CHAPITRE III

Ils achetèrent des chevaux à Hondarth ; les bagages de Shona suivraient plus lentement.

Arrivés au croisement le plus proche d'Homana, Biais demanda :

— Quel est le chemin de la Citadelle ?

— Par ici, à l'est. C'est à une demi-journée de route.

— Tu devrais d'abord venir avec nous à Homana-Mujhar, dit Shona, pour rencontrer ta famille et rendre hommage au Lion. Ne peux-tu attendre quelques jours avant de partir à la recherche de Tiernan ?

— Il n'y a pas que ça. Je veux d'abord la cérémonie des Honneurs à laquelle j'ai droit, pour recevoir mon or-lir. Ensuite j'irai à la recherche de mon père.

— Pardonne-moi, dit Aidan, mais qui sera ton shu'maii ? Tu ne connais personne dans les clans. A moins que tu ne comptes me le demander ?

— Non, dit Biais. Et je connais quelqu'un. Un shar tahl nommé Burr.

Aidan sursauta.

— Burr vient du Nord. Je l'ai rencontré. Comment le connais-tu ?

— J'ai écrit à la Citadelle. Il m'a répondu et m'a dit ce qu'il savait de mon père. Personne d'autre n'a accepté de le faire. Ont-ils peur que je devienne comme lui ? Sans même me connaître ?

— Je ne saurais répondre à la place des anciens de la Citadelle. Mais sache que la rune de naissance de Tiernan a été effacée des registres. Il n'existe plus aux yeux des clans.

— Pourquoi me jugeraient-ils en fonction de ça ? Ce n'est pas héréditaire, que je sache ! Ni contagieux.

Aidan comprit l'amertume de Biais. Il n'était pas juste de juger un homme à l'aune des actes de son père.

Bien des choses, pensa Aidan, n'étaient pas justes dans les traditions cheysulies...

— Vas-y, dit Aidan. Burr est un homme de bien. Il fera un bon shu'maii. Si tu as besoin de moi, envoie ton lir, ou viens en personne. Tu seras toujours le bienvenu à Homana-Mujhar.

— C'est toujours ça, dit Biais en riant. Et toi, Shona, fais attention à ce petit. Les Homanans sont plus fragiles que les Erinniens.

— Biais, réfléchis avant d'agir ! La méditation n'est pas ton point fort. Prends ton temps, afin d'être sûr de ta décision.

— Et toi, tu as pris le temps de réfléchir ?

Avant que Shona ait le temps de répliquer, il partit vers l'est, sa louve à ses côtés.

Dans les rues d'Homana, Shona passa le plus clair de son temps à empêcher sa meute de se disperser ou de gêner les habitants.

Aidan fut soulagé d'arriver enfin aux portes d'Homana-Mujhar.

— Nous y sommes ? demanda la jeune femme.

— Oui. C'est le portail principal.

Les gardes lancèrent des salutations et des plaisanteries à Aidan, qu'ils connaissaient bien. Tout le monde entra, les chiens compris.

Les deux chiennes ayant mis bas pendant le voyage ainsi que leurs petits étaient restés avec le convoi de bagages pour ne pas les ralentir.

Shona regarda autour d'elle, marmonnant quelque chose sur l'épaisseur des murs d'enceinte et l'importance des défenses.

— Pas étonnant que la ville ne soit jamais tombée, dit-elle.

— Pourtant, elle a été prise une fois. Par Bellam, avec l'aide de Tynstar l'Ihlini.

Aidan descendit de cheval, puis se tourna pour aider Shona. Elle le repoussa avec un regard glacial et sauta à terre.

— Et mes chiens ? demanda-t-elle.

— Nous avons des chenils, bien entendu.

— Ne pourrions-nous pas les emmener avec nous, au moins cette fois ?

Aidan pâlit.

— Tous?

— Nous les mettrons dans notre chambre.

— Eh bien, dit Aidan, gêné, au début, nous devrons faire chambre à part. Il y a des règles à respecter. Les Homanans...

— ... sont des skilfins ! cria Shona. Nous couchons ensemble depuis des mois, et nous n'en avons jamais fait mystère ! Bon, tant pis... Dans ce cas, je mettrai les chiens dans ma chambre.

— Cela ne veut pas dire que nous devrons rester abstinents, Shona. Si je te rejoins discrètement, personne n'en saura rien.

Il se leurrait et il le savait. Les domestiques voyaient et répétaient tout. Mais peu lui importait.

Un serviteur s'approcha d'eux.

— Mon seigneur, dit-il, vous devez vous rendre immédiatement dans les appartements du Mujhar. Par ordre du prince d'Homana.

— Mais... Pourquoi ?

— Tout de suite, mon seigneur !

Aidan se tourna vers Shona.

Elle parla aux chiens d'un ton ferme.

— Ils ne bougeront plus jusqu'à mon retour. Allons-y.

Aidan fit un signe de tête et guida Shona dans les couloirs éclairés par des torches et les escaliers en colimaçon qui menaient aux appartements du Mujhar, situés au troisième étage.

La porte de la chambre était ouverte. Il entra, et comprit ce qui se passait en voyant Deirdre. D'une pâleur de cire, elle était assise au chevet du Mujhar.

Ian tournait le dos à l'entrée.

Brennan vint à la rencontre d'Aidan.

— Il sera content de te voir. Suis-moi.

Aidan sentit le froid de la mort l'envahir. Il aurait voulu s'enfuir, comme si cela avait pu empêcher la mort de frapper.

Il avança lentement vers le lit. Aileen était assise sur un tabouret près de Deirdre. Serri, son loup à la fourrure rousse, était couché à côté de Niall.

Voir quelle maladie emportait le Mujhar n'avait rien de sorcier. Le côté droit de son visage était paralysé. Sa peau semblait flasque et livide...

— Jehan, dit doucement Brennan, Aidan est revenu.

Le kivarna d'Aidan s'éveilla d'un coup, lui révélant ce que ressentait Niall : il savait ce qui lui était arrivé, et combien de temps il lui restait.

Son bras droit était posé sur le loup, maintenant le contact mental et physique.

La tête de Serri reposait contre la poitrine de Niall.

Aidan s'approcha du lit.

— Prends-lui la main, dit Brennan. Il ne peut plus la bouger lui-même.

Aidan s'agenouilla et obéit. La chair était froide, déjà sans vie.

— Je suis revenu, grand-père.

— La jeune fille?

Niall parlait lentement d'une voix pâteuse mais compréhensible.

Aidan tendit la main vers Shona, lui faisant signe de le rejoindre près du lit.

— Je l'ai ramenée avec moi. C'est la fille de Keely et de Sean.

Shona regarda son grand-père, sachant que ce serait la seule fois.

Il était clair que Niall ne passerait pas la nuit.

— La fille de Keely..., dit le mourant. Je savais qu'elle porterait une enfant digne de notre sang et de notre confiance. Il te faudra attendre ton tour, ma belle Erinnienne, mais un jour tu seras reine de ce palais, comme Deirdre aurait dû...

— Grand-père...

— Plus tard ! dit Brennan.

— Non, dit Aidan, sachant qu'il n'y aurait pas de plus tard. J'ai des nouvelles d'Atvia. Quelle est la chose que vous désirez le plus au monde ?

Niall s'affaiblissait d'instant en instant.

— J'ai tout ce que je désire...

— Pas tout à fait.

Aidan prit la main de Deirdre.

— Il y a un bonheur que vous n'avez jamais pu obtenir.

— Est-ce vrai ? Gisella... ?

Aidan éleva la voix, sachant qu'une déclaration officielle était nécessaire.

— La reine d'Homana est morte. En ma présence !

La voix de Niall n'était plus qu'un murmure.

— Qu'on fasse venir un prêtre.

— Niall, fit Deirdre, ce n'est pas nécessaire...

— Même si c'est la dernière chose que j'accomplirai en ce monde, belle princesse érinnienne, je ferai de toi la reine d'Homana.

La cérémonie fut des plus brèves. Niall eut du mal à prononcer ses vœux, mais Deirdre énonça les siens d'une voix calme.

— Reine d'Homana, murmura Niall. Cela aurait dû être ta place depuis le début.

— Peu m'importait, répondit Deirdre. Tout ce que je voulais, c'était toi. Les dieux nous l'ont permis. Mais comme les années ont passé vite...

— Cela valait mieux que rien, soupira Niall. Deirdre fut reine quelques instants. Quand la vie quitta le corps de Niall, le titre passa à Aileen, tandis que Brennan devenait Mujhar à la suite de son père.

Ian retira la lourde chevalière noire du doigt du mort. Puis il la remit à Brennan.

— Mon seigneur, vous êtes désormais le Mujhar. Acceptez-vous cette bague, et mon allégeance ?

— J'hai-na, répondit-il. Tu'halla dei, y'ja'hai. Cheysuli i’halla shansu.

Brennan tendit la main. Ian lui enleva la chevalière au rubis et la remplaça par la bague noire gravée du lion rampant.

Reprenant la chevalière au rubis, qui revenait désormais à Aidan, nouveau prince d'Homana, Brennan récupéra la bague ornée d'une topaze que portait son fils et lui remit la marque de son nouveau titre.

Se sentant étrangement vide, Aidan réalisa que Brennan, au contraire de Niall, n'avait pas d'homme lige, ce que Ian avait été pour le défunt Mujhar.

Quelque chose bougea près du lit. Serri se redressa, ses yeux ambre brillant dans la pénombre. Puis il sortit de la chambre.

Aidan voulut le suivre.

— Laisse-le partir, dit Brennan.

— Mais...

— Serri n'est pas un loup, c'est un lir... L'explication était suffisante. Il fît signe qu'il avait compris.

Ils entendirent tous le dernier hurlement de Serri se répercuter dans les couloirs. Les chiens-loups lui répondirent en chœur.