CHAPITRE IV

Aidan alla dans la salle d'apparat aux petites heures de l'aube. Il resta un moment immobile près des portes, puis il avança, examinant les murs, les tapisseries, les armes qui les ornaient et les tapis qui décoraient le sol.

Enfin, son regard se posa sur le trône, qui symbolisait le pouvoir d'Homana. Il repensa à la version plus modeste qui se trouvait sur l'Ile de Cristal.

Le Lion d'Homana était différent, avec un Mujhar assis, ou plutôt affalé, dans son giron.

Aidan se sentit trahi. Il était venu invoquer l'esprit de son grand-père et Brennan allait l'en empêcher.

Le kivarna intervint. Aidan sentit chez son père du chagrin et de la colère mêlés à la connaissance de la tâche accablante qui l'attendait.

Il perçut aussi un fort désir d'y renoncer, si seulement cela pouvait rendre la vie à Niall.

Brennan ne bougea pas.

— Le fils aîné d'un roi sait qu'un jour il héritera du trône. La seule chose qu'il évite d'envisager est de quelle façon ce trône lui reviendra.

— Que voulez-vous dire ? demanda Aidan.

— Un roi doit mourir pour qu'un autre prenne sa place.

— Il n'aurait pas voulu continuer à vivre comme ça, dit Aidan. Son temps était terminé. Le vôtre est arrivé.

— Un peu trop facile, Aidan !

— Mais vrai. (Aidan s'assit au bord du foyer.) Quand est-ce arrivé ?

— Il y a deux jours, il était avec Deirdre, dans le solarium, discutant de choses et d'autres. Rien d'important. A un moment, il était en parfaite santé ; l'instant d'après...

Aidan avait entendu dire que les choses pouvaient se passer ainsi.

— Je n'aurais pas cru qu'il partirait de cette façon..., soupira Brennan.

— Un guerrier ne peut pas plus prédire sa mort que son tahlmorra.

— C'est vite dit ! Mais tu as toujours été beau parleur... Pourquoi es-tu venu ici ?

— Je voulais le faire revivre.

Brennan soupira.

— S'il existait un moyen...

— Il existe. Je l'ai déjà fait avec d'autres Mujhars morts.

— Aidan !

— C'est vrai !

— Ce n'est ni le lieu ni le moment de parler de tes rêves.

— J'en parle, parce que ce sont plus que des rêves ! Jehan, vous n'avez aucune idée de ce qui m'est arrivé. De ce que j'ai vécu...

— As-tu jamais pensé à ce que ta jehana et moi avons supporté ? Les nuits sans sommeil, l'inquiétude... Et le soir où ton grand-père nous a quittés, voilà que tu prétends pouvoir le faire revenir d'entre les morts !

— J'en ai le pouvoir, murmura Aidan. J'ai parlé à Shaine, à Karyon, à Donal. Pourquoi pas Niall, maintenant ?

Aidan serra les maillons de sa chaîne.

Livide, Brennan ferma les yeux.

Je dois lui prouver que je dis vrai. Sinon, il ne me fera jamais plus confiance.

— Non, dit Brennan d'une voix rauque. Tu ne feras pas ça ! Il est parti. Qu'il reste avec les morts ! Je ne sais pas qui tu es, Aidan. Pour le moment, j'aimerais que tu sois simplement mon fils.

Frappé par la force des émotions de son père, Aidan lâcha la chaîne.

Après un long silence, Brennan reprit la parole.

— Ainsi, tu t'es décidé pour la fille de Keely.

Aidan haussa les épaules, comprenant la raison de ce changement de sujet. Cela permettrait à Brennan de ne pas affronter la révélation que son fils lui avait faite.

— Aucun de nous ne s'est « décidé ». Les dieux nous ont poussés. Nous n'avons pas vraiment eu le choix.

— Elle ressemble plus à Sean qu'à Keely.

— D'apparence. Intérieurement, elle est très semblable à Keely. Mais elle est surtout... Shona.

— Tu sais que vous ne pourrez pas vous unir tout de suite. II y aura une période de deuil officiel. Les Homanans n'apprécieraient pas qu'un mariage royal soit si proche du décès du Mujhar.

— Peu importe. Shona n'est pas intéressée par le cérémonial. Attendre un peu pour qu'un prêtre marmonne les mots rituels ne la gênera pas.

— Je ne doute pas qu'Aileen tentera de la faire changer d'avis au sujet du mariage, soupira Brennan.

Il se sentit forcé de revenir au sujet qu'il avait tenté d'éviter un peu plus tôt.

— Ces choses que tu m'as dites... Sont-elles vraies ?

— Ian a-t-il raconté quelque chose quand il est revenu de la frontière ?

— Rien de spécial, sinon que vous aviez décidé qu'il valait mieux que tu continues seul. Je savais qu'il ne t'aurait pas abandonné s'il avait pensé que tu courais un danger. Pourquoi ? Aurait-il dû me raconter quelque chose ?

— Non. Jehan, je vous ai dit que je parlais aux dieux. Il y a autre chose. Je les ai rencontrés, face à face.

— Comme les Mujhars morts ?

— Oui.

Le kivarna révéla la profondeur du désarroi de Brennan, qui soupira.

— Je pense que tu accordes trop d'importance à tes rêves.

— J'ai toujours rêvé. Mais pas de parler avec les dieux, ni de les rencontrer.

— Les hommes ne parlent pas avec les dieux, Aidan. Ils s'adressent à eux par la prière et les supplications, c'est tout. Même les prêtres le disent.

— Je ne suis pas prêtre, jehan. Pour tout dire, j'ignore moi-même ce que je suis. Mais je reconnais que ces événements semblent quelque peu bizarres.

— Aidan, ces choses sont impossibles.

— Alors, je suis fou.

— Mais... Des dieux, Aidan ?

— Seulement trois. Ils ont pris une forme humaine pour ne pas me terroriser. Ils ont parlé par énigmes, disant que j'ai une tâche à accomplir, des sacrifices à faire et une chaîne à rendre entière. Ça, je l'ai fait.

Brennan regarda les maillons passés autour de la ceinture d'Aidan. Il avait sans doute acheté la chaîne, ou il l'avait fait fabriquer. C'était la seule explication.

— Il me reste la mission à mener à bien. Je voulais vous le dire, afin que jehana et vous cessiez de vous inquiéter pour moi.

— Comment veux-tu que nous cessions de nous faire du souci, avec ce que tu me révèles ?

— Je ne suis pas maudit, mais béni des dieux. Ils m'ont choisi pour une raison. Une tâche à accomplir.

— Laquelle ?

— Ils ne me l'ont pas encore révélé.

— Tu seras Mujhar un jour. Ce sera une tâche suffisante !

Aidan secoua la tête.

— Il ne s'agit pas de ça. Ils savent que je suis le successeur désigné du Lion. Mais ils m'ont fait comprendre que je devais faire autre chose.

— Je ne sais pas comment Aileen et moi avons pu avoir un fils comme toi... Tu es si différent de ce que nous attendions...

L'estomac d'Aidan se noua.

— Etes-vous déçu à ce point ?

— Non ! Tu es tout ce que des parents peuvent désirer. Mais tu es...

— ... différent, acheva Aidan. On m'a prévenu que cela ne voulait pas dire que j'étais meilleur.

Brennan soupira et se frotta les yeux.

— Désormais, tu auras davantage de responsabilité. Tu es le prince d'Homana. Les gens te demanderont des conseils et ils te prieront d'intercéder auprès de moi. Ils ne te laisseront pas tranquille. Tu auras l'honneur lié à ton rang, mais aussi le poids de ses responsabilités. Parfois, cela pèse si lourd... Tu ne connaîtras plus jamais la paix qui était tienne jusque-là.

Aidan pensa à la « paix » qu'il avait connue. Ce ne serait pas une grande perte...

— Les choses ne seront plus jamais les mêmes. Prépare-toi du mieux possible.

Aidan regarda le rubis qui ornait sa main.

— Je le ferai...