CHAPITRE X
Aidan s'éveilla un peu avant l'aube, glacé et tremblant de peur. Il remonta ses couvertures, mais le froid ne le quitta pas : il était en lui.
Teel ?
Il se souvint aussitôt que le corbeau était resté à Erinn. Son absence créait en lui un vide douloureux.
— J'ai encore rêvé, marmonna-t-il, écœuré.
Ce rêve-là était différent.
Il se remémora les différentes parties du cauchemar. Il se vit, assis sur le trône du Lion, puis mort dans le giron du Lion, du sang coulant de sa bouche et de sa gorge.
Il se vit pleuré comme un roi sans couronne, un prince sans nom qu'on oublierait bientôt.
— Ce n'est qu'une sorcière atvienne, ayant reçu les enseignements d'une Ihlinie...
Il se sentait vide. Incomplet. Trop loin de Teel pour le lien-lir. Trop loin de Shona pour le kivarna.
Il avait besoin de l'un d'eux, ou des deux. Chacun était lié à son tahlmorra, il le sentait.
Il entendit de nouveau les paroles de Gisella.
Tu ne régneras pas sur Homana.
Aidan se leva et chercha des vêtements propres dans ses sacoches. Il les enfila, puis sortit la chaîne d'or de la bourse où il la gardait la nuit. Les maillons étaient massifs et lourds.
Il connaissait les noms de six d'entre eux : Shaine, Karyon, Donal, Niall, Brennan et lui-même. Le suivant appartenait sans doute à son fils...
Aidan posa un doigt sur le sixième maillon, le sien, se demandant quel genre de roi il ferait.
Puis il se demanda s'il serait jamais roi.
Aidan ôta sa ceinture, y passa les maillons et la remit. Nombre d'hommes auraient tué pour une telle fortune. Il ferma son manteau pour dissimuler la ceinture et quitta la chambre.
Sans Teel, il se sentait la moitié d'un homme. Cela le rendait irritable et impatient. Le jeune palefrenier, éveillé en sursaut, lui prépara une monture tandis qu'il s'excusait de sa brusquerie. Dès que le cheval fut prêt, il sortit au trot de la cour, espérant oublier le malaise qu'avait provoqué son rêve.
Il quitta la ville et chevaucha dans les collines entourant les terres qui surplombaient la Queue du Dragon. Tout était tranquille. Il était seul sur le Crâne du Dragon, la falaise à pic où était bâtie la citadelle.
Apercevant une tour à demi-écroulée, sentinelle solitaire surveillant la mer, il décida de s'y rendre.
Pourquoi pas ? Je n’ai rien d'autre à faire...
Quand il y arriva, il vit que la tour ronde avait été transformée en habitation. Il y avait un banc près de la porte basse, et les volets étaient ouverts pour laisser entrer la lumière. Autrefois poste de guet, la tour était devenue la demeure incongrue de quelque fermier. Aidan, affamé, descendit de cheval et approcha, espérant qu'on lui permettrait de partager le repas du matin en échange de quelques pièces.
La porte était ouverte. Aidan appela mais n'obtint pas de réponse. Il se décida à entrer. Les murs étaient blanchis à la chaux et du bois attendait dans la cheminée rudimentaire. Sortant son amadou, il alluma le feu.
La tour semblait déserte, mais tout montrait pourtant les signes d'une présence. Une étroite paillasse s'étendait contre un mur. Une table et un tabouret un peu bancal trônaient au centre de la pièce circulaire.
Un escalier menait à l'étage supérieur.
Aidan entendit des pas. Il se retourna, toujours agenouillé, pensant que cela paraîtrait moins menaçant à l'homme qui habitait la tour.
Mais il s'agissait d'une femme.
Aidan se leva et rangea son amadou.
La femme portait sa longue chevelure noire défaite.
Il lui sembla qu'elle lui rappelait quelqu'un.
Une beauté vivace, attirante...
Soudain, le désir naquit en lui.
Elle pourrait me donner un moment de répit.
Tant de femmes l'avaient fait. Il sentit que celle-ci s'y attendait et le souhaitait aussi. Il avait appris à juger les subtilités du langage corporel des femmes.
Elle entra. Il tendit la main ; leurs doigts se touchèrent.
Le kivarna lui révéla la vérité. Elle en avait envie autant que lui.
La femme ne lui demanda pas ce qu'il faisait dans sa tour. Elle n'avait pas l'air effrayée de trouver un étranger chez elle.
Son manteau tomba de ses épaules. Elle portait une robe d'un rouge profond semblable à du sang frais. Sa chevelure lui arrivait presque jusqu'aux chevilles.
Elle sourit, entrouvrant une bouche à la moiteur attirante.
Il pensa à Shona. A Ashra. A Blythe. Aux femmes avec qui il avait couché. A celles qu'il avait désirées sans les avoir. Devant cette femme, toutes devenaient insignifiantes.
Elle me donnera la paix du cœur et bannira les paroles de Gisella.
D'une voix langoureuse, la femme demanda :
— Quelqu'un vous a-t-il envoyé ? Ou êtes-vous simplement venu ?
— Je suis venu, dit Aidan.
Elle alla vers la cheminée.
— Je vous remercie pour le feu, mon seigneur.
Aidan savait que son or-lir était caché par ses cheveux et ses vêtements, de même que la chaîne. Rien ne permettait de lui attribuer une quelconque noblesse.
— Pourquoi m'appelez-vous ainsi ?
— Vous portez ce titre comme une couronne. Savez-vous qui je suis ?
Il secoua la tête. Peu lui importait.
Elle rit doucement. C'était un son rauque et subtilement séduisant.
— Je suis une femme et vous êtes un homme. Peut-être n'avez-vous pas besoin d'en savoir plus. (Elle eut un sourire énigmatique.) Je suis une prostituée, mon seigneur. Du moins, c'est ce qu'ils aimeraient vous faire croire.
—« Ils »?
— Les gens du château. Ceux qui vous ressemblent, fit-elle en montrant la citadelle.
— Est-ce le cas ?
Il se moquait de la réponse. C'était la femme la plus attirante qu'il ait jamais vue. Elle brillait d'une lueur si vive qu'il la sentait dans sa propre chair, envahissant jusqu'à la moelle de ses os.
Elle se passa langoureusement une main dans les cheveux.
— Avez-vous envie de moi, mon seigneur ?
— Si j'acceptais votre offre, ma dame, cela signifierait que les gens du château ont raison.
— Cela vous inquiète-t-il ?
Non, pensa Aidan.
— Quel paiement demandez-vous, ma dame ?
— Vous ne pourriez pas vous le permettre, mon seigneur.
Il eut le sentiment qu'elle mentait sur sa « profession ». La paillasse était trop étroite pour deux...
Il ignorait quel jeu elle jouait, et cela l'exaspéra.
— Je suis entré parce que j'avais faim. Je voulais acheter un peu de nourriture. Mais je partirai, si vous le souhaitez.
Elle rit.
— Je ne souhaite rien de tel ! Otez votre manteau. Je vais vous donner à manger.
II lui tendit le vêtement et vit les yeux de la femme s'écarquiller à la vue de son or-lir et de la chaîne passée à sa ceinture. Il se demanda si elle n'était pas vraiment une prostituée évaluant le prix qu'elle obtiendrait.
Elle lui apporta du pain de seigle et des œufs. Quand il demanda où étaient ses poules, elle sourit et dit qu'elle n'en avait pas besoin.
Lorsqu'il fut repu, elle lui prit la main et le conduisit à l'étage supérieur.
Un lit immense et luxueux trônait au milieu de la pièce.
Il n'y avait pas d'autre meuble.
Il la regarda.
— Peux-tu m'aider à oublier mes cauchemars ? demanda-t-il d'une voix rauque.
Le sourire de la femme fut sa seule réponse.
Il tendit la main. Elle l'attira vers elle.
Il s'éveilla en entendant le tintement de l'or. On eût dit que quelqu'un comptait des pièces.
Mais il s'aperçut bientôt qu'il s'agissait des maillons de sa chaîne.
La femme s'était enroulée dans le manteau d'Aidan, cachant le corps splendide qui lui avait apporté tant de plaisir peu de temps auparavant.
— Où est ton lir ? demanda-t-elle.
— A Erinn.
— C'est ce que je pensais, dit-elle, énigmatique.
Puis, agitant la chaîne :
— Comment es-tu entré en possession de ça ?
Il n'apprécia pas son comportement. Délibérément, il prit un ton arrogant.
— Un cadeau des dieux !
— Oui. Je m'en doutais...
Il lui posa la question qu'il aurait dû formuler dès le début.
— Qui es-tu ?
— Lillith, dit-elle doucement. Lillith l'Ihlinie.
Une crampe retourna l'estomac d'Aidan. La peur, le dégoût et l'horreur l'envahirent.
Et la compréhension de ce qui s'était passé.
— Je n'aurais jamais cru que ce serait si facile... Je pensais que tu me reconnaîtrais... Corin m'a bannie, bien entendu, mais j'en ai eu assez de Valgaard, un lieu bien ennuyeux sans mon frère, ni Lochiel, parti à Solinde pour y jouer ses petits jeux. Donc je suis revenue à Atvia, pour voir comment Corin se débrouille avec Gisella.
— Gisella est en train de mourir.
— Vraiment ? Je suppose que c'est le prix à payer pour rester entièrement humain. Moi, je sers Asar-Suti. Il y a certains avantages... Sais-tu quel âge j'ai ?
Aidan avait entendu les récits. Lillith était l'enfant de Tynstar, décédé depuis près de cent ans, et il avait engendré sa fille plusieurs siècles avant sa mort.
Pourtant, en regardant Lillith, Aidan n'arrivait pas à croire qu'elle soit si vieille.
— Qu'attends-tu de moi ? demanda-t-il.
— Un enfant, je suppose, fit Lillith après avoir fait semblant de réfléchir. Un enfant, comme Rhiannon, la fille que Ian m'a faite, et que j'utiliserai pour atteindre les buts des Ihlinis. Votre fameuse prophétie vous pousse à recréer les Premiers Nés. Nous n'avons pas pu vous arrêter. Alors nous nous sommes dit que nous pourrions, au contraire, vous aider un peu. Si nous contrôlons les Premiers Nés, nous aurons la mainmise sur tout ! La meilleure façon est de les faire nous-mêmes. Et toi, Aidan, tu es très important pour moi, car tu as toutes les lignées requises, à part le sang ihlini. Un enfant de toi, s'il naît de moi, sera un Premier Né. La prophétie sera accomplie, mais selon les conditions des Ihlinis.
Il la regarda, impuissant, annoncer tranquillement la fin de sa race.
D'abord Rhiannon, puis l'enfant que Brennan avait fait à Rhiannon... Quel serait le résultat de son accouplement avec la sorcière ihlinie ?
— Tu me donnes envie de vomir, dit-il, sachant qu'il était aussi responsable qu'elle de la situation.
Elle ne répondit rien.
— T'abaisserais-tu à commettre un viol ? reprit Aidan.
Lillith éclata de rire.
— Un viol ? Mon seigneur, ce qui s'est passé dans mon lit a prouvé que tu étais sensible à mes charmes... Quant à recommencer, n'oublie pas que ton lir est à Erinn, et que tu es en mon pouvoir. Ai-je besoin de te le démontrer ?
Elle se glissa contre lui, l'embrassant à pleine bouche. Il tenta de résister, mais une force invisible le cloua sur place.
Je suis un enfant des dieux...
— Non ! cria-t-il.
Lillith rit et ramassa la chaîne d'or.
— Ian a dit la même chose plus d'une fois. Ce n'est pas un enchantement capable de briser le mien !
— J'ai dit non ! répéta Aidan.
La chaîne bougea, se repliant sur elle-même. Elle entoura les poignets de Lillith comme une paire de menottes.
Le feu de dieu jaillit de ses doigts et mourut aussitôt avec un bref crépitement.
La chaîne s'entortilla autour de son bras droit et grimpa vers son épaule.
— Arrête-la! siffla Lillith.
Aidan se jeta hors du lit, la pierre froide du mur égratignant ses fesses nues.
— Aidan ! hurla-t-elle. Oblige-la à s'arrêter !
La chaîne s'enfonça dans la masse de sa chevelure et s'enroula autour de sa gorge.
Lillith cessa de supplier Aidan ; dans une langue qu'il ne connaissait pas, elle émit une suite de syllabes rauques, appelant sans doute au secours le dieu maléfique qu'elle servait depuis si longtemps.
Mais la chaîne étouffa sa voix.
Lillith tituba hors du lit, les yeux commençant à lui sortir de la tête. Elle regarda Aidan, ses doigts essayant toujours désespérément de dénouer la chaîne.
Elle lut la réponse à sa supplication muette dans le regard du Cheysuli.
Se détournant, elle courut vers la fenêtre et se jeta dans le vide.
Quand il fut capable de bouger, il se rhabilla, toujours tremblant. Puis il prit son manteau et partit à la recherche de Lillith.
Elle était étendue sur l'herbe épaisse, le corps brisé par sa chute, disgracieuse dans la mort comme elle ne l'avait jamais été dans la vie.
Mais elle semblait toujours aussi jeune.
Ses mains étaient nouées autour de la chaîne.
Une curieuse indifférence permit à Aidan de forcer les doigts morts à la lâcher.
Puis il la récupéra et la posa sur le sol. Enfin, il couvrit le cadavre de son manteau.
Il alla au bord de la falaise, la chaîne à la main. Un bref instant, il envisagea de la jeter à la mer, mais il y renonça dès que sa colère se dissipa.
La chaîne lui appartenait. Les dieux eux-mêmes l'avaient fabriquée. Elle faisait tellement partie de lui qu'elle obéissait à ses souhaits.
Ou étaient-ce les dieux qui lui obéissaient ?
Aidan laissa son regard errer sur les turbulences de la Queue du Dragon.
Et il accepta !
— Resh'ta-ni, murmura-t-il. Tahlmorra lujhala mei wiccan, cheysu. Y'ja'hai.