CHAPITRE XI
Quand Aidan arriva au château, toujours secoué, un serviteur lui demanda de se rendre aussitôt dans la chambre de Gisella.
L'appréhension l'envahit. Aidan comprit que l'équilibre mental qu'il avait cru avoir en revenant de la tour n'était qu'un leurre.
Corin l'attendait devant la porte, les yeux injectés de sang.
— Elle te demande, dit-il d'une voix rauque. Elle a dit qu'elle chanterait jusqu'à ton retour, et elle a tenu parole...
— Dieux, lâcha Aidan, comment avez-vous supporté ça tout ce temps ? Comment pouvez-vous la regarder, sachant qu'elle est folle, et vous dire qu'elle est votre jehana ?
— Deirdre a toujours été ma vraie jehana. Gisella... est Gisella. Va la voir, Aidan. Ce sera la dernière fois. Et je viens avec toi...
Aidan entra. Assise près de la porte, Glyn montait la garde. Une reine, même exilée, méritait qu'on lui montrât quelque respect à l'heure de sa mort.
Glyn regarda Aidan, lui offrant sa compréhension et la force dont il avait besoin en cet instant. Il lui fit un signe de tête et approcha du lit.
La respiration de Gisella était rauque et bruyante.
Elle avait les yeux fermés, mais les rouvrit à l'approche d'Aidan.
— Tu connais l'histoire ?
Il attendit, méfiant.
— Celle qui raconte pourquoi je suis folle.
Dieu...
— Oui. Je l'ai entendue, dit Aidan, la gorge serrée.
— Ma mère était un corbeau... Elle ne savait pas qu'ici, on les tue sans pitié. Ce sont des oiseaux de mauvais augure, tu comprends ? Ils annoncent la mort... Mon père l'a vue et lui a décoché une flèche, sans savoir qu'il s'agissait de Bronwyn sous sa forme-lir. Il ignorait qu'elle essayait de retourner à Homana. Elle a repris son apparence humaine en s'écrasant sur le sol. Je suis née pendant qu'elle mourait. On dit que c'est pour ça que je suis folle.
A cet instant, elle semblait normale. Totalement lucide. Aidan se demanda si la mort de Lillith avait libéré en partie l'esprit confus de Gisella.
— La chaîne est brisée, dit la mourante.
— Comment ?
— La chaîne. Lillith a dit qu'elle la détruirait, et que ce serait la fin de la prophétie.
— Quand vous a-t-elle dit ça ? demanda Aidan, fronçant les sourcils.
— Il y a... quelques jours ? Quelques mois ? (Elle regarda Corin, qui s'était approché.) Il a dit qu'il l'avait bannie, mais elle est revenue. Lillith est revenue parce qu'elle m'aime.
Aidan ne se sentit pas le cœur de lui expliquer que les attentions de Lillith n'avaient jamais rien eu à voir avec la tendresse.
— Elle a brisé la chaîne.
— Non.
— Elle avait dit qu'elle le ferait !
— La chaîne n'est pas rompue. Regardez.
Il posa la main sur un des maillons.
— Elle avait promis !
— Elle a échoué. Lillith est morte.
— Non !
— Ils sont tous morts. Tynstar, Strahan, Lillith. Leur temps est révolu. La prophétie est presque réalisée. La chaîne reste entière et je suis en vie. Tout ce qu'elle vous a raconté n'était que mensonge.
— Non. Mujhar sans trône. Roi sans couronne !
— Grand-mère, c'est terminé.
— Je parle aux dieux..., dit Gisella.
L'estomac d'Aidan se noua.
Corin murmura quelque chose sur la folie de la mourante. Mais Aidan frémit. Peut-être Gisella parlait-elle réellement aux dieux...
— Tu ne seras pas Mujhar. Le Lion veut quelqu'un d'autre.
Aidan posa sa main sur le sixième maillon. Le sien, à sa connaissance.
— Grand-mère...
Mais Gisella ne s'occupait plus de lui. Elle se tourna vers Corin.
— Ce que j'ai fait n'était pas si grave. Strahan ne voulait pas vous tuer, seulement se servir de vous.
— Votre fourberie vous a damnée aux yeux de vos enfants, dit Corin. A vous de décider si cela en valait la peine.
Quand Gisella exhala son dernier soupir, les yeux rivés sur son fils, elle murmura quelque chose que personne n'entendit.
Lorsqu'il fut certain qu'elle était morte, Corin appela les serviteurs et ordonna que la nouvelle soit annoncée dans le royaume.
Puis il retourna près du lit et prit un collier d'or torsadé. Aidan reconnut le bijou : c'était un présent de mariage cheysuli.
— Niall le lui a donné avant d'avoir un lir. Et avant de savoir qu'elle était folle, puis de découvrir ce qu'elle avait l'intention de faire de ses fils. Elle était cheysulie, mais ils ne lui ont jamais laissé la possibilité de savoir ce que cela signifiait vraiment.
— Keely ne lui a jamais pardonné. Je ne saurais parler à la place de Hart et de mon jehan. Qu'en est-il de vous ?
— Elle ne l'a jamais demandé. Je crois qu'elle ignorait comment le faire.
— Et si elle avait essayé ?
— Je pense que je lui aurais pardonné... Si elle avait su me le demander.
Aidan regarda une dernière fois la vieille femme, puis se tourna pour sortir.
Glyn lui posa une main sur le bras, le regard plein de compassion.
— Attends-moi, dit Corin. Allons dans le couloir. Tu as dit que Lillith était morte. En es-tu certain ?
— Oui.
— J'espère que tu comprendras que j'insiste pour savoir comment ! Lillith nous a fait du mal pendant tant d'années...
— Je l'ai tuée.
— Toi ? Dans ce cas, nous te devons notre gratitude. Leijhana tu'sai, harani.
Aidan ne se sentait pas le courage d'expliquer ce qui s'était passé. Le pouvoir qu'il avait utilisé pour la tuer était aussi réel que s'il l'avait étranglée de ses mains.
Et cela le terrorisait.
Corin montra la chaîne passée à la ceinture d'Aidan.
— Gisella en a parlé. Elle a dit que Lillith la briserait.
— Pardonnez-moi, su'fali, certaines choses sont trop personnelles pour que je puisse les évoquer. Qu'il vous suffise de savoir que Lillith et Gisella sont mortes, et que la chaîne est entière.
— Quant à ce que Gisella a raconté à ton sujet, ce n'était que des fantaisies d'agonisante. Et dire qu'elle a prétendu avoir parlé aux dieux ! Oublions tout ça. Il y a des préparatifs à faire...
Aidan se souvint que Gisella n'était ni la seule ni la première à lui prédire qu'il ne monterait jamais sur le trône du Lion. Shaine, puis Karyon... Même les dieux semblaient le préparer pour autre chose.
Quelque chose de plus...
— Je dois partir, dit-il d'une voix rauque. Teel est à Erinn. J'ai été séparé de mon lir trop longtemps.
— Aidan, dit Corin d'une voix ferme, Gisella était folle. Quoi qu'elle t'ait raconté, ne te laisse pas impressionner.
Il aurait voulu dire à Corin qu'il avait raison. Mais il en était incapable. Tout comme il ne pouvait pas lui révéler que Gisella n'avait pas été la première à l'avertir de sa fin. Et qu'il était effrayé.