Chapitre 21

 

 

Mikhail et moi ne trouvâmes pas grand-chose à nous dire après cela. Nous nous éloignâmes du quartier général des gardiens tandis que le ciel se teintait de pourpre à l’horizon. Le soleil était sur le point de se lever, ce qui correspondait au milieu de notre nuit. En me glissant brièvement dans l’esprit de Lissa, je découvris que la veillée funèbre s’était achevée. Elle repartait vers sa chambre, inquiète pour moi et toujours contrariée que Christian soit venu avec Mia.

Je suivis son exemple en me demandant si le sommeil aurait une chance de soulager la détresse dans laquelle Dimitri avait plongé mon cœur. Probablement pas. Je n’en remerciai pas moins Mikhail pour son aide et les risques qu’il avait courus. Il répondit par un vague hochement de tête, comme si j’avais tort de le remercier pour cela. C’était simplement ce qu’il aurait voulu que je fasse pour lui si nos rôles avaient été inversés et si Mme Karp s’était trouvée derrière les barreaux à la place de Dimitri.

Je m’allongeai sur mon lit et sombrai aussitôt dans un sommeil agité. Je ne cessais d’entendre Dimitri me répéter qu’il n’était plus capable de-mai mer. Mon cœur encaissa coup après coup jusqu’à se retrouver en miettes. Je finis par comprendre que ces battements n’existaient pas seulement dans mon rêve. J’entendais vraiment des coups. Quelqu’un tambourinait à ma porte, ce qui me tira lentement de mon affreux cauchemar.

Les yeux pleins de larmes, j’allai ouvrir la porte et découvris Adrian dans le couloir. La scène était quasiment identique à celle de la veille, lorsqu’il était venu m’inviter à la veillée funèbre, sauf qu’il arborait une expression bien plus grave. Je crus un instant qu’il avait eu vent de la visite que j’avais rendue à Dimitri, ou bien que le fait d’avoir invité la moitié de ses amis à un rituel secret lui avait attiré plus d’ennuis que je n’aurais cru.

— Adrian… Il est un peu tôt pour toi…

Je jetai un coup d’œil à mon réveil et m’aperçus que j’avais dormi plus longtemps que je n’en avais l’impression.

— Pas si tôt que ça, confirma-t-il, toujours sérieux. Et il se passe beaucoup de choses. Je suis venu te faire part des nouvelles avant que tu les apprennes ailleurs.

— Quelles nouvelles ?

— Le verdict du Conseil. Ils ont finalement voté cette grande résolution dont ils débattaient. Celle pour laquelle on t’a fait témoigner.

— Attends… Ils ont terminé ?

Je me souvins que Mikhail avait parlé d’un mystérieux problème qui occupait le Conseil. S’il était clos, ils pouvaient passer à autre chose, comme décréter officiellement que Dimitri était redevenu un dhampir.

— C’est une bonne nouvelle, poursuivis-je.

Et si c’était vraiment lié au témoignage que Tatiana m’avait demandé de faire… peut-être y avait-il une chance pour qu’on m’assigne finalement à la protection de Lissa ? La reine avait-elle fini par surmonter ses préjugés à mon égard ? Elle m’avait paru plutôt amicale, la nuit précédente.

Le regard d’Adrian trahit un sentiment que je ne l’avais jamais vu éprouver pour moi : de la pitié.

— Tu ne te doutes vraiment de rien, n’est-ce pas ?

— Me douter de quoi ?

— Rose… (Il posa doucement une main sur mon épaule.) Le Conseil vient de voter un décret abaissant l’âge des gardiens à seize ans. Les dhampirs passeront leur examen en seconde et obtiendront leur poste aussitôt après.

— Quoi ?

J’avais forcément mal entendu.

— Tu sais à quel point la rareté des gardiens les paniquait, n’est-ce pas ? (Il soupira.) C’est la solution qu’ils ont trouvée pour augmenter leur nombre.

— Mais ils sont bien trop jeunes en seconde ! m’écriai-je. Comment peuvent-ils croire qu’ils sont prêts à se battre à seize ans ?

— Eh bien… Parce que tu as témoigné que c’était le cas.

J’en restai bouche bée, tandis que le monde se figeait autour de moi. « Parce que tu as témoigné que c’était le cas… » Non. Ce n’était pas possible.

Adrian me donna un petit coup de coude pour essayer de me tirer de ma stupeur.

— Viens. Ils en discutent encore. Ils l’ont annoncé au cours d’une session publique et certaines personnes sont… un peu contrariées.

— J’imagine.

Il n’eut pas besoin de me le dire deux fois. Je m’apprêtai à le suivre immédiatement, puis pris conscience que j’étais encore en pyjama. Je m’habillai à la hâte et me donnai un coup de brosse, en ayant toujours du mal à croire ce qu’il venait de m’annoncer. Il ne me fallut que cinq minutes pour me préparer et quitter ma chambre. Même s’il n’était pas particulièrement athlétique, Adrian marcha d’un bon pas vers la salle du Conseil.

— Comment cela a-t-il pu se produire ? lui demandai-je. Tu n’étais pas vraiment sérieux quand tu as dit… que j’avais joué un rôle dans cette décision ?

Je m’entendis lui poser cette question d’une voix presque suppliante.

Il alluma une cigarette sans ralentir son allure et je renonçai à lui faire une remarque.

— Il semble que c’était un sujet brûlant depuis quelque temps. Le vote a été serré. Les gens qui voulaient faire passer ce décret savaient qu’ils allaient devoir fournir des preuves convaincantes pour l’emporter. Tu as constitué leur plat de résistance : une dhampir adolescente qui s’est mise à tuer des Strigoï à droite et à gauche bien avant d’obtenir son diplôme.

— Pas si longtemps avant, grommelai-je en sentant la fureur me gagner.

Seize ans ? Étaient-ils sérieux ? C’était grotesque. L’idée qu’on m’ait utilisée à mon insu pour faire passer ce décret me rendait malade. J’avais été stupide de croire qu’ils avaient simplement oublié mes incartades pour vanter mes exploits en public. Ils s’étaient servis de moi comme d’une marionnette. Tatiana s’était servie de moi.

Lorsque nous atteignîmes la salle du Conseil, le chaos régnait à l’intérieur, comme Adrian l’avait laissé entendre. Il est vrai que je n’avais pas assisté à beaucoup de réunions de ce genre, mais j’étais à peu près sûre qu’il n’était pas normal de voir les gens rassemblés en groupes, debout et en train de hurler les uns contre les autres. Le héraut ne devait pas non plus avoir pour habitude de se casser la voix en essayant de rétablir l’ordre dans la salle.

Le seul îlot de calme était constitué par Tatiana elle-même, qui était patiemment assise au milieu de la grande table comme l’étiquette l’exigeait. Ses collègues, qui avaient perdu tout sens des convenances, étaient debout, comme le public, et se disputaient entre eux ou avec ceux qui étaient disposés à se lancer dans une altercation. J’écarquillai les yeux, fascinée, en me demandant ce que j’allais bien pouvoir faire dans ce désordre.

— Qui a voté pour quoi ? demandai-je.

Adrian observa les membres du Conseil, puis les énuméra en comptant sur ses doigts.

— Szelsky, Ozéra, Badica, Dashkov, Conta et Drozdov ont voté contre.

— Ozéra ? répétai-je, surprise.

Je connaissais mal la princesse Ozéra – Evette – mais je l’avais toujours trouvée rigide et déplaisante. Cela m’inspira un respect nouveau pour elle.

Adrian pointa le menton en direction de Tasha qui s’adressait à un large groupe en agitant les bras, le regard étincelant de rage.

— Evette a été convaincue par certains membres de sa famille. Cela me fit sourire, mais seulement un instant. C’était une bonne chose que Tasha et Christian aient recouvré une place au sein de leur clan, mais cela ne changeait rien à nos problèmes. Il me fut facile de déduire les noms du parti adverse.

— Par conséquent, le prince Ivashkov a voté pour… (Adrian haussa les épaules comme pour s’excuser au nom de sa famille.) Ainsi que Lazar, Zeklos, Tarus et Voda.

Il n’était guère étonnant que les Voda se soient prononcés en faveur de protections supplémentaires juste après le meurtre de l’un de leurs membres. Priscilla n’avait même pas encore été enterrée et le nouveau prince Voda, Alexandre, ne semblait pas savoir quoi faire de sa soudaine promotion.

Je jetai un regard surpris à Adrian.

— Ça ne fait que cinq contre six. (L’évidence m’apparut tout à coup.) Merde. C’est le vote de la reine qui les a départagés.

Le mode de scrutin des Moroï comptait douze voix, une pour chaque famille royale, plus celle du monarque. Bien sûr, cela signifiait souvent qu’un clan disposait d’une voix supplémentaire, puisqu’il arrivait rarement que le roi ou la reine vote contre sa propre famille. Néanmoins, cela s’était déjà produit. Dans tous les cas, le système comportait treize votants de façon à empêcher les situations d’égalité des voix. Sauf qu’un problème se posait depuis quelque temps. Il n’y avait plus de Dragomir parmi les membres du Conseil, ce qui rendait ce type de situation possible. Pour parer à une difficulté qui se présentait rarement, le mode de scrutin prévoyait que la voix du monarque compte double. Cette subtilité légale avait toujours été controversée, mais il était difficile de faire autrement. Les situations d’égalité des voix empêchaient qu’une décision soit prise et, les monarques étant élus, on partait du principe qu’ils agissaient dans l’intérêt de tous les Moroï.

— Tatiana était la sixième, conclus-je. Et sa voix a compté double.

J’observai les membres du Conseil et lus de la colère dans le regard de ceux qui avaient voté contre le décret. Apparemment, tout le monde n’était pas convaincu que Tatiana avait agi dans l’intérêt de tous les Moroï.

Je sentis Lissa approcher grâce à notre lien et ne fus pas surprise de la voir arriver quelques instants plus tard. La nouvelle s’était vite répandue mais elle n’en connaissait pas encore tous les détails. Adrian et moi la rejoignîmes. Elle était aussi abasourdie que nous.

— Comment ont-ils pu faire ça ? s’écria-t-elle.

— Parce qu’ils avaient trop peur que quelqu’un les force à apprendre à se défendre eux-mêmes. Le mouvement de Tasha commençait à faire trop de bruit.

Lissa secoua la tête.

— Non, ce n’est pas seulement ça. Je veux dire… Pourquoi étaient-ils en session, pour commencer ? Nous devrions être en deuil après ce qui s’est passé il y a deux jours – publiquement. La Cour tout entière, et pas simplement un groupe secret. Il y a même un membre du Conseil parmi les victimes ! Ne pouvaient-ils pas attendre que leurs funérailles aient eu lieu ?

Je vis les images de cette nuit tragique où Priscilla était morte devant ses yeux défiler dans son esprit.

— Mais il était facile de le remplacer, intervint une nouvelle voix. Christian venait de se joindre à nous. Lissa, qui était toujours contrariée à cause de Mia, s’écarta de lui de quelques pas.

— À vrai dire, c’était le moment idéal. Ceux qui voulaient faire passer ce décret ont sauté sur l’occasion. Chaque fois qu’il y a une bataille contre les Strigoï, tout le monde panique. La peur doit leur avoir apporté le soutien de beaucoup de gens. Et si certains membres du Conseil étaient indécis, la bataille a dû les aider à se forger une opinion.

Son raisonnement ne manquait pas de bon sens, ce qui était rare de la part de Christian, et Lissa ne put s’empêcher d’en être impressionnée, malgré les sentiments ambigus qu’elle nourrissait à son égard. Le héraut du Conseil parvint enfin à se faire entendre par-dessus les cris de la foule. L’auditoire se serait-il calmé plus vite Tatiana s’était elle-même mise à hausser la voix pour exiger le silence ? Mais non. Elle estimait sans doute indigne d’elle de s’abaisser à crier. Elle restait toujours calmement assise comme s’il ne se passait rien d’extraordinaire.

Malgré les efforts du héraut, il fallut encore un moment pour que tout le monde s’assoie. Mes amis et moi nous installâmes sur les premières chaises libres que nous trouvâmes. Lorsqu’il eut enfin obtenu le silence, le héraut épuisé céda la parole à la reine.

Celle-ci sourit majestueusement à l’assemblée et s’adressa à elle de sa voix la plus impérieuse :

— Nous aimerions vous remercier tous d’être venus aujourd’hui et d’avoir exprimé vos… opinions. Je sais que certains d’entre vous ne sont pas encore convaincus du bien-fondé de cette décision, mais celle-ci a été prise dans le respect des lois moroï, qui nous gouvernent depuis des siècles. Nous allons prochainement ouvrir une nouvelle session afin que vous puissiez vous exprimer dans le calme.

Quelque chose me disait que c’était un geste vide de sens. Les gens pourraient parler autant qu’ils voudraient : elle ne les écouterait pas.

— Cette décision, ce verdict, sera profitable aux Moroï. Nos gardiens font déjà un si bon travail…

Elle inclina la tête avec condescendance à l’intention des gardiens alignés le long des murs. Ils étaient aussi impassibles que leur fonction l’exigeait, mais je me doutais qu’ils avaient autant envie que moi d’abattre leur poing sur la figure de la moitié des membres du Conseil.

— Ils font même un si bon travail que leurs élèves sont très vite prêts à nous défendre. Grâce à cette décision, nous courrons moins le risque de revivre une tragédie comme celle qui vient de se produire.

Elle baissa la tête quelques instants, sans doute pour afficher la tristesse que cela lui inspirait. Je me rappelai le moment où sa voix s’était enrouée, la nuit précédente, lorsqu’elle avait mentionné Priscilla. Avait-elle joué la comédie ? La mort de sa meilleure amie n’était-elle à ses yeux qu’une bonne occasion de mettre ses idées en avant ? Elle ne pouvait quand même pas être si insensible.

La reine releva la tête pour poursuivre.

— Nous insistons sur le fait que nous écouterons volontiers vos opinions même si, en vertu de nos lois, cette question est tranchée. Une nouvelle session sera organisée au terme de la période de deuil instaurée en souvenir de ceux qui nous ont quittés.

Son ton et son attitude mettaient clairement un terme à la discussion. Soudain, une voix impertinente brisa le silence de la salle. La mienne.

— Eh bien, j’aimerais faire entendre mon opinion dès maintenant. Assieds-toi ! cria Lissa dans ma tête.

Mais je me dirigeais déjà vers la table du Conseil. Je m’arrêtai à une distance respectueuse, qui les forçait à prendre mon intervention en considération sans que je coure le risque d’être jetée dehors par les gardiens. De fait, mon intervention fut remarquée. Le héraut vira au cramoisi en me voyant commettre un tel manquement à l’étiquette.

— C’est une violation inacceptable du protocole ! s’écria-t-il. Retournez vous asseoir immédiatement ou nous vous ferons sortir de force !

Il se tourna vers les gardiens comme s’il espérait qu’ils se jetteraient immédiatement sur moi. Aucun ne bougea, soit parce qu’ils ne me considéraient pas comme une menace, soit parce qu’ils se demandaient ce que j’allais faire. Je me le demandais moi-même.

Tatiana fit taire son héraut d’un petit geste de la main.

— Il s’est déjà produit tant de violations de protocole aujourd’hui qu’un incident de plus ne fera pas une grande différence.

Elle m’adressa un sourire aimable qui semblait viser à nous faire passer toutes deux pour des amies.

— De plus, la gardienne Hathaway est l’un de nos meilleurs éléments. Son opinion m’intéresse toujours.

Vraiment ? Il était temps de découvrir si c’était vrai ou non. Je m’adressai au Conseil dans son ensemble.

— Le décret que vous venez de voter est une aberration. J’estimai faire preuve d’une grande maîtrise de moi-même en n’employant aucun gros mot, parce que j’en avais plusieurs en tête qui me semblaient beaucoup plus appropriés. Qui aurait encore osé prétendre que je ne respectais pas l’étiquette ?

— Comment pouvez-vous rester tranquillement assis là en estimant normal d’envoyer des adolescents de seize ans risquer leur vie ?

— Cela ne fait que deux ans de différence, me fit remarquer le prince Tarus. Ce n’est pas comme si nous demandions à des enfants de dix ans de nous protéger.

— Deux ans font une énorme différence.

Je repensai à mes propres seize ans pendant quelques instants. Que s’était-il passé dans ma vie au cours de ces deux années ? Je m’étais enfuie avec Lissa, j’avais vu des amis mourir, j’avais fait le tour du monde, j’étais tombée amoureuse…

— Il se passe bien des choses en deux ans. Si vous voulez que nous continuions à nous exposer en première ligne, ce que la plupart d’entre nous font de leur plein gré dès qu’ils sont diplômés, vous nous devez ces deux années.

Cette fois, je me tournai vers le public. Les réactions étaient variées. Certains hochaient la tête pour montrer qu’ils étaient d’accord avec moi. D’autres avaient des expressions farouchement déterminées, comme si rien au monde ne pourrait les faire changer d’avis sur le bien-fondé de ce décret. D’autres encore évitaient mon regard. Avais-je réussi à les faire douter ? Etaient-ils indécis ? Avaient-ils honte de se montrer si égoïstes ? C’était peut-être d’eux que tout dépendait.

— J’aimerais vraiment que vous puissiez profiter de votre jeunesse, croyez-moi. (C’était Nathan Ivashkov qui venait de prendre la parole.) Mais nous n’avons pas le choix pour le moment. La menace des Strigoï est chaque jour plus pesante. Des Moroï et des gardiens se font tuer tous les jours. En disposant de plus de gardiens, nous pourrons mettre un terme à ces meurtres. Nous ne faisons que gaspiller le talent des dhampirs en attendant qu’ils atteignent dix-huit ans. Cette décision protégera nos deux espèces.

— Elle va exterminer la mienne !

Prenant conscience que j’étais sur le point de me mettre à crier, je pris une profonde inspiration avant de poursuivre :

— Ils ne seront pas prêts. Ils n’auront pas l’entraînement nécessaire.

Tatiana choisit cet instant pour abattre sa carte maîtresse.

— Vous avez vous-même déclaré que vous étiez prête à vous battre à cet âge. Vous avez tué plus de Strigoï avant d’avoir dix-huit ans que certains gardiens dans toute leur vie.

Je lui adressai un regard courroucé.

— J’ai eu un excellent professeur, répondis-je froidement, qui croupit actuellement derrière les barreaux. Si le gaspillage de talent vous inquiète tant, allez donc jeter un coup d’œil dans votre propre prison !

Cela provoqua une légère agitation dans le public et le sourire « amical » de Tatiana perdit un peu de sa chaleur.

— Nous n’allons pas débattre de cette question aujourd’hui. C’est le renforcement de notre sécurité qui nous préoccupe pour le moment. Je crois me souvenir vous avoir entendue reconnaître par le passé que les gardiens n’étaient pas assez nombreux. (Elle me renvoyait aux propos que je lui avais tenus la nuit précédente.) Nous devons grossir leurs rangs. Vous avez prouvé que vous étiez prête à nous défendre, ainsi que plusieurs de vos camarades.

— Nous étions des exceptions ! (Même si cela pouvait paraître orgueilleux, c’était la vérité.) Les novices n’ont pas tous notre niveau.

Sa voix s’adoucit encore tandis que son regard prenait un éclat menaçant.

— Dans ce cas, nous avons peut-être besoin de plus d’excellents professeurs. Peut-être devrions-nous vous envoyer à Saint-Vladimir ou dans une autre académie pour que vous vous chargiez de la formation de vos jeunes collègues. J’ai cru comprendre qu’on vous réservait un poste administratif permanent à la Cour. Si vous voulez vraiment nous aider à mettre ce décret en application dans les meilleures conditions, nous pourrions vous confier un poste d’enseignante, à la place – ce qui vous aiderait sans doute à retrouver plus rapidement un travail de garde du corps.

Je lui retournai son sourire menaçant.

— N’essayez pas de me menacer, de me corrompre ou de me faire chanter. Jamais. Les conséquences risqueraient de vraiment vous déplaire.

J’étais peut-être allée un peu trop loin. Les membres de l’assistance échangèrent des regards surpris. Les visages de certains exprimaient un profond dégoût, comme s’ils ne s’attendaient pas à autre chose de ma part. Je reconnus quelques-uns d’entre eux, que j’avais entendus discuter de ma relation avec Adrian en soulignant à quel point la reine la désapprouvait. Ceux-là avaient probablement participé à la cérémonie de la veille. Ils avaient sans doute vu Tatiana me chasser de leur sanctuaire et devaient considérer mon emportement et mon manque de respect comme une sorte de vengeance.

Les Moroï ne furent pas les seuls à réagir. Indépendamment de leur opinion sur la question, quelques gardiens s’avancèrent vers moi. Je pris bien garde à rester exactement où je me trouvais. Ma prudence et l’assurance qu’affichait Tatiana les incitèrent à s’arrêter.

— Nous commençons à nous lasser de cette conversation, commenta Tatiana en recommençant à employer le « nous » de majesté. Nous pourrons la reprendre plus tard, et d’une manière plus appropriée, lorsque nous ouvrirons une nouvelle session qui permettra à chacun de s’exprimer. Pour le moment, ce décret a été voté dans le respect de la loi, que cela vous plaise ou non.

Elle te laisse une porte de sortie ! cria Lissa dans ma tête. Arrête avant de faire quelque chose qui t’attirera vraiment des ennuis ! Tu pourras revenir là-dessus plus tard.

Ironiquement, l’intervention de Lissa tomba à pic parce que j’étais sur le point d’exploser de rage. Ses conseils me calmèrent aussitôt non à cause de leur teneur, mais parce qu’ils venaient d’elle, Lissa. Lorsque Adrian et moi avions discuté des résultats du vote, j’avais remarqué quelque chose d’illogique.

— Ce vote n’est pas valable, déclarai-je.

— Êtes-vous devenue juriste, mademoiselle Hathaway ?

La reine semblait amusée par ma remarque et l’abandon de mon titre de gardienne constituait un évident manque de respect à mon égard.

— Si vous faites référence à la prérogative du monarque en cas d’égalité des voix, je peux vous assurer qu’elle est en vigueur depuis des siècles.

Elle se tourna vers les membres du Conseil et aucun ne protesta. Même ceux qui avaient voté contre elle ne trouvaient rien à redire à cela.

— Peut-être, mais tous les membres du Conseil n’ont pas voté, déclarai-je. L’un des sièges est resté inoccupé pendant quelques années… mais ce n’est plus le cas. (Je me tournai pour pointer du doigt l’endroit où étaient assis mes amis.) Vasilisa Dragomir est majeure à présent, et peut occuper le siège qui revient à sa famille.

Avec les bouleversements de ces derniers jours, tout le monde avait oublié son anniversaire, même moi.

Tous les regards se tournèrent vers Lissa, ce qui lui déplut profondément. Mais elle avait l’habitude d’être au centre de l’attention. Elle savait ce que l’on attendait d’un membre de la noblesse et avait pris l’habitude de se comporter en conséquence. Alors, plutôt que de grimacer, elle se redressa et regarda droit devant elle avec un air majestueux qui signifiait qu’elle était prête à monter sur l’estrade pour occuper le siège de sa famille à l’instant même. Son attitude altière, renforcée par le charisme que lui conférait l’esprit, captiva tous les regards. Elle était d’une beauté lumineuse et la plupart des visages exprimèrent la même fascination que j’avais déjà remarquée en observant les gens que nous croisions à la Cour. La transformai ion de Dimitri était encore une énigme, mais ceux qui y croyaient considéraient déjà Lissa comme une sorte de sainte. Aux yeux de certains, elle commençait à devenir un être de légende, du fait de son nom, de ses pouvoirs mystérieux et du supposé miracle qu’elle venait d’accomplir.

Je jetai un regard satisfait à Tatiana.

— La majorité légale est bien fixée à dix-huit ans ?

Echec et mat ! espèce de garce.

— Oui, répondit-elle avec un grand sourire. À condition que les Dragomir respectent le quorum.

Je ne dirais pas que ma victoire magistrale vira à la débâcle à cet instant, mais cela lui fit perdre un peu de son éclat.

— Le quoi ?

— Le quorum. La loi stipule que, pour qu’une famille moroï dispose d’un siège au Conseil, elle doit être une famille. Ce n’est pas le cas. Elle est le seul membre de la sienne.

Je la dévisageai d’un regard incrédule.

— Quoi ? Etes-vous en train de dire qu’elle doit faire un enfant pour avoir le droit de voter ? Tatiana fît une grimace.

— Pas tout de suite, évidemment. Un jour… Pour qu’une famille ait le droit de voter, elle doit se composer d’au moins deux membres, dont l’un doit avoir plus de dix-huit ans. La loi moroï l’exige. Il en a toujours été ainsi.

Quelques personnes échangèrent des regards déconcertés dans le public. Apparemment, cette loi n’était pas connue de tous. Bien sûr, le fait qu’une famille royale se retrouve réduite à un seul membre ne s’était pas produit dans l’histoire récente, si cela s’était même jamais produit par le passé.

— C’est vrai, reconnut Ariana Szelsky à contrecœur. Je l’ai lu quelque part.

Ce fut à ce moment-là que ma victoire magistrale vola en éclats. Les Szelsky étaient une famille en laquelle j’avais confiance, et Ariana la sœur aînée du Moroï que protégeait ma mère. C’était une personne cultivée. Comme elle avait voté contre le décret, elle n’avait aucune raison d’offrir son soutien à la reine si ce n’était pas vrai.

Puisque j’étais à court de munitions, j’en revins aux méthodes traditionnelles.

— C’est la loi la plus merdique dont j’aie jamais entendu parler !

Cela eut l’effet auquel je m’attendais. Les remarques indignées fusèrent du public et Tatiana cessa de faire semblant d’être mon amie pour prendre son héraut de vitesse.

— Qu’on la fasse sortir ! hurla-t-elle d’une voix qui résonna clairement dans la salle malgré la clameur qui commençait à s’élever dans l’assistance. Nous ne tolérerons pas une telle vulgarité entre ces murs !

Les gardiens me tombèrent dessus en un instant. À vrai dire, je m’étais si souvent fait jeter dehors ces derniers temps que j’en éprouvai une impression familière presque réconfortante. Je ne tentai pas de résister à ceux qui m’entraînèrent vers la porte, mais mis un point d’honneur à ne pas disparaître sans m’être exprimée une dernière fois :

— Vous pourriez changer cette loi si vous le vouliez, espèce de garce sentencieuse ! hurlai-je. Vous utilisez les lois comme ça vous arrange parce que vous êtes égoïste et terrifiée ! Vous commettez la plus grosse erreur de votre vie ! Vous allez le regretter ! Attendez de voir…

J’ignore si quelqu’un entendit ma tirade, parce que la salle avait replongé dans le chaos où je l’avais trouvée en arrivant. Les trois gardiens qui s’étaient jetés sur moi ne me lâchèrent qu’après m’avoir traînée dehors. Alors nous nous regardâmes avec hésitation pendant quelques instants.

— Et maintenant ? leur demandai-je en m’efforçant de rester calme. (J’étais toujours furieuse, mais ils n’y étaient pour rien.) Est-ce que vous allez m’enfermer ?

Puisque cela m’aurait rapprochée de Dimitri, je l’aurais presque pris comme une récompense.

— On nous a seulement ordonné de te faire sortir, me fit remarquer l’un des gardiens. Nous n’avons pas reçu d’autres instructions.

L’un de ses collègues, dont les cheveux grisonnaient menu s’il n’avait rien perdu de sa vigueur, me jeta un regard en coin.

— Si j’étais toi, je déguerpirais d’ici avant qu’il leur vienne l’idée de te punir.

— Mais ne crois pas que cela les empêcherait de te retrouver, s’ils le voulaient vraiment, ajouta le premier gardien.

Sur ces mots, tous trois retournèrent dans la salle en m’abandonnant à ma colère et à ma confusion. Mon corps était encore prêt à se battre et j’étais dévorée par la frustration qui s’emparait toujours de moi lorsque j’étais confrontée à l’impuissance. J’avais fait tout cela pour rien.

— Rose ?

Je m’arrachai à mes idées noires pour tourner les yeux vers le bâtiment. Le gardien d’un certain âge se tenait dans l’embrasure de la porte. Son visage était impassible mais je vis une lueur briller dans ses yeux.

— Même si ça n’a pas beaucoup d’importance, je t’ai trouvée fantastique.

Je n’étais vraiment pas d’humeur à sourire, mais mes lèvres me trahirent.

— Merci.

J’avais peut-être accompli quelque chose, finalement.

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