Chapitre 10
Tout le monde avait si bien sympathisé avec Avery au déjeuner que le groupe s’était encore réuni le soir pour passer du bon temps. Lissa y pensait encore durant son cours d’anglais, en première heure, le matin suivant. Ils s’étaient couchés tard en bravant le couvre-feu. Lissa ne put s’empêcher de sourire à cette idée alors même qu’elle réprimait un bâillement. Malgré moi, j’éprouvai une pointe de jalousie. Le fait qu’Avery ait pu rendre Lissa heureuse me contrariait de façon mesquine. D’un autre côté… l’amitié nouvelle de Lissa et Avery me déchargeait un peu de ma culpabilité.
Lissa bâilla encore. Il n’était pas facile de se concentrer sur La Lettre écarlate en luttant contre une légère gueule de bois. Avery semblait disposer d’une réserve d’alcool inépuisable. Si Adrian s’était immédiatement jeté dessus, Lissa s’était montrée plus hésitante. Elle avait renoncé aux excès depuis longtemps. Néanmoins, elle avait fini par succomber et avait bu plus de vin qu’elle n’aurait dû. Assez ironiquement, sa situation n’était pas sans rappeler mon abus de vodka. Malgré les milliers de kilomètres qui nous séparaient, nous avions exagérément bu au même moment.
Une sonnerie stridente retentit soudain. Lissa releva la tête comme tout le monde dans la classe. L’alarme incendie installée dans un coin de la salle clignotait et émettait un son assourdissant. Comme toujours, certains élèves se réjouirent et d’autres firent semblant d’avoir peur. Tous les autres attendirent, l’air surpris.
Comme leur professeur ne semblait pas s’y attendre non plus, Lissa en déduisit qu’il ne s’agissait pas d’un exercice. Les enseignants étaient généralement prévenus en cas d’exercice de sécurité, or Mme Malloy n’arborait pas l’habituelle expression agacée d’un professeur qui se demande combien de temps tout cela va lui faire perdre.
— Levez-vous, ordonna Mme Malloy, visiblement contrariée, en ramassant le cahier d’appel. Vous savez où vous devez aller.
Les procédures à appliquer en cas d’alarme incendie étaient assez routinières.
Lissa suivit les autres élèves et se retrouva à côté de Christian.
— Est-ce que c’est toi qui l’as déclenchée ? le taquina-t-elle.
— Non, mais je le regrette. Ce cours me tue.
— Il te tue ? Moi, j’ai la pire migraine de ma vie ! Christian lui décocha un sourire entendu.
— Que cela te serve de leçon, mademoiselle Débauche.
Lissa lui répondit par une grimace et un petit coup de poing. Ils atteignirent la zone de la cour attribuée à leur classe et s’insérèrent dans une des rangées que les élèves s’efforçaient de former. Mme Malloy, qui arriva peu après pour faire l’appel, fut satisfaite de constater qu’il ne manquait personne.
— Je crois que ce n’était pas prévu, commenta Lissa.
— Je suis d’accord. S’il n’y a pas vraiment de feu, ça risque de durer un certain temps.
— Dans ce cas, pourquoi moisir ici ?
Surpris par cette remarque, Christian et Lissa se retournèrent pour tomber nez à nez avec Avery. Celle-ci portait une robe mauve et des talons aiguilles parfaitement incongrus sur la pelouse mouillée.
— Que fais-tu là ? lui demanda Lissa. Je te croyais dans ta chambre.
— Peu importe. On s’ennuie tellement, ici. Il fallait que je vienne vous libérer.
— C’est toi qui as déclenché l’alarme ? s’étonna Christian avec une pointe d’admiration.
Avery haussa les épaules.
— Je viens de vous le dire : je m’ennuyais. Maintenant, profitons du chaos pour nous éclipser.
Lissa et Christian s’interrogèrent du regard.
— Eh bien…, dit lentement Lissa. Puisqu’ils ont déjà fait l’appel… – Allons-y ! insista Avery.
Son enthousiasme était contagieux. Enhardie, Lissa se laissa entraîner avec Christian sur les talons. Tant d’élèves erraient dehors que personne ne les vit traverser le campus, du moins jusqu’à l’entrée du bâtiment réservé aux invités. Lissa se raidit en découvrant Simon appuyé contre la porte. Ils étaient cuits.
— Tout est en place ? lui demanda Avery.
Simon, qui appartenait décidément à la catégorie des brutes peu loquaces, se contenta d’acquiescer brièvement de la tête, avant de se redresser. Puis il enfonça les mains dans ses poches et s’éloigna, sous le regard ébahi de Lissa.
— Il nous laisse faire ? s’étonna-t-elle. Il est complice ? Même si Simon n’était pas un professeur, elle trouvait stupéfiant qu’il laisse des élèves sécher un cours grâce à une fausse alerte incendie.
Avery le suivit des yeux avec un sourire malicieux.
— Nous nous connaissons depuis longtemps. Il a mieux à faire que de nous servir de nourrice.
Elle les précéda à l’intérieur. Au lieu de les conduire dans sa chambre, elle les entraîna vers une tout autre partie du bâtiment et un endroit que je connaissais bien : la chambre d’Adrian.
Elle frappa à la porte.
— Ouvre-nous, Ivashkov !
Lissa mit sa main devant sa bouche pour réprimer un fou rire.
— Bravo pour la discrétion ! commenta-t-elle. Tout le monde va t’entendre.
— J’ai besoin que lui m’entende ! se défendit Avery.
Elle continua à marteler la porte en criant jusqu’à ce qu’Adrian vienne ouvrir avec des yeux cernés et une coiffure improbable. Il avait bu deux fois plus que Lissa la veille.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-il en clignant des yeux. Ne devriez-vous pas être en cours ? Mon Dieu… je n’ai pas dormi si longtemps, rassurez-moi…
— Laisse-nous entrer, ordonna Avery en l’écartant de son chemin. Je t’amène les rescapés d’un incendie.
Les yeux écarquillés, Adrian la regarda se jeter sur son canapé comme si elle était chez elle. Lissa et Christian l’y rejoignirent.
— C’est Avery qui a déclenché l’alarme, expliqua Lissa.
— Beau travail, la complimenta Adrian en s’effondrant dans un fauteuil pelucheux. Mais pourquoi aviez-vous besoin de venir ici ? Ma chambre est-elle le seul endroit épargné par les flammes ?
— N’es-tu pas content de nous voir ? répliqua Avery en battant des cils.
Il l’observa d’un air songeur pendant quelques instants. – Je suis toujours content de vous voir.
En général, Lissa détestait ce genre de manœuvres. Pourtant, cette fois, cela l’amusa. C’était si fou, si audacieux. Cet intermède la distrayait des soucis qui la rongeaient depuis quelque temps.
— Ils ne mettront pas longtemps à comprendre, tu sais, fit-elle remarquer à Avery. Ils sont peut-être déjà en train de faire rentrer les élèves dans les classes.
— Peut-être, reconnut Avery en posant ses pieds sur la table basse. Mais j’ai fait en sorte qu’une autre alarme se déclenche dès qu’ils ouvriront les portes des bâtiments.
— Mais comment t’es-tu débrouillée ? s’écria Christian.
— C’est top secret.
Adrian se frotta les yeux. Malgré la brutalité de son réveil, l’aventure l’amusait.
— Tu ne peux pas déclencher des alarmes toute la journée, Lazar, la provoqua-t-il.
— En fait, j’ai fait en sorte qu’une troisième alarme se déclenche dès qu’ils auront rétabli l’ordre après la deuxième alerte.
Lissa éclata de rire, mais son hilarité était davantage due à la réaction des garçons qu’à l’annonce d’Avery. Christian avait embrasé des élèves par esprit de rébellion et Adrian passait l’essentiel de ses journées à boire et à fumer. Pourtant, la jeune mondaine qu’était Avery avait réussi à les surprendre, et Lissa trouvait cela remarquable. Avery, pour sa part, semblait ravie de les avoir pris de court.
— Si cet interrogatoire est terminé, peux-tu offrir des rafraîchissements à tes invités ? lança-t-elle à Adrian.
Celui-ci se leva en bâillant.
— Très bien, petite insolente. Je vais faire du café.
— Arrosé ? suggéra-t-elle en indiquant son bar d’un signe de tête.
— Tu plaisantes ? s’écria Christian. Ne t’arrive-t-il jamais d’avoir la gueule de bois ?
Avery alla visiter le bar et en tira une bouteille qu’elle tendit à Lissa.
— Tu m’accompagnes ?
Mais la rébellion matinale de Lissa avait des limites et sa migraine ne l’avait pas quittée. – Non merci.
— Bande de lâches ! conclut Avery avant de se tourner vers Adrian. Vous feriez bien de mettre la cafetière en route, monsieur Ivashkov. J’aime bien mettre un peu de café dans mon brandy.
Je quittai bientôt l’esprit de Lissa pour regagner le mien et plongeai dans l’oubli du sommeil et la neutralité des rêves ordinaires. Néanmoins, mon répit fut de courte durée : de violents coups frappés à ma porte ne tardèrent pas à me ramener à la conscience.
Dès que j’ouvris les yeux, une douleur atroce me transperça l’arrière du crâne. Il ne pouvait s’agir que d’un effet secondaire de cette vodka toxique. La gueule de bois de Lissa n’était rien comparée à la mienne. Je refermai les yeux en aspirant à sombrer de nouveau dans l’inconscience, pour laisser le sommeil guérir cette affreuse migraine. Alors les coups reprirent. Pire : quelqu’un secoua violemment mon lit à coups de pied.
Je rouvris les yeux et tournai la tête pour découvrir le regard sombre de Yéva. Si Sydney avait rencontré beaucoup de dhampirs comme elle, je comprenais qu’elle nous prenne pour des suppôts de Satan. Yéva pinça les lèvres et recommença à frapper le lit.
— Eh ! m’écriai-je. Je suis réveillée, d’accord ?
Elle marmonna quelque chose en russe, ce qui fit apparaître Paul derrière elle pour traduire.
— Elle dit que tu n’es pas réveillée tant que tu n’es pas debout.
Sans autre sommation, la vieille sadique se remit à frapper le lit. Je me redressai brutalement et vis le monde tournoyer autour de moi. Je l’avais déjà dit avant, mais cette fois je comptais vraiment le faire : je ne boirais plus jamais une goutte d’alcool. Il n’en sortait jamais rien de bon. Les couvertures me paraissaient terriblement tentantes, mais quelques nouveaux coups des bottes pointues de Yéva me décidèrent à me lever.
— Ça va, ça va… Vous êtes contente, c’est bon ? Je suis debout. Yéva ne changea pas d’expression mais cessa au moins ses coups de botte. Je me tournai vers Paul.
— Que se passe-t-il ?
— Grand-Mère dit que tu dois l’accompagner.
— Où ?
— Elle dit que tu n’as pas besoin de le savoir.
Je m’apprêtai à répondre qu’il n’était pas question que je suive cette vieille folle où que ce soit, mais un bref coup d’œil à son visage terrifiant me fit changer d’avis. Elle me semblait tout à fait capable de transformer quelqu’un en crapaud.
— Très bien, me résignai-je. Je serai prête à partir dès que j’aurai pris une douche et que je me serai changée.
Lorsque Paul traduisit ma réponse, Yéva secoua la tête et se remit à parler.
— Elle dit que tu n’as pas le temps, m’expliqua Paul. Nous devons partir tout de suite.
— Puis-je au moins me brosser les dents ?
Elle me fit cette légère concession, mais refusa catégoriquement que je me change. Ce fut aussi bien. La tête me tournait à chaque pas et je me serais sûrement évanouie si j’avais dû faire quelque chose d’aussi compliqué que me déshabiller et me rhabiller. D’ailleurs, les vêtements que je portais ne sentaient pas mauvais. Ils étaient seulement froissés parce que j’avais dormi dedans.
Au rez-de-chaussée, je découvris qu’Oléna était la seule autre personne réveillée de la maison. Elle lavait la vaisselle de la veille et parut surprise de me voir debout. Nous étions deux.
— N’est-il pas un peu tôt pour toi ? me demanda-t-elle.
Je me tournai vers la pendule de la cuisine et sursautai. J’avais à peine dormi quatre heures.
— Mon Dieu… est-ce qu’il fait jour, au moins ?
Étonnamment, c’était bien le cas. Oléna me proposa de petit-déjeuner mais Yéva répéta que nous étions pressées. Comme mon estomac hésitait entre faim et écœurement, je ne pus dire si jeûner était ou non une bonne chose.
— Peu importe, commentai-je. Allons-y et finissons-en.
Yéva se dirigea vers le salon et en revint quelques instants plus tard avec un grand sac qu’elle me tendit impatiemment. Je haussai les épaules et le passai à mon bras. Même s’il contenait des affaires, il était assez léger. Alors Yéva disparut de nouveau pour revenir avec un autre sac. Je le passai à la même épaule que le premier et évaluai leur poids respectif. Le second était le plus lourd des deux, mais mon dos ne souffrait pas encore trop.
Lorsqu’elle revint d’un troisième voyage avec une énorme boîte, je commençai à perdre patience.
— Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? m’écriai-je en la lui prenant des mains.
Elle me donna l’impression de contenir des briques.
— Grand-Mère a besoin que tu portes ces choses pour elle, annonça Paul.
— Oui, répondis-je entre mes dents serrées. Et je suppose que cela fait dans les vingt kilos.
Yéva me confia encore une boîte, qu’elle posa par-dessus l’autre. Elle était moins lourde que la première, mais cela n’avait plus grande importance au point où j’en étais. Oléna me jeta un regard compatissant, secoua la tête, puis retourna à sa vaisselle. Apparemment, elle n’avait pas l’intention d’interférer.
Yéva se mit en route aussitôt et je la suivis docilement en tâchant de ne pas faire tomber les boîtes ni laisser les sacs glisser de mon épaule. C’était certainement un fardeau dont mon corps affaibli ne voulait pas, mais j’étais assez forte pour atteindre le centre du village ou tout autre endroit vers lequel Yéva me conduisait.
Apparemment, le printemps s’installait en Sibérie bien plus vite que dans le Montana. Le ciel était clair et le soleil matinal réchauffait l’atmosphère étonnamment vite. Même si ce n’était pas encore l’été, le temps était doux et aurait rendu cette marche très pénible à un Moroï.
— Et toi, sais-tu où on va ? demandai-je à Paul.
— Non ! répondit-il joyeusement.
Yéva allait bon train pour quelqu’un de son âge et, à cause de ma charge, je dus presser le pas pour ne pas me faire distancer. À un moment, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et marmonna quelque chose que Paul me traduisit aussitôt.
— Elle est un peu surprise que tu n’ailles pas plus vite.
— Pour ma part, je suis un peu surprise que personne d’autre que moi ne porte cela pour elle.
Paul continua à nous servir de traducteur.
— Elle dit que ça ne devrait pas être un problème pour la célèbre tueuse de Strigoï que tu es censée être.
J’éprouvai un vif soulagement en approchant du centre du village. Malheureusement, nous le dépassâmes.
— Allez, grognai-je. Où va-t-on comme ça ?
Yéva caqueta quelque chose sans prendre la peine de me regarder.
— Grand-Mère dit qu’oncle Dimka ne se serait pas tant plaint, traduisit Paul.
Le petit garçon n’était en rien responsable de tout cela. Il ne faisait que nous servir d’interprète. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’avoir envie de lui donner un coup de pied chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Je continuai néanmoins à porter mon fardeau et ne dis plus un mot pendant le reste du trajet. Dans une certaine mesure, Yéva n’avait pas tort. J’étais bien une tueuse de Strigoï et il était vrai que Dimitri ne se serait jamais plaint des caprices d’une vieille folle. Il aurait accompli son devoir avec patience.
Je tentai de convoquer son image dans mon esprit pour y puiser des forces. Je repensai une fois encore au moment que nous avions passé ensemble dans la cabane, à la manière dont ses lèvres s’étaient pressées contre les miennes et à l’odeur merveilleuse de sa peau lorsque j’étais serrée contre lui. Je l’entendis encore me murmurer qu’il m’aimait, que j’étais belle et la seule qui comptait pour lui… Sans alléger mon fardeau, ces pensées rendirent plus supportable ce trajet avec Yéva.
Nous marchâmes pendant encore une heure avant d’atteindre une petite maison. J’étais trempée de sueur et faillis m’effondrer de soulagement en arrivant. La maison, de plain-pied, était faite de planches brunes usées par les intempéries. Les fenêtres, en revanche, avaient des volets bleus très ouvragés, agrémentés de dessins blancs. Ces couleurs vives me rappelèrent les monuments de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Yéva frappa à la porte. Il y eut d’abord un moment de silence qui me fit paniquer à l’idée qu’il n’y ait personne et que nous soyons obligés de faire demi-tour.
Finalement, une femme vint nous ouvrir. C’était une Moroï. Elle devait avoir une trentaine d’années et était d’une grande beauté avec ses pommettes hautes et ses cheveux blond vénitien. Elle poussa une exclamation de surprise en découvrant Yéva, sourit et lui souhaita la bienvenue en russe. Puis elle jeta un coup d’œil dans notre direction et s’écarta vivement pour nous inviter à entrer.
Elle passa du russe à l’anglais dès qu’elle comprit que j’étais américaine. Tous ces gens bilingues me fascinaient. J’en avais assez peu rencontré aux États-Unis. Elle m’indiqua une table sur laquelle poser mon fardeau, ce que je fis avec soulagement.
— Je m’appelle Oksana, se présenta-t-elle en me serrant la main. Mark, mon mari, est dans le jardin et ne va pas tarder à nous rejoindre.
— Je m’appelle Rose, lui répondis-je.
Oksana nous invita à nous asseoir. La chaise en bois au dossier raide sur laquelle j’atterris me fit l’effet d’un lit douillet. Je soupirai d’aise et m’essuyai le front. Pendant ce temps, Oksana commença à déballer les objets que j’avais apportés.
Les sacs contenaient des restes de la veille et la plus légère des boîtes renfermait des plats et des casseroles qu’Oksana avait prêtés aux Belikov, d’après ce que m’expliqua Paul. Oksana ouvrit finalement la dernière boîte, qui, à ma grande stupeur, contenait effectivement des briques.
— Vous vous moquez de moi ! m’écriai-je.
Yéva, qui s’était assise à l’autre bout du salon, semblait très satisfaite d’elle-même.
Oksana s’émerveilla de ce présent.
— Mark sera si content de les avoir ! (Elle m’adressa un sourire.) C’est très gentil à toi de les avoir portées jusqu’ici.
— Ravie d’avoir pu me rendre utile, répondis-je avec raideur.
La porte de derrière s’ouvrit pour laisser entrer un homme qui devait être Mark. Il était grand, robuste, et ses cheveux grisonnants révélaient qu’il était plus âgé que sa femme. Il se lava les mains dans l’évier de la cuisine avant de nous rejoindre. Lorsqu’il se tourna vers nous, je faillis sursauter en découvrant quelque chose de plus surprenant que leur différence d’âge : c’était un dhampir. Pendant un instant, je me demandai s’il ne s’agissait pas d’un autre homme que le mari d’Oksana. Mais celle-ci nous le présenta bien sous le nom de Mark et j’eus une illumination. J’étais en présence d’un couple mixte : une Moroï mariée à un dhampir. Bien sûr, nos deux espèces étaient intimement liées. Mais le mariage ? C’était une idée scandaleuse dans le monde des Moroï.
Je tâchai de dissimuler ma surprise et de me comporter aussi poliment que possible. Mark et Oksana semblèrent beaucoup s’intéresser à moi, même si ce fut surtout elle qui alimenta la conversation. Mark se contenta de m’observer avec une curiosité évidente. Puisque mes cheveux étaient détachés, mes tatouages ne pouvaient pas lui avoir révélé mon statut de « non-promise ». Peut-être était-il seulement étonné de voir une jeune Américaine au beau milieu de nulle part, ou peut-être me prenait-il pour une nouvelle catin rouge.
Je commençai à me sentir mieux après mon troisième verre d’eau. Ce fut ce moment qu’Oksana choisit pour annoncer que nous allions manger, nouvelle que mon estomac accueillit avec plaisir. Mark et Oksana se mirent à cuisiner ensemble et refusèrent notre aide.
Ils étaient fascinants à observer. Je n’avais jamais vu un binôme si efficace. Ils ne se gênaient jamais l’un l’autre et n’avaient pas besoin de parler pour se répartir les tâches. Ils le faisaient naturellement. L’isolement de leur maison n’empêchait pas la cuisine d’être équipée de tout le confort moderne. Oksana plaça un plat à base de pommes de terre dans le micro-ondes.
— Ça n’a pas besoin de chauffer si longtemps, intervint Mark lorsqu’elle appuya sur le bouton alors qu’il lui tournait le dos pour fouiller dans le réfrigérateur.
Je clignai des yeux, surprise, puis les observai tour à tour. Il n’avait même pas vu son réglage de la minuterie… Alors je compris.
— Vous êtes liés ! m’écriai-je.
Tous deux se tournèrent vers moi sans cacher leur étonnement.
— Oui, confirma Oksana. Yéva ne te l’a pas dit ?
Je jetai un coup d’œil dans la direction de la vieille femme qui, à mon grand agacement, affichait toujours le même air satisfait que tout à l’heure.
— Non. Yéva ne s’est pas montrée très bavarde, ce matin.
— Presque tout le monde ici est au courant, précisa Oksana en recommençant à s’affairer.
— Alors… vous êtes une spécialiste de l’esprit. Ma remarque la fit s’interrompre de nouveau. Mark et elle échangèrent un regard surpris.
— Cela, en revanche, n’est pas de notoriété publique.
— La plupart des gens pensent que vous ne vous êtes jamais spécialisée, n’est-ce pas ?
— Comment le sais-tu ?
Parce que c’était exactement ce qui nous était arrivé, à Lissa et moi. Les histoires de liens faisaient partie du folklore moroï depuis toujours, mais la manière dont ils se formaient restait un mystère. On pensait en général que « cela se produisait par hasard ». Comme dans le cas d’Oksana, la plupart des gens croyaient que Lissa ne s’était spécialisée dans aucun élément. Bien sûr, nous savions à présent que seuls les spécialistes de l’esprit pouvaient générer de tels liens, en sauvant la vie de quelqu’un.
L’attitude d’Oksana me donna l’impression qu’elle n’était pas si surprise que je connaisse son secret. Sentant que quelque chose m’échappait et abasourdie par ma découverte, je n’ajoutai rien. Lissa et moi n’avions jamais rencontré d’autres gens liés de la même manière que nous. Les seuls que nous connaissions étaient un couple légendaire, Vladimir et Anna. Tant de siècles s’étaient écoulés depuis leur époque que leur histoire ne nous était parvenue qu’incomplète et qu’il était difficile de distinguer le mythe de la réalité. Les seules autres pistes que nous avions pour percer les mystères de l’esprit étaient Mme Karp, que nous avions eue comme professeur jusqu’à ce qu’elle perde la raison, et Adrian. Jusqu’à présent, ce dernier constituait notre plus grande découverte : un spécialiste de l’esprit plus ou moins stable – tout dépendait du point de vue.
Il ne fut plus question de l’esprit dès qu’on passa à table. Oksana mena la conversation en passant d’une langue à l’autre et en n’abordant que des sujets légers. Tout en mangeant, je les observai, elle et lui, à la recherche d’un signe d’instabilité et n’en découvris aucun. Ils m’apparaissaient comme deux personnes parfaitement ordinaires et plaisantes. Si je n’avais pas su ce qu’ils étaient, je n’aurais rien soupçonné. Oksana ne semblait ni dépressive ni perturbée, et Mark avait l’air épargné par la noirceur qui me gagnait parfois.
Mon estomac accueillit le repas avec gratitude et ma migraine acheva de se dissiper. En revanche, à un moment, je fus envahie par une étrange sensation. J’eus l’impression déstabilisante que quelque chose s’agitait dans ma tête, en même temps qu’une vague de chaud, puis de froid, me parcourait. Ces symptômes disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus, et j’espérais que je venais de subir le dernier effet secondaire de cette maudite vodka.
Le repas terminé, je me levai d’un bond pour proposer mon aide à Oksana. Elle secoua la tête.
— C’est inutile. Tu ferais mieux d’accompagner Mark.
— Ah ?
Celui-ci se leva après s’être essuyé la bouche. – Elle a raison. Allons dans le jardin.
Je commençai à le suivre, puis m’arrêtai pour jeter un coup d’œil à Yéva en m’attendant à me faire sermonner pour abandon de corvée de vaisselle. Son expression n’était ni satisfaite ni réprobatrice mais… entendue. Presque chargée d’espoir. Un frisson me parcourut l’échiné et je me rappelai les paroles de Viktoria : Yéva avait rêvé de mon arrivée.
Le jardin dans lequel me conduisit Mark était bien plus grand que je ne m’y attendais. Il était entouré d’une solide clôture et planté d’arbres, dont les jeunes feuilles filtraient les rayons du soleil. Beaucoup de plantes et de buissons étaient en fleur et des arbrisseaux étaient en bonne voie d’achever leur croissance. Ce jardin était magnifique et je me demandai si Oksana n’y était pas pour quelque chose. L’esprit permettait à Lissa de faire pousser des plantes. Mark m’invita à m’asseoir sur un banc en pierre et prit place à côté de moi. Nous restâmes silencieux quelque temps.
— Alors ? demanda-t-il finalement. Que voudrais-tu savoir ?
— Eh bien ! vous ne perdez pas de temps.
— Je n’en vois pas l’intérêt. Tu dois te poser beaucoup de questions. Je vais faire de mon mieux pour y répondre.
— Comment avez-vous su que j’avais moi aussi reçu le baiser de l’ombre ? Parce que vous êtes au courant, n’est-ce pas ?
Il acquiesça.
— Yéva nous l’a dit.
C’était une surprise de taille.
— Yéva ?
— Elle sent des choses qui échappent au reste d’entre nous. Néanmoins, elle ne sait pas toujours les interpréter. Il émane de toi quelque chose qu’elle n’avait auparavant ressenti que chez une seule autre personne… Alors elle t’a amenée à moi.
— Elle aurait pu le faire sans me forcer à porter tout ce bric-à-brac.
Il éclata de rire.
— Ne le prends pas mal. Elle t’a mise à l’épreuve. Elle voulait savoir si tu étais à la hauteur de son petit-fils.
— À quoi bon ? Il est mort.
Les mots faillirent rester coincés dans ma gorge.
— C’est vrai. Mais c’est quand même important pour elle. Au fait : elle t’estime à la hauteur.
— Elle a une curieuse manière de me le montrer ! Je veux dire… en dehors du fait qu’elle m’a conduite jusqu’à vous.
Il se remit à rire.
— Même si Yéva ne nous avait rien dit, Oksana aurait su ce que tu étais dès qu’elle t’aurait rencontrée. Le baiser de l’ombre a un effet sur l’aura.
— Elle peut donc voir les auras, elle aussi, murmurai-je. Que sait-elle faire d’autre ? J’imagine qu’elle sait guérir, sans quoi vous n’auriez pas reçu le baiser de l’ombre. Est-elle particulièrement douée pour la suggestion ? Peut-elle entrer dans les rêves des gens ?
Il sembla pris de court.
— Elle est douée pour la suggestion, c’est vrai, mais que veux-tu dire par « entrer dans les rêves des gens » ?
— Comme si elle pouvait se glisser dans l’esprit de quelqu’un pendant qu’il dort… L’esprit de n’importe qui et pas seulement le vôtre. Alors ils pourraient avoir une conversation comme s’ils étaient vraiment face à face… J’ai un ami qui sait le faire.
Je compris à l’expression de Mark qu’il ignorait tout de ce talent, jusqu’à présent.
— Ton ami ? Ton compagnon de lien ?
« Compagnon de lien » ? C’était un terme que je n’avais jamais entendu. Malgré son étrange sonorité, il était parfaitement compréhensible.
— Non. Un autre spécialiste de l’esprit.
— Un autre ? Combien en connais-tu ?
— Techniquement, trois. Quatre, maintenant, en comptant Oksana.
Mark tourna la tête et laissa son regard se perdre dans un buisson de rieurs roses.
— Tant que ça… C’est incroyable. Je n’ai moi-même rencontré qu’un seul autre spécialiste de l’esprit, et c’était il y a des années. Lui aussi était lié à son gardien. La mort de ce dernier l’a anéanti… Il nous a quand même aidés, Oksana et moi, quand nous avons essayé de comprendre ce qui nous arrivait.
Je risquais la mort en permanence et passais mon temps à craindre celle de Lissa, mais je n’avais jamais réfléchi aux implications de-notre lien en cas de décès de l’une de nous. Qu’éprouverait celle des deux qui survivrait ? Comment vivait-on avec un trou béant à la place de la présence intime de l’autre ?
— Il n’a jamais mentionné la possibilité de se glisser dans les rêves des gens, reprit Mark. (Un nouvel éclat de rire dessina des rides amicales au coin de ses yeux bleus.) Je pensais répondre à tes questions, mais c’est peut-être toi qui vas répondre aux miennes.
— Je ne sais pas, répondis-je, sceptique. Vous avez beaucoup plus d’expérience que nous.
— Où se trouve ton compagnon de lien ?
— Elle est aux États-Unis. (Même s’il n’avait pas besoin de connaître les détails, je ressentis le besoin de lui confier la vérité.) Je l’y ai… laissée.
Il fronça les sourcils.
— « Laissée » dans le sens de « quittée » pour faire ce voyage, ou dans le sens d’« abandonnée » ?
« Abandonnée ». Ce mot me fit l’effet d’une gifle. Tout à coup, je ne songeai plus qu’à son visage en pleurs le jour de mon départ. – J’avais des choses à faire, répondis-je évasivement. – Je sais. Oksana me l’a dit. – Que vous a-t-elle dit ? Il hésita.
— Elle n’aurait pas dû le faire… Elle essaie de résister…
— Faire quoi ? m’écriai-je, brusquement mal à l’aise sans comprendre pourquoi.
— Elle… a visité ton esprit. Pendant le déjeuner.
Je me souvins tout à coup de l’étrange sensation de chatouillement dans ma tête ainsi que de la bouffée de chaleur.
— Qu’est-ce que ça veut dire au juste ?
— Les auras donnent des indices sur la personnalité des gens, mais Oksana peut plonger plus profondément dans leur esprit et en tirer des informations précises. Elle peut aussi combiner cette aptitude avec la suggestion, ce qui donne des résultats très impressionnants… mais c’est mal. On n’a pas le droit de faire ça à quelqu’un avec qui on n’est pas lié.
Il me fallut un moment pour assimiler cette nouvelle donnée. Ni Lissa ni Adrian n’étaient capables de lire dans les pensées. Le mieux qu’Adrian puisse faire était de visiter les rêves et Lissa ne pouvait même pas lire dans mon esprit. C’était moi qui percevais ses sensations, non le contraire.
— Oksana a senti… Je ne sais pas comment l’expliquer. Il y a beaucoup de détermination en toi. Tu t’es lancée dans une sorte de quête et tu as soif de vengeance. (Il tendit brusquement la main pour me soulever les cheveux et observa ma nuque.) C’est bien ce que je pensais. Tu es non-promise.
J’écartai vivement la tête.
— En quoi est-ce si grave ? Ce village est peuplé de dhampirs qui ne sont pas gardiens.
Je trouvais toujours Mark sympathique, mais j’avais horreur qu’on me fasse la morale.
— C’est vrai, mais ils ont choisi de vivre paisiblement. Toi… et les autres comme toi… vous finissez par devenir des francs-tireurs. Vous êtes obsédés par le désir de chasser les Strigoï et de veiller personnellement à venger le mal qu’ils nous font. Une telle obsession n’attire que des ennuis. Ça n’arrête pas de se produire.
— Ça n’arrête pas de se produire ? répétai-je, stupéfaite.
— À ton avis, pourquoi le nombre des gardiens ne cesse-t-il de diminuer ? Soit ils renoncent à ce métier pour fonder une famille, soit ils font comme toi, et continuent de se battre sans plus répondre à aucune autorité… à moins qu’on ne les engage comme gardes du corps ou chasseurs de Strigoï.
— Des dhampirs à gages… (Je commençai à comprendre comment un Moroï roturier comme Abe pouvait avoir deux gardes du corps. Tout devenait possible, avec de l’argent…) Je n’en avais jamais entendu parler.
— Évidemment… Crois-tu que les Moroï et les autres gardiens ont envie que cela se sache ? Ils ne veulent surtout pas que vous l’envisagiez comme un choix de carrière !
— Sauf que je ne vois pas ce qu’il y a de mal à chasser les Strigoï. Nous n’adoptons jamais que des stratégies défensives face à eux. Peut-être nous menaceraient-ils moins si davantage de dhampirs se lançaient à leur poursuite.
— Peut-être, mais il y a différentes manières de régler ce problème, et certaines sont meilleures que d’autres. Le chagrin et le désir de vengeance n’en font pas partie. Ils rendent imprudent… Et la noirceur du baiser de l’ombre ne peut que compliquer les choses.
Je croisai les bras, et regardai froidement devant moi.
— Je crains de ne pas pouvoir y faire grand-chose.
Il se tourna vers moi, l’air surpris.
— Pourquoi ne demandes-tu pas simplement à ta compagne de lien de t’en guérir ?