ÉPILOGUE

Le vent sifflait dans le défilé quand Aidan sortit du canyon. Souriant, il s'approcha du cheval près duquel l'attendaient Teel et l'homme brun appelé le Chasseur.

Le dieu lui rendit son sourire.

— Tu as regardé l'enfant, Aidan.

— Oui.

— Qu'as-tu découvert ?

— Mon fils.

— Crois-tu que le lait qu'il a bu au sein de l'Ihlinie empoisonnera son esprit ?

— Je ne pense pas...

— Bien, dit le dieu. Assieds-toi, Aidan, et dis-moi ce que tu as appris.

— Il fait trop froid ici pour l'enfant.

Le Chasseur fit un geste. Des lichens et de l'herbe apparurent, couvrant les rochers. Un été magique remplaça l'hiver perpétuel du Seker.

Aidan s'assit.

— J'ai appris qu'il est pure folie pour un homme d'essayer de comprendre ce que les dieux attendent de lui. Chasseur, j'ai passé ma vie à tenter d'interpréter les rêves qui me troublaient, m'offrant une chaîne que je ne parvenais pas à garder entière. Aujourd'hui, je sais à quel point un homme est impuissant quand les dieux se mêlent d'intervenir dans sa vie.

— Intervenir ? Est-ce ce que nous faisons ?

— Oui. C'est votre façon d'être, je suppose. Je n'ai pas à vous en tenir rigueur.

— Tu as aussi appris à nous considérer avec une certaine... distance, à en juger par tes paroles.

— Pas vraiment. J'ai abandonné, c'est tout. Vous ferez de moi ce que vous voudrez, quels que soient mes souhaits. Je ne vous causerai plus de problèmes...

— Nous ne pouvons pas te dire ce que tu dois faire. Nous ne l'avons jamais voulu.

— Non. Mais vous retirez de ma vie ce qui l'encombre. Comme Shona.

Le Chasseur eut un regard attristé, puis il reprit son expression impassible.

— Il y a une autre façon de voir les choses...

Le chagrin manqua submerger Aidan, mais il se reprit. Il ne pouvait pas se permettre de perdre son contrôle pour le moment.

— Laquelle ? Elle est morte !

— Elle est morte, oui. Mais ne crois pas que nous la considérions comme une gêne pour toi. Elle ne l'était pas, et nous ne sommes pas responsables de son départ. Notre seule intervention a été de te faire connaître entre ses bras un tel bonheur que tu ne voudrais plus jamais aimer une autre femme. N'en valait-elle pas la peine, Aidan ? Même pour un temps si court ?

— Elle valait tous les sacrifices...

Le Chasseur hocha la tête.

— Il n'en reste pas moins que nous ne pouvons pas te dire quoi faire.

— Je n'en ai plus besoin. Désormais, je le sais.

— Vraiment ? Que dois-tu faire ?

Aidan enleva le gant de sa main droite.

La chevalière au rubis scintilla à son doigt.

Il la retira.

— D'abord, je me débarrasse de ce bijou et du titre qui va avec.

— Ce faisant, tu renonces à ton rang.

— C'est exact..

— Un rang que beaucoup d'hommes t'envieraient... Certains tueraient pour l'obtenir. Or, il s'agit d'un titre honorable, qui fut détenu par tous tes ancêtres. Es-tu sûr de ce que tu fais ?

— Oui. Je le sais parfaitement.

— Le fais-tu volontairement ou parce que cela semble la voie de la facilité ?

Aidan éclata de rire.

— N'en avons-nous pas terminé avec les épreuves ? Me posez-vous enfin les questions que je souhaitais ? Et me donnerez-vous les réponses, maintenant ?

— Pour l'instant, réponds à ma question.

Aidan s'humecta les lèvres.

— Je renonce à mon rang et à mon titre volontairement, en ayant conscience de ce que je fais.

— Pour quelle raison ?

— Pour le bien de la prophétie, que j'ai toujours servie sans le savoir. Car je continue à la servir, mais en le sachant.

— Tu te retires de la succession au trône d'Homana.

— Oui.

— De nouveau, je te le demande : pour quelle raison ?

Aidan sourit.

Il rangea la bague dans sa bourse.

— Il existait une chaîne, dieu des rêves, qui se brisait dans mes mains, puis qui devint un jour entière. J'ai cru que ma mission avait été remplie. En affrontant Lochiel, j'ai compris que cela n'était pas vrai. Rendre la chaîne complète, même si cela n'était pas précisément mal, n'était pas le but recherché.

— Quel était ce but ?

— La rompre. La chaîne était destinée à être brisée — par moi —, afin d'améliorer le maillon suivant. Pour lui donner (il regarda l'enfant endormi sur ses genoux) la force nécessaire à l'accomplissement de la prophétie.

— Quoi d'autre, Aidan ?

La réponse était facile.

— Guerrier enchaîné, prince enchaîné, corbeau enchaîné... Enchaînée, la vie continue. Brisée, elle est libérée. La chaîne est brisée. Ma décision demeure. Je souhaite ma liberté.

— La liberté n'est pas exempte de responsabilité.

— Je le sais, dit Aidan.

Puis il éclata de rire.

Il se sentait libre pour la première fois de sa vie.

Quand son rire cessa, il regarda le dieu.

— Lochiel a perdu, finalement.

Le Chasseur sourit.

— Que vas-tu faire ?

— Emmener mon fils à Homana-Mujhar et le laisser à son tahlmorra. Le mien est ailleurs.

— Ainsi, tu as compris que tu n'as pas renoncé à ton tahlmorra à Valgaard.

— Au contraire ! J'ai enfin su ce qu'il était.

— Qu'adviendra-t-il de toi, Aidan, quand ton fils sera nommé héritier ?

— Le trône du Lion ne m'a jamais été destiné. Gisella avait raison de dire que je serais un roi sans couronne. Mais je suis en route pour un autre royaume et un autre Lion. Une île au milieu de la brume, où m'attend un autel en ruine dans une chapelle détruite. Mon rôle est de la restaurer afin qu'elle serve de nouveau de refuge aux Cheysulis qui en auront besoin.

— Ils t'appelleront prêtre, prévint le chasseur. Demi-homme. Guerrier sans âme. Et même couard et castrat.

Un instant, Aidan eut un pincement au cœur. Puis cela passa, comme le désir l'avait quitté à la mort de Shona. Il se sentait en paix avec lui-même, satisfait de ce qu'il était.

— C'est possible... Peu importe. Il est temps de ramener la lumière sur l'Ile et d'en chasser l'obscurité. De plus, les Cheysulis me donneront un autre nom.

— Lequel ?

— Shar tahl. Comme Burr, mais en pire, je leur enseignerai des choses qu'ils ne veulent pas entendre. Je dénouerai les antiques nœuds, leur montrant que les nouvelles voies sont aussi honorables que les anciennes. Et je ferai des prophéties.

— Pour qui ?

— Cynric.

— Qui est Cynric ?

— L'enfant de la prophétie. L'épée, l'arc et le couteau. Le Premier Né, revenu à la vie.

Le Chasseur désigna l'enfant blotti dans les bras d'Aidan.

— Est-il Cynric ?

— Ce petit ? Non. Il se nomme Kellin, prince d'Homana. Il est le septième maillon. Cynric viendra plus tard. Il sera le début d'une nouvelle chaîne.

— Et toi, qui es-tu ?

— Simplement... Aidan.

Le Chasseur sourit et se leva.

Aidan le suivit, serrant dans ses bras le bébé qui régnerait un jour sur Homana.

— N'y a-t-il rien d'autre ?

— Tu as découvert ton tahlmorra et tu l'as accepté. C'est suffisant...

Il posa la main sur la tête de Kellin.

— Veille sur lui, shar tahl. II lui reste à découvrir quel tahlmorra l'attend.

Aidan hocha la tête.

Le Chasseur sourit et posa son autre main sur la tête d'Aidan.

— Vole avec confiance, corbeau libéré. Tu es tout ce que nous espérions.

Aidan se retrouva seul avec son fils.

Le Chasseur avait laissé l'été derrière lui. Ne craignant plus le froid, Aidan découvrit le visage du bébé. Il regarda son front délicat et suivit du doigt la ligne de ses sourcils.

— Nous t'avons fait, murmura-t-il, ma belle et courageuse Erinnienne et moi.

L'esprit de Shona survivrait dans son fils.

Aidan inspira à fond. Il ne lui restait plus qu'à rentrer à Homana. Pour l'instant, l'enfant dormait, mais cela ne durerait pas tout le chemin.

Aidan leva les yeux et aperçut Teel.

Son sourire disparut.

— As-tu toujours su ?

Pas de réponse.

— Tu m'as toujours dit que les lirs sont au courant de bien des choses.

Y compris de la douleur et de la peur. C'était nécessaire.

— Qu'est-ce qui était nécessaire ?

Que l'objectif soit obscur. Te mettre en colère, te faire affronter quelque chose, même un lir exaspérant.

— Autrement, j'aurais abandonné, comprit Aidan. La colère était une façon de me garder dans le droit chemin.

Un guerrier qui parle avec les dieux et les rois morts n'a pas un destin aisé. J'étais censé t'amener à choisir cette voie.

— M'y amener?

Teel réfléchit.

Te la suggérer par tous les moyens à ma disposition.

— Ne change jamais, lir. Je suis habitué à ton caractère infernal !

Je n'en avais pas l'intention, affirma Teel. Pourquoi abandonner mes prérogatives ?

Aidan éclata de rire.

Puis il saisit les rênes et dirigea le cheval vers le sud.

— Qu'importe ! La Roue de la Vie a tourné.

Il guida sa monture d'une main, l'autre tenant Kellin serré contre lui.

— Et les chiens adoreront l'île !

Le corbeau s'envola vers Homana.

Et vers une île où les pierres tombées d'un autel détruit attendaient le shar tahl qui les remettrait debout.