'aurait pas affronté sa femme, pour commencer. ( Il tendit la main à son épouse ) Viens, petite. Je ne vais pas te laisser par terre.
— Mais ça ne te gêne pas de m'y jeter, grommela Keely en se relevant.
Grande et mince, elle était en excellente forme. Quand elle se pencha pour ramasser son épée, ses mouvements se révélèrent souples et déliés. Aidan savait qu'elle avait plus de quarante ans, mais elle les portait bien.
— Tu as gagné, mais ça se passera autrement, la prochaine fois.
Sean se tourna vers Aidan.
— Petit, allons-nous savoir qui tu es, pour être entré si aisément dans notre foyer ?
Aidan sourit et montra sa chevalière.
— J'ai passé le test d'admission, fit-il.
Keely le regarda d'un œil critique.
— Tu as les yeux et l'aspect général d'un Cheysuli, mais pas les cheveux !
— Je les tiens de ma mère, Aileen d'Erinn. Mais j'ai tout de même quelque chose de Brennan !
Les yeux de Keely s'écarquillèrent.
— Aidan ? Impossible ! Tu étais un enfant si maladif...
— Je vais mieux, dit-il d'un ton grave. J'attendrai demain pour mourir, ce sera plus poli...
Sean éclata de rire. Keely examina Aidan de plus près, comme elle l'aurait fait d'un cheval à acquérir.
— Le fils de Brennan... Es-tu aussi pompeux et empoté que lui ?
Aidan soupira en dépit de son amusement.
— Il espérait que le mariage vous aurait adoucie... Je lui dirai la vérité : vous êtes aussi dure qu'il me l'a raconté !
— Ne prends pas cet accent érinnien, gamin ! Tu n'es jamais venu ici, et j'y vis depuis avant ta naissance, ou presque !
Aidan sourit et lui fit une courtoise révérence, sachant qu'elle la prendrait de travers.
— On raconte pas mal de choses à votre sujet, dit-il. Voulez-vous que je vous les rapporte ?
Sean posa une main immense sur l'épaule de son épouse.
— Pas tout de suite, petit. Autour d'un peu de vin et de nourriture... Rejoins-nous dans la salle à manger ; Keely tiendra sa langue.
— Dans ce cas, je serai déçu !
— Ku'reshtin, fit Keely à la cantonade, tendant son épée au maître d'armes. Il m'a battue.
— Parce qu'il a triché. Je vous ai appris tout ce qu'il fallait depuis que vous êtes arrivée.
— Sauf à tricher comme lui ! lança Keely en riant.
— Tu as trop d'honneur cheysuli pour savoir le faire, petite, dit Sean. Es-tu là pour longtemps, mon garçon ?
— Le temps de trouver une épouse.
— Une épouse ? fit Keely en fronçant les sourcils. Tu parles de ma fille ?
— Pas de votre fils, c'est sûr ! répliqua Aidan, pince-sans-rire.
Ce n'était peut-être pas la meilleure façon de se mettre dans les bonnes grâces de Keely. Mais on lui avait répété qu'elle méprisait la politesse affectée de la cour. Aileen et Brennan lui avaient dit que sa tante était parfois difficile. Mais il aurait trouvé absurde de mentir sur la raison de sa venue.
— Brennan le souhaite-t-il ?
— Pas spécialement avec votre fille, mais il veut que je me marie.
— Pas spécialement avec ma fille, répéta Keely. A-t-il quelque chose contre elle ?
— Je doute qu'il soit si bête, intervint Sean. Ce serait une union valable.
— Je ne crois pas non plus qu'il soit idiot, concéda Keely. Que veux-tu dire exactement, mon neveu ?
— Brennan souhaite que je me marie. Il pense que le Lion serait plus tranquille avec un mâle de plus pour poser ses fesses dans son giron de bois.
— Ça lui ressemble bien, dit Keely. Et qu'en dit Aileen ?
— Qu'il faudrait me laisser plus de temps... Je ne crois pas que cela ait la moindre importance. Le Mujhar est en bonne santé ; mon jehan est assez jeune pour régner pendant des dizaines d'années après lui. Que je prenne une cheysula et que je lui fasse un fils maintenant ou dans dix ans, le Lion n'y verra pas de différence.
— Pourtant, tu es là, souffla Keely.
— Peut-être est-il prêt pour le mariage, dit Sean. Ce n'est plus un enfant. Mais il risque de changer d'idée après avoir vu notre fille.
— Ressemble-t-elle beaucoup à sa jehana ?
— Elle tient de nous deux, petit...
— Elle a des idées bien arrêtées, coupa Keely. Ma fille n'acceptera pas d'être la servante de son époux, quand son rôle est d'être sa compagne.
— Elle n'oserait jamais y penser, avec toi pour la remettre dans le droit chemin ! fit Sean.
Aidan sourit.
— Au départ, je ne m'étais pas décidé pour Shona. Je suis allé d'abord à Solinde...
— Blythe, dit aussitôt Keely. Il y a déjà eu une Solindienne sur le trône d'Homana. Mais rien de bon n'en est sorti. Electra a trahi Karyon en devenant la maîtresse de Tynstar.
— Et en lui donnant un fils, Strahan. Mais tout ça n'a plus autant d'importance. Blythe n'est pas prête pour le mariage, en ce moment. Avec moi ou avec quiconque...
Pesant ses mots, il leur raconta ce qui s'était passé à Solinde.
— Ne pouvant toucher Homana, ils s'attaquent à Solinde..., dit Keely. Ce sera pire pour Blythe que pour moi. J'ai été forcée, tandis qu'elle a couché avec lui de son plein gré. Elle s'en voudra à mort !
— Keely..., implora Sean.
— Tu as bien fait de la laisser tranquille, Aidan. Et si elle a conçu... Il lui faudra faire un choix. Dans mon cas, les dieux s'en sont chargés à ma place. Si Hart a assez de bon sens, il lui montrera comment pratiquer correctement l’ïtoshaa-ni.
— Hart a du bon sens. Quant à Shona, il est vrai que je suis venu pour parler mariage. Mais je ne suis pas certain qu'elle soit la seule possibilité. Si nous ne nous convenons pas, je n'insisterai pas. Je sais de quoi je parle.
— Je croyais tout cela terminé, dit Keely, comprenant à qui il faisait allusion. Dans ses lettres, Aileen dit qu'ils s'entendent bien...
Aidan éluda la question.
— Disons que je préférerais une union bien assortie dès le départ, comme la vôtre.
— Penser aux sentiments de Shona plutôt qu'à la politique te fait honneur, dit Sean. L'influence d'Aileen, je n'en doute pas. Brennan pense trop au Lion.
— Une erreur courante dans notre lignée, admit Aidan.
Il se cala dans son fauteuil, fatigué du voyage mais content. Cela provenait du couple en face de lui, il le sentit.
Keely sourit pour la première fois.
— Tu sembles plus adapté à Kilore qu'à Homana-Mujhar ou à la Citadelle. Il y a peut-être plus d'Erinn dans ton sang que d'Homana.
— Ma jehana me l'a souvent dit. Mais quand je reviens de la Citadelle, elle jure que je suis plus cheysuli qu'autre chose !
— Combien de temps penses-tu rester ? demanda Sean.
Aidan allait répondre : « Le temps de voir si Shona et moi pourrons nous unir », quand une voix aiguë retentit dans le couloir. La porte s'ouvrit, et un tout jeune garçon entra, furieux.
— Ce n'est pas juste ! cria-t-il en s'arrêtant devant son père. Elle n'a pas le droit de me traiter comme ça ! Ni de me prendre l'arc !
Il était blond aux yeux bleus, comme ses parents. Aucune trace d'héritage cheysuli n'était visible sur lui.
— L'arc? dit Sean.
— Mon arc. Enfin, ce serait mon arc si vous me laissiez en avoir un. Shona en possède un, elle !
— Elle est plus âgée que toi, dit Keely.
— Mais c'est une fille ! déclara Riordan.
— Il n'est pas aveugle, en tout cas ! remarqua Sean. Quand tu seras un peu plus vieux, tu auras ton arc. Si Shona te l'a refusé, c'est qu'elle pense à ta sécurité.
— Non. C'est parce qu'elle se croit plus douée que moi !
— Un arc cheysuli n'est pas un jouet d'enfant, Riordan, soupira Keely.
— Je ne jouais pas, dit Riordan. Maintenant, tous les autres garçons penseront que j'ai peur de ma sœur !
Keely et Sean échangèrent un regard.
— Nous réglerons cette question demain, dit Sean. Je trouverai un arc convenant à un garçon de ton âge, et nous ferons en sorte que tu apprennes à l'utiliser correctement. Mais pas question d'arc de guerre cheysuli pour le moment. Tu risquerais de blesser quelqu'un.
Riordan, comprenant qu'il n'obtiendrait rien de plus, sortit après un regard curieux à Aidan.
— Il a neuf ans, dit Keely. Et il est gâté par son jehan, qui lui permet bien trop de choses !
— Neuf ans... Trop jeune encore pour éprouver le besoin de se lier à un lir.
— Il ne l'éprouvera peut-être jamais. Le sang érinnien est plus puissant que le nôtre. Shona n'a aucun de mes dons. Il est possible que Riordan suive le même chemin. Mais comme il héritera d'Erinn, cela n'a pas autant d'importance.
Le kivarna d'Aidan lui révéla les sentiments profonds de Keely sur la question. Elle avait espéré que sa fille partagerait la partie cheysulie de son héritage. Maintenant, elle souhaitait que Riordan l'ait. Elle avait envie de laisser la marque de sa race à Erinn.
C'était un désir naturel, mais Aidan le perçut plus fortement chez Keely qu'en lui-même.
Peut-être est-ce sa façon d'oublier la culpabilité qu'elle a éprouvée quand Strahan l'a violée... Donner un seigneur cheysuli à Erinn...
— Shona est sur la lande, avec les chiens. Ce serait peut-être une bonne idée d'aller l'y retrouver.
Keely jeta un regard perçant à Aidan.
— C'est une fille qui n'aime pas les embrouilles. Dis-lui sans détour la raison de ta visite.
— Je serai franc avec elle, su'fala. Je ne vois pas de raison de mentir à une femme que je vais peut-être épouser. Mais cela laisse la place à un peu de diplomatie et de courtoisie. Je lui dirai la vérité au bon moment.
— Brennan t'a appris au moins ça, constata Keely.
— Mon jehan m'a appris beaucoup de choses. Mais je ne suis pas plus mon père que vous n'êtes votre mère.
La mère de Keely, Gisella la Folle, était la dernière personne au monde à qui elle souhaitait être comparée. Aidan le savait.
— Ku'reshtin, dit-elle calmement. Va ! Je laisserai Shona s'occuper de toi. Elle saura te tenir tête. Elle est quelque part sur la lande, comme Sean l'a dit. Au milieu d'une meute de chiens-loups.