CHAPITRE XI
— Aidan, dit Aileen, tu n'as pas l'intention de les garder tous ici ! Nos chenils sont très propres. Ils leur conviendront parfaitement.
Aidan, allongé sur son lit, les bras croisés derrière la tête, fixa tranquillement sa mère.
— Pardonnez-moi, jehana. J'ai besoin d'être seul.
— Aidan, ces chiens...
Aileen regarda autour d'elle. Toutes les affaires de Shona n'avaient pas encore été déballées, tant ils étaient partis rapidement pour la Citadelle.
Baissant la tête, elle quitta la pièce.
Les chiens se rassemblèrent autour d'Aidan, le reniflant et l'acceptant. Il les toucha tous, absorbant leur douleur d'avoir perdu leur maîtresse.
Seul le grand mâle refusa le contact mental. S'étant lié à Shona quand il était encore un chiot, il n'accepterait rien d'autre.
Aidan ne se sentait pas fatigué et ce n'était pas encore la nuit.
Pourtant, il s'allongea sur le lit. Immobile, il regarda la toile du baldaquin.
Il se souvint des paroles de Sean.
Pour castrer un homme, il y a d'autres moyens que le couteau...
Tant de femmes... Et aucune d'elles ne pourrait jamais plus le satisfaire.
Il n'y avait que Shona.
Shona.
Le grand mâle s'approcha de lui et posa la tête sur sa poitrine.
Il regarda Aidan et gémit.
Aidan toucha le museau allongé et le crâne puissant du grand chien. Il éprouva une profonde compassion pour l'animal. Lui, il comprenait ce qui était arrivé. Le chien ne pouvait pas ; il savait seulement que sa maîtresse avait cessé de venir le voir.
— Oui, mon vieux, murmura Aidan. Il nous l'a prise. Mais ce qui reste à faire est ma mission, quoi qu'en disent les autres. Je dois récupérer mon enfant.
Aidan partit à cheval, incapable de faire confiance à sa forme-lir pour l'instant. Il sentait que la force nécessaire lui reviendrait un jour, mais pas pour le moment.
Et ce voyage était trop important.
Si l’enfant est encore en vie...
L'hiver était presque terminé, mais il chevaucha enveloppé de fourrure, car il craignait davantage le froid qu'avant.
Il se demanda s'il redeviendrait jamais normal...
Il atteignit la rivière DentBleue et la traversa en direction de Solinde, jusqu'au col de Molon, le portail de Valgaard.
Il leva les yeux vers le ciel, cherchant Teel du regard.
Il te faudra m'attendre ici.
Est-ce ton choix ?
Je n’ai pas de choix.
L'Ihlini pourrait te tuer.
C'est possible. Il y arrivera peut-être. Mais il voudra d'abord profiter de sa victoire, et cela me donnera le temps de faire ce que je dois faire.
Teel resta silencieux un long moment.
Ma foi, j'ai vécu une longue vie...
Et tu continueras si je réussis.
Si tu réussis...
Aidan traversa le défilé et le champ de bêtes de pierre semé de déchirures béantes qui donnaient accès à l'Autre Monde, celui du Seker. Il ne s'était jamais senti si vulnérable, et pourtant il savait qu'il devait continuer. Il ne lui vint pas à l'idée de rebrousser chemin.
Des gardes étaient postés à l'entrée.
Aidan avança vers eux.
— Je veux voir Lochiel. Dites-lui mon nom : Aidan. Il acceptera de me recevoir !
Ils lui enlevèrent ses armes, puis l'emmenèrent dans une petite pièce de la tour et l'y laissèrent seul.
Lochiel entra.
Il était tel qu'Aidan s'en souvenait : mince, élégant, les traits purs.
Il eut l'impression qu'il lui rappelait quelqu'un.
Le kivarna d'Aidan lui apprit que l'Ihlini avait été surpris par son arrivée, car il n'avait pas pensé qu'il survivrait.
Lochiel n'était pas ravi, mais il le cacha.
Il baissa les paupières. Ses longs cils ressemblaient à ceux d'une femme. A nouveau, il lui rappela quelqu'un.
Lillith ? Non... Quelqu'un d'autre...
Même aidé par le kivarna, Aidan eut du mal à résoudre l'énigme que représentait l'Ihlini.
Soudain, dans l'esprit d'Aidan, les yeux marron de Lochiel changèrent de couleur et devinrent gris.
Il comprit qui il lui rappelait.
— Avez-vous un fils ? demanda-t-il.
Lochiel sourit.
— Pas à moi. Mais j'ai le vôtre.
Aidan se raidit de colère.
Il contrôla sa réaction, parce que c'était celle que Lochiel attendait.
— Connaissez-vous un homme appelé Cynric ?
— Non. N'espérez pas me troubler avec vos histoires, je sais que vous êtes fou.
— Qu'avez-vous fait de mon fils ? demanda Aidan.
Lochiel sourit.
— Je ne lui veux aucun mal. Au contraire. Je l'élèverai comme mon enfant. Comme tout Cheysuli, il saura quelle est sa place dans la prophétie. Puis il m'aidera à la détruire. Je le détournerai de son tahlmorra et je le contraindrai à servir mes intérêts.
— C'est impossible.
— Vraiment ? Cela a pourtant été fait avec une Cheysulie. Gisella, une parente à vous, si je ne m'abuse ?
— Je vous en empêcherai, dit Aidan en haussant les épaules.
— Vous ? Avec quel pouvoir ? Vous n'en avez aucun ici, Aidan. Valgaard est le royaume du Seker, où se trouve le Portail des Enfers.
— Vraiment ? Demandez à Lillith de quels pouvoirs je dispose.
Lochiel frémit.
— Les dieux répondent à mes appels, dit Aidan en souriant.
— Nous sommes quand même à Valgaard !
Aidan pencha la tête.
— Voulez-vous une démonstration ?
— N'oubliez pas que votre fils est en mon pouvoir.
— Mes dieux ne lui feraient pas de mal.
— Le mien n'hésiterait pas.
— Voulez-vous que j'appelle mes dieux afin qu'ils affrontent le vôtre ? Les divinités de la lumière contre celle de l'obscurité.
— Est-ce pour cela que vous êtes venu ? Pour lâcher vos dieux sur moi et récupérer votre fils ? J'ai compris : votre seule arme est la foi ! Vous pensez que vos dieux peuvent gagner, même à Valgaard !
Aidan se demanda s'il n'avait pas commis une erreur Sa détermination avait été si grande, sa conviction si absolue...
J'ai confiance en eux. Ils m'ont répondu quand j'ai affronté Lillith.
— Je ne serais pas si confiant à votre place, Aidan. Si nos dieux s'affrontent, ils risquent fort de nous détruire dans la foulée. Nous ne sommes que des hommes, après tout ! La chair est fragile, et je n'ai pas envie de mourir comme ça...
Aidan sentit de la peur dans l'esprit de Lochiel.
Il avait désormais l'avantage, car il pouvait l'utiliser contre lui.
Il haussa les épaules, affectant un détachement qu'il était loin de ressentir.
— Je ne vois pas d'autre façon de régler nos comptes, Ihlini. Appelez votre dieu, et moi les miens. Nous les laisserons décider du résultat.
Lochiel regarda Aidan.
— Vous rappelez-vous avec quelle facilité j'ai tué le fils de Hart, sans le toucher ? Je peux faire la même chose au vôtre.
— Non ! cria Aidan, se maudissant d'avoir montré sa faiblesse.
— Venez, mon seigneur. Je vais vous présenter votre héritier.
Lochiel le précéda dans une petite pièce.
Il lui montra un berceau qui contenait deux enfants.
— Je n'ai pas de fils, mon seigneur, mais j'ai une fille. Saurez-vous me dire lequel de ces enfants est le vôtre ?
Aidan regarda les bébés endormis. Son kivarna resta étrangement silencieux.
— Mélusine, mon épouse, a donné naissance à ma fille au moment où j'arrachais votre fils du ventre de la princesse morte. Elle le nourrit au sein, comme sa propre fille. Ils partagent le même berceau. Votre fils croira que je suis son père. Ou devrais-je dire son jehan ?
Lochiel se pencha et murmura des mots tendres aux bébés. Quand il se releva, ce fut avec la grâce de l'être qu'Aidan avait vu en rêve.
Cynric !
— Je pourrais en tuer un, et vous laisser deviner si c'était votre fils, ou ma fille...
Aidan faillit éclater de rire.
— Me croyez-vous assez naïf pour penser que vous tueriez votre propre enfant ?
— Je peux en faire d'autres... Choisissez un bébé, Aidan.
La tête d'Aidan commença à le faire souffrir. Il essaya d'ignorer la douleur. En vain. S'il sentit venir l'attaque, il fut impuissant à l'empêcher.
Lochiel s'en aperçut. Il remarqua aussi la mèche blanche dans sa chevelure rousse.
— Le coup d'épée, fit-il.
— Et notre marché ? demanda Aidan, sentant les premiers spasmes monter.
— Quel marché ?
— Vous avez dit que je pouvais choisir.
Lochiel rit.
— Je vous ai privé de votre santé en plus de votre sexualité. Oui, je sais tout de l'effet du kivarna. C'est pour cela que je l'ai tuée devant vous, sachant à quel point sa perte vous affecterait. Vous avez survécu, mais comme un castrat. Plus de gymnastique au lit pour le prince d'Homana ! Et plus d'héritier. Le seul qui existe est en ma possession. Quel bien ferez-vous au Lion, dans cet état ?
Aidan sentit ses forces le quitter. Les convulsions le jetteraient bientôt à terre devant son ennemi...
Non. Pas sous les yeux de Lochiel.
— Je ne vous tuerai pas, après tout, dit Lochiel comme s'il venait de faire une découverte. Vous nuirez plus à la prophétie vivant que mort !
Les jambes d'Aidan se dérobèrent ; il se retrouva à genoux devant l'Ihlini.
— Choisissez, ordonna Lochiel.
Tremblant, Aidan s'accrocha au bord du berceau.
— Pourquoi ?
— Ce n'est pas un jeu. Choisissez. Puis quittez Valgaard. Libre !
— Pourquoi ?
— J'entends que vous montiez sur le trône du Lion, afin que chacun voit ce que vous êtes. Un homme en proie à la folie... Ou aux démons ? Mais je sais que vous ne partirez pas sans un enfant. Donc, choisissez-en un et partez.
— Et si je prends vôtre fille ?
— Que m'importe ? Si c'est elle, vous devrez élever une sorcière ihlinie au sein d'Homana-Mujhar. Pour détruire la prophétie, je suis prêt à risquer ma fille. Mais êtes-vous disposé à risquer votre fils pour la sauver?
— Est-ce tout ? demanda Aidan, se remettant debout au prix d'un effort surhumain.
— Je veux la chaîne.
— Vous voulez... ça ? dit Aidan en saisissant un maillon.
— Oui. Cela ne vaut-il pas de récupérer un enfant qui sera peut-être votre fils ?
— Pourquoi la convoitez-vous ?
— Parce qu'elle représente les hommes qui vous ont précédés et le premier de ceux qui suivront.
Lochiel savait.
— Allez-vous la rompre ?
— Seulement un maillon. Cela ne suffira pas à détruire la prophétie, mais c'est un début.
Aidan n'avait pas le choix. S'il refusait, Lochiel le tuerait, l'éliminant de toute façon de la chaîne.
S'il quittait Valgaard avec son fils, il garderait la lignée et la prophétie en vie.
Et le maillon humain, pensa-t-il, était plus puissant que celui fait de métal.
Et si je choisis sa fille ?
Aidan connaissait la réponse.
Tout choix était accompagné d'un risque.
Il défit sa ceinture et en retira la chaîne, qu'il regarda intensément.
Tant de maillons brisés...
Soudain, Aidan comprit ce qu'il devait faire.
Il saisit la chaîne aux deux extrémités.
Regardant Lochiel droit dans les yeux, il tira.
Le maillon faible se brisa et tomba sur le sol.
Le prince le regarda devenir de la poussière, certain que son nom était Aidan.
Il posa dans le berceau les deux morceaux de la chaîne. Puis il choisit un des bébés sans essayer de faire appel au kivarna, aussi mort que le reste de son âme.
— Partez, dit Lochiel. Vous avez mon autorisation.
Aidan s'en alla, serrant contre sa poitrine le fils qui régnerait peut-être sur Homana.
Ou la fille qui la détruirait.