CHAPITRE V

Aidan entra dans sa chambre et s'assit lentement sur un siège, près du lit. Shona ferma la porte puis lui enleva le cercle d'or qu'il portait autour du front.

— Tiens, ça soulagera la douleur, à mon avis.

Il soupira, s'appuyant contre le dossier du fauteuil tandis que Shona lui massait les tempes.

— Ces deux mois ont été bien longs, fit-il.

— C'est fini maintenant. Niall repose à côté de ses ancêtres. La famille peut recommencer à vivre normalement.

Les soixante jours de deuil requis par les coutumes homananes avaient été épuisants.

Mais ils étaient terminés.

— Maintenant, il est temps de penser à notre cérémonie.

— Je n'en ai pas besoin pour savoir que nous sommes liés.

— Non. Mais les Homanans sont pointilleux sur ces choses-là. Et puis, cela donnera quelque chose à faire à Deirdre.

— C'est vrai. Pauvre Deirdre... Malgré son chagrin, elle s'occupe de tous les autres : Brennan, qui ressemble à un navire sans gouvernail, Ian, qui se renferme sur lui-même...

— Il était l'homme lige du Mujhar. Son frère, son compagnon de toujours...

— Il a passé sa vie à servir notre grand-père, dit Shona. Que va-t-il faire maintenant ? Et Deirdre ? Restera-t-elle ici ? Ou repartira-t-elle à Erinn ?

— Je crois qu'ils resteront ici. Deirdre y a passé presque toute sa vie. Homana est désormais son pays. Et Ian apportera toute l'aide qu'il pourra à Brennan et aux autres.

— Mais la famille de Deirdre, sa fille unique et presque tous ses petits-enfants sont à Erinn. Sauf Biais. Et il ne s'est pas montré depuis deux mois.

— J'aurais aimé qu'il vienne aux cérémonies. Il a sûrement été informé : la nouvelle a couru dans tout Homana.

— Biais est têtu. Il a choisi de ne pas venir.

— Dommage. Il aurait été accueilli avec joie.

— Vraiment ? Il est le fils d'un traître, ne l'oublie pas.

— Je crois que les Homanans l'accepteraient mieux que les Cheysulis. Peu leur importent les actions de Tiernan...

— Ton mal de tête est parti, dit soudain Shona. Tu ne seras pas contre une petite promenade avant d'aller au lit ?

— Maintenant ? Il est tard...

— J'aimerais voir quelque chose... Je n'ai pas demandé avant, à cause des cérémonies. Veux-tu me montrer la Matrice ?

— La Matrice de la Terre ?

— Oui. Ma mère m'en a parlé. Elle m'a révélé l'existence de l'oubliette sous le sol de la salle d'apparat, et de tous les lirs de marbre.

— D'accord, mais sans les chiens, dit-il.

— Je les ai laissés dans ma chambre.

— Parfait. Ainsi, nous ne les aurons pas dans les jambes.

— Tu es jaloux parce que les chiens me préfèrent, c'est tout ! dit Shona.

— Je ne suis pas jaloux du tout. Je trouve seulement qu'ils sont un peu trop nombreux, et j'apprécie peu qu'ils essaient de dormir dans mon lit....

— Parce qu'ils y sentent mon odeur. Si tu préfères, je coucherai toujours dans mon propre lit !

— Non. Mais nous avons des chenils... Je sais que tu aimes tes chiens...

— Oui !

— ... mais tu pourrais peut-être les traiter comme des animaux. Les serviteurs se plaignent des poils qui envahissent tout, sans parler des os qu'ils laissent traîner, et des autres choses qu'on trouve un peu partout...

— Les chiots sont presque tous propres.

— Tu comptes les garder tous ?

— Non. J'ai déjà des offres pour certains. Il est dur de les voir partir, mais c'est aussi pour ça que je les élève. Pour améliorer la race et les vendre.

C'est toujours ça, se dit Aidan.

— Voilà l'entrée de la salle d'apparat.

Aidan poussa les portes d'argent martelé. La salle était vide. Les bannières noires et les couronnes funéraires avaient été enlevées.

Shona regarda le trône.

— Vu d'ici, le Lion a l'air maléfique.

— Celui de l'Ile de Cristal était plus bienveillant, murmura Aidan.

Il avança dans le foyer, écarta les braises encore rougeoyantes et dégagea la plaque qui donnait accès à l'escalier de pierre.

Il la souleva au prix d'un effort violent, puis la posa sur le côté. Un air moisi sortit de l'ouverture, faisant danser la flamme de leur torche.

— Reste juste derrière moi, ordonna Aidan. Si les marches sont humides, elles peuvent être dangereuses.

On lui avait dit qu'il y avait cent deux marches.

Pour la première fois de sa vie, il les compta.

— A quelle profondeur descendons-nous ? dit Shona, impressionnée.

— Pas aussi loin que la Matrice elle-même, répondit Aidan.

Au pied de l'escalier, ils débouchèrent dans une petite pièce. Aidan trouva la pierre qui permettait d'ouvrir la porte. Il appuya dessus. Une partie du mur pivota, donnant accès à la salle des lirs de marbre.

— Dieux, fit Shona, regarde tous ces lirs... Pouvons-nous entrer ?

— Oui, si nous faisons attention à ne pas tomber dans l'oubliette.

Celle-ci se trouvait au centre de la salle. Ce trou rond entouré d'une margelle de marbre où couraient des runes menait aux profondeurs de la terre.

Shona était impressionnée, mais pas effrayée.

Ensemble, ils regardèrent les lirs. Ils paraissaient avoir envie de quitter la salle pour reprendre leur liberté.

Aidan frissonna.

— Oui, je l'ai senti aussi. Ils ont envie de s'en aller.

— Un jour, chacun d'eux partira.

— Que veux-tu dire ?

Le prince se secoua.

— Quoi ?

— Tu as dit : « Un jour, chacun d'eux partira. »

— Ai-je dit ça ?

— Tu as oublié ?

Il frissonna de nouveau.

— C'est cet endroit... On raconte que Karyon, avant de devenir roi, s'est jeté dans l'oubliette.

— Il n'est pas mort ?

— Non. Il est devenu Mujhar à cause de ça. A une époque, c'est ainsi qu'on jugeait si un homme était digne du titre. C'est une histoire qu'on raconte. J'ignore si elle est vraie. Mais je ne doute pas que nos descendants colporteront aussi des légendes à notre sujet...

— Nos enfants ? dit Shona, haussant un sourcil.

— Oui. Un jour...

— Plus tôt que tu le penses, je parie.

Il allait lui poser la question quand le kivarna lui donna la réponse.

— Par les dieux ! Quand ?

— Tu ne le savais pas ?

Il la regarda de plus près.

— Non. Même maintenant, je ne vois pas grand-chose... Tu es sûre ?

— Oui. Moi, je m'en aperçois ! Ma ceinture est nouée de plus en plus large... Je voulais te le dire quand je serais plus près de l'accouchement, mais Deirdre et Aileen s'en sont aperçues. Elles m'ont amenée chez une sage-femme. Dans trois mois, mon seigneur, nous aurons un bébé !

— Trois mois ?

— Oui. Je suis si grande et si large que le bébé est placé horizontalement au lieu de pointer vers l'avant.

— Ça veut dire... que nous étions encore à Erinn.

— Oui. Si j'en juge par les dates, ça c'est passé lors de notre première nuit !

— Et moi qui pensais que c'était la nourriture homanane...

— Tu l'avais donc remarqué ! Et tu étais trop poli pour mentionner que je devenais grassouillette... Crois-tu que ce sera un garçon ?

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Si c'est une fille, nous aurons le temps de faire un petit plus tard... (Elle s'interrompit.) Aidan ! Regarde !

Il se retourna, alerté par l'inquiétude de Shona.

Un homme entra. Ses longs cheveux noirs grisonnant étaient sales et mal entretenus. Et ses cuirs cheysulis tachés et déchirés. Ses bras ne portaient plus d'or-lir, mais la marque des bracelets restait gravée dans sa chair.

De la même façon, la perte de son lir était inscrite dans son regard : Tiernan des a'saii était réellement fou.

Aidan porta la main à son couteau.

— Que voulez-vous ?

— Ce que j'ai toujours désiré. Es-tu la fille de Keely ? demanda l'homme, regardant Shona pour la première fois.

— Oui.

— Biais m'a dit à quoi vous ressembliez, toi et les autres. Mais peu importe.

Biais était le portrait de son père. Même taille, même teint... Maeve ne lui avait rien légué.

Sauf, j'espère, son bon sens...

— Ainsi, vous avez rencontré Biais. Que pensez-vous de votre fils ?

— Ce n'est pas mon fils, mais celui de Maeve. Elle a fait de lui un Homanan... ou un Erinnien.

— Ah, dit Aidan. Il vous a renié.

— Une sage décision, ajouta Shona.

— Elle aurait dû me le confier ! J'aurais fait de lui un guerrier cheysuli !

— Tordu comme vous ? Quoi que vous en pensiez, il est un guerrier cheysuli. Un vrai. Avec un lir et les droits liés aux clans. Votre lir est mort. Vous avez été chassé des clans. Tiernan, vous avez agi comme un imbécile. Pourquoi êtes-vous venu ?

— Pour le Lion. Niall est mort. Désormais, le trône m'appartient.

— Quelqu'un d'autre l'occupe déjà.

— Brennan ? Lui et moi sommes de vieux ennemis. S'il pense que le trône lui revient, dis-lui de me rejoindre ici.

— Que voulez-vous ?

— Qu'il vienne seul et qu'il affronte la Matrice de la Terre. Comme a fait Karyon quand il a voulu devenir Mujhar.

— Brennan est déjà Mujhar, Tiernan. Le Conseil d'Homana et celui des clans l'ont accepté comme tel.

— Seule compte la décision des dieux.

— J'en sais quelque chose, cousin ! dit Aidan en éclatant de rire. Mais vous ? Vous avez tourné le dos aux dieux et nié votre héritage. Ce faisant, vous avez tout perdu ! Comment pourriez-vous être digne de régner ?

Tiernan s'approcha de l'oubliette.

— En renaissant grâce à la Matrice, comme l'ont fait les Mujhars d'antan.

Aidan comprit soudain ce que l'homme voulait faire.

— Tiernan, non !

Debout au bord du gouffre, l’a'saii les regarda.

— Je suis un enfant des dieux. J'entrerai dans la Matrice, et j'en ressortirai Mujhar. On lit dans vos yeux que vous ne me croyez pas. Mais la grande jehana est fertile. Elle fera de moi le roi, comme elle le fit pour Karyon.

— Non ! cria Aidan.

Tiernan sourit et se laissa tomber dans l'oubliette.

Cette fois, la Matrice de la Terre resta stérile.