Chapitre 18

 

 

Ce qui est vraiment nul lorsqu’on est psychiquement lié à quelqu’un, c’est qu’on sait toujours quand cette personne nous ment ou – comme dans ce cas précis justement – quand elle ne nous ment pas. Je répondis néanmoins par réflexe.

— Ce n’est pas vrai.

— Ah non ? répliqua-t-elle avec un regard lourd de sous-entendus. Elle aussi savait que je pouvais éprouver la sincérité de ses paroles.

— Mais… Ce n’est pas…

Il m’arrivait rarement d’être à court de mots, et plus rarement encore face à Lissa. Bien souvent dans l’histoire de notre relation, c’était moi qui lui expliquais pourquoi les choses devaient se passer d’une certaine manière et pas d’une autre. Lissa avait perdu cette fragilité quelque part en chemin sans que je m’en rende compte.

— Je suis désolée, reprit-elle avec autant de fermeté que de douceur.

Notre lien me permit de sentir à quel point elle détestait devoir me dire des choses déplaisantes.

— Il m’a demandé de ne pas te laisser venir. Il dit qu’il ne veut pas te voir.

Je lui jetai un regard suppliant et lui répondis d’une voix presque puérile :

— Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-il dit ça ? Bien sûr qu’il veut me voir ! Il doit être perdu et…

— Je l’ignore, Rose. Tout ce que je sais, c’est ce qu’il m’a dit. Je suis vraiment désolée.

Elle s’approcha de moi comme si elle avait l’intention de me prendre dans ses bras, mais je m’écartai vivement d’elle, l’esprit affolé.

— Je vais quand même t’accompagner. J’attendrai à l’entrée de la prison, avec les gardiens. Quand tu diras à Dimitri que je suis là, il changera d’avis.

— Je crois que ce serait une erreur. Il était très sérieux quand il m’a demandé ça… presque paniqué. Je pense que ça le contrarierait.

— Que ça le contrarierait ? Que ça le contrarierait ! On parle de moi, Lissa ! Il m’aime. Il a besoin de moi.

Je ne me rendis compte que je criais qu’en la voyant grimacer.

— Je ne fais que te répéter ce qu’il m’a dit. Tout cela est si perturbant… Je t’en prie. Ne me mets pas dans cette situation. Attends de voir comment les choses évoluent. Et si tu veux savoir ce qui se passe, tu peux toujours…

Lissa n’acheva pas sa phrase, mais je compris parfaitement ce qu’elle me suggérait. Elle me proposait d’assister à sa rencontre avec Dimitri grâce à notre lien. C’était très généreux de sa part, même si elle n’avait pas les moyens de m’en empêcher. En général, l’idée d’être « espionnée » lui déplaisait beaucoup. C’était la seule solution qui lui venait à l’esprit pour m’aider à me sentir mieux.

Mais je ne me sentais pas mieux à cette idée. Toute cette histoire me semblait démente. Qu’on m’interdise de rendre visite à Dimitri… Que Dimitri ait prétendument demandé à ne pas me voir ! À quoi cela rimait-il ? D’instinct, j’étais tentée de passer outre à tout ce qu’elle venait de me dire, de l’accompagner quand même et d’exiger qu’on me laisse entrer en arrivant. À travers notre lien, je sentis que Lissa espérait de tout cœur que je m’abstiendrais d’agir ainsi. Elle ne voulait pas que je complique les choses. Même si elle ne comprenait pas non plus le souhait de Dimitri, elle estimait que nous devions le respecter en attendant que la situai ion s’éclaircisse.

— S’il te plaît…

Sa supplication eut raison de ma résistance.

— D’accord, répondis-je, la mort dans l’âme. C’était comme reconnaître ma défaite.

Envisage-le comme un repli tactique, Rose, me raisonnai-je.

— Merci. (Cette fois, je la laissai me serrer dans ses bras.) Je te promets de lui demander des précisions et d’essayer de comprendre ce qui se passe, d’accord ?

J’acquiesçai, abattue, puis la suivis dehors. Lorsque nos chemins se séparèrent, je la quittai à contrecœur pour la laisser se diriger vers le quartier général des gardiens et je retournai dans ma chambre. Je me glissai dans sa tête dès que je la perdis de vue et suivis sa progression à travers les pelouses parfaitement entretenues de la Cour. Notre lien, toujours un peu engourdi, recouvrait sa vigueur de minute en minute.

Elle éprouvait des sentiments confus. Elle était désolée pour moi et s’en voulait d’avoir dû me refuser ce que je lui demandais. En même temps, elle était impatiente de retrouver Dimitri. Elle aussi avait besoin de le voir, pour d’autres raisons que moi. Elle se sentait toujours responsable de lui et éprouvait le besoin de le protéger.

Lorsqu’elle atteignit le bâtiment, le dhampir qui m’avait empêchée de passer la salua d’un signe de tête et donna un coup de téléphone. Quelques instants plus tard, trois autres gardiens arrivèrent et l’invitèrent à les suivre dans les profondeurs du bâtiment. Ils étaient particulièrement sinistres, même pour leur fonction.

— Vous n’avez pas à faire ça, lui dit l’un d’eux. Ce n’est pas parce qu’il s’obstine à demander…

— Tout va bien, l’interrompit-elle avec le calme dédaigneux de la noblesse. Ça ne me dérange pas.

— Il y aura plusieurs gardiens auprès de vous, comme la dernière fois. Vous n’avez pas à vous inquiéter pour votre sécurité.

Elle leur jeta à tous des regards sévères.

— Je ne m’en suis jamais inquiétée.

Sa descente dans les profondeurs du bâtiment me rappela douloureusement le jour où Dimitri et moi étions allés rendre visite à Victor. Ce Dimitri-là me comprenait parfaitement, et nous avions ensemble une relation idéale. Les menaces que Vu toi avait proférées contre moi l’avaient mis hors de lui. À cette époque, Dimitri m’aimait tant qu’il aurait été prêt à faire n’importe quoi pour me protéger.

Après avoir franchi une porte qui s’ouvrait à l’aide d’une carte magnétique, ils atteignirent finalement la zone de détention. Celle-ci consistait en un couloir qui longeait une rangée de cellules. L’endroit n’était pas aussi déprimant que Tarasov, mais son atmosphère aseptisée et sa structure industrielle n’avaient rien de chaleureux.

Tant de gardiens se pressaient dans le couloir que Lissa eut à peine la place de passer. Tous ces gardes n’étaient là que pour un seul détenu. Bien sûr, les barreaux en acier d’une cellule n’auraient sans doute pas suffi à retenir un Strigoï, sauf que Dimitri n’en était plus un. Pourquoi ne le voyaient-ils pas ? Etaient-ils donc tous aveugles ?

Lissa et son escorte se frayèrent un chemin à travers la foule et s’arrêtèrent devant sa cellule. Celle-ci avait la même froideur aseptisée que le reste de la prison et n’était meublée que du strict nécessaire. Dimitri était assis sur la couchette étroite, les jambes repliées contre son torse, et tournait le dos au couloir. Ce n’était pas ce à quoi je m’étais attendue. Pourquoi ne frappait-il pas les barreaux de sa cellule ? Pourquoi ne leur disait-il pas qu’il n’était plus un Strigoï et n’exigeait-il pas qu’on le relâche immédiatement ? Pourquoi acceptait-il si docilement sa situation ?

— Dimitri.

La voix douce et chaleureuse de Lissa tranchait nettement avec l’austérité du lieu. C’était la voix d’un ange.

Dimitri, qui se tourna lentement vers elle, sembla le penser aussi. Son expression se transforma sous nos yeux, passant de l’apathie à l’émerveillement.

Il ne fut pas le seul à éprouver ce sentiment. Si mon esprit accompagnait Lissa, mon corps, de l’autre côté de la Cour, faillit oublier de respirer. Le bref aperçu que j’avais eu de lui, la nuit précédente, m’avait stupéfiée. Mais cela… cette image de Dimitri regardant Lissa – me regardant moi – m’inspira une fascinai ion presque religieuse. C’était une merveille, un don du ciel, un miracle…

Franchement… Comment qui que ce soit pouvait-il encore le prendre pour un Strigoï ? Et comment avais-je pu m’aveugler au point de croire que le Dimitri que j’avais ni trouvé en Sibérie était celui-ci ? Il s’était lavé depuis la bataille, et portait un jean et un simple tee-shirt noir. Ses cheveux bruns étaient attachés en queue-de-cheval, et la légère ombre qui couvrait le bas de son visage indiquait qu’il avait besoin de se raser. Personne n’osait sans doute lui donner un rasoir. Mais cela le rendait presque plus sexy, parce que plus réel, plus semblable à un dhampir… plus vivant. Ce furent ses yeux qui me frappèrent le plus. La pâleur macabre de sa peau, désormais disparue, m’avait dérangée, mais c’étaient les cercles rouges autour de ses pupilles qui avaient été les plus difficiles à supporter. À présent, ses yeux étaient parfaits. Ils étaient redevenus ceux que j’avais connus : bruns, chaleureux et bordés de longs cils… J’aurais pu passer ma vie à les contempler.

— Vasilisa, murmura-t-il.

Mon cœur se serra dès que j’entendis le son de sa voix. Comme elle m’avait manqué… – Tu es revenue.

Dès qu’il s’approcha des barreaux, les gardiens qui escortaient Lissa se pressèrent autour d’elle, prêts à intervenir s’il forçait le passage.

— Reculez ! ordonna-t-elle avec l’autorité d’une reine, en les fusillant tous du regard. Laissez-nous un peu d’air. (Comme aucun ne réagit, elle répéta son ordre d’une voix plus forte.) Je suis sérieuse ! Reculez !

Je sentis un frémissement de son pouvoir à travers notre lien. Ce n’était pas grand-chose, mais elle avait ajouté un peu de suggestion à ses paroles. Même si elle ne pouvait pas contrôler tant de personnes à la fois, cela suffit à faire reculer les gardiens de quelques pas, ce qui leur donna un peu d’espace à elle et à Dimitri. Elle reporta son attention sur lui et recouvra immédiatement toute sa douceur.

— Bien sûr que je suis revenue. Comment vas-tu ? Est-ce que… ? (Elle jeta un coup d’œil hostile aux gardiens postés dans le couloir.) Est-ce qu’ils te traitent convenablement ?

Il haussa les épaules.

— Je vais bien. Personne ne me fait souffrir.

S’il était redevenu lui-même, il n’aurait pas reconnu qu’on lui faisait du mal même si c’était le cas.

— Ils se contentent de me poser des questions. Tant de questions…

Il paraissait épuisé. Cela aussi rendait invraisemblable l’hypothèse qu’il soit encore un Strigoï, puisque ces êtres n’avaient jamais besoin de se reposer.

— Et mes yeux… Ils veulent sans cesse les examiner.

— Mais comment te sens-tu ? insista-t-elle. Dans ta tête ? Dans ton cœur ?

Si la situation n’avait pas été si grave, j’aurais trouvé sa manière de l’interroger amusante. Elle ressemblait beaucoup à la méthode des psychiatres, que Lissa et moi avions expérimentée l’une et l’autre. J’avais détesté qu’on me pose ce genre de questions, et pourtant je tenais vraiment à savoir comment Dimitri se sentait.

Son regard, qui la dévisageait avec tant d’intensité, se perdit dans le vague.

— C’est… difficile à décrire. J’ai l’impression de sortir d’un rêve… d’un cauchemar, plutôt. C’est comme si j’avais regardé quelqu’un d’autre utiliser mon corps et agir à ma place… comme si j’avais assisté à une pièce de théâtre ou regardé un film. Mais ce n’était pas quelqu’un d’autre. C’était moi. C’est moi qui ai fait tout ça, et me voilà ici, alors que tout a changé… J’ai l’impression de devoir tout réapprendre.

— Ça va passer. Tu vas t’y habituer et redevenir celui que tu étais. Ce n’était qu’une supposition de sa part, mais elle en était convaincue.

— Ce n’est pas ce qu’ils pensent, répondit-il en désignant les gardiens d’un signe de tête.

— Ils changeront d’avis, répondit-elle sur un ton catégorique. Ce n’est qu’une question de temps. (Lissa s’interrompit et hésita avant de poursuivre.) Rose… aimerait te voir.

Dimitri quitta aussitôt son attitude rêveuse et résignée. Son regard revint se poser sur Lissa et je le vis exprimer une véritable et intense émotion pour la première fois.

— Non. N’importe qui, sauf elle. Je ne peux pas la voir. Ne la laisse pas venir ici. Je t’en prie…

Lissa déglutit en se demandant comment répondre. Le fait que des gens les écoutent n’arrangeait rien. Le mieux qu’elle put faire fut de baisser la voix pour ne pas être entendue des gardiens.

— Mais… elle t’aime. Elle s’inquiète pour toi. Et ce qui s’est passé… le fait qu’on ait réussi à te sauver… C’est en grande partie grâce à elle.

— C’est toi qui m’as sauvé.

— Je n’ai accompli que le dernier geste. Tout le reste… c’est l’œuvre de Rose.

Organiser une évasion et laisser échapper un fugitif, par exemple…

Dimitri se détourna de Lissa et la passion qui avait un instant animé son regard s’évanouit. Il alla s’appuyer contre un mur de sa cellule, ferma les yeux pendant quelques secondes, prit une profonde inspiration, puis les rouvrit.

— N’importe qui sauf elle, répéta-t-il. Pas après… les choses horribles que je lui ai faites. (Il tourna ses paumes vers le plafond et les contempla comme s’il pouvait y voir du sang.) Ce que je lui ai fait était pire que tout… d’autant plus qu’il s’agissait d’elle. Elle est venue pour me délivrer de cet état et je… (Il secoua la tête.) Je lui ai fait des choses terribles. À elle et à d’autres. Je ne peux pas lui faire face après ça. Ce que j’ai fait est impardonnable.

— Tu te trompes, lui assura Lissa. Ce n’était pas toi, pas vraiment… Elle te pardonnera.

— Non. Je ne mérite aucun pardon, pas après de tels actes. Je ne la mérite pas… Je ne mérite même pas d’être auprès d’elle. La seule chose que je puisse faire… (Il revint vers Lissa et nous stupéfia l’une et l’autre en tombant à genoux devant elle.) La seule chose que je puisse faire, la seule rédemption que je puisse espérer, c’est de me dévouer à toi, toi qui m’as sauvé.

— Dimitri, commença-t-elle, mal à l’aise. Je t’ai dit…

— J’ai senti ton pouvoir. Je t’ai sentie ramener mon âme et la guérir… C’est une dette que je ne pourrai jamais rembourser, mais je jure de consacrer le reste de mon existence à essayer.

Il levait les yeux vers elle avec la même expression émerveillée qu’à son arrivée.

— Ce n’est pas ce que je veux. Tu n’as aucune dette envers moi.

— Au contraire, protesta-t-il. Je te dois ma vie, mon âme… C’est tout ce que je peux faire pour essayer de me racheter. Je sais que ce n’est pas suffisant… mais je ne peux pas faire plus. (Il joignit les mains.) Je te jure de faire tout ce que tu voudras, si c’est en mon pouvoir. Je te servirai et te protégerai pour le restant de mes jours. Je ferai ce que tu me demanderas. Tu peux compter sur mon absolue loyauté.

Alors que Lissa s’apprêtait à répéter que ce n’était pas ce qu’elle voulait, une idée lui vint à l’esprit.

— Accepterais-tu de voir Rose ?

— Tout sauf ça, répondit-il en grimaçant.

— Dimitri…

— Je t’en prie… Je ferais n’importe quoi d’autre pour toi, mais la voir… me ferait trop de mal.

C’était sans doute le seul argument qui pouvait lui faire abandonner la partie… surtout accompagné d’une expression si désespérée. Elle n’avait jamais vu Dimitri dans cet état, et moi non plus. Il m’avait toujours paru invincible, mais sa vulnérabilité nouvelle ne me fit pas le croire plus faible. Elle le rendait seulement plus complexe. Elle ne m’incitait qu’à l’aimer davantage… et à vouloir l’aider.

Lissa ne put qu’acquiescer en guise de réponse, avant que les gardiens lui annoncent qu’elle devait partir. Dimitri resta à genoux tandis qu’ils l’escortaient dehors, et la suivit des yeux avec l’air de la considérer comme le seul espoir qui lui restait en ce monde.

Mon cœur se serra. J’en éprouvai du chagrin, de la jalousie… et un peu de colère. J’étais la seule qu’il aurait dû regarder de cette manière. Comment osait-il ? Comment osait-il se comporter comme si Lissa était la personne la plus importante au monde ? Elle avait fait beaucoup pour le sauver, bien sûr, mais c’était moi qui avais fait le tour de la planète pour le retrouver, moi qui avais continuellement risqué ma vie pour lui. Et, le plus important, c’était moi qui l’aimais. Comment pouvait-il se détourner ainsi de moi ?

Nous étions aussi perdues et contrariées l’une que l’autre lorsque Lissa quitta le bâtiment. L’état de Dimitri nous bouleversait. Malgré la colère que son refus de me voir avait éveillée en moi, j’étais désespérée de le savoir si malheureux. Cela me tuait. Jamais il ne s’était comporté de cette manière. Je l’avais connu triste et endeuillé, après l’attaque de l’académie. Mais le désespoir qu’il éprouvait à présent était bien différent. Il avait l’impression qu’il ne pourrait jamais échapper à la culpabilité qui le rongeait. Lissa était aussi abasourdie que moi. Dimitri avait toujours été un homme d’action, prêt à se relever de n’importe quelle tragédie pour se jeter dans la bataille suivante.

Mais cela ? C’était contraire à tout ce que nous connaissions de lui, et Lissa et moi avions une opinion bien différente sur la manière de résoudre ce problème. Sa nature douce et compatissante l’incitait à une approche prudente. Elle comptait continuer à lui parler tout en persuadant calmement les autorités de la Cour qu’il ne constituait plus une menace. Ma solution consistait à aller trouver Dimitri au mépris des instructions qu’il avait données à Lissa. Je m’étais introduite dans une prison de haute sécurité. Trouver le moyen d’atteindre sa cellule serait du gâteau. J’étais convaincue qu’il oublierait cette stupide histoire de rédemption s’il me voyait. Comment pouvait-il réellement croire que je ne lui pardonnerais pas ? Je l’aimais. Je le comprenais. Quant à persuader les autorités qu’il n’était pas dangereux… ma méthode n’était pas encore très au point, mais j’avais le pressentiment qu’elle impliquerait beaucoup de cris et de tambourinage aux portes.

Comme Lissa savait que j’avais assisté à son entretien avec Dimitri, elle ne se sentit pas obligée de venir me rendre visite juste après, alors qu’elle pouvait encore se rendre utile au centre médical.

Elle avait entendu dire qu’Adrian avait failli s’évanouir à force d’utiliser sa magie pour aider les autres. Une telle générosité lui ressemblait si peu… Il avait accompli des choses stupéfiantes sans se soucier de ce qu’il lui en coûterait. Adrian.

J’avais un problème. Je n’avais pas eu l’occasion de le voir depuis la bataille de l’entrepôt, et n’avais pensé à lui que lorsqu’on m’avait vanté ses prouesses. Je lui avais dit que notre relation ne s’achèverait pas si Dimitri était sauvé. Pourtant, moins de vingt-quatre heures après son retour, j’étais déjà obsédée par…

— Lissa ?

Même si j’avais quitté son esprit, une partie de moi avait continué à la suivre sans que j’y prenne garde. Christian était adossé au mur du centre médical. D’après son attitude, je devinai qu’il attendait là depuis un bon moment, quelque chose – ou plutôt quelqu’un.

Lissa s’arrêta net et cessa inexplicablement de penser à Dimitri. Allons… J’avais envie qu’ils se réconcilient, mais le moment ne pouvait pas être plus mal choisi. Le destin de Dimitri était bien plus important que ses problèmes avec Christian.

Mais Christian ne semblait pas d’humeur sarcastique. Il l’observait avec une expression curieuse et inquiète.

— Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il.

Ils n’avaient pas eu l’occasion de se parler depuis le trajet de retour de l’entrepôt, durant lequel elle n’avait pas été très cohérente.

— Bien, répondit-elle en s’effleurant le visage sans y penser. Adrian m’a soignée.

— On dirait qu’il est bon à quelque chose, finalement. D’accord, Christian était peut-être un peu d’humeur sarcastique ce jour-là, mais beaucoup moins que d’habitude.

— Adrian est bon à beaucoup de choses, répliqua-t-elle sans pouvoir s’empêcher d’esquisser un sourire. Il a passé la nuit ici, jusqu’à se retrouver à bout de forces.

— Et toi ? Je te connais. Je suis sûr que tu en as fait autant dès que tu as été remise.

Elle secoua la tête.

— Non. Je suis allée voir Dimitri dès qu’Adrian a eu fini de soigner mes blessures.

Christian en perdit sa légèreté.

— Tu lui as parlé ?

— Deux fois déjà.

— Et ?

— Et quoi ?

— À quoi ressemble-t-il ?

— À Dimitri. (Elle fronça les sourcils et reconsidéra sa réponse.) Enfin… pas tout à fait.

— Quoi ? Y a-t-il encore du Strigoï en lui ? (Christian se raidit et ses yeux bleu pâle étincelèrent.) S’il est encore dangereux, tu n’as aucune raison de…

— Non ! s’écria-t-elle. Il n’est pas dangereux et… (Elle avança de quelques pas pour le regarder avec une fureur égale à la sienne.) Et même s’il l’était, tu n’as pas à décider de ce que je peux faire ou pas !

Christian poussa un soupir théâtral.

— Et moi qui croyais que Rose était la seule à faire des choses stupides qui mettent sa vie en danger.

Lissa s’énerva aussitôt, sans doute à cause de toute la magie qu’elle avait employée ces derniers temps.

— Eh ! ça n’a pas eu l’air de t’ennuyer que j’affronte Dimitri ! Tu m’as même entraînée pour ça.

— C’était différent. Nous étions déjà dans une situation difficile, et si les choses avaient mal tourné… je pouvais toujours l’incinérer. (Christian l’observa de la tête aux pieds avec un regard qui n’avait rien d’objectif.) Mais je n’ai pas eu besoin de le faire. Tu as été géniale. Tu as réussi à lui transpercer le cœur. Je ne savais pas si tu en serais capable, mais tu l’as fait. Et le feu… Tu n’as même pas tressailli, alors que la douleur devait être horrible.

Sa voix s’était enrouée, comme s’il n’avait vraiment mesuré qu’à cet instant les risques que Lissa avait courus. Son inquiétude et son ad mi ration la firent rougir et elle inclina la tête – un vieux réflexe – pour que les cheveux qui s’étaient échappés de sa queue-de-cheval lui dissimulent le visage. C’était inutile, puisque Christian regardait obstinément le sol.

— Je devais le faire, finit-elle par répondre. J’avais besoin de savoir si c’était possible de le sauver.

Il releva la tête.

— Et ça a marché, n’est-ce pas ? Il n’a plus rien d’un Strigoï ?

— Plus rien. J’en suis certaine. Sauf que personne ne le croit.

— Peut-on leur en vouloir ? Je veux dire… Je t’ai aidée et je voulais y croire… Mais je ne suis pas certain d’avoir vraiment pensé que quelqu’un puisse revenir de cet état.

Il détourna la tête et son regard se posa sur un buisson de lilas. Lissa en huma le parfum mais comprit à son regard troublé qu’il ne songeait pas aux fleurs. Je devinai tout à coup qu’il ne pensait pas non plus à Dimitri. Il songeait à ses parents. Que se serait-il passé si des spécialistes de l’esprit avaient pu intervenir quand les Ozéra s’étaient transformés en Strigoï ? s’il avait existé un moyen de les sauver ?

— Je ne sais pas si j’y croyais moi-même, commenta Lissa qui n’avait pas deviné le fil de ses pensées. Mais je l’ai su dès que ça s’est produit. Je le sais. Il n’a plus rien d’un Strigoï. Je dois l’aider. Il faut que les autres le comprennent. Je ne peux pas les laisser l’enfermer pour toujours… ou pire.

Il ne lui avait pas été facile de faire sortir Dimitri de l’entrepôt sans qu’aucun gardien lui plante son pieu dans le cœur. Elle frissonna en se souvenant des instants qui avaient immédiatement suivi sa transformation, quand tout le monde criait qu’il fallait le tuer.

Christian détourna les yeux du buisson pour la regarder avec curiosité.

— Qu’avais-tu en tête, tout à l’heure, quand tu as dit qu’il n’était pas tout à fait lui-même ?

Elle lui répondit d’une voix qui tremblait un peu :

— Il est… triste.

— Triste ? Il devrait plutôt être content qu’on l’ait sauvé !

— Non… Tu ne comprends pas. Il s’en veut terriblement de tout ce qu’il a fait quand il était un Strigoï. Il se sent coupable, déprimé. Il se punit lui-même parce qu’il pense qu’il ne mérite pas d’être pardonné.

— Merde alors ! s’écria Christian, visiblement surpris. Quelques filles moroï qui passaient devant eux à cet instant lui jetèrent des regards scandalisés avant de s’éloigner en chuchotant. Christian ne leur prêta aucune attention.

— Mais il ne pouvait pas s’en empêcher…

— Je sais bien… Je le lui ai déjà dit.

— Est-ce que Rose peut l’aider ?

— Non, répondit Lissa avec assurance.

Christian attendit qu’elle développe, puis s’impatienta de son silence.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle devrait pouvoir l’aider plus que n’importe qui !

— Je n’ai pas envie d’en parler.

La situation dans laquelle je me trouvais vis-à-vis de Dimitri la contrariait beaucoup. Nous étions deux. Lissa se tourna vers le centre médical, qui ressemblait à un château médiéval vu de l’extérieur, mais abritait des installations aussi stériles et aussi modernes que celles de n’importe quel hôpital.

— Écoute… Il faut que j’y aille. Et cesse de me regarder comme ça !

— Comme quoi ? demanda-t-il en faisant quelques pas vers elle.

— Avec l’air contrarié que tu as toujours quand tu n’obtiens pas ce que tu veux.

— Je n’ai pas ce genre de regard !

— Tu l’as en ce moment même. (Elle recula vers la porte.) Si tu veux connaître toute l’histoire, nous pourrons en parler plus tard. Mais je n’ai pas le temps pour le moment… et je n’ai vraiment pas envie d’en parler.

L’air contrarié qu’il avait effectivement s’effaça un peu.

— D’accord, répondit-il, presque nerveux. On en reparlera plus tard. Et Lissa…

— Oui ?

— Je suis content que tu ailles bien. Et ce que tu as accompli la nuit dernière… était vraiment stupéfiant.

Lissa le dévisagea pendant de longues secondes et son cœur battit un peu plus vite lorsqu’une légère brise ébouriffa les cheveux noirs de Christian.

— Je n’aurais pas pu le faire sans ton aide, finit-elle par répondre.

Sur ces mots, elle se détourna de lui pour entrer dans le centre médical et j’en profitai pour regagner tout à fait ma propre tête.

J’étais tout aussi perplexe. Lissa allait être occupée pendant le restant de la journée, et aller hurler dans le bureau des gardiens ne m’aiderait pas à voir Dimitri. Il y avait sans doute une petite chance pour que je les énerve au point qu’ils me jettent en prison à mon tour, ce qui nous aurait rapprochés Dimitri et moi, mais je renonçai vite à cette tactique de crainte qu’elle ne me rapporte que de nouveaux dossiers à classer.

Que pouvais-je faire ? Rien. J’avais besoin de le voir mais ignorais comment m’y prendre pour cela, et je détestais ne pas avoir de plan. Son entretien avec Lissa m’avait paru bien trop court et, de toute manière, j’avais besoin de le voir de mes propres yeux. Et cette tristesse… cet air de profond désespoir… Je n’arrivais pas à le supporter. Je voulais le prendre dans mes bras et lui dire que tout irait bien. Je voulais lui assurer que je lui avais pardonné, que tout redeviendrait comme avant, que nous pouvions être ensemble, comme nous l’avions projeté…

Cette idée me donna envie de pleurer. Puisque j’étais abandonnée à ma frustration et à mon impuissance, je retournai dans ma chambre et me jetai sur le lit. Une fois seule, je pus enfin laisser couler les larmes que je retenais depuis la veille. Je ne savais même pas vraiment ce qui causait de tels sanglots : le traumatisme du carnage de la nuit précédente… mon propre cœur brisé… la tristesse de Dimitri… les événements cruels qui avaient gâché nos vies… Vraiment, les raisons ne manquaient pas.

Je restai dans ma chambre une bonne partie de la journée, en proie à l’agitation et au chagrin. Je me repassai en boucle la discussion qu’il avait eue avec Lissa, repensai aux réponses qu’il lui avait faites et aux expressions de son visage. J’en perdis la notion du temps, et il fallut qu’on vienne frapper à ma porte pour que je m’arrache à mes émotions suffocantes.

Je m’essuyai hâtivement les yeux et allai ouvrir. Je découvris Adrian sur le seuil.

— Salut, lui dis-je, un peu surprise de le trouver là.

Je me sentis coupable, aussi, puisque je me morfondais à cause d’un autre homme. Je n’étais pas encore prête à lui faire face, mais il ne me laissait pas le choix.

— Est-ce que… tu veux entrer ?

— J’aimerais pouvoir, petite dhampir.

Il semblait pressé – trop pour se lancer dans une conversation sur l’état de notre relation.

— Mais je ne fais que passer pour te transmettre une invitation.

— Une invitation ? répétai-je, alors que je ne songeais qu’à Dimitri.

— Une invitation à une fête.

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