Chapitre 15
Dans mon esprit paniqué, l’idée de bondir sur mes pieds pour courir jusqu’à Lehigh, malgré la distance, me parut excellente. Un instant plus tard, je pris conscience de son absurdité. C’était hors de ma portée.
En me levant de ma chaise pour me précipiter dehors, je me pris à regretter l’absence d’Alberta. Je l’avais vue réagir en un instant lors de l’attaque de Saint-Vladimir et la savais capable de prendre en main n’importe quelle situation. Au point où en était notre relation, elle aurait pris au sérieux toute menace dont je lui aurais fait part. Mais je n’étais encore qu’une étrangère pour les gardiens de la Cour. Qui pouvais-je prévenir ? Hans, qui me haïssait ? Contrairement à ma mère ou à Alberta, il n’allait sans doute pas me croire. Tout en courant dans les couloirs déserts, je chassai cette inquiétude de mon esprit. Cela n’avait aucune importance. J’allais l’obliger à me faire confiance, ou trouver quelqu’un d’autre, n’importe qui, qui accepte de m’aider à tirer Lissa et Christian de là.
Tu es la seule à pouvoir le faire, chuchota une voix dans ma tête. C’est toi que veut Dimitri.
Je n’accordai pas beaucoup plus d’importance à cette idée, principalement parce que ma course éperdue me fit rentrer dans quelqu’un au détour d’un couloir.
J’émis un cri étouffé lorsque mon visage heurta un torse. Je levai les yeux et reconnus Mikhail. J’en aurais été soulagée si mon inquiétude et mon taux d’adrénaline n’avaient pas été si élevés. J’attrapai sa manche et commençai à le tirer vers l’escalier.
— Suis-moi ! Nous devons trouver de l’aide !
Mikhail fronça les sourcils sans bouger et garda son calme.
— De quoi parles-tu ?
— De Lissa ! Lissa et Christian… Ils ont été enlevés par des Strigoï… par Dimitri. Nous pouvons les retrouver. Je peux les retrouver. Mais nous devons faire vite.
L’étonnement de Mikhail s’accrut.
— Rose… Depuis combien de temps es-tu enfermée ici ?
Je n’avais pas le temps d’essayer de le convaincre. Je le quittai donc pour remonter précipitamment vers les bureaux. Ses pas résonnèrent derrière moi quelques instants plus tard. J’atteignis le bureau principal, au rez-de-chaussée, en m’attendant à ce qu’on me reproche d’avoir abandonné ma corvée de classement… sauf que personne ne parut me remarquer.
Le chaos régnait dans les bureaux. Les gardiens couraient dans tous les sens, passaient des coups de téléphone et se transmettaient des informations en criant. Je compris brusquement qu’ils étaient déjà prévenus.
— Hans ! criai-je en me frayant un chemin à travers la foule. (Il se trouvait à l’autre bout de la pièce et venait de refermer son téléphone portable.) Je sais où ils sont, Hans… Je sais où les Strigoï vont emmener Lissa et Christian.
— Hathaway, je n’ai pas le temps de… (Son froncement de sourcils réprobateur disparut tout à coup.) C’est vrai que tu as ce lien !
Je le dévisageai avec stupeur. Je m’étais attendue à ce qu’il me congédie comme une importune et m’étais préparée à déployer une énergie considérable pour le convaincre. Je m’empressai d’acquiescer.
— J’ai tout vu. Je sais ce qui s’est passé. (Ce fut à mon tour de froncer les sourcils.) Mais comment pouvez-vous déjà être au courant ?
— Séréna, répondit-il, la mine sombre.
— Séréna est morte…
Il secoua la tête.
— Non, pas encore. Même si elle ne semblait pas valoir beaucoup mieux quand nous l’avons eue au téléphone. Quoi qu’il se soit passé, elle a rassemblé ses dernières forces pour nous appeler. Nous avons envoyé des alchimistes la chercher et… faire le ménage.
Je me repassai la scène et revis la tête de Séréna heurter le sol. En la voyant rester à terre, j’avais présumé le pire. Si elle avait survécu, ce qui semblait être le cas, je pouvais difficilement me la représenter, tirant son téléphone de sa poche d’une main ensanglantée…
Je vous en prie, faites qu’elle soit encore vivante, songeai-je sans trop savoir à qui je m’adressais.
— Viens, ordonna Hans. Nous avons besoin de toi. Nous sommes en train de constituer les équipes d’intervention.
C’était encore une surprise pour moi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’intègre si vite à l’opération et dus réévaluer l’opinion que j’avais de lui. Même s’il se comportait comme un salaud, il avait la carrure d’un chef et n’hésitait pas à utiliser les atouts dont il disposait. Il se précipita vers la porte avec plusieurs gardiens sur les talons. Je dus presque courir pour ne pas me laisser distancer et vis Mikhail nous emboîter le pas du coin de l’œil.
— Vous préparez une opération de sauvetage, fis-je remarquer à Hans. C’est… rare.
J’avais prononcé cette phrase avec hésitation, de peur de décourager cette initiative. Mais secourir des Moroï enlevés par les Strigoï n’avait rien de normal. En général, on les considérait comme morts. La mission de secours que nous avions organisée après l’attaque de l’académie était une exception qui avait exigé de gros efforts de persuasion.
— La princesse Dragomir l’est aussi, répondit Hans en me jetant un regard oblique.
À mes yeux, Lissa était plus précieuse que tout. Je compris subitement qu’elle l’était aussi pour les Moroï. La plupart de ceux que les Strigoï capturaient étaient considérés comme morts, mais elle n’était pas n’importe quel Moroï. C’était la dernière de sa lignée, la dernière représentante de l’une des douze familles royales. Sa mort n’aurait pas seulement porté un coup à la culture moroï, elle aurait été interprétée comme un présage du triomphe imminent des Strigoï. Pour elle, les gardiens étaient prêts à risquer leur vie dans une opération de sauvetage.
En fait, ils étaient prêts à risquer bien davantage. Lorsque nous atteignîmes les garages où les véhicules de la Cour étaient entreposés, je vis un nombre impressionnant d’autres gardiens nous rejoindre… en compagnie de Moroï. J’en reconnus certains. Tasha Ozéra se trouvait parmi eux et tous étaient des spécialistes du feu. J’avais eu l’occasion d’apprécier leur utilité dans une bataille. Apparemment, la controverse que suscitait l’idée que les Moroï se battent aux côtés de leurs gardiens n’existait plus dans l’immédiat, et je fus stupéfaite de la rapidité avec laquelle ce groupe s’était constitué. Je croisai le regard de Tasha, dont le visage était grave et tendu. Elle ne m’adressa pas un mot. C’était inutile.
Hans aboyait des ordres pour répartir les gens dans les différents véhicules. J’attendis auprès de lui en faisant tout mon possible pour conserver mon calme. Mon intrépidité naturelle me donnait envie de sauter dans la première voiture venue et de demander en quoi je pouvais me rendre utile. Il allait bien finir par s’adresser à moi. Il avait prévu de m’attribuer un rôle dans cette opération. Je n’avais qu’à attendre.
Ma patience était aussi mise à rude épreuve avec Lissa. J’avais quitté son esprit dès que Dimitri les avait enlevés, Christian et elle. Je ne pouvais pas encore y retourner. Je n’aurais pas supporté de les voir, eux et… Dimitri. J’allais y être obligée quand il me faudrait guider les gardiens, mais je préférais m’en abstenir jusque-là. Lissa était vivante. Rien d’autre ne comptait pour le moment.
Mais j’étais si tendue que je dégainai mon pieu lorsque quelqu’un m’effleura le bras.
— Adrian…, murmurai-je. Qu’est-ce que tu fais là ?
Il me regarda intensément en me caressant la joue avec douceur. Je lui avais rarement vu un regard si sérieux, et cela me déplut autant que les fois précédentes. Adrian faisait partie de ces gens qui devraient toujours avoir le sourire.
— J’ai su que je te trouverais ici dès que j’ai appris la nouvelle.
Je secouai la tête.
— Ça s’est produit il y a… quoi ? Dix minutes ? (Je n’étais plus vraiment consciente du temps qui passait.) Comment est-il possible que tout le monde l’ait su si vite ?
— La nouvelle a été immédiatement diffusée par haut-parleurs. La Cour est en état d’alerte et la reine a été placée en sécurité sous haute surveillance.
— Quoi ? Pourquoi ?
Je ne pus m’empêcher d’en être contrariée. La vie de Tatiana n’était pas en danger.
— Pourquoi gaspiller des ressources pour elle ?
Un gardien qui se trouvait près de nous me jeta un regard sévère.
Adrian haussa les épaules.
— Alors qu’une attaque de Strigoï s’est produite si près de la Cour ? Tout le monde estime que nous sommes sérieusement menacés.
« Près » était l’élément déterminant. Lehigh se trouvait à une heure et demie de route de la Cour. Les gardiens étaient toujours en alerte mais, à mesure que les secondes s’écoulaient, je souhaitai de plus en plus ardemment qu’ils parviennent, en plus, à se dépêcher. Si Adrian n’était pas venu me retrouver, j’aurais probablement perdu patience et crié à Hans d’activer la manœuvre.
— C’est Dimitri, chuchotai-je. (Je n’étais pas certaine de vouloir en informer quelqu’un d’autre.) C’est lui qui les a enlevés… pour m’appâter.
L’expression d’Adrian s’assombrit encore.
— Rose, tu ne peux pas…
Je compris ce qu’il s’apprêtait à dire même s’il laissa sa phrase en suspens.
— Est-ce que j’ai le choix ? m’écriai-je. Je dois y aller. C’est ma meilleure amie et je suis la seule à pouvoir les conduire jusqu’à elle.
— C’est un piège.
— Je sais. Et il sait que je le sais.
— Que vas-tu faire ?
Cette fois encore, je devinai le fond de sa pensée.
Je baissai les yeux vers le pieu que j’avais dégainé par réflexe.
— Ce qui s’impose. Je dois… le tuer.
— Bien, dit Adrian, visiblement soulagé. Tant mieux. Cela m’énerva sans que je comprenne vraiment pourquoi.
— Mon Dieu ! grognai-je. Es-tu si impatient de te débarrasser de ton rival ?
Adrian resta impassible.
— Non. Mais je sais que tu seras en danger tant qu’il sera vivant… ou plutôt non-mort. Et je ne peux pas le tolérer. Je ne peux pas supporter de te savoir menacée. Or tu l’es, Rose. Tu ne seras vraiment à l’abri que lorsqu’il sera mort, et je tiens à te savoir en sécurité. J’en ai besoin. L’idée qu’il puisse t’arriver quelque chose… m’est insoutenable.
Ma colère s’évanouit aussi rapidement qu’elle avait surgi.
— Oh ! Adrian… Je suis désolée.
Je le laissai me prendre dans ses bras. En posant ma tête sur son torse, je sentis les battements de son cœur, la douceur de sa chemise, et m’autorisai un bref instant de réconfort. J’aurais voulu me fondre en lui. Et cesser d’être consumée par la peur : celle que j’éprouvais pour Lissa et celle que j’avais de Dimitri. Mon sang se glaça lorsqu’une évidence s’imposa à moi. Quoi qu’il arrive cette nuit, je perdrais l’un des deux. Si nous sauvions Lissa, Dimitri mourrait. Si Dimitri survivait, c’était Lissa qui périrait. Cette histoire ne pouvait que mal finir. J’aurais le cœur brisé, quoi qu’il arrive, dans les heures qui allaient suivre.
Adrian déposa un baiser sur mon front, puis se pencha vers mes lèvres.
— Sois prudente, Rose. Quoi qu’il arrive, je te supplie d’être prudente. Je ne supporterais pas de te perdre.
Je ne sus pas quoi dire, comment répondre à des émotions si vives. Les sentiments qui s’agitaient dans mon cœur et mon esprit m’empêchaient presque de former une pensée cohérente. Je me contentai donc d’approcher mes lèvres des siennes pour l’embrasser. La mort planait au dessus de nos têtes, avec tous les décès de cette nuit et ceux encore à venir, et cela fit de ce baiser le plus intense que nous ayons jamais échangé – le plus vivant. Grâce à lui, je me sentis pleinement vivante et compris que je désirais le rester. Je voulais ramener Lissa, retrouver les bras d’Adrian, ses lèvres et toute cette vie…
— Hathaway ! Tu as besoin d’un seau d’eau froide pour reprendre tes esprits ?
Je m’arrachai brutalement aux bras d’Adrian pour affronter le regard furieux de Hans. La plupart des gardiens avaient pris place à bord des véhicules. C’était à mon tour d’agir. Je jetai un regard d’adieu à Adrian. Celui-ci se força à esquisser un sourire qui se voulait courageux.
— Sois prudente, répéta-t-il. Ramène-les… et reviens-moi.
J’acquiesçai brièvement avant de rejoindre Hans, qui bouillait d’impatience dans l’un des véhicules. Je m’installai sur la banquette arrière et fus frappée par une terrible impression de déjà-vu. La situation était si semblable à celle où Victor avait enlevé Lissa que j’en restai pétrifiée. Ce jour-là aussi, j’étais montée dans une voiture noire pour guider les gardiens jusqu’à l’endroit où il la détenait. Sauf que c’était Dimitri – le merveilleux Dimitri qu’il était encore à cette époque lointaine – qui était à côté de moi. Ce souvenir était si bien gravé dans ma mémoire et dans mon cœur que j’en revis chaque détail : la façon dont il avait repoussé ses cheveux derrière son oreille, la détermination que j’avais lue dans ses yeux bruns lorsqu’il avait écrasé l’accélérateur pour atteindre plus vite Lissa… Ce Dimitri-là était prêt à faire ce qui lui semblait juste sans la moindre hésitation.
L’autre Dimitri, le Strigoï, était lui aussi farouchement déterminé, mais d’une manière bien différente.
— Tu te sens capable de nous guider ? me demanda Hans depuis le siège avant.
Lorsqu’une main me pressa le bras avec douceur, je fus surprise de découvrir Tasha à côté de moi. Je n’avais même pas remarqué qu’elle se trouvait dans la même voiture que nous.
— Nous comptons sur toi, ajouta Hans.
J’acquiesçai, bien déterminée à mériter son respect. En bonne gardienne, je m’efforçai de garder un visage impassible et de mettre de côté les émotions contradictoires que m’inspirait Dimitri. Je tâchai d’oublier que la nuit où nous avions sauvé Lissa des griffes de Victor était aussi celle où Dimitri et moi avions succombé au sortilège de luxure de Dashkov…
— Foncez vers Lehigh, lui dis-je d’une voix calme, car j’étais enfin parvenue à endosser mon rôle de gardienne. Je vous dirai où aller quand nous en approcherons.
Nous ne roulions que depuis une vingtaine de minutes lorsque je sentis que le groupe de Lissa s’arrêtait. Dimitri avait apparemment choisi un repaire proche de l’université, ce qui allait nous rendre la tâche de les retrouver plus facile que s’ils avaient continué à bouger. Bien sûr, Dimitri voulait que nous le trouvions. Puisque les gardiens n’auraient besoin de mes directives que lorsque nous serions à proximité de Lehigh, je rassemblai mon courage et me glissai dans la tête de Lissa pour voir ce qui se passait.
Personne n’avait fait de mal à Lissa et Christian, sauf en les bousculant pour les faire avancer. Ils se trouvaient dans une sorte de hangar qui n’avait pas servi depuis longtemps. Tout était recouvert d’une épaisse couche de poussière qui rendait difficile l’identification des objets entreposés sur des étagères bancales. C’étaient peut-être des outils. Il y avait des papiers çà et là, ainsi que quelques caisses. Au plafond, une unique ampoule dispensait une lumière crue qui renforçait l’apparence sordide du lieu.
Lissa et Christian étaient installés sur des chaises inconfortables et avaient les mains attachées dans le dos. J’éprouvai de nouveau une impression de déjà-vu. L’hiver précédent, mes amis et moi avions été attachés à des chaises de la même manière lorsque des Strigoï nous avaient retenus captifs. Ils avaient bu le sang d’Eddie et tué Mason…
Non. Tu ne dois pas penser à ça. Rose… Lissa et Christian sont en vie. Il ne leur est rien arrivé jusqu’ici, et il ne leur arrivera rien.
Pour le moment, Lissa ne songeait qu’à l’instant présent, mais il me suffit de fouiller dans sa mémoire pour avoir une vue d’ensemble du bâtiment tel qu’il lui était apparu lorsqu’on l’avait amenée là. Il s’agissait apparemment d’un vieil entrepôt abandonné : la cachette rêvée pour des Strigoï désirant se terrer avec leurs prisonniers.
Il y avait quatre Strigoï dans la pièce, mais un seul comptait vraiment aux yeux de Lissa : Dimitri. Je comprenais très bien pourquoi. Moi-même, j’avais eu du mal à accepter sa nouvelle apparence, qui me semblait irréelle. Je ne m’y étais habituée que parce que nous avions passé beaucoup de temps ensemble, et encore, cela ne m’empêchait pas d’être parfois surprise. Lissa, qui n’y était pas préparée, était en état de choc.
Dimitri avait les cheveux détachés, une coiffure que j’avais toujours adoré le voir porter. Il faisait les cent pas avec tant d’impatience que sa longue veste de cow-boy se soulevait à chaque demi-tour. Il tournait souvent le dos à Lissa et Christian, ce qui rendait les choses encore plus difficiles pour mon amie. Tant que son visage restait caché, elle pouvait presque croire qu’il s’agissait du Dimitri qu’elle avait connu. Manifestement en proie à une grande agitation intérieure, il se disputait avec les trois autres Strigoï tout en arpentant la pièce exiguë.
— Si les gardiens sont vraiment en route, nous devrions nous poster dehors, grogna l’une des trois.
C’était une grande rousse dont la minceur indiquait qu’elle avait dû être une Moroï avant sa transformation. D’après son ton, elle était persuadée que personne ne viendrait.
— Ils arrivent, gronda Dimitri. (Mon cœur se serra en entendant son accent, que j’adorais.) Je le sais.
— Alors laisse-moi sortir et me rendre utile ! s’écria la femme. Tu n’as pas besoin de nous pour surveiller ces deux-là.
Il y avait de la hauteur dans son ton, voire du mépris. C’était compréhensible. Tous les vampires savaient bien que les Moroï ne se défendaient jamais, et Lissa et Christian étaient solidement attachés.
— Tu ne les connais pas, répliqua Dimitri. Ils sont dangereux. Je ne suis même pas sûr d’avoir pris assez de précautions.
— C’est ridicule !
Dimitri la gifla sans qu’elle ait eu le temps de le voir venir, ce qui la fit reculer de quelques pas. Elle écarquilla les yeux de surprise et de colère tandis qu’il recommençait à faire les cent pas comme si rien ne s’était passé.
— Tu vas rester ici et les surveiller jusqu’à ce que je te dise de faire autre chose, est-ce bien compris ?
Elle lui jeta un regard furieux en se massant délicatement la joue mais ne répondit rien. Dimitri se tourna vers les autres.
— Et vous aussi. Si les gardiens arrivent jusqu’ici, vous aurez bien plus à faire que de les surveiller.
— Comment le sais-tu ? demanda un autre.
Il avait les cheveux noirs et avait dû être humain avant sa transformation, ce qui était le cas de très peu de Strigoï.
— Comment sais-tu qu’ils vont venir ?
Les Strigoï avaient une ouïe exceptionnelle, mais leur altercation permit à Lissa de parler à Christian sans se faire entendre.
— Peux-tu brûler mes cordes ? lui demanda-t-elle d’une voix à peine audible. Comme tu as brûlé celles de Rose ?
Christian fronça les sourcils. C’était de cette manière qu’il m’avait libérée quand nous avions été retenus captifs. Cela avait été affreusement douloureux et m’avait laissé des cloques sur les mains et les poignets.
— Ils vont s’en rendre compte, chuchota-t-il.
Leur échange s’arrêta là parce que Dimitri s’interrompit brusquement pour se tourner vers Lissa.
Son mouvement inattendu la fit tressaillir. Il s’approcha vivement et s’accroupit devant elle pour plonger son regard dans le sien. Malgré tous ses efforts, elle ne put s’empêcher de trembler. Elle ne s’était jamais retrouvée si près d’un Strigoï et le fait qu’il s’agisse de Dimitri n’arrangeait rien. Elle eut l’impression que les cercles rouges qui entouraient ses pupilles lui brûlaient les yeux et que ses canines étaient sur le point de s’enfoncer dans sa gorge.
Il l’attrapa par la nuque et la força à lever la tête afin de mieux voir ses yeux. Si elle n’était pas suffisante pour l’empêcher de respirer, la pression de ses doigts lui laisserait des bleus… à condition qu’elle en réchappe.
— Je sais que les gardiens vont venir parce que Rose nous observe, reprit Dimitri. N’est-ce pas, Rose ?
Il relâcha un peu sa prise pour laisser courir ses doigts sur la gorge de Lissa avec une douceur infinie… même s’il ne faisait aucun doute qu’il pouvait lui briser la nuque en un instant.
Ce fut comme s’il avait plongé son regard dans le mien – jusqu’au tréfonds de mon âme. J’eus même l’impression que c’était ma gorge qu’il caressait. Je savais pourtant que c’était impossible. Notre lien n’existait que pour Lissa et moi. Personne d’autre ne pouvait le voir. Pourtant, à cet instant, j’eus l’impression que lui et moi étions seuls au monde, comme si Lissa n’était plus entre nous.
— Tu es là, Rose, poursuivit-il avec un sourire cruel. Et tu ne vas pas les abandonner. Et tu n’es pas assez stupide pour venir seule, n’est-ce pas ? Autrefois, peut-être… mais plus maintenant.
Incapable de soutenir son regard plus longtemps, je m’arrachai à l’esprit de Lissa. Je m’aperçus que je m’étais mise à trembler, sans savoir si c’était l’expression de ma propre peur ou de celle de mon amie. Je me forçai à me calmer et tâchai de ralentir les battements de mon cœur. Quelques instants plus tard, je déglutis et observai les autres occupants de la voiture en craignant qu’ils n’aient remarqué mon trouble, mais ils étaient trop occupés à discuter de stratégie… sauf Tasha.
Son regard bleu pâle était rivé sur moi et son visage tendu par l’inquiétude.
— Qu’as-tu vu ?
Je secouai la tête sans pouvoir davantage la regarder dans les yeux, elle non plus.
— Un cauchemar, murmurai-je. Mon pire cauchemar en train de se réaliser.