CHAPITRE II

Aidan quitta le palais par la porte principale et suivit le chemin que lui suggérait son kivarna. Ou était-ce autre chose ?

C'était plus ancien, et plus fort. Un appel enraciné au plus profond de son être.

Il entendit Teel voler au-dessus de lui.

Es-tu sûr de vouloir suivre cette voie ? demanda le corbeau d'un ton presque trop doux.

C'est le chemin que je dois suivre. Me conseilles-tu de faire demi-tour ?

Non. J'ai simplement posé la question.

Aidan inspira à fond et regarda autour de lui. Il ne sentait aucun danger imminent.

C'est quelque chose que je dois faire !

Il continua. Bientôt il aperçut devant lui les ruines d'une chapelle. Il était seul. Le lien-lir restait étrangement muet.

Aidan baissa la tête pour passer sous le linteau craquelé, une des rares parties toujours debout de l'édifice.

L'intérieur était encore plus délabré. Pourtant, Aidan sentit le pouvoir qui en émanait. L'autel incliné selon un angle bizarre était gravé de runes presque illisibles.

Sans savoir comment c'était arrivé, Aidan se retrouva à genoux devant l'autel, l'humidité du sol traversant ses vêtements de cuir. Il avait les mains appuyées contre le marbre, comme s'il priait.

Etait-ce cela qu'on attendait de lui ?

— Dieux, murmura-t-il.

Il se sentait si insignifiant, si fragile.

Si sûr que son maillon se briserait...

— Tu es ce que tu souhaites être.

Aidan se redressa brutalement et pivota sur ses genoux.

C'était le Chasseur.

— Me donnerez-vous les réponses, maintenant ?

— Si tu poses les bonnes questions.

Le Chasseur entra dans la chapelle et s'assit sur une pierre.

— Par quoi dois-je commencer ?

— Tu as commencé il y a bien longtemps. Tout enfant. Les rêves, Aidan ! Tous ces rêves étranges qui troublaient ton sommeil...

— Je n'en ai plus fait depuis mon départ d'Erinn.

Le Chasseur esquissa un sourire.

— Les femmes ont souvent le pouvoir de changer les idées d'un homme... Profite du calme et du sommeil tant que tu le peux. Tu as passé une grande partie de ta vie sans eux... Tes genoux ne sont-ils pas engourdis ?

Ils l'étaient. Aidan se releva.

— Pourquoi êtes-vous ici ? Vous ai-je fait venir ?

— En un sens. Je suis là parce qu'il est temps que tu en saches plus. Et personne d'autre ne pouvait répondre à tes questions.

— Parfait, dit Aidan.

Le Chasseur sourit.

— Les hommes croient que nous nous conduisons de façon mystérieuse pour les troubler. C'est faux. Il y a des raisons à nos actes. Nous ne pouvons pas nous montrer à tous, car nous perdrions notre importance aux yeux des mortels. Les dieux doivent garder du mystère... Pour certains, ils sont les produits de l'imagination humaine, une façon pour les plus rusés d'entre vous de tenir les autres à leur merci. D'autres ne croient pas du tout en nous. Grand bien leur fasse !

— C'est de l'hérésie ! protesta Aidan.

— De l'ignorance. Ils ont peur et ils pensent que la vérité est ailleurs que dans l'existence des dieux. Mais c'est nous qui avons donné à l'homme le libre arbitre et la capacité de penser par lui-même. Nous lui autorisons donc quelques hérésies. A chacun de décider quelle vie il veut après la mort... ou s'il n'en veut aucune.

— J'ai toujours été croyant.

— Nous le savons. Et tu en bénéficieras.

La Fileuse apparut dans l'entrée.

— Aidan, tu as montré plus de patience que la plupart des hommes.

— Non. J'ai douté et j'ai protesté. Puis j'ai posé des questions.

— Bien entendu. Les hommes ont toujours des questions à poser. Nous leur avons donné la curiosité, l'impatience, la colère et le besoin de savoir. Mais tu as tout de même été très patient.

— Allez-vous tout m'expliquer ?

— Nous te donnerons les moyens de prendre ta décision.

— Ce n'est pas nécessaire. Je ferai tout ce que vous me demanderez.

Elle sourit.

— Nous n'exigeons pas une obéissance aveugle. Si nous demandons des choses difficiles et des sacrifices, ils doivent être effectués volontairement, parce qu'on n'apprend rien sans cela.

— Ai-je assez appris ? Ou rien appris du tout ?

Un troisième personnage apparut.

— Tu as au moins appris qu'il était aisé pour un homme de se laisser détourner du droit chemin par une femme, dit l'Infirme.

— Parlez-vous de Shona ? Voulez-vous dire que je ne devrais pas l'épouser ?

— Nous ne disons rien de tel. Elle a le sang dont ta Maison a besoin.

— De qui... ? Oh ! Lillith...

— Ashra t'avait prévenu. Et tu as choisi d'ignorer son conseil.

— Je n'avais pas mon lir avec moi.

— Une simple excuse.

— Mais c'est vrai ! Elle a utilisé la sorcellerie !

— Non. Pour te séduire, elle n'a utilisé qu'elle-même. Avec toi, c'était suffisant. Mais je t'accorde que tu as retiré quelque chose de l'expérience.

— Oui. Vous avez répondu à mon appel. Quand j'ai demandé votre intervention à travers la chaîne.

Aucun des trois dieux ne répondit.

Puis le Chasseur prit la parole.

— Pense à ce que cela signifie... Quand un homme a le pouvoir de faire appel aux dieux, cela fait-il de lui un dieu ?

— Non !

— Réfléchis, Aidan. Cela doit forcément avoir un sens.

— Peut-être les dieux l'ont-ils choisi pour quelque chose..., commença Aidan.

— Cela le rend-il meilleur que les autres ?

— Non. Différent, peut-être.

— Te penses-tu différent, Aidan ? Réponds franchement.

— Oui. Parce que je le suis.

— Et que feras-tu de cette différence ?

Aidan s'assit, soudain épuisé.

Il ne sut quoi répondre.

— Bien, dit la Fileuse. Au moins, tu ne jacasses pas à tort et à travers quand tu n'as pas de réponse.

— Qu'attendez-vous de moi ? Vous me parlez de tâches et d'entreprises mystérieuses. Que dois-je faire : attendre que vous décidiez si je suis digne du nouveau jeu que vous avez inventé ?

— Chacun a sa place sur la Roue de la Vie.

— Guerrier enchaîné, murmura le Chasseur.

— Prince enchaîné, dit la Fileuse.

— Corbeau enchaîné, termina l'Infirme.

— Enchaînée, la vie continue. Brisée, elle est libérée. Qu'as-tu choisi ?

Aidan toucha la chaîne.

— Je l'ai voulue entière.

— As-tu librement choisi ?

— Oui.

— Qui es-tu ? demanda la Fileuse.

— Aidan d'Homana. Prince et futur Mujhar. Un Cheysuli des clans. Mais je suis surtout très perturbé...

— Oui, nous nous en sommes aperçus. Le chemin est encore long. Tu n'es pas allé aussi loin que nous l'avions pensé.

— Non?

— Il te reste une tâche à accomplir, dit la Fileuse.

— Quelle tâche ?

— Et un sacrifice à faire, ajouta l'Infirme. Je crois que, le moment venu, tu y consentiras librement.

Aidan ouvrit la bouche pour poser une autre question.

Mais il était seul dans la chapelle.

Et il ne savait rien de plus.