Chapitre 3
Les deux jours qui suivirent furent assez étranges. Même si nous autres novices avions eu droit à une cérémonie de remise de diplôme des plus spectaculaires, nous n’étions pas les seuls à achever nos études à Saint-Vladimir. Une cérémonie avait également été organisée pour les Moroï, ce qui occasionna l’arrivée soudaine de nombreux visiteurs. Puis les invités disparurent presque aussi vite qu’ils étaient venus en emmenant leurs fils et leurs filles avec eux. Les Moroï nobles allaient passer l’été dans les luxueuses résidences secondaires de leurs parents, situées pour la plupart dans l’hémisphère sud, où les jours étaient plus courts en cette période de l’année. Les Moroï roturiers partaient aussi, pour des destinations plus modestes, ou pour exercer de petits boulots avant d’entrer à l’université.
Avec les grandes vacances qui commençaient, les élèves plus jeunes quittèrent eux aussi Saint-Vladimir. Ceux qui n’avaient pas de famille – des dhampirs, pour la plupart – restaient à l’académie toute l’année et suivaient des cours spéciaux pendant l’été, mais ils étaient peu nombreux. Le campus se vidait jour après jour tandis que mes camarades et moi attendions de nous envoler pour la Cour. Nous fîmes nos adieux aux Moroï qui partaient et aux jeunes dhampirs qui allaient bientôt marcher sur nos traces.
Jill était l’une des personnes que j’étais le plus triste de quitter. Je tombai sur elle en me rendant au dortoir de Lissa, la veille de notre départ pour la Cour. Elle était en compagnie d’une femme que je supposai être sa mère, et toutes deux portaient des cartons. Le visage de Jill s’illumina dès qu’elle me vit.
— Rose ! Je ne t’ai trouvée nulle part quand j’ai dit au revoir à tout le monde ! me lança-t-elle avec excitation.
— Je suis contente que tu aies fini par m’attraper, alors, lui répondis-je avec un sourire.
Je ne pus me résoudre à lui dire que j’étais moi-même occupée à faire mes adieux. J’avais consacré ma dernière journée à Saint-Vladimir à parcourir encore une fois ces lieux familiers, en commençant par l’école maternelle où Lissa et moi nous étions rencontrées. J’avais revisité les moindres recoins de mon dortoir, j’étais passée devant les salles de mes cours préférés et je m’étais même rendue à la chapelle. Certains lieux étaient chargés de souvenirs doux-amers : les terrains d’entraînement sur lesquels j’avais appris à connaître Dimitri, le chemin que nous empruntions quand il me faisait courir, la cabane dans laquelle nous avions finalement cédé à l’attirance que nous éprouvions l’un pour l’autre. Cette nuit-là avait été l’une des plus extraordinaires de ma vie, et je n’y songeais jamais sans éprouver un mélange de joie et de tristesse.
Mais il était inutile que Jill partage mon fardeau. Je me tournai vers sa mère et lui tendis la main avant de me rendre compte que le carton qu’elle tenait l’empêchait de me la serrer.
— Je suis Rose Hathaway. Laissez-moi porter ça pour vous.
Je lui pris le carton des mains sans lui laisser le temps de protester, certaine qu’elle n’allait pas manquer de le faire.
— Merci, me répondit-elle, agréablement surprise, en se remettant en route. Je suis Emilie Mastrano. Jill m’a beaucoup parlé de vous.
— Ah oui ? m’étonnai-je en décochant un sourire taquin à Jill.
— Je ne lui ai pas raconté tant de choses que ça, se défendit-elle. Je lui ai seulement dit qu’on se voyait de temps en temps…
Je compris à son regard inquiet que sa mère ignorait qu’elle occupait son temps libre à pratiquer illégalement la magie offensive.
— Nous aimons bien l’avoir auprès de nous, dis-je à Emilie pour préserver sa couverture. Un de ces jours, nous lui apprendrons à se coiffer.
Emilie éclata de rire.
— Bon courage ! Ça fait quinze ans que j’essaie.
La mère de Jill était stupéfiante. Toutes deux se ressemblaient assez peu, du moins en apparence. Emilie avait les cheveux raides, d’un noir éclatant, des yeux très bleus et de longs cils. Ses mouvements avaient une grâce qui contrastait vivement avec la maladresse de Jill. Les gènes qu’elles avaient en commun transparaissaient toutefois çà et là, dans la forme du visage ou celle des lèvres. Jill, qui était encore jeune, allait sûrement devenir une très belle femme, elle aussi, lorsque ses traits se seraient affirmés. Elle n’en avait sans doute pas conscience, et j’espérais qu’elle prendrait peu à peu confiance en elle.
— Où habitez-vous ? leur demandai-je.
— À Détroit, répondit Jill avec une grimace.
— Ce n’est pas si mal ! commenta sa mère en riant.
— Il n’y a pas de montagnes, rien que des autoroutes.
— Je fais partie d’une troupe de danseurs, m’expliqua Emilie. Nous nous sommes installées là où nous pouvions payer les factures.
L’idée que les habitants de Détroit aillent voir des ballets m’étonna davantage que d’apprendre que la mère de Jill était danseuse. On aurait pu le deviner rien qu’en l’observant. De fait, la taille et la minceur des Moroï en faisaient des danseurs idéals du point de vue des humains.
— C’est une grande ville, fis-je remarquer à Jill. Tu devrais en profiter autant que tu peux avant de revenir t’ennuyer au milieu de nulle part.
Bien sûr, les entraînements illégaux et les attaques de Strigoï ne lui laissaient pas vraiment le temps de s’ennuyer, mais j’avais envie de lui remonter le moral.
— Et l’été sera vite passé, tu verras.
Les grandes vacances des Moroï duraient à peine deux mois, puisque la plupart des parents avaient hâte de ramener leurs enfants dans l’environnement sécurisé de l’académie.
— J’imagine, répondit Jill sans conviction. Je déposai mon carton dans le coffre de leur voiture, que nous venions d’atteindre.
— Je t’enverrai des mails quand j’aurai le temps, lui promis-je. Je suis sûre que Christian t’écrira lui aussi, et j’arriverai peut-être à inciter Adrian à en faire autant.
Le visage de Jill s’illumina et je fus ravie de voir son enthousiasme habituel réapparaître.
— Vraiment ? Ce serait génial ! J’aimerais savoir tout ce qui se passe à la Cour ! Tu vas sans doute faire des tas de choses passionnantes avec Lissa et Adrian, et je suis certaine que Christian va découvrir plein de… nouveaux trucs.
Emilie, qui ne semblait pas avoir remarqué la gaffe de Jill, m’adressa un sourire charmant.
— Merci de nous avoir aidées, Rose. J’ai été ravie de vous rencontrer.
— Moi aussi…
Jill me coupa le souffle en se jetant dans mes bras.
— Tous mes vœux t’accompagnent ! me dit-elle. Tu as tellement de chance ! Tu vas avoir une vie formidable, maintenant !
Je la serrai fort. Jill ne pouvait pas comprendre à quel point je l’enviais moi-même. Elle était encore en sécurité et innocente. Elle était peut-être contrariée de passer l’été à Détroit, mais les vacances finiraient vite et elle retrouverait bientôt son existence familière et insouciante à Saint-Vladimir. Elle n’affronterait pas l’inconnu et ses dangers.
Je ne parvins à formuler ce que m’inspirait sa remarque que lorsque leur voiture se fut éloignée.
— Je l’espère, murmurai-je en songeant à ce qui m’attendait. Je l’espère…
L’élite des Moroï, mes camarades et moi-même partîmes le lendemain. Notre avion quitta les massifs rocheux du Montana pour les collines de Pennsylvanie. La Cour était telle que dans mon souvenir. Ses grands bâtiments en pierre, à l’architecture complexe, paraissaient anciens et en imposaient autant que ceux de Saint-Vladimir. Mais alors que l’académie dégageait une atmosphère sérieuse, propice à la concentration, celle de la Cour était surtout destinée à impressionner les visiteurs, et ce de manière ostentatoire. Ici, c’était comme si les bâtiments eux-mêmes cherchaient à s’assurer que nous avions bien compris où nous nous trouvions : au cœur du monde des Moroï, là où brillait la noblesse et où se prenaient toutes les décisions importantes. La Cour voulait nous éblouir et nous rappeler l’humilité de notre position.
Même si ce n’était pas ma première visite, je ne pus m’empêcher d’être impressionnée. Les portes et les fenêtres des grandes constructions de pierre sombre étaient ouvragées et ornées de motifs dorés. Ces derniers étaient plus discrets que ceux que j’avais vus en Russie, mais je me rendais compte à présent que les architectes s’étaient inspirés d’anciens monuments européens, comme les forteresses et les palais de Saint-Pétersbourg. Si les jardins de Saint-Vladimir se résumaient à des allées serpentant à travers des pelouses agrémentées de bancs, ceux de la Cour étaient bien plus grandioses. Des fontaines et d’imposantes statues d’anciens monarques trônaient au milieu de la verdure. Lors de mon dernier passage, ces marbres délicats étaient cachés sous un manteau de neige. L’été les faisait apparaître dans toute leur gloire. Surtout, il y avait des fleurs absolument partout : dans les arbres, les buissons et les plates-bandes qui bordaient les allées… C’était étourdissant.
Il était logique que les dhampirs fraîchement diplômés commencent par se rendre dans le centre administratif des gardiens, mais je comprenais à présent que ce n’était pas la seule raison pour laquelle on les invitait à séjourner à la Cour au cœur de l’été. On voulait que mes camarades et moi soyons frappés par la gloire du monde que nous allions défendre. Je n’eus qu’à observer les visages autour de moi pour constater l’efficacité de cette tactique. La plupart des nouveaux gardiens venaient là pour la première fois.
Lissa, Adrian et moi, qui avions pris le même avion, marchions côte à côte tandis que notre groupe se dirigeait vers les bâtiments où nous allions loger. Il faisait aussi chaud que dans le Montana et l’humidité de l’air ne tarda pas à me faire transpirer.
— Tu as bien emporté une robe, cette fois ? me demanda Adrian.
— Bien sûr. Ils ont sans doute prévu plein de festivités en plus le la réception principale. Mais je devrai sans doute porter mon uniforme noir et blanc à cette occasion.
Adrian hocha la tête. Je le vis approcher la main de sa poche, hésiter un instant, puis l’en écarter. Même s’il faisait beaucoup d’efforts pour cesser de fumer, je me doutais qu’il n’allait pas se débarrasser si facilement du réflexe de sortir son paquet dès qu’il se trouvait en extérieur.
— Je voulais dire pour ce soir… Pour le dîner.
Je questionnai Lissa du regard. Lorsqu’elle séjournait à la Cour, son emploi du temps comportait toujours des mondanités auxquelles les gens « ordinaires » n’étaient pas conviés. Comme mon nouveau statut était mal défini, je n’étais pas certaine de pouvoir l’y accompagner. La surprise que je perçus par l’intermédiaire de notre lien m’indiqua qu’elle n’avait eu vent d’aucun projet de dîner.
— Quel dîner ? m’étonnai-je.
— Celui que j’ai organisé avec mes parents.
— Celui que tu…
Je m’arrêtai net, les yeux écarquillés. Son sourire satisfait me déplut profondément.
— Adrian !
Quelques nouveaux diplômés, qui passaient à côté de nous, nous jetèrent des regards curieux.
— Allons, nous sortons ensemble depuis deux mois. Rencontrer les parents fait partie du rituel. J’ai fait la connaissance de ta mère, et même de ton père absolument terrifiant. C’est ton tour, maintenant. Je te jure qu’aucun des membres de ma famille ne te menacera comme ton père l’a fait avec moi.
J’avais déjà plus ou moins rencontré le père d’Adrian. Je l’avais croisé lors d’une réception, quelques mois auparavant. Ma mauvaise réputation mise à part, il ne devait pas savoir qui j’étais. En revanche, je ne savais presque rien de sa mère. Adrian parlait très peu des membres de sa famille – de la plupart d’entre eux, du moins.
— Il n’y aura que tes parents ? lui demandai-je, inquiète. Personne d’autre dont tu aurais oublié de me parler ?
— Eh bien…
Les doigts d’Adrian se crispèrent de nouveau. J’eus l’impression qu’il n’avait envie d’une cigarette que pour se protéger de mon ton menaçant. Lissa, pour sa part, semblait beaucoup s’amuser du spectacle qui se déroulait devant elle.
— Ma grand-tante préférée fera peut-être une apparition.
— Tatiana ? m’écriai-je.
Pourquoi a-t-il fallu que je tombe sur un parent de la reine des Moroï ? me demandai-je pour la centième fois.
— Elle me déteste ! Tu sais très bien ce qui s’est passé la dernière fois qu’elle m’a adressé la parole.
Sa Majesté m’avait prise à partie, hurlant que j’étais trop vulgaire pour sortir avec son neveu et m’informant qu’elle avait de grands « projets » concernant Lissa et lui.
— Je crois qu’elle a surmonté ses préjugés.
— Comme si c’était possible !
— Vraiment, je t’assure. (Il paraissait presque sincère.) J’en ai parlé à ma mère, l’autre jour, et… Je ne sais pas, mais tante Tatiana ne semble plus te haïr autant qu’avant.
Je fronçai les sourcils tandis que nous nous remettions en route.
— Peut-être admire-t-elle ce que tu as accompli en Russie avec ton groupe d’autodéfense, suggéra Lissa.
— Peut-être…
J’en doutais sincèrement. À priori, m’être soustraite à toute autorité devait me rendre encore plus méprisable aux yeux de la reine.
Même si je ressentais comme une trahison le fait qu’Adrian ait organisé ce dîner sans m’en parler, je ne pouvais plus rien y faire.
La seule chose qui me rassurait était mon impression qu’il n’avait suggéré l’éventuelle visite de sa tante que pour me taquiner. J’acceptai donc son invitation, ce qui le mit d’assez bonne humeur pour qu’il se retienne de poser trop de questions lorsque Lissa et moi lui annonçâmes que nous avions nos « propres projets » pour l’après-midi. Il était prévu de faire visiter la Cour aux nouveaux gardiens afin de parfaire leur endoctrinement, mais je connaissais déjà les lieux et parvins à m’échapper du groupe. Après avoir déposé nos allaites dans nos chambres, Lissa et moi nous dirigeâmes vers la partie excentrée de la Cour où vivaient les Moroï dont le sang n’était pas aussi royal que celui des autres.
— Vas-tu enfin me dire en quoi consiste cette « autre partie » de ton plan ? m’interrogea Lissa.
Depuis qu’Abe m’avait parlé de la prison de Victor, j’avais établi une nouvelle liste mentale des problèmes qu’il nous restait à résoudre.
Il y en avait surtout deux, à savoir un de moins qu’avant ma conversation avec mon père. À vrai dire, cela ne facilitait guère les choses pour autant. Tout d’abord, nous ignorions l’emplacement exact de la prison en Alaska. Ensuite, nous ne possédions ni le plan des lieux ni aucune information concernant son système de sécurité. Nous ne savions absolument pas dans quoi nous nous engagions.
Mais quelque chose me disait que je pourrais trouver toutes ces informations au même endroit, ce qui réduisait la liste de mes problèmes à un seul : comment atteindre cet endroit ? Par chance, nous connaissions quelqu’un qui pouvait peut-être nous aider à y accéder.
— Nous allons rendre visite à Mia, lui annonçai-je.
Mia Rinaldi était une ancienne camarade de classe et une ancienne ennemie. C’était aussi un cas frappant de changement radical de personnalité. Après avoir été une garce manipulatrice prête à écraser ou à séduire n’importe qui pour se rendre populaire, elle était devenue une fille pragmatique et pleine d’assurance, qui voulait apprendre à se défendre et à protéger les autres des Strigoï. Elle vivait désormais à la Cour avec son père.
— Tu crois que Mia sait organiser une évasion ?
— Je la crois douée, mais pas à ce point-là. En revanche, elle peut sans doute nous aider à obtenir des informations.
— Ton plan est vraiment en train de virer au film d’espionnage, grommela Lissa.
Malgré le ton léger qu’elle affecta, je la sentis inquiète. Sa désinvolture apparente masquait le malaise qu’elle éprouvait à l’idée de libérer Victor, même si elle m’avait promis son aide.
Les Moroï roturiers qui travaillaient et menaient une vie ordinaire à la Cour habitaient des appartements très éloignés des quartiers de la reine et des bâtiments destinés aux réceptions. J’avais pris soin de noter l’adresse de Mia. Nous traversâmes des pelouses parfaitement entretenues pour nous y rendre, en nous plaignant de temps à autre de la chaleur. Nous trouvâmes Mia chez elle. Elle portait un jean et un tee-shirt, et tenait un bâtonnet glacé à la main. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle nous découvrit à sa porte.
— Que je sois maudite…, murmura-t-elle.
J’éclatai de rire. C’était le genre de remarque que j’aurais pu faire.
— Nous sommes également heureuses de te voir, répliquai-je. Est-ce qu’on peut entrer ?
— Bien sûr ! répondit-elle en s’écartant. Vous voulez une glace à l’eau ?
J’en mourais d’envie. J’en pris une au raisin et m’installai avec elle et Lissa dans son petit salon. Cet appartement n’avait certainement pas l’opulence des chambres réservées aux invités de marque, mais il était confortable et propre. On voyait du premier coup d’œil que Mia et son père s’y sentaient bien.
— Je savais que les nouveaux diplômés allaient arriver, mais je n’étais pas sûre que tu serais parmi eux, commenta Mia en écartant une boucle blonde de son visage. As-tu seulement passé ton examen ?
— Oui. J’ai même reçu ma marque de la Promesse, répondis-je en soulevant mes cheveux pour lui montrer mon pansement.
— Je suis surprise qu’ils aient accepté de te reprendre après ta fugue meurtrière. À moins que ça n’ait joué en ta faveur ?
Mia ne connaissait apparemment que la version officielle de mon aventure. C’était aussi bien. Je ne tenais pas à lui raconter ce qui s’était vraiment passé. Je n’avais aucune envie de parler de Dimitri.
— Crois-tu qu’il existe une personne au monde capable d’empêcher Rose de faire ce quelle veut ? intervint Lissa en souriant.
Elle essayait de m’épargner d’avoir à raconter les détails de mon histoire et je lui en fus reconnaissante.
Mia éclata de rire et croqua un gros morceau de sa glace au citron, au risque d’attraper la migraine.
— Non.
Son sourire s’effaça tandis qu’elle avalait sa bouchée et son regard toujours aussi perspicace se posa sur moi.
— Et Rose attend quelque chose de moi.
— Nous avions seulement envie de passer te voir, protestai-je.
— Je te crois, mais je crois aussi que ce n’est pas l’unique raison de votre présence ici.
Amusée de voir mes stratégies d’espionne ainsi percées à jour, Lissa esquissa un sourire.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Es-tu si douée pour déchiffrer Rose ou crois-tu qu’elle a toujours une idée derrière la tête ?
Mia recommença à sourire.
— Les deux.
Elle glissa sur les coussins pour se rapprocher de moi et me dévisagea avec sérieux. Quand était-elle devenue si intuitive ?
— Très bien. Inutile de perdre du temps. Pourquoi as-tu besoin de mon aide ?
Prise en flagrant délit, je soupirai.
— Je voudrais entrer dans les bureaux où les gardiens conservent toutes les informations relatives à la sécurité.
Lissa émit un son étranglé. Je me sentis un peu coupable. Même si elle arrivait parfois à me cacher ses pensées, peu des choses qu’elle faisait ou disait me surprenaient vraiment. De mon côté, je passais mon temps à la stupéfier. Le plus souvent, elle n’avait pas la moindre idée de ce que je m’apprêtais à faire. Cela dit, dans la mesure où nous projetions de faire évader un criminel célèbre, la perspective d’entrer par effraction dans les bureaux des gardiens n’aurait pas dû lui causer un tel choc.
— Eh bien ! s’écria Mia. Tu ne perds pas ton temps en futilités. (Son sourire vacilla légèrement.) Bien sûr, tu ne serais pas venue me trouver dans le cas contraire. Tu te serais débrouillée toute seule.
— Est-ce que tu peux me… nous y faire entrer ? lui demandai-je. Je sais que tu t’es liée d’amitié avec certains gardiens, et que ton père doit pouvoir accéder à beaucoup d’endroits…
J’ignorais quelles étaient les fonctions exactes de M. Rinaldi, mais il me semblait que c’était en relation avec l’entretien des locaux de la Cour.
— Qu’est-ce que tu cherches ? voulut-elle savoir. (Elle leva la main pour m’empêcher de protester dès que j’ouvris la bouche.) Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas besoin de connaître les détails. Donne-moi seulement une idée générale de ce qui t’intéresse pour que je réfléchisse à une solution. Je me doute que tu ne souhaites pas seulement visiter les lieux.
— J’ai besoin de consulter certains dossiers, lui expliquai-je. Elle haussa les sourcils.
— Personnels ? Tu cherches du travail ? – Je… non.
Ce n’était pas une mauvaise idée, à vrai dire, vu le peu de chances que j’avais d’être assignée à la protection de Lissa. Mais non. Chaque chose en son temps.
— J’ai besoin d’examiner des dossiers concernant la sécurité d’autres endroits que la Cour, comme les établissements scolaires, les résidences royales, les prisons…
Je m’efforçai de conserver une expression neutre en mentionnant ce dernier exemple. Je savais Mia prête à faire des choses insensées, mais même elle avait ses limites.
— Ils doivent bien conserver ce genre d’informations quelque part.
— Oui, mais il s’agit surtout de fichiers numériques. Sans vouloir t’offenser, ce n’est peut-être pas dans tes cordes. Même si nous arrivions à atteindre un de leurs ordinateurs, ils sont protégés par des mots de passe, et les gardiens éteignent tout dès qu’ils s’en vont. À moins que tu ne sois devenue pirate depuis la dernière fois qu’on s’est vues.
Ce n’était absolument pas le cas. Et, contrairement aux héros des films d’espionnage avec lesquels Lissa me taquinait, je n’avais aucun ami surdoué en informatique qui puisse venir à bout de ce genre de mesures de sécurité. Merde. Je regardai mes pieds avec mauvaise humeur en me demandant si j’avais la moindre chance de soutirer d’autres informations à Abe.
— Mais, reprit Mia, si les informations dont tu as besoin ne sont pas trop récentes, elles existent peut-être encore sur papier.
Je relevai vivement la tête.
— Où ça ?
— Il y a d’immenses archives dans le sous-sol d’un des bâtiments. Les gardiens y conservent des tonnes de documents. Ces salles sont aussi fermées à clé, mais il doit quand même être plus facile d’y accéder que de pirater un ordinateur. Encore une fois : ça dépend de l’ancienneté des renseignements que tu cherches.
Abe m’avait donné l’impression que la prison de Tarasov existait depuis longtemps. Il y avait sûrement un dossier la concernant aux archives. Etant donné que les gardiens avaient dû passer à l’informatique depuis un certain temps déjà, nous n’allions probablement rien trouver sur les dispositifs de sécurité les plus récents, mais je pouvais sans doute me contenter d’un plan des lieux.
— Voilà peut-être ce qu’il nous faut. Crois-tu pouvoir nous y faire entrer ?
Mia réfléchit pendant quelques instants avant de répondre :
— C’est possible… (Elle se tourna vers Lissa.) Sais-tu toujours soumettre les gens à ta volonté ?
Lissa grimaça.
— Je n’aime pas me représenter les choses de cette manière, mais oui, je sais toujours le faire.
C’était l’un des pouvoirs que lui conférait l’esprit.
Mia réfléchit encore pendant quelques instants, puis acquiesça sèchement.
— Très bien. Revenez à 14 heures. Nous verrons ce que nous pouvons faire.
Deux heures de l’après-midi était le milieu de la nuit pour les Moroï, dont les horaires étaient inversés par rapport à ceux des humains. Agir en plein jour ne me paraissait pas très discret, mais Mia devait compter sur le fait qu’il y aurait moins de monde dans les locaux à cette heure-là.
Alors que je me demandais si nous devions rester bavarder ou repartir aussitôt, un coup frappé à la porte me tira brutalement de mes réflexions. Mia tressaillit et sembla soudain mal à l’aise, puis elle se leva pour aller ouvrir. Une voix familière nous parvint du couloir :
— Désolé d’être en avance, mais je…
Christian entra dans le salon et s’interrompit net en nous découvrant, Lissa et moi. Tout le monde resta paralysé. Ce fut donc à moi qu’il revint de faire comme si nous ne nous trouvions pas dans une situation affreusement embarrassante.
— Salut Christian ! lui lançai-je joyeusement. Comment vas-tu ? Il lui fallut un long moment pour détourner les yeux de Lissa et les poser sur moi.
— Très bien. (Il se tourna vers Mia.) Je peux revenir plus tard… Lissa s’empressa de se lever.
— Non, intervint-elle avec un calme altier. Rose et moi étions sur le point de partir.
— Oui, confirmai-je pour lui venir en aide. Nous avons… des choses à faire. Et nous ne voulons pas vous déranger dans…
J’ignorais ce qu’ils s’apprêtaient à faire et n’étais pas certaine de vouloir le découvrir. Mia recouvra sa voix :
— Christian voulait que je lui montre quelques-uns des mouvements que les gardiens m’ont enseignés.
— Super.
Je suivis Lissa jusqu’à la porte sans cesser de sourire. Celle-ci passa le plus loin possible de Christian.
— Jill va être jalouse, ajoutai-je.
Et elle n’était pas la seule. Après leur avoir dit au revoir, nous quittâmes l’appartement. Tandis que nous repartions, je sentis la tolère et la jalousie de Lissa irradier à travers notre lien.
— Il ne s’agit que de leur club de combat, Liss, la rassurai-je sans qu’elle ait besoin d’exprimer ses inquiétudes. Il n’y a rien entre eux. Ils vont parler coups de poing, coups de pied et autres sujets ennuyeux.
Pour ma part, je trouvais ces sujets passionnants, mais je ne voulais pas présenter l’entrevue de Christian et Mia sous un jour flatteur.
— Il n’y a peut-être rien entre eux pour le moment, grommela-t-elle en regardant fixement devant elle. Mais qui sait ce qui peut se produire ? Ils passent du temps ensemble, font des exercices physiques… Une chose en entraîne une autre et…
— C’est ridicule, l’interrompis-je. Ces exercices n’ont rien de romantique.
C’était encore un mensonge, puisque ma relation avec Dimitri avait justement commencé de cette manière.
— Et puis Christian ne peut pas avoir de liaison avec toutes les filles qu’il fréquente ! Mia, Jill… Sans vouloir t’offenser, il n’a rien d’un don Juan.
— Il est très beau, protesta-t-elle, toujours en proie à ses idées noires.
— C’est vrai, reconnus-je en gardant prudemment les yeux rivés au sol. Mais ça ne suffit pas. Et puis je croyais que ce qu’il faisait ne t’intéressait plus.
— Ça ne m’intéresse plus, m’assura-t-elle sans réussir à se convaincre elle-même, et moi encore moins. Plus du tout.
Je passai le reste de la journée à tenter de la distraire sans y parvenir. Les mots de Tasha me revenaient sans cesse à l’esprit : « Pourquoi n’as-tu pas résolu le problème ? » Parce que Lissa et Christian étaient aussi déraisonnables l’un que l’autre. Ils étaient tous deux obnubilés par leur propre ressentiment – et me contrariaient franchement au passage. En plus, je devais me tenir à l’écart de Christian pour le bien de Lissa alors qu’il aurait pu m’apporter une aide précieuse dans mes escapades illicites.
Je finis par abandonner Lissa à sa mauvaise humeur lorsque l’heure du dîner approcha. En comparaison de sa situation amoureuse, la relation que j’entretenais avec un jeune noble séducteur et gâté dont la famille m’était hostile paraissait plutôt enviable. Notre monde était en train de devenir aussi triste que terrifiant… Je promis à Lissa de la rejoindre dès la fin du dîner pour que nous retournions voir Mia. Lissa fut contrariée de repenser à cette dernière, mais la perspective de commettre une effraction lui fit oublier Christian pour quelque temps.
Pour le dîner, je choisis une robe bordeaux faite d’une étoffe légère, parfaite pour une journée d’été. Le décolleté était décent et des manches courtes lui donnaient une certaine élégance. Avec ma queue-de-cheval basse qui dissimulait mon tatouage en cours de cicatrisation, j’avais presque l’air d’une petite amie convenable – ce qui prouvait seulement à quel point les apparences sont parfois trompeuses, puisque j’étais occupée à échafauder un projet insensé pour ramener mon ancien amant d’entre les morts.
Adrian m’examina de la tête aux pieds à mon arrivée chez ses parents, qui disposaient d’une résidence permanente à la Cour. Son sourire m’assura qu’il aimait ce qu’il voyait.
— Tu approuves ? lui demandai-je en tournant sur moi-même.
— Malheureusement oui, répondit-il en passant un bras autour de ma taille. J’espérais que tu mettrais quelque chose d’un peu plus vulgaire. Une tenue qui aurait scandalisé mes parents.
— Parfois, j’ai l’impression que tu ne te soucies absolument pas de moi en tant que personne, commentai-je tandis que nous entrions. Ma capacité à provoquer des scandales semble être la seule chose qui t’intéresse en moi.
— Les deux sont vrais, petite dhampir. Je me soucie de toi et j’aime exploiter ton talent pour provoquer des scandales.
Je réprimai un sourire tandis que le majordome des Ivashkov nous conduisait dans la salle à manger. La Cour regorgeait de cafés et de restaurants, mais les nobles du rang des parents d’Adrian estimaient plus élégant de recevoir les gens à dîner chez eux. Personnellement, j’aurais préféré un endroit public, d’où il m’aurait été plus facile de m’enfuir.
— Tu dois être Rose.
Mon recensement des issues de secours fut interrompu par l’arrivée d’une Moroï très grande et très élégante. Elle portait une longue robe de satin vert foncé parfaitement assortie à ses yeux – et à ceux d’Adrian – qui me fit immédiatement me sentir déplacée. Ses cheveux bruns étaient relevés en chignon et le sourire qu’elle m’offrit en me tendant la main était sincèrement chaleureux.
— Je suis Daniella Ivashkov, annonça-t-elle. C’est un plaisir de te rencontrer enfin. Vraiment.
Je lui serrai la main par réflexe.
— Je suis ravie de vous rencontrer moi aussi, madame Ivashkov.
— Appelle-moi Daniella, s’il te plaît.
Elle se retourna vers Adrian pour rajuster son col de chemise avec une grimace réprobatrice.
— T’arrive-t-il jamais de te regarder dans un miroir avant de sortir, mon chéri ? Tu es tout décoiffé.
— Tu plaisantes ? s’écria-t-il avec un mouvement de recul pour l’empêcher d’atteindre ses cheveux. Je passe des heures devant le miroir pour obtenir ce résultat.
Elle poussa un soupir désespéré.
— Parfois, je n’arrive pas à déterminer si c’est une chance ou non de n’avoir pas eu d’autres enfants que toi.
Dans son dos, des serviteurs silencieux posèrent des plats fumants sur la table. Mon estomac se mit à gargouiller et j’espérai que personne d’autre que moi ne l’avait entendu. Daniella tourna la tête vers le couloir derrière elle.
— Veux-tu te dépêcher, Nathan ? Le dîner va refroidir.
Quelques instants plus tard, des pas lourds résonnèrent sur le parquet marqueté et Nathan Ivashkov fit son entrée dans la pièce. Il s’était habillé avec autant d’élégance que sa femme et sa cravate de satin bleu semblait rayonner par contraste avec son épais costume noir. C’était une chance que leur résidence soit équipée de l’air conditionné… Je me souvenais bien de ce que son physique avait de plus frappant : ses cheveux et sa moustache argentés. Je ne pus m’empêcher de me demander si les cheveux d’Adrian ressembleraient aux siens lorsqu’il aurait pris de l’âge. Non. Je ne le saurais jamais. Adrian se teindrait probablement dès l’apparition de ses premiers cheveux blancs.
Le père d’Adrian était exactement tel que dans mon souvenir, mais lui n’avait visiblement pas la moindre idée de mon identité. À vrai dire, il paraissait sincèrement surpris de me voir.
— C’est… l’amie d’Adrian, Rose Hathaway, lui rappela Daniella avec douceur. Tu te souviens ? Il l’a invitée à dîner.
— Je suis ravie de vous rencontrer, monsieur Ivashkov.
Contrairement à sa femme, il ne me proposa pas de l’appeler par son prénom, ce dont je fus soulagée. Comme le Strigoï qui avait transformé Dimitri de force s’appelait aussi Nathan, c’était un prénom que je n’avais guère envie de prononcer. Le père d’Adrian m’examina à son tour de la tête aux pieds sans y prendre le même plaisir que son fils. J’eus plutôt l’impression d’être une curiosité.
— Ah ! la dhampir…
Sa remarque fut moins une marque de grossièreté que d’indifférence. Ce n’était pas aussi grave que s’il m’avait traitée de catin rouge. Nous prîmes tous place à table. Même si Adrian arborait le sourire désinvolte qui lui était familier, j’eus de nouveau l’impression qu’il avait très envie d’une cigarette. Sans doute aussi de quelque chose de plus fort. Apparemment, il n’appréciait pas beaucoup la compagnie de ses parents. Lorsqu’un serviteur se présenta pour nous verser du vin, il parut immensément soulagé et leva aussitôt son verre sans tenir compte de mon regard menaçant.
Nathan parvint à dévorer ses médaillons de pore glacés au vinaigre balsamique en un temps record sans rien perdre de ses bonnes manières.
— Alors, dit-il en dirigeant son attention vers Adrian. Que vas-tu faire, maintenant que Vasilisa est diplômée ? Tu vas cesser de perdre ton temps avec des lycéens, j’espère ? Tu n’as plus aucune raison de rester là-bas.
— Je ne sais pas, répondit nonchalamment Adrian en secouant la tête, ce qui le décoiffa encore davantage. J’apprécie leur compagnie… Ils me trouvent plus drôle que je ne le suis vraiment.
— Voilà qui ne me surprend pas, répliqua son père. Tu n’es pas drôle du tout. Il est temps que tu fasses quelque chose de productif. Si tu n’as pas l’intention de reprendre tes études, tu devrais commencer à t’intéresser aux affaires de la famille. Tatiana t’a trop gâté, mais tu pourrais apprendre beaucoup auprès de Rufus.
J’étais assez au fait de l’organisation politique de la Cour pour savoir de qui il parlait. Le membre le plus âgé de chaque famille recevait le titre de prince ou de princesse, ainsi qu’un siège au Conseil royal et une chance de devenir le prochain monarque. Lorsque Tatiana était montée sur le trône, Rufus, le plus âgé de la famille après elle, était devenu prince.
— C’est vrai, reconnut Adrian, très pince-sans-rire, en continuant à jouer avec sa nourriture à laquelle il n’avait presque pas touché. J’aimerais vraiment savoir comment il arrive à cacher ses deux maîtresses à sa femme.
— Adrian ! s’écria Daniella en rougissant. Évite de dire ce genre de choses à table… et devant une invitée.
Nathan parut subitement redécouvrir ma présence et haussa les épaules.
— Elle ne compte pas.
Je me mordis la lèvre et me demandai si je pouvais l’atteindre en pleine tête en me servant de mon assiette en porcelaine chinoise comme d’un Frisbee. Je finis par renoncer à cette idée non seulement pour ne pas gâcher le dîner, mais aussi parce que l’assiette était sans doute trop légère. Nathan reporta sa mauvaise humeur sur Adrian.
— Mais toi, si. Je ne vais pas te laisser rester sans rien faire et dépenser notre argent pour financer ton ennui.
Quelque chose me dit que j’aurais mieux fait de rester en dehors de la conversation, mais je ne pus supporter de voir ce type sinistre faire la leçon à Adrian, même si c’était son père. Il était vrai qu’Adrian ne faisait strictement rien et gaspillait son argent, mais ce n’était pas une raison pour que Nathan se moque de lui. Bien sûr, je passais moi-même mon temps à le railler… mais c’était différent.
— Tu pourrais t’inscrire à Lehigh avec Lissa, suggérai-je. Tu pourrais continuer à étudier l’esprit avec elle tout en… reprenant les études que tu avais commencées.
— Consommation d’alcool et séchage de cours, déclara Nathan.
— Les arts, intervint Daniella. Adrian étudiait les beaux-arts.
— Vraiment ? m’étonnai-je en me tournant vers lui.
Cela dit, les études artistiques allaient assez bien avec sa personnalité fantasque.
— Ce serait une bonne occasion de t’y remettre.
Il haussa les épaules et vida son deuxième verre de vin.
— Je ne sais pas. Cette université aura sans doute le même inconvénient que la précédente.
— Lequel ? demandai-je en fronçant les sourcils.
— L’obligation de rendre des devoirs.
— Adrian, gronda son père.
— Mais ce n’est pas un problème, reprit Adrian en posant son bras sur la table avec désinvolture. Je n’ai pas vraiment besoin d’argent, ni de trouver un travail. Lorsque j’aurai épousé Rose, nos enfants et moi vivrons sur son salaire de gardienne.
Cela me stupéfia autant que ses parents. Je savais très bien qu’il plaisantait. Peut-être nourrissait-il effectivement des fantasmes de mariage et d’enfants – et j’étais presque sûre que ce n’était pas le cas ; quoi qu’il en soit le maigre salaire d’un gardien ne pourrait jamais lui assurer le train de vie auquel il prétendait.
Le père d’Adrian, en revanche, n’avait vraiment pas l’air de croire à une plaisanterie. Daniella, pour sa part, semblait indécise. Quant à moi, j’étais simplement mal à l’aise. Ce n’était vraiment pas un sujet à aborder lors d’un dîner de ce genre, et j’avais du mal à croire qu’Adrian se le soit permis. Je ne tenais même pas le vin pour responsable de son comportement. Adrian semblait seulement prendre un malin plaisir à tourmenter son père.
Le silence, déjà affreux, devint de plus en plus pesant. Mon instinct me pressait d’y mettre un terme, mais quelque chose de plus impérieux me retint. La tension s’accrut. Lorsqu’on sonna à la porte d’entrée, nous faillîmes tous les quatre bondir de nos chaises.
Je poussai mentalement un soupir de soulagement quand la gouvernante, qui s’appelait Torrie, s’empressa d’aller répondre. Cette visite impromptue allait détendre l’atmosphère.
Ou peut-être pas.
Torrie réapparut légèrement affolée et s’éclaircit la voix en jetant des regards anxieux à ses maîtres.
— Sa Majesté la reine Tatiana, annonça-t-elle. Impossible…
Les trois Ivashkov se levèrent aussitôt et j’en fis autant une seconde plus tard. Je n’avais pas cru Adrian lorsqu’il avait évoqué une éventuelle apparition de Tatiana. À vrai dire, il paraissait lui-même surpris à cet instant. Mais elle était bel et bien là. Elle fit irruption dans la pièce, vêtue avec élégance d’une tenue qui devait lui sembler décontractée. Mlle portait un pantalon et une veste de tailleur noirs, un chemisier en dentelle et une écharpe de soie rouge. De petites barrettes incrustées de pierreries scintillaient dans ses cheveux bruns, et elle nous toisa tous de son regard impérieux tandis que nous nous inclinions devant elle. Même les membres de sa famille respectaient l’étiquette.
— Tante Tatiana ! s’exclama Nathan en s’efforçant de sourire, ce qui ne devait pas lui arriver souvent. Voulez-vous dîner avec nous ?
Elle déclina son invitation d’un geste de la main.
— Non, je ne peux pas rester. Je me rends chez Priscilla, mais j’ai tenu à m’arrêter ici quand j’ai appris qu’Adrian était de retour.
(Elle posa les yeux sur lui.) Je n’arrive pas à croire que tu aies passé toute la journée à la Cour sans trouver un moment pour venir me voir.
Ses yeux pétillaient d’amusement malgré la froideur de son ton. C’était terrifiant. Je n’avais jamais imaginé qu’elle puisse se montrer chaleureuse, et le seul fait de la voir en dehors du cadre officiel me paraissait complètement irréel.
Adrian lui répondit par un grand sourire. C’était clairement le plus à l’aise d’entre nous dans la pièce. Pour une raison qui m’échappait, Tatiana adorait et gâtait Adrian. Elle ne se montrait pas hostile envers les autres membres de sa famille pour autant, mais elle ne dissimulait pas sa préférence pour son petit-neveu. Sachant quel vaurien il était, je m’en étais toujours étonnée.
— J’ai pensé que tu avais mieux à faire que de me recevoir, répondit-il. En plus, je suis en train d’arrêter le tabac. On ne va plus pouvoir aller fumer des cigarettes en cachette derrière la salle du trône.
— Adrian ! le gronda Nathan en virant au cramoisi.
L’idée d’un jeu à boire fondé sur le nombre de fois où il prononçait le nom de son fils sur un ton réprobateur me traversa l’esprit.
— Je suis désolé, tante…
Tatiana leva la main pour l’interrompre.
— Tais-toi, Nathan. Personne n’a envie de t’entendre.
Je faillis m’étouffer. Le calvaire d’être dans la même pièce que la reine valait presque la peine d’être enduré, si cela me permettait de la voir gifler verbalement M. Ivashkov. Elle tourna un visage radouci vers Adrian.
— Alors tu arrêtes de fumer ? Il était temps. C’est votre œuvre, j’imagine ?
Il me fallut un moment pour prendre conscience qu’elle s’adressait à présent à moi. Jusque-là, j’espérais presque qu’elle ne m’avait pas remarquée. Je ne voyais pas d’autre explication au fait qu’elle n’ait pas encore ordonné qu’on jette la catin rouge dehors. J’étais abasourdie. Son ton n’était même pas accusateur, il était… impressionné.
— Eh bien… Je n’y suis pour rien, Votre Majesté, répondis-je avec une humilité qui était en complète contradiction avec le comportement que j’avais eu lors de notre dernière rencontre. Le mérite en revient à Adrian qui a puisé la… détermination nécessaire en lui.
À ma grande stupeur, Tatiana pouffa.
— Voilà qui est très diplomate de votre part. Il faudrait vous assigner à la protection d’un homme politique.
Nathan n’appréciait pas que je capte ainsi l’attention de la reine. Même si elle s’efforçait de se montrer agréable, je n’étais pas certaine d’apprécier son intérêt non plus.
— Allez-vous voir Priscilla pour affaires ou s’agit-il d’un simple dîner entre amies ? l’interrogea-t-il.
Tatiana lui répondit sans cesser de me regarder.
— Les deux. Il règne une certaine tension entre les familles royales, ces derniers temps. Rien de public, heureusement, mais les querelles s’aggravent. La question de notre sécurité agite les esprits. Certains sont prêts à s’entraîner à combattre dès aujourd’hui, d’autres se demandent si les gardiens peuvent se passer de sommeil. (Elle fit la grimace.) Et ce sont les suggestions les plus sages.
Cette visite devenait assurément de plus en plus intéressante.
— J’espère que vous allez faire taire ces militants irresponsables, grommela Nathan. Il est absurde de songer à nous battre aux côtés des gardiens !
— Ce qui est absurde, le reprit Tatiana, c’est de laisser des dissensions s’installer entre nous. Voilà ce que je veux « faire taire ». (Elle poursuivit avec toute la hauteur qui sied à une reine.) Nous constituons l’élite des Moroï. Nous devons montrer l’exemple et rester unis pour survivre.
Je l’observai avec curiosité. Qu’avait-elle en tête ? Elle n’avait donné ni tort ni raison à Nathan, et n’avait parlé que d’unifier son peuple. Mais comment ? Avait-elle l’intention d’encourager le mouvement de ceux qui voulaient se battre, ou de l’anéantir ? La question de la sécurité soulevait des débats houleux depuis l’attaque de l’académie, et c’était à elle qu’il revenait de trouver une solution.
— Ça me paraît difficile, commenta Adrian, à qui la gravité du sujet semblait échapper. Si tu as toujours envie d’une cigarette plus tard, je veux bien faire une exception, finalement.
— Je me contenterai d’une visite de courtoisie demain, répondit-elle sèchement. Laisse ton paquet chez toi. (Elle baissa les yeux vers son verre vide.) Et le reste.
Je lus une détermination de fer dans son regard et en fus presque soulagée, même si elle disparut aussi vite qu’elle était venue. J’avais retrouvé la Tatiana glaçante que je connaissais.
— C’est noté, répondit Adrian en la saluant.
Tatiana adressa de brefs regards au reste d’entre nous.
— Passez une bonne fin de soirée, dit-elle sobrement pour prendre congé.
Nous nous inclinâmes de nouveau tandis qu’elle se dirigeait vers la porte. J’entendis des murmures et de l’agitation en provenance du hall d’entrée. Je compris tout à coup quelle s’était déplacée avec une suite, qu’elle avait laissée dans le vestibule, le temps de venir saluer Adrian.
La fin du dîner fut calme. La visite de Tatiana nous avait tous laissés dans une sorte de stupeur. Au moins, je n’entendis plus Adrian et son père se quereller. Daniella s’efforça de préserver un minimum de conversation en m’interrogeant sur mes centres d’intérêt, et je pris soudain conscience qu’elle n’avait pas dit un mot en présence de Tatiana. Daniella, qui était une Ivashkov par alliance, trouvait-elle la reine intimidante ?
Lorsque vint le moment de partir, Daniella se montra très chaleureuse tandis que Nathan se retirait dans son bureau.
— Rends-nous visite plus souvent, dit-elle à Adrian en le recoiffant en dépit de ses protestations. Et tu seras toujours la bienvenue ici, Rose.
— Merci, répondis-je, abasourdie.
J’observai attentivement son visage en y cherchant des signes d’hypocrisie sans en trouver un seul. Cela n’avait aucun sens…
Les Moroï désapprouvaient les relations durables que pouvaient entretenir leurs enfants avec des dhampirs, et les nobles plus encore. À fortiori les Moroï de sang royal apparentés à la reine, du moins d’après ma propre expérience. Adrian soupira.
— Peut-être, s’il n’est pas là. Merde ! Ça me rappelle que j’ai oublié mon manteau, la dernière fois. J’étais trop pressé de m’en aller.
— Tu dois bien avoir cinquante manteaux, lui fis-je remarquer.
— Demande à Torrie, suggéra Daniella. Elle doit savoir où il a été rangé.
Adrian me laissa seule avec sa mère pour aller voir la gouvernante. Alors que j’aurais dû entretenir une conversation superficielle et polie, je laissai ma curiosité l’emporter.
— Le dîner était délicieux, la complimentai-je en toute sincérité. J’espère que vous n’allez pas le prendre mal, mais… vous avez l’air d’accepter ma relation avec Adrian…
— C’est le cas, répondit-elle en acquiesçant d’un air serein.
— Et… (Il fallait bien que la question soit soulevée.) Est-ce aussi le cas de Tat… de la reine Tatiana ?
— Oui.
Je tâchai de ne pas m’en décrocher la mâchoire.
— Mais… Elle était très en colère contre moi, la dernière fois elle m’a parlé. Elle ne cessait de répéter qu’elle n’autoriserait jamais que je sorte avec Adrian, ni qu’il m’épouse ni quoi que ce soit de ce genre. (Je grimaçai en me souvenant de la plaisanterie d’Adrian.) J’imaginais que vous seriez du même avis. C’est le cas de M. Ivashkov. Vous ne pouvez pas sérieusement désirer que votre fils passe sa vie avec une dhampir.
Daniella esquissa un sourire à la fois doux et amer.
— Et toi, as-tu l’intention de passer ta vie avec lui ? As-tu l’intention de l’épouser et d’avoir des enfants avec lui ?
Sa question me prit complètement de court.
— Je… Non… Je veux dire… Ce n’est pas contre Adrian. C’est simplement que je n’ai jamais…
— Envisagé de t’installer avec quelqu’un ? C’est bien ce que je pensais. Ne t’inquiète pas, je sais qu’Adrian plaisantait, tout à l’heure. Les gens ont tort de s’inquiéter de choses qui ne se produiront pas. J’ai entendu parler de toi, Rose… comme tout le monde. Je t’admire. D’après ce que je crois savoir, tu n’es pas le genre de femme à abandonner son travail de gardienne pour une vie de famille.
— Vous avez raison, reconnus-je.
— Alors je ne vois pas ce qui pourrait poser un problème. Vous êtes tous les deux jeunes. Vous avez parfaitement le droit de vous amuser. Mais je… nous savons toutes les deux que, même si tu continuais à voir Adrian jusqu’à la fin de tes jours, tu ne l’épouserais jamais. Et cela n’a rien à voir avec l’opinion de Nathan ou de n’importe qui d’autre. Ainsi va le monde, c’est tout. Cela tient à la personne que tu es. Je le vois dans tes yeux. Tatiana en a pris conscience, et c’est ce qui l’a apaisée. Tu as besoin de te battre, et c’est bien ce que tu vas faire, si tu as vraiment l’intention de devenir une gardienne.
— C’est le cas, répondis-je en la dévisageant avec étonnement.
Son attitude était stupéfiante. C’était la première noble que je rencontrais qui ne paniquait pas à l’idée d’une relation entre un Moroï et une dhampir. Bien des vies seraient plus simples, si davantage de personnes partageaient son point de vue. Et elle avait raison. L’opinion de Nathan n’avait aucune importance. Même la présence de Dimitri n’aurait rien changé à cela. Il était évident qu’Adrian et moi n’allions pas passer le reste de notre vie ensemble, parce que je serais toujours en poste quelque part et non en train de me prélasser auprès de lui. Cette prise de conscience simplifiait beaucoup les choses, mais je ne pus m’empêcher d’en éprouver aussi une certaine tristesse.
Je vis Adrian approcher derrière elle. Daniella se pencha pour me chuchoter à l’oreille sur le ton d’une mère qui s’inquiète pour son fils :
— Par contre, Rose… Je suis heureuse que vous soyez ensemble et satisfaits, mais tâche de ne pas trop lui briser le cœur le moment venu.