CHAPITRE XII

Shona lança le bâton à ses chiens. La meute était autour d'elle, prête à jouer jusqu'à ce que la jeune femme en ait assez.

— Shona.

— Oui, dit-elle.

Comme sa fille, Keely portait des braies et une tunique de laine tenue par une ceinture de cuivre érinnien.

— Tu me ressembles beaucoup, commença Keely. Tu dis ce que tu penses. Mais cela rend difficile de cacher tes sentiments, même quand tu le désires.

— Que puis-je dire ? fit Shona. J'avais l'intention de le renvoyer chez lui sans épouse. Mais c'est trop tard. Le kivarna ne me laisse pas le choix. Je me sens comme un nouveau-né mis au sein : j'en veux toujours plus. Et maintenant que j'ai eu une idée de ce que c'est...

— Quand j'ai su que j'attendais un enfant, dit Keely, j'ai fait jurer une chose à ton père : si c'était une fille, elle serait élevée avec les mêmes droits qu'un garçon. Y compris celui de choisir son conjoint. Et voilà qu'à cause de ça, ce choix t'est refusé. J'appartiens à une race gouvernée par le tahlmorra. Peut-être ne suis-je pas la personne la mieux placée pour te donner un conseil. Mais il me semble que si les dieux ont mis le kivarna en toi et en lui, puis ont fait en sorte que vous vous rencontriez... il y avait peut-être une raison.

Shona ricana.

— C'est la voie de la facilité. Laisser les dieux choisir à notre place.

— C'est à toi de décider, puis de vivre avec.

— Dans ce cas, il s'agit plutôt de vivre avec Aidan.

— Tu aurais pu tomber plus mal.

— Il est à demi érinnien. De plus, les chiens l'aiment bien.

Keely soupira.

— Je suppose que c'est une façon comme une autre de juger la valeur d'un homme !

Dès qu'Aidan quitta le bateau à Kilore, il sentit le lien-lir se renouer brutalement. Tremblant, il s'appuya contre des caisses et se plongea dans le contact avec son lir.

Aidan leva les yeux et vit le corbeau descendre vers lui.

Teel se posa sur son épaule.

As-tu éprouvé le même manque que moi ? demanda-t-il au bout d'un moment.

Les dieux nous ont fait l'un pour l’autre, répondit Teel. Je t’ai conseillé de partir, c'est vrai, mais je n'ai pas affirmé que ce serait plaisant. Veux-tu me suivre dans les cieux ?

Oui, dit Aidan. Il y a trop longtemps que je suis cloué au sol.

Il vola jusqu'à la forteresse, puis reprit sa forme humaine devant le portail, saluant poliment les gardes ébahis.

— Vous avez sans doute vu votre maîtresse faire la même chose, dit-il.

— Oui. Mais elle nous prévient toujours.

Cela ne ressemblait pas à ce qu'on lui avait dit de Keely, mais elle avait sans doute changé depuis son arrivée à Erinn.

Sean et Keely étaient dans la grande salle. Ils avaient des invités. Sean vit son neveu et lui fit signe d'entrer.

Aidan regarda l'homme qui se tenait près de son oncle, aussi grand et roux que lui.

— Alors ? demanda Keely.

— La reine d'Homana est morte.

Keely poussa un profond soupir.

— Leijhana tu’sai.

— Remerciez-vous le messager, ou louez-vous les dieux d'avoir accédé à votre demande ?

Keely se détourna et se laissa tomber sur une chaise.

— Jehana, dit-elle doucement. (Puis, secouant la tête ) Non. Ma jehana a toujours été Deirdre.

Elle se leva, une résolution nouvelle sur le visage.

— Aidan, je voudrais te présenter des membres de la famille.

— Rory Barberousse, n'est-ce pas ?

— Et ta su’fala, Maeve, ainsi que quatre de tes cousins sur cinq.

Il les salua tous. La femme blonde aux yeux bleus ressemblait beaucoup à Deirdre. Le garçon roux de seize ans était une version plus jeune de Rory. Il y avait aussi deux filles, une d'environ quatorze ans et l'autre de dix, et un bébé.

Mais son seul désir était de voir Shona. Il avait des choses à lui dire.

— Où est...

— Dehors, avec Riordan et Biais. Ils s'exercent au tir, du côté sud des remparts.

— Aidan.

Keely se leva, tenant une épée.

— Prends-la. C'est une arme de femme.

— Je vous remercie, su'fala, mais que ferais-je d'une épée conçue pour une main féminine ?

— Pas pour toi, Aidan. Pour la fille que tu auras avec Shona. Donne-lui l'épée et les moyens de l'utiliser.

Elle lui tendit l'arme.

Aidan regretta de devoir refuser le cadeau, mais il n'y pouvait rien.

— Gardez-la, dit-il doucement. Le moment venu, vous la donnerez à la fille de Shona.

Il les trouva près du mur d'enceinte sud. Shona, Riordan et un garçon qui devait être Biais...

Il portait des vêtements érinniens, mais ses cheveux noirs, son teint mat et ses yeux jaunes ne trompaient pas.

Il a l’air plus cheysuli que moi, même sans or-lir, pensa Aidan, mal à l'aise.

Shona se retourna. Il oublia tout au sujet du guerrier inconnu.

Le jeune femme pâlit et se figea.

— Tire, Shona, ou donne-moi l'arc, fit Riordan, dont la réaction montrait qu'il ne possédait pas la plus petite trace de kivarna.

Aidan approcha avec l'intention de parler à Shona.

L'étranger debout près d'elle s'interposa entre eux.

— Aidan, n'est-ce pas ? fit-il avec un accent érinnien.

— Biais ? dit Aidan, se souvenant du nom mentionné par Sean.

— Oui. Nous sommes à demi cousins. Maeve est ma mère et Rory est mon père. Par l'esprit sinon par la chair.

Aidan se souvint soudain de l'identité du vrai père de Biais.

— Je reviendrai avec vous, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dit Biais. Je crois qu'il est grand temps que je rencontre mon jehan. J'ai un lir, mais pas d'or. Et je n'ai pas eu de cérémonie des Honneurs. Pourtant, je suis aussi cheysuli que vous, cousin. N'ai-je pas les mêmes droits ? Un guerrier doit connaître sa lignée, pour que les dieux gardent les yeux sur lui.

Un beau parleur...

Aidan regarda Shona et oublia son cousin.

— Donne-moi l'arc, Shona, fit Biais. Vous avez des choses à vous dire...

La jeune femme tendit l'arc à Biais et s'approcha d'Aidan.

Quittant les remparts, ils partirent vers la lande.

Ils s'arrêtèrent quand ils furent sortis de Kilore.

— Je pensais que tu serais absent plus longtemps, dit Shona.

— Elle est morte hier en fin de matinée.

— Je croyais que tu resterais avec Corin pour les cérémonies. Elle était aussi ma grand-mère.

Il n'y avait pas pensé.

— Tu ne l'as jamais vue ?

— Ma mère ne me l'aurait pas permis. Mais je n'ai pas demandé, non plus. (Shona sourit.) Maintenant, le Mujhar est libre. Penses-tu qu'il va épouser Deirdre ? Et faire enfin d'elle la reine d'Homana ?

— J'en suis persuadé. Mais il sera obligé d'attendre un peu. Par respect pour la mémoire de la défunte reine...

— Et Maeve deviendra légitime ! Un peu trop tard au goût de ma mère ! Elle m'a toujours dit que si Maeve n'avait pas été une bâtarde, cela lui aurait donné une plus grande liberté.

— Et elle n'aurait sans doute pas épousé ton père. (Il fit une pause.) Je rentre à Homana. Seul.

— Pourquoi ? s'écria Shona, livide.

— Parce que je vais mourir.

— Comment pourrais-tu le savoir ? Et me prends-tu pour une imbécile ? Me raconter de telles sornettes ! Si tu ne veux pas de moi, dis-le. Crois-tu que je ne peux pas savoir la vérité avec le kivarna..!

Elle s'interrompit, écarquillant les yeux.

— Par les dieux, tu es vraiment persuadé que tu vas mourir !

Il se détourna.

Elle le suivit.

— Aidan. Pourquoi crois-tu ça ?

— Parce que je pense y être obligé.

— Obligé ! Pour quelle raison ?

— A cause de la prophétie...

— Je la connais.

— Et des dieux... Et de ça.

Il montra la chaîne passée à sa ceinture.

— J'ai tué une femme sans même la toucher, dit-il.

Elle tendit une main vers lui.

— Non !

— Tu as besoin de moi. Je suis parfois égoïste, mais jamais cruelle.

Elle le toucha et le kivarna surgit.

Il lui raconta tout, comment il avait été séduit par une sorcière ihlinie en dépit des avertissements donnés par Ashra, par Karyon et par Shaine. Et même par Gisella la folle, qui prétendait parler aux dieux. Mais qui était-il pour dire que c'était faux, alors qu'il s'entretenait lui aussi avec les dieux ?

Il ne pensait pas avoir la force de faire ce qu'ils attendaient de lui...

— Que crois-tu qu'ils attendent de toi ? demanda Shona d'une voix incertaine.

— Que je meure.

Shona le prit dans ses bras pour le réconforter.

— Calme-toi, mon petit, dit-elle. Tu es tout retourné ! Et comment peux-tu savoir que c'est ta mort qu'ils veulent, et pas autre chose ?

Aidan avait été si seul toute sa vie... Il se raccrocha à la jeune femme, heureux de sa sollicitude.

A ce moment précis, il avait terriblement besoin d'elle.

Il réalisa qu'ils étaient proches de l'irrémédiable.

— Non, Shona ! Je ne peux pas courir ce risque. Si je dois mourir, pas question de te condamner à une vie de solitude. Je ne te ferai pas une chose pareille !

Il la repoussa doucement.

— Je repars seul. Si je dois mourir, inutile que je te fasses du mal.

— Et si tu ne meurs pas ? Que se passera-t-il, espèce de skilfin ?

— Non, répéta-t-il.

Se détournant, il repartit vers Kilore.