Chapitre 11
Le fiasco était complet. Il nous fallut un certain temps avant de décider de ce que nous allions faire. Nous envisageâmes vaguement de partir à la recherche de Robert et Victor, mais nous abandonnâmes vite cette idée. Le numéro de Robert était celui d’un téléphone portable, et si la CIA pouvait localiser ce genre d’appareils, nous en étions incapables. Même si l’adresse de Robert s’était trouvée dans l’annuaire, j’étais certaine que Victor n’avait pas couru le risque de se réfugier chez son frère. Bien sûr, Lissa et Adrian étaient capables de repérer un spécialiste de l’esprit à son aura, mais il était absurde d’errer dans la ville en espérant tomber sur eux.
Non, nous n’avions aucune chance de leur remettre la main dessus. Il ne nous restait plus qu’à retourner à la Cour pour y recevoir la sanction qui nous attendait. Nous avions – j’avais tout raté.
Comme la nuit approchait et que nous n’avions plus à craindre d’être aperçus en compagnie d’un criminel en fuite, nous décidâmes, sans entrain, de nous rendre au Witching Hour pour y mettre au point notre voyage de retour. Lissa et moi risquions d’y être reconnues, mais les fugueuses n’étaient pas classées dans la même catégorie que les traîtres. Nous préférâmes donc y tenter notre chance (sans mauvais jeu de mots) et nous rapprocher des gardiens plutôt que de courir le risque d’être encore attaqués par des Strigoï avant d’avoir quitté Las Vegas.
Le Witching Hour était exactement semblable aux autres casinos que nous avions visités, sauf pour des regards avertis. Les humains qui le fréquentaient étaient trop absorbés par les jeux et la splendeur du lieu pour s’apercevoir que de nombreux clients présentaient tous le même type physique : grand, mince et pâle. Quant aux dhampirs ? Les humains nous croyaient humains aussi. Mais, dhampirs comme Moroï, nous possédions une sorte de sixième sens qui nous permettait de deviner qui appartenait à quelle espèce.
Des gardiens étaient disséminés dans la foule qui bavardait, riait ou se lamentait parfois. Vu leur rareté, un endroit comme ce casino ne pouvait en employer que quelques-uns à plein-temps. Heureusement, ils recevaient le renfort de ceux qui accompagnaient les riches Moroï venus s’amuser. Ces derniers s’exclamaient devant des machines à sous ou des tables de roulette, tandis que leurs gardiens silencieux les suivaient comme leur ombre en gardant l’œil sur tout. Aucun Strigoï ne se risquerait ici.
— Et maintenant ? demanda Lissa qui dut presque crier pour se faire entendre par-dessus le brouhaha ambiant.
C’était la première d’entre nous à dire quelque chose depuis que nous avions décidé de venir là. Nous nous étions arrêtés à côté des tables de blackjack, au milieu de la cohue.
Je soupirai. Je n’avais pas besoin des effets secondaires de l’esprit pour broyer du noir. J’ai perdu Victor, j’ai perdu Victor, me répétais-je sans cesse.
— Nous devrions réserver depuis l’hôtel des places sur un vol, répondis-je. Si nous ne pouvons pas partir tout de suite, il faudra reprendre une chambre.
Adrian scruta les alentours et je vis son regard s’attarder sur l’un des nombreux bars.
— Ça ne nous tuera pas de profiter un peu du lieu, commenta-t-il.
— Vraiment ? aboyai-je. Après tout ce qui vient de se passer, c’est encore ça qui t’intéresse ?
Il s’arracha à sa contemplation pour me regarder en fronçant les sourcils.
— Il y a des caméras partout dans cet hôtel. Des gens qui pourraient te reconnaître… Tu aurais tout intérêt à pouvoir fournir la preuve que tu étais dans ce casino et pas en Alaska.
— C’est vrai, reconnus-je.
Adrian dissimulait son malaise sous son habituel air blasé. En plus d’avoir appris la véritable raison de mon voyage à Las Vegas, il était tombé sur des Strigoï-dont Dimitri. C’était une expérience qui ne pouvait laisser un Moroï indifférent.
— Même si nous n’avons aucun alibi pour la période où nous étions vraiment en Alaska, ajoutai-je.
— Tant que Victor n’apparaît pas dans les environs, personne ne fera le lien, répondit Adrian avec amertume. Ce qui prouve à quel point les gens sont tous stupides.
— Nous avons aidé à faire condamner Victor, intervint Lissa. Personne ne nous croira assez folles pour avoir organisé son évasion.
Eddie, qui se taisait obstinément, me jeta un regard oblique.
— Alors c’est entendu, conclut Adrian. Que quelqu’un aille réserver les billets. Pour ma part, je vais aller me faire servir un verre ci renter ma chance au jeu. L’univers a une dette envers moi.
— Je vais chercher les billets, proposa Lissa en repérant un panneau qui indiquait la direction de la piscine, des toilettes et de la galerie marchande.
— Je t’accompagne, annonça Eddie, qui affichait toujours un air réprobateur et semblait à présent éviter mon regard.
— Très bien, dis-je en croisant les bras. Préviens-moi quand tu auras terminé. Nous vous rejoindrons.
Je ne m’étais adressée qu’à Lissa, pour lui demander de m’appeler par l’intermédiaire de notre lien.
Adrian, qui estima avoir quartier libre, fonça droit sur le bar en m’entraînant dans son sillage.
— Un Tom Collins, commanda-t-il au barman moroï.
Il donnait l’impression d’avoir un dictionnaire des cocktails dans la tête et de le cocher au fur et à mesure qu’il les goûtait. Je ne le voyais presque jamais boire deux fois la même chose.
— Le voulez-vous corsé ? s’enquit le barman, qui portait une chemise blanche très stricte, un nœud papillon noir, et ne semblait guère plus âgé que moi.
— Non, répondit Adrian avec une grimace.
Le barman haussa les épaules, puis s’éloigna pour préparer son cocktail. Dans le jargon des Moroï, « corsé » signifiait que l’on ajoutait une dose de sang au mélange. Il y avait des portes au fond de la salle, derrière lesquelles se trouvaient sans doute des sources. Autour de nous, quelques Moroï riaient en sirotant des cocktails teintés de rouge. Certains aimaient mélanger le sang et l’alcool mais la plupart, comme Adrian, n’appréciaient que le sang « directement prélevé à la source ». D’après eux, le goût n’était pas le même.
Alors que nous attendions qu’il soit servi, un Moroï qui se trouvait près d’Adrian me jeta un coup d’œil et hocha la tête d’un air appréciateur.
— Tu t’es trouvé un beau petit lot, dit-il à Adrian. Elle est jeune, mais c’est encore meilleur.
L’importun, qui buvait soit du vin rouge soit du sang pur, indiqua du menton d’autres clients installés au bar.
— La plupart de celles-là ont déjà trop servi.
Je suivis son regard malgré moi. Plusieurs femmes dhampirs naviguaient parmi les humains et les Moroï. Elles étaient particulièrement voyantes dans leurs robes de soie ou de velours qui laissaient peu de place à l’imagination. La plupart d’entre elles étaient plus âgées que moi. Mais même celles qui ne l’étaient pas avaient l’air épuisées malgré leurs rires aguicheurs. Des catins rouges. Je jetai un regard furieux au Moroï.
— Ne vous avisez pas de reparler d’elles en ces termes, si vous ne voulez pas que je vous balance votre verre de vin à la figure.
Il écarquilla les yeux, puis se tourna vers Adrian.
— Elle est fougueuse !
— Vous n’avez pas idée, répondit Adrian tandis que le barman revenait avec son Tom Collins. Elle a eu une mauvaise journée.
Ce sale type ne daigna plus poser les yeux sur moi. Il ne semblait pas avoir pris ma menace avec tout le sérieux qu’elle méritait.
— Comme tout le monde… Tu as entendu la nouvelle ?
Adrian se mit à siroter son verre, l’air détendu et amusé, mais je me tenais assez près de lui pour le sentir légèrement crispé.
— Quelle nouvelle ?
— Victor Dashkov. Tu sais, le type qui a enlevé la Pille Dragomir et qui complotait contre la reine… Il s’est évadé de prison. Adrian haussa un sourcil.
— Évadé ? C’est fou ! Je croyais qu’on l’avait enfermé dans une prison de haute sécurité.
— C’était bien le cas. Personne ne sait vraiment ce qui s’est passé. On prétend que des humains seraient impliqués et… mais c’est là que l’histoire devient bizarre.
— Comment ça, bizarre ? demandai-je.
Adrian glissa son bras autour de ma taille, ce que je pris comme une invitation à laisser le Moroï parler. En revanche, je n’aurais su dire si c’était parce qu’il estimait plus « convenable » qu’une catin rouge se taise, ou parce qu’il craignait que je ne mette mon poing dans la figure de notre interlocuteur.
— L’un des gardiens en poste là-bas est également mêlé à l’affaire, sauf qu’il prétend qu’on l’aurait forcé à agir en prenant le contrôle de son corps. Comme par hasard, il prétend aussi ne se souvenir de presque rien. Je le sais parce que j’ai des amis nobles qui participent à l’enquête.
Adrian éclata de rire, puis avala une grosse gorgée de cocktail.
— Voilà une excuse bien commode, en effet. J’ai l’impression que cette évasion a été organisée depuis l’intérieur de la prison. Victor a beaucoup d’argent. Assez pour corrompre un garde. Voilà ce qui s’est passé, à mon avis.
Adrian avait répondu d’une voix affable. En voyant un sourire rêveur s’épanouir sur le visage du Moroï, je compris qu’il avait ajouté une pointe de suggestion à son argumentation.
— Je parie que tu as raison, répondit ce dernier.
— Vous devriez le dire à vos amis nobles. L’évasion a été organisée depuis l’intérieur.
l’homme acquiesça avec enthousiasme.
— Je n’y manquerai pas.
Adrian soutint son regard encore quelques instants, puis baissa les yeux vers son Tom Collins. Le Moroï perdit son regard rêveur, mais j’étais certaine qu’il allait répandre la théorie qu’Adrian lui avait soufflée. Celui-ci finit son cocktail d’un trait et reposa son verre vide sur le bar. Il s’apprêtait à reprendre la conversation lorsque quelque chose attira son attention de l’autre côté de la salle. Le Moroï avait lui aussi tourné la tête, et je suivis leurs regards pour comprendre ce qui les fascinait à ce point.
Je laissai échapper un grognement. Des femmes, bien sûr. Je crus d’abord qu’il s’agissait de dhampirs, puisque mon espèce semblait attirer la plupart des regards. Mais ce qu’une observation plus attentive me révéla ne manqua pas de me surprendre : ces femmes étaient des Moroï – des danseuses moroï, plus précisément. Elles étaient plusieurs, toutes vêtues de robes courtes à paillettes qui ne différaient que par leur teinte : dorée, verte, bleue… Elles avaient des plumes et de faux diamants dans les cheveux, et traversaient la foule émerveillée en riant. Elles étaient belles et sexy d’une manière bien différente des femmes de mon espèce.
À vrai dire, je n’aurais pas dû être si surprise. C’était parce que j’étais moi-même une dhampir que je remarquais plus facilement l’attirance que les Moroï éprouvaient vis-à-vis des filles de mon espèce. Mais naturellement, ils s’intéressaient aussi aux femmes de la leur, sinon comment celle-ci aurait-elle pu se perpétuer ? Même si les Moroï aimaient s’amuser avec les dhampirs, ils finissaient presque toujours avec l’une des leurs.
Les danseuses étaient grandes et gracieuses. L’éclat de leur tenue et la fraîcheur de leur maquillage me firent supposer qu’elles étaient sur le point de monter sur scène. Je ne pus qu’imaginer la féerie scintillante que devait être leur numéro. C’était un plaisir esthétique que j’étais capable d’apprécier, mais toujours moins qu’Adrian, si j’en jugeais par ses yeux exorbités. Je lui donnai un coup de coude.
— Eh !
Les danseuses disparurent par une porte surmontée d’un panneau « SALLE DE SPECTACLE », ce qui confirma mon hypothèse. Adrian se tourna vers moi avec un sourire arrogant.
— Le plaisir des yeux n’est pas un crime, déclara-t-il en me tapotant l’épaule.
Son voisin hocha la tête pour lui donner raison.
— J’irais bien voir un spectacle, tout à l’heure, déclara-t-il en faisant tourner le contenu de son verre. L’évasion de Dashkov et toute cette histoire avec les Dragomir… me rendent triste pour ce pauvre Eric. C’était un chic type.
— Vous connaissiez le père de Lis… Eric Dragomir ? lui demandai-je avec méfiance.
— Bien sûr, répondit-il en faisant signe au barman pour commander un autre verre. Je travaille ici depuis des années. Il venait très souvent au Witching Hour. Croyez-moi : il appréciait vraiment ces filles.
— Vous mentez, répliquai-je d’une voix calme. Il adorait sa femme.
J’avais vu les parents de Lissa ensemble. Malgré mon jeune âge, j’avais pu constater à quel point ils étaient amoureux l’un de l’autre.
— Je n’insinue pas qu’il faisait quoi que ce soit de répréhensible. Comme ton petit ami l’a dit : « Le plaisir des yeux n’est pas un crime. » Mais beaucoup de gens savent que le prince Dragomir aimait s’amuser quand il en avait l’occasion, surtout si des femmes participaient à la fête. (Le Moroï leva son verre en soupirant.) J’espère qu’ils vont remettre la main sur ce salaud de Dashkov, et qu’il va laisser la fille d’Éric tranquille.
Je n’aimais pas ses insinuations et fus soulagée que Lissa ne soit pas là pour les entendre. J’étais d’autant plus mal à l’aise que nous avions récemment découvert qu’André, le frère de Lissa, était lui-même un fêtard qui s’amusait à briser des cœurs. S’agissait-il d’un défaut héréditaire ? Ce qu’André avait fait était mal, mais il y avait une grande différence entre les exploits d’un adolescent et ceux d’un homme marié. Pourtant, même si je répugnais à l’admettre, le plus amoureux des garçons pouvait prendre plaisir à regarder d’autres femmes sans être infidèle pour autant. Adrian en était la preuve. Cela dit, j’étais certaine que Lissa n’aurait guère apprécié l’idée que son père s’amusait avec d’autres femmes que sa mère. Il lui avait déjà été bien assez difficile d’apprendre la vérité sur André et je ne voulais pas que des rumeurs viennent ternir le souvenir idéalisé qu’elle gardait de ses parents.
Le regard que je jetai à Adrian signifiait clairement qu’il devait mettre un terme à cette discussion s’il ne voulait pas qu’elle s’achève par un coup de poing. Je ne tenais pas à ce que Lissa nous trouve là si elle se mettait à notre recherche. Adrian, qui était toujours plus perspicace qu’il n’en avait l’air, me répondit par un sourire.
— As-tu envie de provoquer la chance, chérie ? Quelque chose me dit que tu vas faire un malheur… comme toujours.
Je lui jetai un regard hostile.
— Charmant !
Il me fit un clin d’œil en quittant son tabouret.
— J’ai été ravi de vous rencontrer, dit-il au Moroï.
— Moi aussi, répondit celui-ci, tandis que les effets de la suggestion d’Adrian se dissipaient. Tu devrais l’habiller un peu mieux que ça, tu sais…
— Ce n’est pas l’habiller qui m’intéresse, répliqua Adrian en m’entraînant.
— Fais attention, l’avertis-je. Je pourrais aussi avoir envie de te balancer un verre de vin à la figure.
— Je ne faisais que jouer un rôle, petite dhampir… afin de t’épargner des ennuis.
Nous nous arrêtâmes à la porte de la salle de poker du casino. Adrian me regarda de la tête aux pieds.
— Cela dit, il a raison à propos de tes vêtements. Je grinçai des dents.
— Je n’arrive pas à croire ce qu’il nous a dit sur le père de Lissa.
— Les rumeurs ont la vie dure. Tu devrais le savoir mieux que personne. La mort n’y change rien. De plus, cette conversation nous a – ou plutôt t’a – rendu service. Je suis sûr que ce type est déjà en train d’exposer ma théorie sur l’évasion à quelqu’un. Si cette rumeur se répand, il ne devrait venir à l’idée de personne que la gardienne la plus dangereuse du monde puisse être impliquée dans cette histoire.
— Tu dois avoir raison, répondis-je en tâchant de me calmer.
J’étais impulsive par nature et, comme je l’avais craint, la noirceur que Lissa m’avait transmise au cours des dernières vingt-quatre heures aggravait les choses. Il me parut plus prudent de changer de sujet.
— Je te trouve bien aimable, après ta crise de tout à l’heure.
— La situation ne m’enchante toujours pas, mais j’ai pris le temps d’y réfléchir.
— Ah oui ? Et ça t’ennuierait de me faire part de tes conclusions ?
— Pas ici. Nous en discuterons plus tard. Il y a plus urgent.
— Comme se créer un alibi pour couvrir notre crime et quitter la ville sans se faire attaquer par des Strigoï ? – Non. Comme gagner de l’argent.
— Es-tu fou ? (Il était toujours stupide de poser cette question à Adrian.) Nous venons à peine d’échapper à une bande de monstres assoiffés de sang, et tu ne penses qu’à jouer ?
— Nous devrions profiter de la vie, puisque nous sommes vivants, argua-t-il. D’autant plus que nous avons du temps devant nous.
— Tu n’as pas besoin d’argent.
— Ça va changer si mon père décide de me déshériter. Par ailleurs, il s’agit vraiment de jouer pour le plaisir.
Je compris vite que « jouer pour le plaisir » signifiait « tricher », si l’on considérait l’usage de l’esprit comme une forme de tricherie. L’esprit procurait tant de pouvoirs mentaux que ses spécialistes étaient très doués pour percer les gens à jour. Victor avait raison. Adrian ne cessait de plaisanter et de commander des cocktails, mais je le sentais observer attentivement ses adversaires. Même s’il prenait bien garde à ne rien dire qui puisse le trahir, ses expressions parlaient pour lui.
Il était tour à tour confiant, hésitant, contrarié… Il n’avait pas besoin de parler pour employer la suggestion et bluffer les autres joueurs.
— Je reviens, lui dis-je lorsque je sentis Lissa m’appeler.
Il me congédia d’un geste désinvolte. J’avais repéré quelques gardiens dans la salle et n’étais pas inquiète pour sa sécurité. Je craignais surtout que les responsables du casino ne s’aperçoivent de son manège et ne nous jettent tous dehors. Tous les vampires possédaient à un certain degré le pouvoir de suggestion, même si l’esprit le renforçait considérablement. Son usage était prohibé, car considéré comme immoral. Les casinos avaient d’excellentes raisons de surveiller leurs clients dans ce domaine.
La galerie marchande s’avéra proche de la salle de poker, et je retrouvai vite Lissa et Eddie.
— Quelles sont les nouvelles ? demandai-je tandis que nous revenions sur mes pas.
— Nous partons demain matin, annonça Lissa, qui hésita avant de poursuivre. Nous aurions pu partir cette nuit, mais…
Elle n’eut pas besoin de finir sa phrase. Après ce que nous venions de vivre, aucun de nous ne voulait courir le moindre risque de rencontrer d’autres Strigoï. Il nous aurait suffi de prendre un taxi pour nous rendre à l’aéroport, mais cela aurait impliqué de mettre les pieds dehors en pleine nuit.
Je secouai la tête et les entraînai vers la salle de poker.
— Tu as pris la bonne décision. Nous avons du temps à tuer, du coup. Veux-tu que nous louions une chambre pour que tu puisses dormir un peu ?
— Non. (Je la vis frissonner et ressentis sa frayeur.) Je ne veux pas quitter cette foule. Et j’ai un peu peur de ce dont je pourrais rêver…
Si Adrian faisait semblant d’avoir déjà oublié les Strigoï, Lissa était toujours hantée par leurs visages – surtout par celui de Dimitri.
— Très bien, conclus-je d’une voix que j’espérais réconfortante. Une nuit blanche nous aidera à nous recaler sur les horaires de la Cour. Et puis comme ça, tu verras Adrian se faire jeter dehors par la sécurité du casino.
Comme je l’avais espéré, la manière dont ce dernier se servait de l’esprit pour tricher offrit une distraction à Lissa. Cela l’intéressa tant qu’elle voulut essayer elle-même. Génial. Je l’entraînai vers des jeux moins risqués et lui parlai du Moroï que nous avions rencontré. Je lui fis part de la théorie qu’Adrian lui avait suggérée, mais passai sous silence ce que j’avais appris sur son père. Par miracle, la nuit se passa sans incident. Nous n’eûmes à déplorer aucune nouvelle attaque de Strigoï ni aucun problème de sécurité. Quelques personnes reconnurent même Lissa, ce qui donnerait du poids à notre alibi. Eddie ne m’adressa pas la parole de toute la nuit.
Nous quittâmes le Witching Hour au lever du jour. Aucun de nous ne se réjouissait de la fuite de Victor ou de l’attaque des Strigoï, mais le casino nous avait un peu remonté le moral… jusqu’à notre arrivée à l’aéroport. À l’hôtel, nous avions baigné dans le monde des Moroï, isolé de celui des humains. En attendant notre avion, en revanche, nous fûmes contraints de regarder les informations que diffusaient des écrans omniprésents.
C’était un massacre au Luxor qui faisait les gros titres des journaux télé. La police n’avait aucun indice. La plupart des victimes – toutes des agents de sécurité du casino – avaient eu la nuque brisée. Dimitri devait avoir traîné les corps de ses complices dehors, pour que le soleil se charge de les réduire en cendres. Lui-même avait disparu sans laisser aucun témoin de son passage. Même les caméras n’avaient rien enregistré, ce qui ne me surprit pas. Si j’étais capable de désactiver le système de surveillance d’une prison, Dimitri pouvait certainement en faire autant dans un hôtel tenu par des humains.
Notre fragile sentiment d’apaisement se dissipa aussitôt. Nous ne parlâmes plus beaucoup, et je m’abstins d’entrer dans l’esprit de Lissa pour ne pas amplifier mes propres idées noires au contact des siennes. Notre avion nous emmènerait jusqu’à Philadelphie, d’où nous prendrions un autre vol qui nous ferait atterrir dans un petit aéroport proche de la Cour. Le sort qu’on nous réserverait là-bas… était sans doute le cadet de nos soucis.
Il n’y avait aucun risque que des Strigoï aient embarqué à bord de notre avion en plein jour. Comme nous n’avions plus de prisonnier à surveiller, je m’accordai quelques heures de sommeil dont j’avais grand besoin. Je ne savais plus quand j’avais dormi pour la dernière fois. Mon sommeil fut lourd, mais mes rêves furent hantés par les images des récents événements. J’avais laissé l’un des plus dangereux criminels moroï s’échapper, permis à un Strigoï de s’enfuir, et provoqué la mort de plusieurs humains. Aucun de mes amis n’y était pour rien. J’étais la seule responsable de ce désastre.