Chapitre 22

 

 

Je ne déguerpis pas de là comme le gardien me l’avait conseillé, mais ne restai pas non plus assise sur les marches. Supposant que la séance s’achèverait bientôt, j’attendis un peu plus loin, près de quelques cerisiers, que les gens sortent du bâtiment. Quelques minutes plus tard, comme il ne s’était toujours rien passé, je me glissai dans l’esprit de Lissa et découvris que le chaos régnait encore à l’intérieur de la salle. Même si Tatiana avait déjà mis fin à la session à deux reprises, les deux clans continuaient à s’invectiver.

Tasha était à la tête d’un groupe, dans lequel Lissa et Adrian se trouvaient aussi, et s’était lancée dans un de ces discours passionnés pour lesquels elle était si douée. Même si elle n’était pas aussi froidement calculatrice que Tatiana, en matière de manœuvres politiques, Tasha avait le don de faire des vagues dans le système et savait reconnaître une occasion favorable lorsqu’elle se présentait. Elle était contre le décret qui abaissait l’âge des gardiens à seize ans. Elle voulait que les Moroï apprennent à se battre. Comme aucun de ces deux sujets ne pouvait la mener très loin, elle s’était jetée sur celui que je venais de lui offrir : Lissa.

— Pourquoi débattre de la meilleure manière de tuer les Strigoï si nous pouvons les sauver ? demanda-t-elle en passant un bras autour des épaules de Lissa et l’autre autour de celles d’Adrian pour les attirer auprès d’elle.

Contrairement à Lissa, qui affichait toujours autant d’assurance, Adrian semblait guetter une occasion de fuir.

— Vasilisa, qu’une loi archaïque empêche de voter comme elle devrait en avoir le droit, a montré qu’il était possible de restituer sa forme originelle à un Strigoï.

— Rien ne le prouve ! s’écria un homme dans la foule.

— Vous plaisantez ? s’indigna une femme qui se tenait à côté de lui. Ma sœur fait partie de ceux qui l’ont ramené. Elle est catégorique : c’est un dhampir. Il a résisté à la lumière du soleil !

Tasha hocha la tête pour lui donner raison.

— J’y étais aussi. Et nous disposons de deux spécialistes de l’esprit capables de sauver d’autres Strigoï.

Malgré tout le respect que j’avais pour Tasha, je n’étais pas tout à fait d’accord avec elle sur ce point. La quantité de magie que Lissa avait dû déployer pour sauver Dimitri était colossale – sans parler du problème que posait le maniement du pieu. Notre lien avait mis plusieurs heures à s’en remettre. Le fait qu’elle y soit arrivée n’impliquait pas qu’elle soit capable de recommencer, ni même qu’elle en ait envie. Bien sûr, sa compassion naturelle l’incitait à prendre des risques pour aider les autres. Mais plus un spécialiste de l’esprit utilisait son pouvoir, plus vite il se rapprochait de la folie.

Quant à Adrian… Il comptait à peine dans cette discussion. Même s’il avait envie de se mettre à chasser des Strigoï, son pouvoir de guérison ne lui permettrait pas – du moins pas encore – d’en sauver un. La maîtrise que les Moroï avaient de leur élément se traduisait souvent par des aptitudes très variées. Par exemple, certains spécialistes du feu étaient capables, comme Christian, de contrôler les flammes elles-mêmes, tandis que d’autres pouvaient seulement réchauffer l’air d’une pièce. De la même manière, l’esprit ne conférait pas les mêmes pouvoirs à Lissa et à Adrian. Le plus grand succès d’Adrian en matière de guérison était d’être parvenu à guérir une fracture, et Lissa s’avérait toujours incapable d’entrer dans les rêves des gens malgré tous ses efforts.

Par conséquent, Tasha ne disposait que d’une seule spécialiste de l’esprit susceptible de sauver des Strigoï, et il n’était pas raisonnable de l’imaginer guérir des monstres par légions. Elle parut s’en rendre compte.

— Le Conseil ne devrait pas perdre son temps à voter des décrets de ce genre, reprit-elle. Nous devrions plutôt consacrer nos ressources à trouver d’autres spécialistes de l’esprit et à leur apprendre à sauver les Strigoï. (Son regard s’arrêta sur quelqu’un dans la foule.) Martin ! Ton frère n’a-t-il pas été transformé contre sa volonté ? Si nous nous en donnions la peine, nous pourrions te le rendre… vivant. Tel que tu l’as connu. Autrement, il se fera tuer quand les gardiens le retrouveront… et il massacrera des innocents d’ici là.

Tasha était vraiment douée. Son tableau était frappant et le Martin en question faillit s’effondrer en larmes. Elle évita de mentionner les Moroï qui s’étaient transformés en Strigoï de leur plein gré. Son idée de bataillon de spécialistes de l’esprit rendait Lissa dubitative, mais celle-ci comprenait que l’idée de Tasha s’intégrait dans des projets plus vastes, qui incluaient le fait d’exiger quelle ait le droit de voter.

Tasha mettait la personnalité et les pouvoirs de Lissa en avant tout en raillant une loi obsolète, édictée à une époque où personne ne pouvait prévoir comment évoluerait la situation. Tasha argua ensuite que retrouver un Conseil de douze membres aurait une grande importance symbolique et démontrerait aux Strigoï du monde entier que les Moroï étaient unis.

Je n’eus pas envie d’en entendre davantage. Je laissai Tasha haranguer la foule et me résignai à attendre avant de pouvoir parler à Lissa. J’étais encore énervée à cause de l’échec de mon intervention auprès du Conseil et ne supportais plus de voir cette salle. Je quittai l’esprit de Lissa et sursautai en découvrant quelqu’un planté devant moi.

— Ambrose !

Le plus beau dhampir de la planète – après Dimitri, bien sûr – me décocha un sourire de star de cinéma.

— Tu étais si immobile que j’ai cru que tu cherchais à te transformer en dryade.

— En quoi ? demandai-je en clignant des yeux.

— En esprit de la nature, m’expliqua-t-il en me montrant les cerisiers. Les dryades sont de belles femmes qui ne font qu’un avec les arbres.

— Je ne sais pas si je dois prendre ça comme un compliment, mais ça me fait plaisir de te voir, répondis-je.

Ambrose était une curiosité dans notre culture : ce dhampir avait refusé de devenir gardien et ne s’était pas non plus enfui pour vivre parmi les humains. Il arrivait souvent que les femmes dhampirs renoncent à devenir gardiennes pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants. C’était pour cette raison que nous étions si rares. Mais les hommes ? Aux yeux de la plupart des gens, ils n’avaient aucune excuse pour se soustraire à leur devoir. Plutôt que de s’enfuir lâchement, Ambrose avait choisi de rester et de travailler pour les Moroï d’une manière différente. C’était un serviteur, mais de grande classe : il servait les boissons dans les réceptions huppées et faisait des massages aux femmes de la noblesse. D’après la rumeur, il servait aussi Tatiana de manière plus intime. Mais cette idée me perturbait tant que je m’empressai de la chasser de mon esprit.

— À moi aussi. Mais que fais-tu là, si tu n’es pas en train de communier avec la nature ?

— C’est une longue histoire. Disons que je viens de me faire jeter à la porte d’une session du Conseil.

Il parut impressionné.

— Vraiment jeter ?

— Traîner dehors, plutôt. Je suis surprise de ne pas t’avoir vu plus tôt, lui fis-je remarquer. Bien sûr, j’ai été un peu… occupée, cette semaine.

— C’est ce que j’ai entendu dire, répliqua-t-il en m’offrant un regard compatissant. Mais je m’étais moi-même absenté de la Cour. Je ne suis revenu que la nuit dernière.

Juste à temps pour ne pas manquer le meilleur, grommelai-je.

Je compris à son regard candide qu’il n’avait pas entendu parler du décret.

— Qu’est-ce que tu t’apprêtais à faire ? Tu n’as pas l’air d’être en train de travailler… Ta punition a-t-elle pris fin ?

— Plus ou moins. J’attends quelqu’un, et je pensais aller patienter dans ma chambre.

— Eh bien… S’il s’agit seulement de tuer le temps, pourquoi ne viendrais-tu pas voir tante Rhonda ?

— Rhonda ? (Je fronçai les sourcils.) Sans vouloir t’offenser, ta tante ne m’a guère impressionnée avec son don la dernière fois.

— Ça ne m’offense pas, répondit-il joyeusement. Mais elle s’inquiète à ton sujet et à celui de Vasilisa. Donc, si tu as un moment de libre…

J’hésitai. Il avait raison de souligner que je n’avais rien de mieux à faire dans l’immédiat. J’étais à court d’idées, aussi bien à propos de Dimitri que du stupide décret du Conseil. D’un autre côté, sa tante Rhonda – une diseuse de bonne aventure moroï – était quelqu’un que je ne tenais pas particulièrement à revoir. Contrairement à ce que je venais de lui dire, certaines des prédictions de Rhonda s’étaient bien réalisées. Sauf que je n’avais pas aimé le résultat.

— D’accord, finis-je par répondre en prenant un air las. Mais pas longtemps, alors.

Il me sourit comme s’il n’était pas dupe et m’entraîna vers un bâtiment que je connaissais déjà. Il abritait un salon de beauté et un Spa de luxe fréquentés par la noblesse. Lissa et moi y étions déjà venues nous faire faire une manucure. Tandis qu’Ambrose et moi traversions le salon de beauté en direction de la tanière de Rhonda, je fus surprise de ressentir un pincement au cœur. Des manucures et des pédicures… Ces soins pouvaient paraître bien frivoles. Pourtant, cette journée avait été merveilleuse. Lissa et moi avions ri et nous étions rapprochées l’une de l’autre. C’était juste avant l’attaque de l’académie… avant que tout tourne mal.

Rhonda exerçait son activité dans une arrière-salle, loin de l’agitation du Spa. Même si cela pouvait paraître miteux, ses affaires marchaient bien et elle avait même sa propre réceptionniste – la plupart du temps, du moins. Il n’y avait personne derrière le bureau, ce jour-là, et Ambrose me fît aussitôt entrer dans la pièce où Rhonda officiait. Comme la fois précédente, j’eus l’impression de pénétrer à l’intérieur d’un cœur. Tout était rouge : le papier peint, les bibelots et les coussins disposés sur le sol.

Rhonda était assise par terre, occupée à manger un yaourt, ce qui me parut une activité terriblement ordinaire pour quelqu’un censé détenir des pouvoirs mystiques. Les grands anneaux dorés qui pendaient à ses oreilles brillaient au milieu d’une cascade de boucles noires qui lui descendait jusqu’aux épaules.

— Rose Hathaway, s’écria-t-elle joyeusement en posant son pot de yaourt. Quelle bonne surprise !

— N’auriez-vous pas dû voir que j’allais venir ? lui demandai-je sèchement.

Elle esquissa un sourire amusé.

— Je n’ai pas ce pouvoir.

— Désolé d’interrompre ton dîner, s’excusa Ambrose en courbant gracieusement son corps musclé pour s’asseoir sur un coussin. Mais il n’est pas facile de mettre la main sur Rose.

— J’imagine. Je suis impressionnée que tu y sois parvenu. Que puis-je faire pour vous, aujourd’hui, Rose ?

Je haussai les épaules et m’installai à côté d’Ambrose.

— Je ne sais pas. Je ne suis là que parce que Ambrose m’a convaincue de venir.

— Elle n’a pas été très satisfaite de ton dernier tirage de cartes.

— Eh ! m’écriai-je en lui jetant un regard sévère. Ce n’est pas ce que j’ai dit.

La fois précédente, Lissa et Dimitri se trouvaient avec moi. Les cartes de tarot de Rhonda avaient vu Lissa couronnée de pouvoir et de lumière, ce qui n’était guère surprenant. Rhonda avait aussi annoncé que Dimitri perdrait ce qui lui était le plus cher, et c’était bien ce qui s’était produit, puisqu’il avait perdu son âme. Quant à moi ? Rhonda s’était contentée de prédire que je tuerais le non-mort.

Comme une vie entière de tueuse de Strigoï s’ouvrait devant moi, cela m’avait fait ricaner. À présent, je me demandais si, par « non-mort », elle ne parlait pas de la part strigoï de Dimitri. Même si ce n’était pas moi qui lui avais planté un pieu dans le cœur, j’avais joué un rôle majeur dans sa résurrection.

— Peut-être qu’un nouveau tirage de cartes aiderait à donner du sens au précédent ?

Comme mon esprit s’efforçait de trouver une nouvelle plaisanterie sarcastique, je fus surprise par les mots que je m’entendis prononcer.

— C’est le problème. Le tirage précédent a eu du sens. J’ai peur… J’ai peur de ce que les cartes pourraient encore révéler.

— Ce ne sont pas les cartes qui font l’avenir, me répondit-elle avec douceur. Si une chose doit se produire, elle se produira, que vous la voyiez dans les cartes ou non. Et même alors… l’avenir change à chaque instant. Si nous n’avions pas le choix d’agir d’une façon ou d’une autre, quel serait l’intérêt de vivre ?

— C’est exactement le genre de vague réponse gitane à laquelle je m’attendais, commentai-je sur un ton désinvolte.

— Rom, me corrigea-t-elle. Pas gitane.

Ma remarque sarcastique ne semblait pas avoir altéré sa bonne humeur. C’était à croire que la décontraction était un trait de caractère familial.

— Alors ? Voulez-vous que je vous tire les cartes ?

Le voulais-je ? Elle avait raison sur un point : l’avenir se produirait, que je le voie dans les cartes ou non. D’ailleurs, même si les cartes me le révélaient, je ne le comprendrais probablement qu’après coup.

— D’accord, dis-je. Par curiosité. Je veux dire… vous avez surement eu de la chance la dernière fois.

Rhonda leva les yeux au ciel, mais commença à bat ire son paquet sans rien répondre. Ses mouvements étaient si précis que les cartes avaient l’air de se déplacer toutes seules. Lorsqu’elle s’arrêta, elle me tendit le paquet pour que je le coupe, puis rassembla les deux moitiés.

— Nous avions tiré trois cartes, la dernière fois, me rappela-t-elle. Nous avons le temps d’en tirer plus, si vous le souhaitez. Cinq, peut-être ?

— Plus il y en a, plus le message risque d’être clair.

— Ce n’est pas un problème, si vous n’y croyez pas.

— C’est vrai. Allons-y pour cinq.

Son visage devint grave tandis qu’elle retournait mes cartes et les étudiait attentivement. Deux d’entre elles étaient sorties à l’envers, ce qui n’était pas bon signe. La fois précédente, j’avais appris que cela rendait les cartes apparemment positives… un peu moins qu’elles n’en avaient l’air.

La première était le Deux de coupe et représentait un homme et une femme dans un champ parsemé de fleurs sous un soleil radieux. Évidemment, elle était à l’envers.

— Les coupes sont liées aux émotions, m’expliqua Rhonda. Le Deux de coupe représente une union parfaite, génératrice de sentiments heureux, mais puisqu’elle est à l’envers…

— Vous savez quoi ? l’interrompis-je. Je crois que j’ai compris le principe. Vous pouvez passer celle-là. J’ai une idée assez précise de sa signification.

Je nous imaginais très bien sur cette carte, Dimitri et moi, la coupe vide de tout amour et pleine de douleur. Je n’avais aucune envie d’entendre Rhonda analyser ce qui me brisait déjà le cœur.

Elle passa donc à la carte suivante : la Reine d’épée, elle aussi à l’envers.

— Les cartes de ce genre désignent des personnes précises, dit-elle. (La Reine d’épée avait un air très autoritaire, des cheveux roux et une robe argentée.) La Reine d’épée est intelligente. Elle est ambitieuse, aime se cultiver et triomphe de ses ennemis grâce à son esprit.

Je soupirai.

— Mais à l’envers…

— À l’envers, tous ces traits se pervertissent. Elle est toujours intelligente et ambitieuse, mais les moyens qu’elle emploie sont malhonnêtes. Il y a là beaucoup d’hostilité et d’hypocrisie. Je dirais que vous avez un ennemi.

— Oui, commentai-je en considérant la couronne. Je crois savoir de qui il s’agit. Je viens tout juste de la traiter de garce sentencieuse.

Rhonda passa à la carte suivante sans faire de commentaire. Elle était à l’endroit, mais j’aurais préféré que ce ne soit pas le cas. Elle représentait plusieurs épées plantées dans le sol et une femme aux yeux bandés attachée à l’une d’elles. Le Huit d’épée.

— Allons ! m’écriai-je. Pourquoi faut-il que je tombe toujours sur des épées ? Vous m’en avez sorti une tout aussi déprimante, la dernière fois.

Celle que j’avais tirée ce jour-là représentait une femme en pleurs devant un mur d’épées.

— C’était le Neuf d’épée, se souvint-elle. Il y a pire.

— J’ai du mal à le croire.

Elle ramassa le reste de son paquet, le fit rapidement défiler devant ses yeux et en sortit une carte. Le Dix d’épée.

— Vous auriez pu tirer celle-ci.

Elle représentait un cadavre transpercé de dix épées.

— Vous marquez un point, reconnus-je, ce qui fit pouffer Ambrose. Que signifie le Huit ?

— Il symbolise un piège, une situation à laquelle on ne parvient pas à échapper. Il peut aussi renvoyer à une calomnie ou une accusation. Il prédit que vous allez devoir faire preuve de courage pour échapper à quelque chose.

J’observai de nouveau la Reine en me souvenant de ma tirade dans la salle du Conseil. Ce n’étaient pas les accusations qui manquaient. Quant au piège ? Il était toujours à craindre que je ne consacre ma vie à des tâches administratives.

Je soupirai.

— D’accord. Et la suivante ?

C’était le Six d’épée, la moins déprimante des cinq qui étaient sorties. Elle représentait un groupe de gens dans un bateau au clair de lune.

— Elle annonce un voyage.

— Je viens juste d’en faire un. Plusieurs, même. (Je lui jetai un regard suspicieux.) Il ne s’agit pas d’un voyage spirituel, au moins ? Ambrose éclata de rire.

— J’aimerais que tu te fasses tirer les cartes tous les jours, Rose.

Rhonda ne tint pas compte de son intervention.

— S’il s’était agi d’une carte de coupe, peut-être. Mais les épées sont concrètes et en lien avec l’action. Il s’agit d’un voyage bien réel.

Où allais-je donc partir ? Annonçait-elle que j’allais retourner à l’académie, comme Tatiana m’en avait menacée ? Ou bien était-il possible que j’obtienne quand même un poste en dehors de la Cour, malgré toutes mes violations de protocole et les insultes que j’avais jetées au visage de la reine ?

— Vous pourriez partir à la recherche de quelque chose. Il peut s’agir d’un voyage physique qui soit aussi un voyage spirituel. (Cela me parut une manière bien commode de couvrir ses arrières.) Quant à la dernière… (Elle contempla la cinquième carte en fronçant les sourcils.) Son sens m’est caché.

Je regardai la carte d’un air interrogateur.

— Le Valet de coupe, commentai-je. Elle ne semble pas très mystérieuse. C’est un Valet… avec des coupes.

— D’habitude, j’ai une vision claire de ce que les cartes signifient. Elles m’expliquent comment elles sont liées les unes aux autres. Celle-ci est obscure.

— La seule chose qui me paraisse obscure est le sexe du personnage. S’agit-il d’une fille ou d’un garçon ?

Le jeune personnage avait un visage et une coiffure androgynes qui rendaient impossible de déterminer son sexe. Il portait un pantalon et une tunique bleus qui n’aidaient pas beaucoup, mais le champ ensoleillé qui lui servait de décor semblait prometteur.

— Il peut être l’un ou l’autre, m’expliqua Rhonda. C’est la plus petite des figures de chaque couleur : il y a d’abord le Roi, puis la Reine, le Cavalier, et enfin le Valet. La personne que désigne cette carte est fiable et imaginative. Optimiste. Il peut s’agir de quelqu’un qui vous accompagnera dans ce voyage, ou encore de la personne qui le motivera.

Quel que soit l’optimisme et la confiance que j’avais pu accorder au tirage de cartes, ils s’évanouirent aussitôt après cette analyse. Puisque Rhonda avouait elle-même qu’il pouvait s’agir de n’importe quoi, son interprétation ne me parut pas faire autorité. D’habitude, elle remarquait lorsque j’affichais mon scepticisme. Mais en cet instant, elle scrutait toujours la carte en fronçant les sourcils.

— Mais je ne saurais dire…, reprit-elle. C’est comme si un brouillard enveloppait la carte. Pourquoi ? Ça n’a pas de sens.

Son trouble me fit frémir malgré moi. J’étais convaincue d’avoir affaire à un charlatan. Mais, si tel était le cas, pourquoi Rhonda ne trouvait-elle rien à dire sur le Valet de coupe ? Son jeu d’actrice laissait à désirer si la dernière carte lui posait un problème. L’idée d’une force mystique bloquant ses pouvoirs divinatoires me fit perdre tout cynisme.

Elle finit par relever les yeux en soupirant.

— Désolée de ne pouvoir vous en dire plus. Le reste vous a-t-il aidée ?

Je survolai les cartes des yeux. Un cœur brisé. Un ennemi. Des accusations. Un piège. Un voyage.

— Certaines me disent des choses que je sais déjà. Les autres soulèvent plus de questions que je ne m’en posais avant de venir.

— C’est souvent le cas, conclut-elle en me décochant un sourire entendu.

Je la remerciai de sa consultation en étant secrètement soulagée de ne pas avoir à la payer. Ambrose me raccompagna dehors et je m’efforçai aussitôt de chasser de mon esprit l’inquiétude dans laquelle cette séance divinatoire m’avait plongée. J’avais bien assez de problèmes comme cela pour ne pas laisser une stupide poignée de cartes me perturber.

— Ça va aller ? me demanda-t-il lorsque nous émergeâmes à l’extérieur.

Le soleil qui s’élevait au-dessus de l’horizon annonçait que les habitants de la Cour ne tarderaient plus à se coucher. Cette journée mouvementée allait enfin s’achever.

— Je… Je ne t’aurais pas proposé d’aller voir ma tante si j’avais su à quel point cela te bouleverserait.

— Non, le rassurai-je. Ce ne sont pas les cartes. Pas vraiment. Il se passe des tas de choses en ce moment… notamment une dont je devrais sans doute te parler.

Je n’avais pas voulu mentionner le décret quand nous nous étions croisés mais, en tant que dhampir, il avait le droit de savoir ce qui s’était passé. Son visage resta de marbre pendant que je lui exposais les faits, sauf ses yeux, qui s’écarquillèrent progressivement.

— Il doit y avoir une erreur, finit-il par répondre. Ils ne feraient pas ça… Ils ne feraient pas une chose pareille à des adolescents de seize ans.

— C’était aussi ce que je croyais. Mais ils étaient visiblement assez sérieux pour me jeter dehors quand je le leur ai fait remarquer.

— J’imagine facilement la tournure de ta « remarque ». Ce décret va simplement avoir pour conséquence que plus de dhampirs renonceront au métier de gardien… À moins, bien sûr, que leur jeunesse les rende plus aisés à conditionner.

— C’est un sujet sensible pour toi, n’est-ce pas ? Il avait lui-même renoncé à ce métier, après tout. Il secoua la tête.

— Il m’a été presque impossible de trouver une place dans cette société. Si ces gamins renoncent à devenir gardiens, ils ne bénéficieront pas des mêmes appuis haut placés que moi. Ce seront des marginaux. Ce décret ne peut avoir que deux effets : mener des adolescents à la mort ou les séparer de leur propre peuple.

Je me demandai un instant quels appuis haut placés il avait pu avoir, mais le moment était mal choisi pour lui demander de me raconter son histoire.

— En tout cas, cette garce de reine n’a pas l’air de s’en soucier. Son regard songeur se durcit tout à coup.

— Ne l’appelle pas comme ça ! répliqua-t-il en me fusillant du regard. Ce n’est pas sa faute.

Eh bien ! c’était une surprise. Ambrose, le dhampir sexy et charismatique, ne s’était jamais montré qu’amical face à moi.

— Bien sûr que c’est sa faute ! C’est elle qui règne sur les Moroï, tu te souviens ?

Sa grimace contrariée s’accentua.

— Les membres du Conseil ont voté eux aussi. Elle n’était pas seule à décider.

— Peut-être, mais elle a voté en faveur du décret. Et c’est son vote qui a fait pencher la balance.

— Il doit y avoir une raison. Tu ne la connais pas aussi bien que moi. Elle ne peut pas vouloir ce genre de chose.

Je m’apprêtai à lui demander s’il était devenu fou, mais m’en abstins en me souvenant qu’on lui prêtait une liaison avec la reine. Cette rumeur avait tendance à me donner la nausée, mais il était normal qu’il se soucie d’elle si elle était fondée. D’ailleurs, j’avais plutôt des raisons de me réjouir de ne pas la connaître aussi bien que lui. Les traces de morsures sur son cou témoignaient incontestablement d’une activité intime.

— Quoi qu’il puisse y avoir entre vous, elle s’en sert pour t’amener à penser qu’elle est différente de l’apparence qu’elle donne, lui dis-je calmement. Elle m’a fait le coup à moi aussi, et je suis tombée dans le panneau. Elle te manipule.

— Je ne le crois pas, déclara-t-il avec gravité. En tant que reine, elle doit faire face à toutes sortes de situations délicates. Il doit y avoir un élément que tu ignores. Elle va changer ce décret… J’en suis certain.

— En tant que reine, ripostai-je en imitant son ton, elle devrait avoir le pouvoir de…

La voix qui résonna dans ma tête interrompit ma phrase. C’était celle de Lissa :

Tu vas vouloir voir ça, Rose. Mais tu dois me promettre de ne pas faire de scandale.

 

Elle me transmit une localisation accompagnée d’un sentiment d’urgence.

Ambrose s’inquiéta.

— Est-ce que ça va ?

— Je… Oui. Lissa a besoin de moi. (Je soupirai.) Écoute… Je ne veux pas qu’on se dispute, d’accord ? Nous avons visiblement des points de vue différents sur la situation, mais il me semble que nous sommes d’accord sur l’essentiel.

— Sur le fait que nous ne devrions pas envoyer ces gamins se faire tuer ? Oui, nous sommes d’accord là-dessus. (Nous échangeâmes des sourires timides qui allégèrent l’atmosphère.) Je lui parlerai, Rose. Je vais essayer de comprendre ce qu’il y a là-dessous et te le ferai savoir, d’accord ?

— D’accord.

J’avais du mal à croire que quiconque puisse avoir une discussion à cœur ouvert avec Tatiana mais, une fois encore, certains aspects de leur relation m’échappaient peut-être.

— Merci. Ça m’a fait plaisir de te voir.

— À moi aussi. Maintenant, va retrouver Lissa.

Je n’eus pas besoin qu’il me le dise deux fois. En plus d’un sentiment d’urgence, Lissa m’avait envoyé un autre message, qui me fit accourir à toutes jambes :

Ça concerne Dimitri.

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