CHAPITRE VI
La prise de pouvoir du nouveau roi se fit avec peu de cérémonies. Niall avait régné près de cinquante ans. Bien que la période de deuil officiel fût terminée, Brennan savait que le chagrin de ses sujets ne s'éteindrait pas si vite.
Le Mujhar reçut des messages de condoléances des royaumes voisins. Il y répondit poliment, puis entreprit immédiatement d'exercer son influence sur le Conseil homanan.
Les changements furent progressifs, mais il devint vite évident que Brennan ne gouvernerait pas comme Niall. Sa politique, sans être agressive, était plus ferme que celle de son père. Les rois de Caledon, de Falia et d'Elias furent contraints de renégocier d'anciens traités commerciaux.
Brennan informa Corin et Hart qu'ils régnaient désormais de façon autonome sur leurs royaumes, comme Niall l'avait toujours prévu.
Cependant, il les inclut dans ses plans pour Homana afin que la prophétie ne soit pas desservie par leur séparation. Pour unir les quatre royaumes, les trois frères devaient penser comme une seule entité.
Restait Erinn. Bien que marié à Keely, Sean ne devait rien à la prophétie.
Mais le Mujhar avait conclu une alliance commerciale grandement favorable à l'économie d'Erinn. La séparation aurait été au détriment des Erinniens. Grâce à l’influence de Keely, Sean accepta un nouveau traité améliorant l'ancien, tant pour Homana que pour Erinn.
L'étendue de la vision politique de Brennan fut révélée à Aidan le jour où son père le fit appeler dans ses appartements et lui dit qu'il devrait penser à fiancer son enfant.
Aidan le regarda, ébahi.
— Il n'est pas encore né ! Nous ignorons si ce sera une fille ou un garçon !
— Peu importe, car nous ne pouvons pas attendre. Tu es désormais le prince d'Homana. Nous devons assurer ta place dans la succession.
— Maintenant que Tiernan est mort, qui essaierait de m'évincer ?
— Il est vrai que les a'saii semblent s'être dispersés après la mort de leur chef. Mais il reste Biais. Nous ne pouvons être sûrs de rien.
— Biais a renié son père. C'est en partie pour ça que Tiernan s'est jeté dans la Matrice. Ce n'est pas parce que Biais refuse de venir à Homana-Mujhar qu'il complote contre nous ! Il est têtu, je l'admets. Mais il est venu prendre sa place dans les clans, pas tenter de me voler la mienne !
— Nous allons tout de même parler de ces fiançailles !
— Nous nous épousons entre cousins depuis des siècles. Peut-être faudrait-il regarder vers d'autres royaumes ? Nous sommes trop proches d'Erinn et de Solinde. Et Glyn, l'épouse de Corin, est stérile. Il me l'a dit avant mon départ.
Brennan haussa un sourcil, mais ne dit rien.
— Il reste Elias, Falia et Caledon.
— A ma connaissance, seule la fille de Finn a épousé le plus jeune fils du Haut Roi de Caledon, il y a plusieurs décennies...
— C'est de l'histoire ancienne. Parlons plutôt des générations futures.
— Je ne suis pas sûr d'avoir envie de marier ma fille si loin d'Homana.
— Si l'enfant est un garçon, il restera ici et la princesse viendra l'y rejoindre.
— Comme Shona ? En parlant de ça, quand aura lieu mon mariage ?
— Je pensais que tu préférerais attendre un peu. Avec le décès récent de ton grand-père...
— Cela me serait égal, mais il reste deux mois avant la naissance. La cérémonie n'a pas besoin d'être grandiose. Cela dit, il vaudrait mieux que l'enfant naisse dans les liens du mariage. Vous connaissez les Homanans, jehan.
— Tu as raison. Je demanderai à Aileen et à Deirdre de mettre ça sur pied.
— Il y a une chose... J'aimerais emmener Shona à la Citadelle pour qu'elle y ait son enfant.
— Pourquoi ? Ne préférerait-elle pas rester à Homana-Mujhar ?
— Shona a grandi dans l'ignorance de son héritage, à part ce que Keely lui a enseigné. Elle a besoin d'en savoir plus sur l'histoire de notre peuple.
— Bien. Emmène-la si tu le juges nécessaire. Ta promise est cheysulie. Elle a le droit de connaître tout ce qui concerne notre race.
— Je vais lui dire de se préparer pour le mariage, puis nous partirons pour la Citadelle.
— Tu devrais d'abord lui demander ce qu'elle en pense...
— Vous oubliez, jehan, qu'avec le kivarna entre nous, je ne peux pas lui cacher grand-chose !
— Une chance que tu ne sois pas menteur de nature !
— Je crois qu'il est temps que je dresse mon propre pavillon à la Citadelle. Un cadeau pour l'enfant...
— Plutôt pour toi, dit Brennan.
— Jehan ?
— Tu perdras beaucoup de liberté dans les années à venir. Le Lion t'avalera tout entier, comme nous. Les Cheysulis n'aiment pas les murs... Le Lion est homanan, mais nous ne sommes pas que cela. Quand tu dresseras ton pavillon, qu'il soit conçu pour toi. En l'honneur de tes ancêtres. De ce que tu es. De ce que nous avons été.
Aidan hocha silencieusement la tête.
Puis il quitta la pièce.
La cérémonie fut des plus simples. La famille se réunit dans la salle d'apparat, chacun ayant choisi ses plus beaux atours.
Shona entra, vêtue d'une robe d'un vert profond, ornée d'une fine broderie d'or et d'une ceinture d'éme-raude.
Aidan la conduisit jusqu'à l'estrade où le prêtre les attendait. Ils prononcèrent leurs vœux d'une voix tranquille. Puis Aidan plaça autour du cou de son épouse le collier représentant son lir et un chien-loup.
Désormais prince et princesse d'Homana, cheysul et cheysula, Aidan et Shona se mêlèrent aux invités.
Shona râla contre les jupes qui l'empêchaient de parcourir la salle à grandes enjambées et la forçaient à marcher comme une pucelle effarouchée. Aidan lui répondit qu'il ne l'avait jamais vue effarouchée, et qu'il était évident qu'elle n'était plus pucelle depuis un certain temps.
Shona lui jeta un regard noir.
Mais le kivarna révéla la vérité à Aidan : son épouse était aussi émue que lui, car ils étaient liés par quelque chose de bien plus puissant que les vœux qu'ils venaient de prononcer.
Les femmes emmenèrent Shona loin d'Aidan, qui se retrouva momentanément seul.
Deirdre vint le rejoindre. Vêtue d'une robe élégante, elle avait pourtant vieilli de dix ans en trois mois.
Aidan craignit qu'elle ne tardât point à suivre Niall dans la mort.
— Grand-mère, dit-il en lui offrant une coupe de vin, j'ai été négligent. Je ne vous ai pas rendu visite assez souvent ces derniers temps.
— Tu avais beaucoup à faire. Un nouveau titre, une épouse... bientôt un enfant. Tu comprendras ce que ton grand-père et ton père ont eu à affronter toutes ces années : une Erinnienne fière de son franc-parler !
Il lui prit la main et la baisa.
— Vous êtes la plus belle d'entre toutes, aujourd'hui.
Elle sourit.
— Comme tu es doux, Aidan. J'oublie parfois combien tu es différent des enfants de Niall... Ce doit être le kivarna... Tu comprends ce que les autres ressentent, conscient qu'une parole irréfléchie peut faire du mal. Tu as toujours été ainsi, et je t'en ai toujours été reconnaissante.
— Pour quelle raison ?
— Cette Maison est remplie de guerriers. Je n'ai rien contre cela... Niall a élevé ses enfants pour qu'ils soient forts, et c'est normal. Tu es aussi un guerrier, mais il y a autre chose en toi...Tu penses plus aux gens qu'aux traités ou à la guerre. C'est important, Aidan. Sois toi-même, pas ce que veulent les autres.
— Malgré tout, je suis tenu par la prophétie. Plus que n'importe lequel d'entre nous...
— Pauvres Cheysulis... Parfois, je me dit que vous n'avez aucune liberté.
— Les dieux nous ont donné le libre arbitre, grand-mère.
— Vraiment ? Dans ce cas, suis ton intuition. Ne laisse pas l'histoire de tes ancêtres te détourner de ton chemin.
Elle parlait un peu comme le Chasseur ou Ashra.
Cela intrigua Aidan.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu'il est temps que votre race arrogante lâche un peu de lest et vous laisse respirer. J'ai vécu avec un guerrier cheysuli pendant plus de quarante ans. Et j'ai aidé à en élever quatre, en comptant Keely. Je comprends bien la situation, Aidan. Votre race est beaucoup trop liée par les coutumes, et les clans refusent tout changement. Mais il est sain d'évoluer !
Aidan toucha les maillons passés à sa ceinture. Il portait ce changement en lui, il le savait. Sinon, pourquoi aurait-il été différent ? Pourquoi les dieux auraient-ils pris la peine de lui parler ?
Etait-il différent au point de modifier les traditions de sa race ?
— Trop de changements peuvent être dangereux.
— Il ne faut rien précipiter. Mais tu as l'habitude de réfléchir avant d'agir. Je crois que tu ne seras pas un Mujhar comme les autres. Mais ce sera un bien.
— Et mon jehan ?
— Il est le roi dont Homana a besoin aujourd'hui. Ton tour viendra, Aidan. Quand ce sera le moment, fais ce qu'il faudra !