CHAPITRE IX

Les cendres boueuses collaient aux bottes de Brennan. Il préférait ne pas savoir si elles provenaient du bois ou des os et de la chair brûlés.

Aidan avait failli mourir. Il n'était pas encore certain qu'il survivrait.

La Citadelle était en ruine. Si les murs restaient debout, presque tous les pavillons avaient brûlé.

Un homme se pencha, ramassant une petite boule de fourrure calcinée.

— Mon lir, murmura-t-il.

Il avait passé la matinée à chercher tandis que Brennan inspectait les décombres.

Le Mujhar le regarda partir. Privé de son lir, le guerrier ne vivrait plus longtemps.

— Quel gaspillage ! murmura Brennan, en voyant l'homme se diriger vers la forêt pour y pratiquer le rituel de mort.

— Brennan, dit Ian, ils l'ont trouvée le lendemain du massacre. On s'est occupé d'elle. La Cérémonie des Défunts s'est déroulée il y a six jours. Nous ne pouvons plus rien faire, sauf le dire à Aidan quand il s'éveillera.

— S'il s'éveille un jour.

— Avec du temps...

— Tu crois que le temps y changera quelque chose ? Tu l'as vu. Tu l'as entendu. Quand l'Ihlini lui a fendu le crâne, son esprit s'est enfui par le trou !

— Tu es injuste envers lui.

— Par les dieux, su'fali ! Il est fou ! Quand on tire une phrase de ce qu'il raconte, elle n'a aucun sens ! Je suis le premier à souhaiter qu'il recouvre la raison... Mais je sais ce que j'ai entendu.

— J'ai vu des hommes frappés à la tête dire et faire des choses bizarres...

— Des prophéties ?

Ian soupira.

— Non.

— Dieux ! s'écria Brennan. Pourquoi nous l'avoir donné si c'était pour nous le reprendre ainsi ? Enfant, il est si souvent passé près de la mort ! Nous tentions de nous y préparer... Maintenant qu'il est devenu un homme en bonne santé, ils nous le reprennent !

— Harani...

— Je n'aurais jamais dû les laisser venir ici...

— Tu n'aurais pas pu l'empêcher. Aidan est adulte, Brennan. Il prend ses décisions lui-même. Shona et lui avaient le droit de faire ce qu'ils désiraient.

— Regarde ce qui est arrivé !

— Le tahlmorra, dit Ian à voix basse. Viens, harani. Il est temps de rentrer. Aileen aura besoin de toi. Et ton fils aussi.

— Ils ont détruit mon fils, murmura Brennan. Même s'il survit, ce ne sera plus le même homme...

Il s'aperçut qu'il hurlait. Sa gorge brûlait, mais il était incapable de former des mots cohérents.

Ses membres se tordirent et le feu envahit sa tête.

Il cria. Puis il entendit les voix qui tentaient de le calmer, mais les mots n’avaient aucun sens.

Les convulsions s’aggravèrent. Quelqu’un fourra un morceau de bois enveloppé de tissu dans sa bouche. Ses mâchoires se crispèrent jusqu'à ce que le bois éclate sous la pression.

Quand la crise cessa, il se laissa retomber sur le matelas, frissonnant de faiblesse. Personne ne lui parlait plus.

Sans doute avaient-ils compris qu'il n'avait pas les moyens de répondre.

Les souvenirs tourbillonnèrent dans sa tête comme des ballons d'enfant.

Des flammes, des cris. La puanteur de la chair brûlée.

Souvenir de mort.

Tous les jours, quelqu'un approchait une chandelle de ses yeux, mais il était incapable de les fermer. Et il ne pouvait pas faire comprendre à son bourreau que la lueur le torturait.

S'il essayait de lever une main pour se protéger, des spasmes le saisissaient, et on le maintenait immobile.

Quelqu'un lui avait fendu le crâne, comme on briserait la coquille d'un œuf.

Il rêva d'un homme jeune, splendide, fort et plein de vie. Son pouvoir était tangible, mais pas encore mis à l'épreuve.

Il avait les yeux gris. Ses cheveux noirs et épais encadraient un visage d'une beauté austère exprimant une autorité qui dépassait celle de n'importe quel monarque.

Le jeune homme courait dans les rêves d'Aidan avec la grâce d'un puma.

Il n'était pas cheysuli. Ni ihlini. C'était un homme venant de toutes les lignées, forgé au cœur des guerres et martelé sur l'enclume de la paix.

Ses dons étaient inimaginables.

Aidan murmura :

— Le Premier Né.

Renaissance.

Mort.

La fin de tout ce qu'il connaissait. Le début d'une ère nouvelle.

Il recula devant la vérité ; devant l'homme qui hantait ses rêves.

Au plus profond de lui, quelque chose s'éveilla.

Il parla.

Il vit leurs visages effrayés et l'horreur dans leurs yeux.

Il était fou, n’est-ce pas ?

Les convulsions recommencèrent, puis cessèrent.

La tête fracassée guérit.

Il s'éveilla, agenouillé sur le sol.

Ils arrivèrent à la course. Cette fois il comprit ses propres paroles.

— Je suis l'épée ! Je suis l’épée, l'arc et le couteau ! Je suis la lumière et l'obscurité, le bien et le mal. Je suis mâle et femelle, enfant et vieillard. Je suis le loup et l'agneau.

« Né d'une prophétie, je viens en annoncer une autre. Pour lier quatre royaumes en un, et pour lier les huit en quatre. Je suis l'enfant de la prophétie, né de l'ombre et de la lumière.

« Je suis Cynric, l’épée, l'arc et le couteau. L'enfant de la prophétie, le Premier Né revenu à la vie.

Il se tut.

Il n’avait plus de mots.

Il était vide, creux et en paix.

Aidan tomba, accueillant avec joie l'obscurité.

Mais des mains le relevèrent et le poussèrent vers la lumière.

La porte était entrouverte, comme toujours. Deirdre avait fait huiler les charnières pour ne pas déranger Aidan. Elle entra doucement dans la chambre.

Aileen était assise près du lit, une poignée d'herbes écrasées dans les mains.

— Par les dieux, Aileen ! Essayais-tu d'appeler les cileann ? Ils n'ont pas leur place ici. Nous sommes trop loin de leur domaine.

— Rien d'autre n'a eu d'effet ! Je me suis dit...

Deirdre observa sa nièce. Elle avait maigri depuis qu'on avait ramené Aidan à Homana-Mujhar. Car elle avait peu mangé et encore moins dormi.

— Tu ne devrais pas gaspiller tes forces maintenant, Aileen. Cela a été dur, je sais, mais il aura besoin de toi quand il s'éveillera. Tu dois te nourrir et te reposer, afin qu'il te reconnaisse. Il s'attendra à voir sa jehana, pas un sac d'os aux cheveux sales avec des poches sous les yeux !

— Et s'il ne s'éveille jamais ? dit Aileen.

— C'est possible. J'ai entendu parler de ce genre de chose. Il peut continuer à dormir ainsi jusqu'à sa mort. Mais Aidan est très fort et très têtu. Si les dieux avaient décidé sa fin, il ne serait déjà plus en vie.

— Brennan dit...

— Brennan ne sait pas tout. Il est aussi troublé que toi. Ne lui en veux pas de proférer des bêtises.

— Il est inquiet pour la succession. Si Aidan meurt, ou devient fou, qu'adviendra-t-il d'Homana ? Il faut un héritier au Lion.

— Il y a déjà un héritier...

Les yeux d'Aileen se voilèrent.

— S'il vit...

Aidan vécut.

Il s'éveilla avec un cri étranglé, et resta lucide.

Lir, dit Teel, je suis là ! Je vais bien et je suis au-dessus de toi, sur le montant du lit.

Le soulagement submergea Aidan, qui commença à trembler.

Il se demanda si les convulsions le reprendraient.

Il avait mal partout.

Et il se souvenait de chaque spasme avec une intensité et une clarté hallucinantes.

Sa langue était gonflée à force d'avoir été mordue, mais il se sentait parfaitement sain d'esprit.

Je ne suis pas fou. N'est-ce pas ?

Aidan tenta de bouger ; il s'aperçut qu'il était attaché au lit.

Un mouvement attira son attention. Il vit sa mère, endormie dans un fauteuil.

Des souvenirs lui revinrent.

Les cris. Le feu. La mort.

Aidan se figea.

Il revit Lochiel, arrachant l'enfant du ventre de sa mère morte.

— Non ! Non ! NON !

Aileen s'éveilla en sursaut. Elle se précipita vers le lit.

— Non ! cria de nouveau Aidan.

— Aidan, je t'en prie !

— Il l'a tuée ! Il l'a tuée et il lui a ouvert le ventre...

— Aidan, calme-toi, je t'en prie ! Ta pauvre tête ne peut pas en supporter davantage !

La douleur l'envahit.

— Shona, murmura-t-il.

Brennan entra, fou d'anxiété.

— Il est conscient, dit Aileen. Et il se souvient de tout.

Brennan s'approcha du lit, où Aidan luttait de nouveau contre ses liens.

— Ne résiste pas pour le moment, fils. Nous t'avons attaché pour de bonnes raisons. De quoi te souviens-tu ?

Aidan aurait voulu répondre, mais il sentit une crise arriver. Il n'était plus maître de ses membres.

Brennan se pencha sur lui et le maintint contre le matelas.

— Non, dit-il. Ne nous quitte pas de nouveau. Reviens à nous, normal et sain, tel que tu étais. Pas ce prophète dément... Je veux qu'on me rende mon fils !

Entre ses dents serrées, Aidan parvint à murmurer :

— Shona...

— Aidan, je suis désolé...

Aidan se sentit sans forces.

Les spasmes cessèrent aussi.

— Shona...

Aileen pleura en silence.

Brennan sortit son couteau et coupa les sangles qui entravaient son fils. Puis il lui massa les poignets.

— La Citadelle ? demanda Aidan.

— Pratiquement détruite. Même la forêt a été brûlée. Heureusement, il a plu à torrents deux jours plus tard...

— Combien de morts ?

— Cent quatre. Surtout des femmes et des enfants.

— Lochiel..., murmura Aidan.

— Il a envoyé un message, dit Brennan. Il entend faire ce que son père et son grand-père n'ont pas réussi : détruire la prophétie. Et nous détruire !

— Le fils de Strahan, murmura Aidan. J'ai entendu les femmes et les enfants hurler... N'avais-je pas une blessure à l'épaule ?

— Nous l'avons guérie avec la magie de la terre. Ainsi que les os de ton crâne...

— Mais pas mon bon sens ? Me suis-je comporté si bizarrement ?

— Tu ne te souviens de rien ?

— Sauf en ce qui concerne Shona. Lochiel aime faire du mal aux enfants. Il a commencé par tuer le fils de Hart, puis il a attaqué le mien avant même qu'il soit né!

— Ne t'agite pas, dit Aileen. Tu as été très malade. Il faut te reposer.

Aidan ne voulait pas dormir. Il avait peur du sommeil et des rêves qui risquaient de le visiter.

Sa tête le faisait atrocement souffrir, mais les souvenirs refusaient de le quitter.

— Il le voulait, murmura-t-il. Dans un but précis.

— Repose-toi, Aidan, supplia Aileen.

— Lochiel a pris mon enfant.

— Boucher ! marmonna Brennan. Même Strahan n'était pas tombé si bas.

— Il l'a pris. Il l'a volé au cadavre de Shona.

— Aidan, repose-toi, dit Aileen.

— Aidan, Shona est morte, et l'enfant aussi...

Ils ne comprenaient pas !

— Non. Il a pris l'enfant dans le corps de Shona, vivant ! Il le veut. Il a un but.

Horrifiée, Aileen se couvrit la bouche d'une main.

— Un enfant ne peut pas survivre à une telle chose, dit Brennan.

Aidan ne les écoutait plus.

Ils ne comprenaient pas !

— Il l'a pris. Il a dit qu'il voulait notre lignée, pour la faire sienne.

— Aidan, non...

— Lochiel a volé mon enfant ! Il faudra le récupérer, marmonna Aidan avant de sombrer de nouveau dans l'inconscience.