Chapitre 2

 

 

Je ne conserve qu’un souvenir confus de mes épreuves. Puisqu’il s’agissait de l’événement le plus important de ma formation à Saint-Vladimir, on aurait pu croire que je m’en rappellerais chaque détail avec une perfection cristalline. Mais il se produisit exactement ce que j’avais supposé. Comment cet examen aurait-il pu être à la hauteur de ce à quoi j’avais déjà été confrontée ? Qu’étaient ces combats factices en comparaison de l’attaque de notre académie par les Strigoï ? Je m’étais déjà jetée dans des batailles désespérées, où les chances de l’emporter étaient infimes, sans savoir si ceux que j’aimais étaient vivants ou morts. Que pouvais-je craindre en combattant l’un de mes professeurs, sans courir aucun véritable risque, après avoir affronté Dimitri ? Il avait été un dhampir redoutable, et l’était bien plus encore avec les pouvoirs d’un Strigoï.

Mais je ne pris pas ces épreuves à la légère pour autant. Elles étaient très importantes. Des novices échouaient chaque année et je ne voulais pas en faire partie. Je fus attaquée de toutes les manières possibles par des gardiens qui protégeaient déjà des Moroï alors que je n’étais pas encore née. Et les accidents du terrain compliquaient tout. Toutes sortes d’obstacles avaient été dressés sur le parcours, comme des escaliers et des poutres afin de tester mon équilibre, ainsi qu’un pont qui me rappela douloureusement la nuit où j’avais vu Dimitri pour la dernière fois. Je l’avais poussé après lui avoir plongé un pieu en argent dans le cœur, qui s’était délogé lorsque Dimitri était tombé dans la rivière en contrebas.

Le pont du parcours d’obstacles était très différent de celui en bois massif sur lequel Dimitri et moi nous étions battus en Sibérie. Celui-là, à l’inverse, n’était qu’une succession de planches maintenues solidaires par de simples cordes, ce qui le rendait très branlant. Toute la structure tremblait et oscillait à chacun de mes pas, et il y avait des trous aux endroits où les candidats qui m’avaient précédée avaient malencontreusement découvert des planches traîtresses. L’épreuve qui m’attendait dessus fut sans doute la pire de toutes. J’étais censée permettre à un « Moroï » d’échapper aux « Strigoï » qui nous poursuivaient. Mon Moroï était joué par Daniel, l’un des gardiens qu’on avait transférés à l’académie pour remplacer les victimes de l’attaque. Je le connaissais à peine. Pour les besoins de l’exercice, il se montra tout à fait docile, impuissant et un peu effrayé, comme l’aurait été n’importe quel vrai Moroï dans cette situation.

Il m’opposa une légère résistance au moment de s’engager sur le pont, ce qui m’obligea à l’amadouer en lui parlant le plus calmement possible afin qu’il passe devant moi. Apparemment, les gardiens voulaient évaluer nos qualités relationnelles en plus de notre efficacité au combat. Je savais que les faux Strigoï qui nous poursuivaient n’étaient plus très loin derrière nous.

Dès que Daniel commença à avancer, je le suivis de près en continuant à le rassurer, tous mes sens en alerte. Un balancement périlleux du pont m’indiqua que nos poursuivants l’avaient atteint. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et vis trois « Strigoï » derrière nous. Les gardiens jouaient leurs rôles à la perfection : ils se déplaçaient avec une rapidité et une agilité dignes de véritables Strigoï. Ils n’allaient pas manquer de nous rattraper si nous ne forcions pas l’allure.

— Tu t’en sors très bien, dis-je à Daniel.

Il était difficile de trouver le ton juste : on risquait de traumatiser notre Moroï en lui criant après, mais trop de douceur pouvait lui faire sous-estimer le danger.

— Et je sais que tu es capable d’avancer plus vite. Nous devons conserver notre avance… Tu peux le faire. Allez !

Je dus réussir la partie de l’examen relative à la persuasion, puisque Daniel força effectivement l’allure. Même si ce n’était pas suffisant pour nous permettre d’échapper à nos poursuivants, c’était un début. Le pont recommença à se balancer dangereusement. Daniel s’arrêta net pour s’agripper aux cordes en poussant un cri convaincant. Un quatrième faux Strigoï venait d’apparaître devant lui, à l’autre extrémité du pont. Lui aussi était arrivé à l’académie depuis peu et je crus me souvenir qu’il s’appelait Randall. Nous étions pris en tenailles entre le groupe qui approchait derrière nous et ce « Strigoï » isolé et immobile. Il nous attendait, un pied posé sur la première planche, ce qui lui permettait de secouer le pont pour perturber notre progression.

— Continue à avancer, encourageai-je Daniel en réfléchissant à toute allure. Tu peux y arriver.

— Mais il y a un Strigoï devant nous ! s’écria-t-il. Nous sommes pris au piège !

— Ne t’inquiète pas : je vais m’occuper de lui. Contente-toi d’avancer.

Je me montrai assez autoritaire pour que Daniel se remette en mouvement. Les secondes suivantes requerraient une grande concentration de ma part. Je devais à la fois surveiller les Strigoï, inciter Daniel à avancer et m’efforcer de conserver une estimation juste de notre progression sur le pont.

— À terre ! Maintenant ! chuchotai-je à Daniel lorsque nous eûmes franchi les trois quarts des planches.

Il m’obéit aussitôt. Je m’accroupis auprès de lui et poursuivis à voix basse :

— Je vais te crier après mais n’aie pas peur… (J’élevai brusquement la voix pour être entendue de nos poursuivants.) Mais qu’est-ce que tu fais ? Nous ne pouvons pas nous arrêter ! (Je recommençai à chuchoter à l’oreille de Daniel, qui n’avait pas bronché.) Très bien… Tu vois les cordes qui soutiennent les planches ? Je veux que tu t’y agrippes de toutes tes forces. Quoi qu’il arrive, tu ne dois surtout pas les lâcher. Enroule-les autour de tes poignets s’il le faut. Tout de suite !

Il m’obéit encore. Puisque chaque seconde comptait, je n’en perdis pas une de plus. Toujours accroupie, je me retournai pour scier les cordes grâce au couteau qu’on m’avait fourni en plus de mon pieu. Dieu merci, la lame était bien aiguisée. Les gardiens qui organisaient ces épreuves faisaient vraiment du bon travail. Même si je ne parvins pas à trancher les cordes d’un seul mouvement, je les sectionnai assez vite pour prendre de court les Strigoï qui nous encerclaient.

Elles cédèrent à l’instant précis où je répétai à Daniel qu’il devait s’y agripper. Les deux moitiés du pont se rabattirent contre les échafaudages en bois qui le soutenaient de chaque côté, entraînées par le poids des gens qui se trouvaient dessus. Du moins, ce fut le cas de la nôtre, puisque Daniel et moi nous étions préparés à cet effondrement, à l’inverse de nos poursuivants. Deux d’entre eux tombèrent et le troisième se rattrapa de justesse à une planche. C’était une chute de deux mètres, mais on nous avait demandé d’imaginer que le pont se trouvait à quinze mètres du sol, hauteur qui nous aurait été fatale si nous en étions réellement tombés.

Contre toute probabilité, Daniel resta agrippé aux cordes. Dès que notre partie du pont se fut immobilisée contre l’échafaudage, je commençai à le remonter comme s’il s’agissait d’une échelle. Je passai d’abord par-dessus mon « Moroï » au prix de contorsions qui me donnèrent l’occasion de lui recommander une dernière fois de bien s’accrocher. Randall, qui se tenait à l’extrémité du pont, n’en était pas tombé. Ma manœuvre lui avait fait perdre l’équilibre, mais il s’était rattrapé aux cordes. Il avait vite recouvré ses esprits et s’efforçait lui aussi de regagner la plate-forme de l’échafaudage, dont il était bien plus près que moi. Je parvins à lui attraper la jambe. Cela ne suffit pas à lui faire lâcher prise et il se débattit aussitôt. Même si je n’avais pas assez de force pour le faire tomber du pont, notre lutte me permit de me rapprocher un peu plus de lui. Lorsque j’estimai le moment propice, je lâchai le couteau que je tenais toujours et tirai mon pieu de ma ceinture, ce qui mit mon équilibre à rude épreuve. La position tout aussi précaire de Randall m’offrit une occasion de le frapper au cœur, que je ne laissai pas passer.

Les pieux qu’on nous avait fournis pour ces épreuves avaient des pointes arrondies, ce qui nous permettait de les manier avec une force convaincante sans risquer de blesser nos adversaires. Comme mon coup était parfait, Randall reconnut que la blessure aurait été mortelle et se laissa tomber du pont.

Il ne me resta plus que la tâche fastidieuse de convaincre Daniel de me rejoindre. Ce fut long, puisqu’il continuait à se comporter en Moroï terrifié, mais je dus m’estimer heureuse qu’il n’ait pas décidé qu’un véritable Moroï aurait tout simplement lâché prise.

Bien d’autres obstacles succédèrent à celui-là, que je surmontai suis ralentir ni tenir compte de ma fatigue. Je m’étais mise en mode « Combat » et tous mes sens étaient au service des réflexes les plus primitifs : frapper, esquiver, tuer.

Tout en restant concentrée sur ces bases, je m’efforçai néanmoins de faire preuve d’imagination. Je ne devais pas relâcher ma vigilance, sous peine de perdre la réactivité dont je pouvais avoir besoin si une surprise du même genre que celle du pont m’attendait encore. Je surmontai tous les obstacles et me battis en ne songeant qu’aux difficultés auxquelles j’étais confrontée. Je m’interdis de considérer mes professeurs comme des personnes que je connaissais : je les traitai comme des Strigoï et ne retins pas mes coups.

J’eus à peine conscience d’arriver au terme de mes épreuves. Je me retrouvai soudain au milieu du terrain, sans plus aucun adversaire. J’étais seule. Alors je recommençai lentement à percevoir les détails de mon environnement : la foule qui exultait, les hochements de tête de quelques professeurs, mon propre cœur qui battait à tout rompre…

Je ne compris que c’était terminé que lorsque Alberta me tira par le bras avec un franc sourire. L’examen auquel je m’étais préparée toute ma vie me paraissait s’être déroulé le temps d’un battement de cils.

— Allez, viens ! m’ordonna Alberta en passant son bras autour de mes épaules pour me guider vers la sortie. Tu as besoin d’un verre d’eau et d’un endroit où t’asseoir…

Encore hébétée, je la laissai m’entraîner hors du terrain, tandis que la foule continuait à m’applaudir et à crier mon nom. J’entendis vaguement quelqu’un annoncer qu’il fallait interrompre les épreuves le temps de réparer le pont. Alberta me reconduisit dans l’abri des novices et me força à m’asseoir sur un banc. La personne qui s’installa à côté de moi me tendit une bouteille d’eau. Je levai les yeux et reconnus ma mère. Jamais je n’avais vu une telle fierté sur son visage.

— C’est tout ? balbutiai-je.

Elle me surprit encore en éclatant d’un rire joyeux.

— C’est tout ? répéta-t-elle. Tu y as passé plus d’une heure, Rose ! Tu as affronté les épreuves avec brio. C’est sûrement la meilleure performance que cette académie ait jamais connue.

— Vraiment ? Ça m’a paru… (« Facile » n’était pas le mot juste.) Je me suis à peine rendu compte de ce qui se passait.

— Tu as été formidable, m’assura ma mère en pressant mes doigts. Je suis si fière de toi !

Alors la réalité de ce qui m’arrivait commença à m’apparaître et je sentis un sourire se dessiner sur mes lèvres.

— Et maintenant, que va-t-il se passer ? demandai-je.

— Tu vas devenir gardienne.

 

J’avais déjà été tatouée plusieurs fois, mais cela n’avait jamais donné lieu à une cérémonie aussi grandiose que celle au cours de laquelle je reçus ma marque de la Promesse. Je portais déjà des molnija, que j’avais gagnées en tuant des Strigoï dans des circonstances tragiques et exceptionnelles : une escapade à Spokane, l’attaque de notre académie et une mission de sauvetage. Aucun de ces événements funestes n’offrait matière à célébration. Lors de la bataille de l’académie, nous avions perdu le compte des Strigoï que chacun avait tués. Si les gardiens qui faisaient office de tatoueurs s’efforçaient d’indiquer la marque de chaque Strigoï abattu, ils s’étaient résignés, à cette occasion, à me tatouer une sorte d’étoile, une manière originale de signifier qu’on ignorait le nombre exact de mes victimes.

La réalisation d’un tatouage, même petit, prend un certain temps, et tous les novices qui avaient réussi l’examen devaient y passer. La cérémonie se déroula dans le réfectoire, que les autorités de l’académie avaient su transformer en un espace aussi luxueux et impressionnant que les salles de réception de la Cour de la reine. Alberta nous appelait à tour de rôle et annonçait nos résultats tandis que nous allions rejoindre le tatoueur devant une foule d’amis, de parents et de gardiens. Les notes que nous avions obtenues avaient une grande importance. Elles étaient rendues publiques, ainsi que nos bulletins scolaires, et allaient peser lourdement dans le choix de notre affectation. Les Moroï pouvaient exiger un certain niveau de compétences pour leur futur gardien. Lissa avait exprimé le désir que je lui sois assignée, évidemment, mais même les meilleures notes du monde ne suffiraient peut-être pas à compenser les nombreux problèmes de comportement signalés dans mon dossier.

En revanche, seulement une poignée de Moroï invités par les nouveaux diplômés assistaient à la cérémonie. Presque toutes les personnes présentes étaient des dhampirs, soit déjà gardiens, soit, comme moi, sur le point de le devenir. Les invités avaient pris place au fond et les gardiens de l’académie occupaient les premiers rangs. Mes camarades et moi restâmes debout pendant toute la durée de la cérémonie, ce qui constitua sans doute une ultime épreuve d’endurance.

Cela ne me dérangeait pas. J’avais troqué mes vêtements salis et déchirés par les épreuves contre un pantalon très sobre et un pull, une tenue qui avait une certaine élégance et quelque chose de solennel. Je fus d’autant plus satisfaite de mon choix que l’atmosphère était assez tendue. Les visages de mes camarades reflétaient leur joie d’avoir réussi, mais aussi l’appréhension que leur inspirait le rôle lourd de responsabilités qu’ils s’apprêtaient à remplir dans le monde. Je les regardai défiler les larmes aux yeux et fus souvent surprise, voire impressionnée, par leurs résultats.

Eddie Castile, l’un de mes meilleurs amis, avait obtenu une note particulièrement élevée en protection individuelle. Je ne pus m’empêcher de sourire en le regardant recevoir sa marque.

— Je me demande comment il s’est débrouillé pour faire passer le pont à son Moroï, songeai-je à voix haute.

Mais je savais qu’Eddie ne manquait pas de ressources.

Meredith, une camarade qui se tenait à côté de moi, me jeta un regard surpris.

— De quoi parles-tu ? chuchota-t-elle.

— De l’épreuve où nous devions faire traverser le pont à notre Moroï… Je suis tombée sur Daniel. (Comme elle ne semblait toujours pas comprendre, je détaillai davantage.) Quand les Strigoï nous attaquaient des deux côtés à la fois…

— J’étais seulement pourchassée quand j’ai franchi le pont, me répondit-elle. C’est le labyrinthe que j’ai dû faire traverser à mon Moroï.

Le regard furieux de mon autre voisin nous fit taire et je réprimai un froncement de sourcils. Je n’étais peut-être pas la seule à avoir passé ces épreuves dans un état second, finalement… Les souvenirs de Meredith semblaient passablement embrouillés.

Mon tour arriva et j’entendis quelques murmures de stupéfaction dans la foule lorsque Alberta lut mes résultats. J’avais obtenu les meilleures notes de la classe… et de loin. Je pouvais m’estimer heureuse qu’elle ne lise pas le reste de mon dossier, ce qui n’aurait pas manqué de ternir la gloire que me valait ma performance. J’avais toujours été bonne dans les disciplines physiques, mais en maths et en histoire… Les résultats que j’avais obtenus dans ces matières laissaient d’autant plus à désirer que j’avais passé mon temps à m’absenter de l’académie.

Je m’étais fait un chignon et avais retenu toutes les mèches qui auraient pu s’en échapper avec des épingles, pour que rien ne gêne le travail du tatoueur. En baissant la tête pour lui faciliter les choses, je l’entendis pousser un petit grognement de surprise. Ma nuque comptait déjà tant de tatouages qu’il allait devoir se montrer habile. Généralement, les nouveaux gardiens offraient aux tatoueurs ce qui équivalait à des pages blanches. Celui-ci devait être doué, puisqu’il parvint tout de même à placer la marque de la Promesse au centre de ma nuque. Elle ressemblait à un « S » horizontal très distendu et aux extrémités recourbées. Il la tatoua entre mes molnija, avec lesquelles elle s’entrelaça. Je m’efforçai de rester impassible malgré la douleur et ne tressaillis pas une seule fois. Lorsqu’il eut terminé, il me montra le résultat dans un miroir avant de poser un pansement sur le tatouage pour qu’il cicatrise proprement.

Après cela, je rejoignis mes camarades et attendis qu’ils aient tous reçu leur marque. Il me fallut encore passer deux heures debout, mais c’était sans importance. Mon esprit n’arrivait pas encore à assimiler tout ce qu’impliquaient les événements de cette journée. Je venais de devenir gardienne de manière parfaitement officielle. Mais cette certitude entraînait bien des questions. Qu’allait-il m’arriver ? Mes notes allaient-elles suffire à compenser les aspects négatifs de mon dossier ? Allais-je devenir la gardienne de Lissa ? Comment allais-je résoudre les problèmes que me posaient Victor et Dimitri ?

Je sentis la nervosité me gagner à mesure que je prenais conscience des enjeux de cette cérémonie. Il ne s’agissait pas seulement de Dimitri et de Victor… Il s’agissait de moi, du reste de ma vie. J’avais terminé mes études. Il n’y aurait plus de professeurs autour de moi pour observer mes actions et corriger mes erreurs. Toutes les décisions relatives à la sécurité du Moroï qu’on me confierait reposeraient désormais uniquement sur moi. Les Moroï et les jeunes dhampirs respecteraient mon autorité, et je n’aurais plus le luxe de pouvoir me détendre dans ma chambre entre deux entraînements. Il n’était plus question de sécher des cours, puisque je serais de service nuit et jour. L’idée était intimidante et la pression presque trop forte. J’avais toujours imaginé que mon diplôme m’offrirait la liberté. Je n’en étais plus si sûre, à présent. À quoi ma vie allait-elle ressembler désormais ? Qui en déciderait ? Et comment pourrais-je atteindre Victor si on me confiait la garde de quelqu’un d’autre que Lissa ?

Je croisai le regard de mon amie qui se trouvait parmi les spectateurs. J’y lus la même fierté que dans celui de ma mère et elle répondit à mon coup d’œil par un grand sourire.

N’aie donc pas cet air sinistre, me réprimanda-t-elle à travers notre lien. Tu ne devrais pas avoir l’air si tendue. Pas aujourd’hui… Réjouis-toi plutôt de ce que tu as accompli.

Elle avait raison, bien sûr. Je trouverais bien un moyen de faire face à ce que l’avenir me réservait. Mes nombreuses inquiétudes pouvaient attendre le lendemain, d’autant plus que l’humeur réjouie de tous mes proches m’assurait qu’ils avaient bien l’intention de célébrer l’événement. Abe avait usé de son influence pour réserver une petite salle de banquet et organiser une fête plus digne d’une Moroï de sang royal que d’une petite dhampir rebelle comme moi.

Je me changeai encore avant de m’y rendre. Une tenue de soirée élégante me semblait plus appropriée que les vêtements austères que j’avais choisis pour la cérémonie de la marque de la Promesse. J’enfilai une robe à manches courtes couleur émeraude et décidai de porter mon nazar même s’il ne lui était pas assorti. C’était un pendentif qui ressemblait à un œil avec ses cercles concentriques de différentes teintes de bleu. En Turquie, d’où Abe était originaire, on lui prêtait un pouvoir de protection. C’était lui qui en avait fait cadeau à ma mère bien des années plus tôt, et elle me l’avait offert à son tour.

Après m’être maquillée et brossé les cheveux jusqu’à obtenir de longues vagues brunes – parce que le pansement de mon tatouage n’allait absolument pas avec ma robe –, je ne ressemblais plus du tout à quelqu’un capable d’affronter des monstres, ni même d’assener un coup de poing. Un instant plus tard, je me rendis compte que ce n’était pas tout à fait vrai. En examinant mon reflet dans le miroir, je fus surprise de découvrir une lueur hagarde au fond de mes yeux bruns. Il y avait dans mon regard une inquiétude et une douleur qu’aucune robe, même la plus jolie, ni aucun maquillage ne pouvait camoufler.

Je ne m’appesantis pas plus longtemps sur ce constat et quittai ma chambre pour me rendre à la fête. J’étais à peine sortie de mon dortoir que je tombai sur Adrian. Il me souleva dans ses bras sans un mot et m’embrassa, ce qui me prit totalement au dépourvu. Quelle ironie ! Un Moroï désinvolte était plus doué pour me surprendre que des créatures non-mortes… Et c’était un sacré baiser. Je me sentis presque coupable de m’y abandonner. J’avais éprouvé quelques inquiétudes au début, lorsque j’avais accepté de sortir avec Adrian, mais la plupart avaient disparu avec le temps. Il avait tellement l’habitude de tout prendre à la légère que je ne m’étais pas attendue à le voir traiter notre relation avec tant de dévotion. Je ne m’étais pas non plus attendue à ce que mon affection pour lui aille en grandissant, ce qui semblait en parfaite contradiction avec l’amour que j’éprouvais toujours pour Dimitri et les projets insensés que j’élaborais pour le sauver.

J’éclatai de rire lorsque Adrian me reposa. Quelques Moroï plus jeunes que nous s’étaient arrêtés pour nous observer. D’accord, il n’était pas rare que Moroï et dhampirs se fréquentent à notre âge, mais là, il s’agissait de moi et du neveu de la reine… autrement dit, notre relation était un véritable événement, d’autant plus que la haine que me vouait Tatiana était de notoriété publique. Certes, peu de gens avaient assisté à la scène lorsqu’elle s’était énervée contre moi et m’avait défendu de m’approcher d’Adrian, mais ce genre de choses se savaient vite.

— Le spectacle vous plaît ? demandai-je à nos voyeurs.

Pris en flagrant délit, les jeunes Moroï s’empressèrent de s’éloigner. Je me retournai vers Adrian, le sourire aux lèvres.

— Qu’est-ce qui me vaut un baiser si torride en public ?

— C’est ta récompense pour avoir botté tant de derrières pendant ces épreuves, répondit-il avec emphase. Et c’est aussi parce que tu es fabuleuse dans cette robe…

Je lui jetai un regard sévère.

— Ma récompense, c’est ça ? Le petit ami de Meredith lui a offert des boucles d’oreilles en diamant !

Il haussa les épaules avec dédain avant de me prendre par la main pour m’entraîner vers la fête.

— Tu veux des diamants ? Tu auras des diamants. Je ferai pleuvoir des diamants sur toi. Je t’offrirai une robe en diamants. Mais je te préviens : elle risque d’être un peu courte…

— Je crois que je vais me contenter du baiser, finalement, me repris-je en imaginant les tenues qui pouvaient venir à l’esprit d’Adrian.

Il aurait sans doute été ravi de m’habiller comme un mannequin… ou une stripteaseuse. Cette histoire de bijoux avait également fait rejaillir un souvenir désagréable de ma mémoire. Dimitri lui aussi m’avait couverte de colliers, bracelets et bagues lorsqu’il me retenait captive en Sibérie et s’assurait de ma complaisance grâce à ses morsures.

— Je savais que tu étais une dure à cuire, poursuivit Adrian.

Une chaude brise d’été ébouriffa ses cheveux châtains qu’il coiffait si méticuleusement chaque matin. D’un geste réflexe, il s’efforça de remettre de l’ordre dans sa coiffure.

— Mais je n’en ai vraiment pris la mesure qu’en te voyant venir à bout de tous ces gardiens.

— Est-ce que ça veut dire que tu vas te montrer plus gentil avec moi ? le taquinai-je.

— Je suis déjà gentil avec toi, répliqua-t-il avec hauteur. Sais-tu à quel point j’ai envie de fumer une cigarette à cet instant ? Et pourtant je supporte courageusement le manque de nicotine pour toi. Mais je crois que les exploits auxquels je viens d’assister vont me rendre un peu plus prudent à l’avenir… tout comme le fait d’avoir rencontré ton cinglé de père.

Je grognai en me souvenant qu’ils s’étaient assis côte à côte.

— Nom de Dieu… Avais-tu vraiment besoin de lui parler ?

— Eh ! c’est un type formidable ! Un peu instable… mais formidable. Nous nous entendons très bien. (Adrian ouvrit la porte du bâtiment où nous nous rendions.) Et c’est un dur à cuire à sa manière lui aussi. Tu connais quelqu’un d’autre qui porte ce genre d’écharpe ? Il serait la risée de tous… Pas Abe. Et il pourrait tabasser quelqu’un presque aussi bien que toi. En fait…

Je lui jetai un regard surpris en percevant de la nervosité dans sa voix.

— En fait quoi ?

— Eh bien… Abe m’a dit qu’il m’aimait bien. Mais il m’a aussi clairement fait comprendre ce qu’il me ferait subir si je me conduisais mieux avec toi. (Il fit la grimace.) Il est allé très loin dans les détails… Et puis il s’est remis à parler de choses légères, comme si de rien n’était. Je l’apprécie, mais il est terrifiant.

— Il a dépassé les bornes ! m’écriai-je en m’arrêtant à la porte de la salle du banquet, qui laissait filtrer un bourdonnement de conversations.

Apparemment, nous arrivions parmi les derniers, ce qui impliquait que j’allais devoir faire une entrée triomphale en tant qu’invitée d’honneur.

— Il n’avait pas le droit de menacer mon petit ami ! J’ai dix-huit ans. Je suis adulte. Je n’ai pas besoin de lui. Je suis parfaitement capable de menacer mon petit ami toute seule.

Amusé par mon indignation, Adrian esquissa un sourire.

— Tu as raison, mais je vais quand même prendre ses « conseils » au sérieux. Je tiens trop à mon beau visage.

De fait, son visage était très agréable à regarder, mais cela ne m’empêcha pas de secouer la tête avec exaspération. Adrian me retint alors que je tendais la main vers la poignée de la porte.

— Attends !

Il m’attira dans ses bras pour me donner un nouveau baiser torride. Pressée contre lui, je pris subitement conscience que je risquais de finir par désirer plus que des baisers, et cette idée me perturba.

— Très bien, conclut Adrian en me libérant. Maintenant, nous pouvons entrer.

Malgré la légèreté coutumière de son ton, je lus toute l’intensité de sa passion dans ses yeux verts. Je n’étais pas la seule à avoir autre chose qu’un baiser en tête. Jusque-là, nous n’avions pas abordé la question du sexe et il semblait mettre un point d’honneur à ne pas me bousculer. Il avait compris que je n’y étais pas encore prête après ma relation avec Dimitri. C’était dans des moments comme celui-là que je me rendais vraiment compte de ce qu’il l’infligeait pour ne pas me brusquer.

 

Cette prise de conscience éveilla quelque chose en moi et je me hissai sur la pointe des pieds pour lui donner un autre baiser.

— Qu’est-ce qui me vaut ce plaisir ? me demanda-t-il quelques instants plus tard.

— C’est ta récompense, répondis-je avec un grand sourire.

Lorsque nous nous joignîmes finalement à la fête, tout le monde m’accueillit par des accolades et des sourires approbateurs. Dans un lointain passé, j’aurais adoré me retrouver au centre de l’attention générale. Ce désir s’était un peu estompé depuis, mais je m’efforçai quand même de paraître sûre de moi et reçus les félicitations de mes proches avec joie et fierté. Je finis par lever triomphalement les bras, ce qui me valut de nouveaux applaudissements chaleureux.

Tout comme les épreuves, la fête se déroula pour moi dans une sorte de brouillard. Nous ne nous rendons vraiment compte du nombre de gens qui se soucient de nous que lorsqu’ils apparaissent tous en même temps pour nous soutenir. Cette idée m’émut et me fit presque monter les larmes aux yeux. Je m’efforçai néanmoins de n’en rien laisser paraître. Je ne pouvais quand même pas me mettre à pleurer alors qu’on fêtait mon triomphe.

Tout le monde voulait me parler et j’étais aussi surprise que ravie dès qu’une nouvelle personne m’abordait. J’avais rarement eu l’occasion de voir tous les gens auxquels je tenais rassemblés au même endroit, et je pris conscience avec un pincement au cœur que cela risquait de ne jamais plus se reproduire.

— Tu as enfin obtenu ton permis de tuer ! Il était temps…

Je me retournai pour croiser le regard amusé de Christian Ozéra, que j’avais d’abord trouvé pénible avant qu’il devienne un ami. Un excellent ami même, au point que je le serrai dans mes bras avec enthousiasme, ce à quoi il ne s’attendait visiblement pas. Je surprenais tout le monde, en ce jour exceptionnel.

— Du calme ! s’écria-t-il en s’écartant, embarrassé. Tu es la seule fille de ma connaissance que la perspective de tuer rende sentimentale. Je ne veux surtout pas savoir ce qui se passe quand Ivashkov et toi vous retrouvez seuls.

— Tu es bien mal placé pour me faire des reproches : tu meurs toi-même d’envie de passer à l’action.

Christian me donna raison par un haussement d’épaules. L’une des règles fondamentales de notre monde était que les gardiens protégeaient les Moroï. Les Moroï ne se battaient pas eux-mêmes. Pourtant, après les récentes attaques de Strigoï, une poignée d’entre eux s’était mise à vouloir changer les choses. Ceux-ci estimaient qu’il était temps que les Moroï s’investissent davantage et soutiennent leurs gardiens. Les spécialistes du feu, comme Christian, avaient une valeur considérable, puisque l’incinération était l’une des trois manières de tuer un Strigoï – avec la décapitation et le coup de pieu en plein cœur. Le gouvernement laissait volontairement la question en suspens, ce qui n’empêchait pas certains Moroï de s’entraîner en secret. Christian était l’un d’eux. Je jetai un coup d’œil par-dessus son épaule et clignai des yeux. Il était accompagné d’une personne que je n’avais pas remarquée jusqu’alors.

Jill Mastrano le suivait comme son ombre. Cette Moroï de troisième, qui allait bientôt passer en seconde, s’était présentée à nous parce qu’elle aussi voulait apprendre à se battre. Elle était plus ou moins devenue l’élève de Christian.

— Salut Jill ! lui lançai-je avec un sourire chaleureux. Merci d’être venue !

Elle devint écarlate. Jill était bien déterminée à apprendre à se battre, mais elle avait tendance à perdre ses moyens en présence d’autrui, surtout lorsqu’elle se trouvait en face de « célébrités » telles que moi. En général, sa nervosité se traduisait aussi par une tendance à parler à tort et à travers.

— Il fallait que je vienne…, répondit-elle en écartant une longue mèche châtain clair de son visage. (Ses cheveux bouclés étaient aussi emmêlés que d’habitude.) Je veux dire… Ce que tu as fait est tellement génial… pendant tes épreuves… Tout le monde était épaté ! J’ai même entendu un gardien dire qu’il n’avait jamais rien vu de pareil. Alors quand Christian m’a proposé de venir, j’ai tout de suite accepté… (Ses yeux vert pâle s’écarquillèrent.) Je n’ai même pas pensé à te féliciter ! Je suis désolée… Félicitations !

Christian luttait pour garder son sérieux. Je ne me donnai pas cette peine et la serrai dans mes bras en éclatant de rire. On allait finir par me retirer mon diplôme de gardienne si je persistais à m’attendrir si facilement.

— Merci. Alors, êtes-vous prêts à affronter une armée de Strigoï, tous les deux ?

— Bientôt, m’assura Christian. Mais nous risquons d’avoir besoin que tu nous prêtes main-forte.

Il savait aussi bien que moi que les Strigoï étaient beaucoup plus forts qu’eux. Sa magie du feu m’avait vraiment aidée lors de la bataille de l’académie, mais les choses se seraient passées bien différemment s’il s’était retrouvé tout seul. Jill et lui s’entraînaient à se servir de leurs pouvoirs magiques de manière offensive, et je leur enseignais quelques mouvements de combat lorsque j’avais un peu de temps libre.

L’humeur de Jill s’assombrit légèrement.

— Je ne pourrai plus m’entraîner quand Christian sera parti, se lamenta-t-elle.

Je me tournai vers mon ami, qui s’apprêtait évidemment à quitter l’académie, comme nous tous.

— Que vas-tu faire, d’ailleurs ? lui demandai-je.

— Je vais vous accompagner à la Cour, répondit-il en haussant les épaules. Tante Tasha veut que nous ayons une « discussion » au sujet de mon avenir.

Il fit la grimace. Ses projets ne semblaient pas concorder avec ceux de sa tante. La plupart des Moroï de sang royal s’inscrivaient dans des universités réservées à l’élite, mais j’ignorais ce que Christian avait en tête.

La tradition voulait que les nouveaux gardiens se rendent à la Cour pour se voir attribuer leur poste. Par conséquent, nous allions tous quitter l’académie quelques jours plus tard. Je suivis le regard de Christian et découvris sa tante à l’autre bout de la salle. Et, je vous le donne en mille, elle bavardait avec Abe.

Tasha Ozéra, qui approchait de la trentaine, avait les mêmes cheveux noirs et brillants et les mêmes yeux d’un bleu très pâle que Christian. Mais tout un côté de son beau visage était défiguré par d’affreuses cicatrices qu’elle devait aux parents de son neveu. Contrairement à Dimitri, qui avait été transformé contre son gré, les Ozéra s’étaient volontairement mués en Strigoï pour gagner l’immortalité. L’ironie avait voulu que cela leur coûte la vie lorsque les gardiens les avaient traqués… Tasha, qui avait élevé Christian avant qu’il entre à l’académie, était à la tête du mouvement qui militait pour que les Moroï se battent contre les Strigoï.

Je l’admirais et la trouvais belle malgré ses cicatrices. L’attitude séductrice de mon père prouvait qu’il partageait mon avis. Il lui versa une coupe de Champagne en disant quelque chose qui la fit rire. Tasha s’approcha ensuite de lui, comme pour lui murmurer un secret à l’oreille, et mon père éclata de rire à son tour. J’en restai bouche bée. Même à cette distance, il était évident qu’ils flirtaient.

— Mon Dieu, murmurai-je en frissonnant avant de m’empresser de me retourner vers Christian et Jill.

Christian semblait partagé entre la satisfaction de constater ma gêne et le malaise qu’il éprouvait lui-même à voir une femme qu’il considérait comme sa mère tomber entre les griffes d’un gangster aux allures de pirate. Un instant plus tard, il se tourna vers Jill avec une expression radoucie pour reprendre notre conversation.

— Tu n’as pas besoin de moi, la rassura-t-il. Tu vas trouver d’autres élèves motivés. Tu auras ta propre bande de super-héros avant même de t’en rendre compte, tu vas voir !

Je ne pus m’empêcher encore de sourire, mais ma tendresse fut nuancée par une pointe de jalousie qui ne m’appartenait pas. Elle provenait de Lissa et m’avait atteinte par l’intermédiaire de notre lien. Surprise, je me retournai et la repérai au fond de la salle. Elle fusillait Christian du regard tandis qu’il continuait de parler à Jill.

Il faut préciser que Lissa et Christian s’étaient fréquentés pendant longtemps. Ils avaient même fait bien plus que sortir ensemble… Ils avaient été follement amoureux l’un de l’autre et, en un sens, l’étaient encore à ce jour. Malheureusement, de récents événements avaient mis leur relation à rude épreuve, au point que Christian avait rompu avec Lissa. Il l’aimait encore, mais ne lui faisait plus confiance. Cette dernière avait perdu le contrôle de ses émotions lorsqu’une autre spécialiste de l’esprit, Avery Lazar, avait tenté de faire d’elle son esclave. Nous avions réussi à déjouer les plans d’Avery, qui avait ensuite été enfermée dans un asile, d’après la rumeur. Même si Christian savait à présent pourquoi Lissa s’était si mal comportée envers lui, le mal était fait. Lissa avait d’abord été très déprimée par leur rupture, puis sa tristesse s’était transformée en colère.

Elle prétendait désirer ne plus jamais avoir affaire à lui, mais notre lien trahissait ses véritables sentiments. Elle était jalouse de toutes les filles à qui il adressait la parole, et surtout de Jill, qu’il avait beaucoup vue ces derniers temps. J’étais bien placée pour savoir qu’il n’y avait rien de romantique entre eux. Jill l’idolâtrait comme un professeur exceptionnel, mais c’était tout. Si elle avait le béguin pour quelqu’un, c’était pour Adrian, qui la traitait pour sa part comme une petite sœur. À vrai dire, c’était ce que nous faisions tous.

L’expression de Christian se durcit dès qu’il suivit mon regard. Comprenant qu’elle avait attiré son attention, Lissa détourna aussitôt les yeux et se mit à parler au premier garçon venu, qui se trouvait être un dhampir assez mignon de ma classe. Il tomba aussitôt sous le charme si naturel des spécialistes de l’esprit et ils ne tardèrent pas à rire autant qu’Abe et Tasha. Ma fête était en train de virer au club de rencontres.

— On dirait qu’elle a de quoi s’occuper, commenta Christian en se tournant vers moi.

Je levai les yeux au ciel. Lissa n’était pas la seule à être jalouse. Elle agaçait autant Christian en bavardant avec des garçons qu’il la contrariait en parlant à des filles. C’était exaspérant. Au lieu de tenter d’arranger les choses en admettant qu’ils éprouvaient toujours des sentiments l’un pour l’autre, ces deux idiots se témoignaient de plus en plus d’hostilité.

— Finiras-tu par lui parler comme à une personne raisonnable un de ces jours ? grognai-je.

— Bien sûr ! Dès qu’elle se comportera comme telle.

— Mon Dieu ! je vais finir par m’arracher les cheveux à cause de vos histoires.

— Ce serait du gâchis, me fit remarquer Christian. Et puis son attitude ne laisse aucun doute sur ses intentions.

Je voulus protester et lui dire à quel point je le trouvais stupide, mais il n’était visiblement pas d’humeur à entendre mes arguments pour la dixième fois.

— Tu viens, Jill ? Nous ne sommes pas les seuls à vouloir parler à Rose.

Il s’empressa de s’éloigner. Je songeais à le rattraper pour lui faire entendre raison quand une nouvelle voix s’adressa à moi :

— Quand vas-tu résoudre ce problème ? me demanda Tasha, qui l’était approchée de moi, en secouant tristement la tête. Il faut que ces deux-là se remettent ensemble.

— Je le sais, vous le savez, mais il semble impossible de faire entrer cette idée dans leur tête.

— Il est temps que tu trouves une solution, en tout cas. Quand Christian se sera inscrit dans une université à l’autre bout du pays, il sera trop tard.

Elle avait mentionné cette hypothèse avec froideur et une pointe d’exaspération.

Lissa allait s’inscrire à l’université de Lehigh, située non loin de la Cour, selon l’accord passé avec Tatiana. Elle avait accepté de vivre auprès de la reine, en échange de quoi elle avait le droit de faire ses études dans une université plus prestigieuse que celles que fréquentaient ordinairement les Moroï.

— Je le sais bien, répondis-je, exaspérée. Mais pourquoi faut-il que ce soit moi qui arrange les choses ?

— Parce que tu es la seule à être assez tenace pour leur faire entendre raison, répliqua Tasha avec un grand sourire.

Je décidai de lui pardonner son insolence, en grande partie parce que, en bavardant avec moi, elle ne parlait plus à Abe. Je jetai un coup d’œil en direction de mon père et me raidis. C’était avec ma mère qu’il discutait à présent. Je perçus des bribes de leur conversation malgré le brouhaha.

— Janine ! s’écria-t-il avec un sourire triomphant. Tu n’as pas pris une ride ! Tu pourrais être la sœur de Rose. Te souviens-tu de cette soirée en Cappadoce ?

Alors j’entendis pour la première fois ma mère glousser, et espérai immédiatement ne plus jamais entendre ce son sortir de ses lèvres.

— Bien sûr ! Je me souviens avec quel empressement tu as voulu m’aider quand la bretelle de ma robe s’est cassée…

— Mon Dieu ! grommelai-je. Il ne recule devant rien.

Tasha me jeta un regard surpris lorsqu’elle comprit de qui je parlais.

— Abe ? Je le trouve charmant.

— Veuillez m’excuser, grognai-je.

Je fonçai vers mes parents. J’acceptais l’idée que leur ancienne idylle ait mené à ma conception, mais je ne tenais pas pour autant à les voir la revivre. Ils évoquaient le souvenir d’une promenade sur une plage quand je les rejoignis. Je m’empressai de tirer par le bras Abe, qui se tenait bien trop près de ma mère.

— Est-ce que je peux te parler ?

Ma question parut le surprendre, mais il y répondit par un haussement d’épaules.

— Bien sûr ! dit-il avant de décocher un sourire entendu à ma mère. Nous poursuivrons cette conversation plus tard.

— Comptes-tu t’en prendre à toutes les femmes qui sont ici ? l’attaquai-je en l’entraînant à l’écart.

— De quoi parles-tu ?

Nous nous arrêtâmes devant un saladier de punch.

— Je t’ai vu flirter avec chacune ! Mon reproche n’eut aucun effet.

— Il y a tant de femmes charmantes, à cette fête… Est-ce cela dont tu voulais me parler ?

— Non ! Je voulais te parler du fait que tu t’es permis de menacer mon petit ami. Tu n’en avais pas le droit !

Il haussa ses sourcils bruns.

— Quoi, ça ? Ce n’était rien du tout. Rien de plus que l’inquiétude légitime d’un père pour sa fille.

— Peu de pères menacent d’éventrer le petit ami de leur fille.

— Tu te trompes. Ce n’est pas ce dont je l’ai menacé, d’ailleurs.

Mon idée était beaucoup plus cruelle.

Je soupirai. Mon exaspération parut le ravir.

— Tu n’as qu’à considérer ça comme un cadeau que je t’ai fait pour ta réussite à l’examen. Je suis très fier de toi. Tout le monde s’attendait à ce que tu sois douée, mais pas à ce point. (Il me décocha un clin d’œil.) En tout cas, ils ne s’attendaient certainement pas à ce que tu détruises leur matériel.

— Quel matériel ?

— Le pont.

Je fronçai les sourcils.

— J’étais bien obligée… C’était la manière la plus efficace de m’en sortir. Mon Dieu ! c’était une sacrée épreuve ! Qu’ont fait les autres candidats ? Ils ne se sont quand même pas battus au milieu du pont ?

Abe secoua la tête en se délectant de chaque seconde qui s’écoulait avant qu’il se décide à me livrer les informations qu’il détenait.

— Personne d’autre n’a dû affronter cette situation.

— Bien sûr que si ! Les épreuves sont les mêmes pour tout le monde.

— Pas pour toi. Quand ils ont organisé l’examen, les gardiens se sont dit qu’ils devaient te réserver quelque chose de… spécial. Tu avais déjà affronté de vrais Strigoï, après tout.

— Quoi ?

Le volume de ma voix attira l’attention de quelques personnes autour de nous. Je baissai d’un ton, tandis que les paroles que j’avais échangées avec Meredith me revenaient à l’esprit.

— Mais ce n’est pas juste !

Abe ne semblait pas scandalisé.

— Tu es plus forte que les autres. L’injustice aurait consisté à te soumettre à des épreuves faciles.

J’avais entendu bien des propos ridicules dans ma vie, mais cette idée l’emportait haut la main.

— Alors il leur est venu à l’esprit de me tendre cette embuscade de fou sur le pont ? Ils ont peut-être été surpris que je le détruise, mais à quoi s’attendaient-ils ? Comment pensaient-ils que j’allais survivre à ça, autrement ?

— Je crois sincèrement qu’ils n’en savaient rien, répondit-il en se grattant le menton, l’air distrait.

— Pour l’amour de Dieu !… C’est à peine croyable !

— Tu t’en es sortie. Pourquoi es-tu si furieuse ?

— Parce qu’ils m’ont mise dans une situation dont ils ignoraient comment se sortir eux-mêmes ! (Je lui jetai un regard méfiant.) Et d’abord comment le sais-tu ? Ces informations sont l’affaire des gardiens.

Il prit une expression qui me déplut profondément.

— Eh bien… Je me trouvais avec ta mère, hier soir…

— D’accord, arrête ! l’interrompis-je. Je n’ai aucune envie de savoir à quoi vous avez occupé votre soirée. Je crois que ce serait plus pénible pour moi que le pont.

— L’un et l’autre appartiennent au passé, me répondit-il avec un grand sourire. Alors pourquoi t’en soucier ? Savoure plutôt ton succès.

— Je vais essayer. Mais promets-moi de ne plus me faire de faveur concernant Adrian, d’accord ? Je veux dire… Je suis contente que tu sois venu me soutenir, mais je préférerais que tu n’en fasses pas plus.

Le regard rusé d’Abe me rappela que j’avais affaire à un homme dangereux malgré son apparence joviale.

— Tu as pourtant apprécié que je te fasse une faveur à ton retour de Russie.

Je fis la grimace. Abe marquait un point : il avait bel et bien réussi à faire parvenir un message dans une prison de haute sécurité. Même si sa démarche n’avait rien donné, elle l’avait fait grimper dans mon estime.

— D’accord, admis-je. C’était assez impressionnant. Je ne sais toujours pas comment tu t’y es pris et je te suis reconnaissante de l’avoir fait.

Je me souvins tout à coup, comme un rêve nous revient après quelques jours, de l’idée qui avait germé dans mon esprit juste avant mes épreuves.

— Tu n’y es pas allé en personne, dis-moi ? demandai-je à voix basse. Il ricana.

— Bien sûr que non ! Il était hors de question que je mette les pieds dans cet endroit. J’ai seulement fait jouer mes relations.

— Où cette prison se trouve-t-elle ? l’interrogeai-je du ton le plus neutre possible.

Il ne s’y laissa pas prendre.

— Pourquoi veux-tu le savoir ?

— Par curiosité. Après leur condamnation, les criminels disparaissent sans laisser de traces. Je suis une gardienne, à présent, et je ne sais strictement rien de notre système carcéral. Sont-ils tous enfermés dans la même prison ? Y en a-t-il plusieurs ?

Abe ne répondit pas aussitôt. Il m’étudia attentivement. Le genre d’affaires qu’il menait l’incitait à soupçonner tout le monde d’avoir des motivations cachées, et le fait d’être sa Pille devait me rendre deux fois plus suspecte à ses yeux. Nous devions avoir la duplicité dans nos gènes.

Mais il sous-estimait visiblement les folies dont j’étais capable, puisqu’il finit par me répondre :

— Il y en a plusieurs, déclara-t-il. Victor se trouve dans l’une des pires, une prison du nom de Tarasov.

— Où se situe-t-elle ?

— En ce moment ? (Il réfléchit un instant.) En Alaska, je crois.

— Comment ça : « en ce moment » ?

— Elle se déplace au fil de l’année. Pour le moment, elle est en Alaska. Dans quelques mois, elle sera en Argentine. (Il esquissa un sourire et parut se demander à quel point j’étais maligne.) Sais-tu pourquoi ?

— Non… Attends ! À cause de la lumière du soleil. (C’était parfaitement logique.) Il fait presque toujours jour en Alaska à cette période de l’année – et presque toujours nuit en hiver.

J’eus l’impression qu’il était plus fier de ma déduction que de ma réussite à l’examen.

— Un prisonnier qui arriverait à s’échapper vivrait des heures difficiles, commenta-t-il. (Aucun fugitif moroï ne pourrait aller bien loin en plein soleil.) Mais ça n’a pas grande importance, puisqu’il est impossible de s’évader d’une prison si bien sécurisée.

Je tâchai d’oublier ce que ses paroles avaient de décourageant.

— Elle doit se trouver dans le nord de l’Alaska, alors, lui fis-je remarquer en espérant découvrir indirectement son emplacement exact. Afin de bénéficier du maximum d’heures d’ensoleillement.

Il pouffa.

— Même moi, je l’ignore. C’est une information ultrasecrète, que les gardiens conservent jalousement quelque part dans leur quartier général.

Je me figeai. Le quartier général.

Ma réaction échappa à Abe malgré son redoutable sens de l’observation. Quelque chose avait attiré son attention de l’autre côté de la salle.

— N’est-ce pas Renée Szelsky que j’aperçois là-bas ? Mon Dieu ! elle est devenue une femme magnifique.

Je lui rendis sa liberté d’un geste las, à la fois parce que j’avais besoin de réfléchir à mon projet à la lumière des informations qu’il venait de me fournir et parce que, connaissant mal Renée, je ne m’inquiétais pas particulièrement de la voir tomber entre les griffes de mon père.

— Je ne voudrais surtout pas t’empêcher de flirter. Va donc attirer d’autres femmes dans ta toile.

Je n’eus pas besoin d’insister. Une fois seule, je songeai à ce que je venais d’apprendre en me demandant si mon plan avait la moindre chance de fonctionner. Notre conversation m’avait donné des idées. À vrai dire, ce nouveau projet n’était pas plus insensé que d’autres que j’avais déjà mis à exécution. Je croisai encore le regard de Lissa au fond de la salle. Elle avait recouvré sa bonne humeur en perdant Christian de vue. Elle s’amusait bien, même, et envisageait avec excitation les aventures qui nous attendaient dans le monde extérieur, à présent que nous étions libres. Mes inquiétudes refirent surface. Nous étions peut-être libres, mais la réalité n’allait pas tarder à nous rattraper. Le temps pressait. Dimitri m’attendait et me surveillait. Continuerai-je à recevoir ses lettres chaque semaine quand j’aurais quitté l’académie ?

Je souris à Lissa et regrettai par avance de devoir gâcher sa bonne humeur en lui annonçant que nous avions peut-être une chance bien réelle de faire évader Victor Dashkov.

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