Chapitre 13
Pâques tombait le lendemain. À mon réveil, tout le monde était déjà levé et se préparait pour aller à l’église. Le parfum délicieux des gâteaux d’Oléna flottait dans toute la maison. Mon estomac se mit à gargouiller et je craignis de ne pas pouvoir attendre le festin qui ne devait commencer que dans l’après-midi. Même si je doutais de l’existence de Dieu, j’étais souvent allée à l’église. La plupart du temps, c’était pour faire plaisir à d’autres, une manière de me montrer sociable et polie. Dimitri, quant à lui, y allait pour trouver la paix. Le fait d’assister à cette messe m’aiderait-il à prendre une décision ?
Je me sentis assez miteuse en comparaison des autres. Tout le monde s’était mis sur son trente et un et je ne possédais que des jeans et des tee-shirts. Devinant mon embarras, Viktoria m’avait prêté un chemisier blanc en dentelle un peu petit pour moi mais qui m’allait tout de même. Dès que j’eus pris place sur un banc au milieu des Belikov, j’examinai les lieux en me demandant comment Dimitri avait pu se contenter de la chapelle de l’académie après avoir connu un endroit pareil.
L’église était immense. Elle aurait pu contenir quatre chapelles. Les plafonds étaient très hauts et très ouvragés. La moindre surface était recouverte de décorations dorées ou d’icônes de saints. C’était renversant et éblouissant. L’encens imprégnait l’air de son parfum et brûlait en telle quantité qu’on voyait distinctement flotter un nuage de fumée.
Il y avait beaucoup de monde : des humains et des dhampirs, et je découvris même avec surprise quelques Moroï. Apparemment, les Moroï qui venaient au village étaient assez pieux pour assister à la messe en dépit des activités sordides auxquelles ils devaient se livrer par ailleurs. Et en parlant de Moroï…
— Abe n’est pas là, fis-je remarquer à Viktoria en observant la foule.
Elle était assise à ma gauche et Oléna à ma droite. Même si je ne le suspectais pas d’un grand zèle religieux, je m’attendais un peu à le voir me suivre jusqu’ici. Comme je ne m’étais pas encore remise de notre dernière rencontre, je ne pus m’empêcher d’espérer que son absence signifiait qu’il n’était plus à Baïa.
— A-t-il quitté la ville ?
— Je crois qu’il est musulman, m’expliqua Viktoria. Mais il est toujours là, aux dernières nouvelles. Karolina l’a vu ce matin.
Maudit Zmey ! Il n’avait pas renoncé. Quels étaient ses mots, déjà ? Mon meilleur ami ou mon pire ennemi.
Comme je ne disais rien, Viktoria me jeta un regard inquiet.
— Il ne fait jamais rien de méchant quand il est ici. Il vient pour rencontrer des gens, puis il disparaît. J’étais sincère quand je t’ai dit que je ne pensais pas qu’il te voulait du mal, mais tu commences à m’inquiéter. As-tu des ennuis ?
Excellente question.
— Je ne sais pas. Il a seulement l’air de s’intéresser à moi sans que je comprenne pourquoi. Sa tension se dissipa.
— Nous ne laisserons personne te faire de mal, m’assura-t-elle avec détermination.
Sa sollicitude me fit sourire, et aussi le fait qu’elle ressemblait beaucoup à Dimitri à cet instant.
— Merci. Il se peut que des gens me cherchent. Je crois qu’Abe ne fait que… me surveiller.
C’était une manière sympathique de présenter les choses, puisque je parlais de quelqu’un qui s’apprêtait soit à me ramener aux États-Unis contre mon gré, soit à me faire disparaître pour de bon.
Viktoria parut sentir que j’atténuais la réalité.
— En tout cas, j’étais sincère : je ne le laisserai pas te faire de mal.
Le début de la messe mit fin à notre conversation. Même si la voix du prêtre était magnifique, ses paroles avaient encore moins de sens pour moi que d’habitude. Le service était en russe, comme pour les funérailles de Dimitri, et personne n’allait se donner la peine de me le traduire. Mais c’était sans importance. Je laissai mon esprit vagabonder en continuant à m’émerveiller de la beauté des lieux. À la gauche de l’autel, un ange d’un mètre cinquante aux cheveux dorés me contemplait de toute sa hauteur.
Un souvenir inattendu me revint en mémoire. Dimitri avait un jour obtenu la permission de m’emmener dans l’Idaho pour que je rencontre d’autres gardiens. Même si l’Idaho ne m’enthousiasmait guère, j’avais accueilli avec joie la perspective de passer du temps avec lui et il était parvenu à convaincre les autorités de l’académie qu’il s’agissait d’une « sortie pédagogique ». À vrai dire, c’était peu après la mort de Mason et cette tragédie avait tant ébranlé l’académie qu’on m’aurait sans doute accordé n’importe quoi.
Malheureusement, ce voyage n’avait pas été particulièrement délassant ou romantique. Dimitri avait une mission à accomplir et il devait le faire rapidement. Nous avions roulé le plus vite possible en ne nous arrêtant que lorsque c’était strictement nécessaire. Étant donné que nous avions découvert une famille de Moroï massacrée lors de notre sortie précédente, le fait qu’aucun événement notable ne se soit produit au cours de ce voyage avait sans doute été une bonne chose. Comme toujours, Dimitri avait refusé de me laisser conduire malgré mes prétentions à pouvoir faire le trajet en moitié moins de temps. À moins que ce ne soit justement à cause de ces mêmes prétentions…
À un moment, nous nous étions arrêtés pour faire le plein et acheter de quoi manger dans la boutique de la station-service. Nous étions à une certaine altitude en montagne, dans une petite ville dont l’isolement n’avait rien à envier à celui de Saint-Vladimir. Par temps clair, on apercevait des montagnes depuis l’académie. Mais on éprouvait une impression toute différente lorsqu’on était perdu au milieu d’elles. Ce jour-là, nous étions encerclés par des pics qui semblaient si proches qu’on aurait cru qu’il suffisait de sauter pour atterrir dessus. Dimitri finissait de remplir le réservoir. Mon sandwich au thon à la main, j’avais contourné la station pour avoir une meilleure vue.
L’impression de civilisation que procurait le bâtiment avait disparu dès que je lui avais tourné le dos. Les sapins enneigés s’étendaient à perte de vue et tout était tranquille et silencieux, en dehors du bruit lointain de l’autoroute derrière moi. Ce qui était arrivé à Mason m’avait brisé le cœur et les Strigoï qui nous avaient retenus captifs hantaient toujours mes cauchemars. Ma douleur était encore loin d’avoir disparu, mais ce paysage paisible m’avait un peu réconfortée.
Lorsque j’avais baissé les yeux vers les trente centimètres de neige immaculée qui recouvraient le sol, une idée folle m’avait traversé la tête. Je m’étais laissée tomber par terre sur le dos. L’épaisse couche de neige m’avait enveloppée et j’étais restée un moment immobile, simplement heureuse d’être allongée là. Alors j’avais bougé les bras et les jambes pour laisser leurs empreintes dans la neige. Après cela, je ne m’étais pas relevée aussitôt et étais encore restée un long moment étendue à contempler le ciel bleu.
— Mais qu’est-ce que tu fais à part congeler ton sandwich ? m’avait demandé Dimitri.
Son ombre était tombée sur moi et j’avais levé les yeux vers sa haute silhouette. Il faisait beau malgré le froid et le soleil formait un halo en éclairant ses cheveux par-derrière. Il aurait lui-même pu être un ange.
— Je dessine un ange dans la neige. Tu ne connais pas ?
— Si, je connais, mais pourquoi ? Tu dois être gelée.
J’avais un épais manteau d’hiver, un bonnet, des gants et tous les accessoires requis pour affronter le froid, même s’il avait raison à propos du sandwich.
— Pas tant que ça, à vrai dire. Un peu au visage.
Il avait secoué la tête avec un sourire moqueur.
— Ça viendra dès que tu seras remontée dans la voiture et que toute cette neige commencera à fondre.
— C’est pour la voiture que tu t’inquiètes, pas pour moi. Il avait éclaté de rire.
— Je m’inquiète de te voir risquer une hypothermie.
— Pour ça ? Ce n’est vraiment rien, lui avais-je assuré en frappant le sol du plat de la main. Fais-en un aussi et nous pourrons repartir.
Il avait continué à me regarder.
— Pour avoir aussi froid que toi ?
— Pour t’amuser aussi. Pour laisser ton empreinte dans l’Idaho. Et puis, ça ne devrait pas être un problème pour toi. N’as-tu pas acquis une super résistance au froid en vivant en Sibérie ?
Il avait soupiré sans cesser de sourire. C’était bien suffisant pour me réchauffer, même par ce temps.
— Tu es toujours convaincue que la Sibérie ressemble à l’Antarctique. Je viens du sud de la région. Le climat est presque le même qu’ici.
— Tu essaies de te défiler. Si tu ne veux pas avoir à me traîner jusqu’à la voiture, tu vas devoir faire un ange, toi aussi.
Il m’avait observée pendant de longues secondes et j’avais craint qu’il ne m’entraîne effectivement de force. Mais son visage était toujours détendu et il me regardait avec une tendresse qui avait affolé mon cœur. Alors, sans aucun avertissement, il s’était laissé tomber dans la neige à côté de moi et était resté sans bouger.
— Très bien, avais-je dit lorsque j’avais compris qu’il ne ferait rien de plus. Maintenant, tu dois remuer les bras et les jambes.
— Je sais comment faire un ange dans la neige.
— Alors fais-le ! Sans quoi, ton empreinte va surtout ressemblera une silhouette de victime tracée à la craie sur une scène de crime.
Son éclat de rire avait résonné joyeusement dans l’air froid. Finalement, après d’autres encouragements de ma part, il avait agité les bras et les jambes pour faire un ange. Quand il avait eu fini, je m’étais attendue à le voir bondir aussitôt sur ses pieds et exiger que nous reprenions la route, mais lui aussi était resté immobile à contempler les montagnes et le ciel.
— Joli, non ? (Mon souffle formait de petits nuages en s’exhalant.) D’une certaine manière, cela ressemble beaucoup au paysage de la résidence de sports d’hiver. Pourtant, aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est très différent.
— La vie est ainsi, m’avait-il répondu. À mesure que nous grandissons et changeons, certaines des expériences que nous faisons prennent une signification nouvelle. Cela se produira jusqu’à la fin de tes jours.
J’avais été sur le point de me moquer de sa tendance à délivrer des leçons de vie à tout propos, mais je m’étais rendu compte qu’il avait raison. Lorsque j’étais tombée amoureuse de Dimitri, ce sentiment m’avait d’abord entièrement dévorée. Je n’avais jamais rien éprouvé de tel et j’étais convaincue qu’il me serait impossible de l’aimer davantage. Pourtant, à cet instant, après avoir subi les épreuves de la mort de Mason et de ma capture par les Strigoï, rien n’était plus pareil. J’aimais davantage Dimitri, d’une manière différente, plus profonde. Le fait d’avoir compris à quel point la vie était fragile me faisait l’apprécier davantage. Cela m’avait permis de prendre conscience de l’importance qu’il avait pour moi et de la douleur que j’éprouverais si je devais le perdre.
— Tu n’aimerais pas avoir une cabane tout là-haut ? lui avais-je demandé en désignant un pic voisin. Perdue au milieu des bois, là où personne ne pourrait nous trouver…
— Moi, ça me plairait. Mais je crois que toi, tu t’ennuierais.
J’avais essayé de m’imaginer perdue dans la nature avec lui : une petite pièce, une cheminée, un lit… et j’avais songé que je ne trouverais absolument pas cela ennuyeux.
— Ce serait très bien si nous avions le câble. Et Internet. Ainsi que la chaleur de nos deux corps…
— Rose… (Il ne riait plus, mais j’avais senti qu’il souriait toujours.)… Je ne crois pas que tu serais heureuse dans un endroit si calme. Tu as toujours besoin d’avoir quelque chose à faire.
— Insinues-tu que j’ai une faible capacité de concentration ?
— Pas du tout. Je veux dire qu’il y a une flamme en toi qui commande toutes tes actions, qui te pousse à vouloir améliorer le monde et la vie de ceux que tu aimes, qui t’incite à aider ceux qui ne sont pas capables de se défendre… C’est une qualité qui m’émerveille chez toi.
— Une seule, c’est tout ?
Je lui avais répondu d’un ton léger, mais ses mots m’avaient fait frissonner de plaisir. Il était sincère en disant cela, et le savoir fier de moi comptait plus à mes yeux que n’importe quoi au monde.
— Une parmi d’autres. (Il s’était redressé pour me regarder.) Il n’y aura donc pas de paisible cabane pour toi. Pas avant que tu sois très, très vieille.
— Tu veux dire : lorsque j’aurais quarante ans, par exemple ?
Il avait secoué la tête d’un air exaspéré et s’était relevé, sans daigner répondre à ma plaisanterie. Malgré cela, il avait continué à me regarder avec la même tendresse que j’entendais dans sa voix. J’avais aussi senti de l’admiration et avais songé que je ne pourrais jamais être vraiment malheureuse tant qu’il penserait que j’étais belle et merveilleuse.
— Il est temps d’y aller, avait-il conclu en me tendant la main.
Je l’avais prise et avais laissé Dimitri me relever. Une fois debout, nous nous étions tenu la main une fraction de seconde de plus qu’il n’était nécessaire, puis nous nous étions lâchés pour examiner nos deux anges, dont l’un était bien plus grand que l’autre. Je m’étais alors agenouillée en prenant garde de ne pas abîmer leurs contours et avais tracé une ligne horizontale au-dessus de la tête de chacun d’eux.
— Qu’est-ce que c’est ? m’avait-il demandé lorsque je m’étais relevée. – Les auréoles des créatures célestes que nous sommes, lui avais-je répondu avec un grand sourire.
— Cela risque de prendre du temps si nous voulons les gagner. Nous avions contemplé nos anges pendant encore quelques instants, les yeux baissés vers l’endroit où nous étions restés allongés côte à côte durant un délicieux moment. J’aurais tant aimé avoir dit vrai et que nous ayons effectivement laissé notre empreinte sur la montagne. Mais je savais que nos anges disparaîtraient pour ne plus être qu’un souvenir dès qu’il recommencerait à neiger.
Dimitri m’avait effleuré le bras et nous avions regagné la voiture pans dire un mot.
Sans vouloir offenser l’ange qui me regardait, je le trouvais pâle et ennuyeux en comparaison de ce souvenir de Dimitri.
Les fidèles reprenaient leur place après avoir communié. J’étais restée assise pendant ce sacrement mais j’avais compris quelques-uns des mots qu’avait prononcés le prêtre : « vie », « mort », « détruire », « éternité »… J’étais assez familiarisée avec la foi chrétienne pour deviner le sens général de son discours et j’aurais volontiers parié que le mot « résurrection » en faisait partie lui aussi. Je soupirai en regrettant que dans la réalité il ne soit pas aussi simple que dans la Bible de vaincre la mort et de ressusciter les êtres chers.
La messe terminée, je quittai l’église avec les Belikov, en proie à la mélancolie. Les gens s’échangeaient des œufs sur le parvis. Viktoria m’avait expliqué qu’il s’agissait d’une tradition locale. Des personnes que je ne connaissais pas m’en donnèrent quelques-uns et je me sentis un peu gênée de ne rien avoir à leur offrir en retour. Je me demandai aussi comment j’allais faire pour les manger. Ils étaient tous décorés. Certains étaient simplement peints d’une seule couleur, d’autres ornés de motifs compliqués.
Apparemment, les bavardages allaient bon train après l’église, et nous restâmes un moment sur le parvis. Amis et parents éloignés s’étreignaient et échangeaient des nouvelles. Je restai auprès de Viktoria, le sourire aux lèvres, et tâchai de suivre les conversations qui mélangeaient souvent l’anglais et le russe.
— Viktoria !
Nous nous tournâmes vers Nikolaï qui s’approchait de nous. Il nous décocha un sourire radieux – ou plutôt il le décocha à Viktoria. Il s’était habillé pour l’occasion et avait fière allure avec sa chemise bien ajustée et sa cravate vert foncé. J’observai Viktoria à la dérobée pour voir si cela avait le moindre effet sur elle. Non. Elle semblait sincèrement contente de le voir mais son sourire poli n’avait rien de romantique. Sa réaction me fit de nouveau m’interroger sur son mystérieux « ami ».
Il était avec d’autres garçons que j’avais déjà rencontrés et qui me saluèrent. Tout comme les Belikov, ils semblaient croire que je m’étais définitivement installée à Baïa.
— Venez-vous toujours à la fête de Marina ? demanda Nikolaï.
J’avais presque oublié cette soirée à laquelle il nous avait invitées le jour de notre rencontre. Viktoria avait accepté à l’époque, si bien que je fus surprise de la voir secouer la tête.
— Nous ne pourrons pas. Nous avons des obligations familiales. Première nouvelle ! Il était possible que quelque chose ait été décidé sans qu’on m’en informe, mais j’en doutais. J’eus la nette impression qu’elle mentait et me montrai loyale en m’abstenant de la contredire. Néanmoins, je fus peinée de voir le visage de Nikolaï se décomposer.
— Vraiment ? Vous allez nous manquer.
Elle haussa les épaules.
— On se verra au lycée.
Cela ne suffit pas à le consoler.
— Oui, mais…
Nikolaï la quitta des yeux pour regarder quelque chose derrière nous et fronça les sourcils. Lorsque nous nous retournâmes, je sentis l’humeur de Viktoria s’altérer à son tour.
Trois garçons se dirigeaient vers nous. C’étaient des dhampirs à qui je ne trouvai rien de particulier en dehors de leur sourire suffisant. Pourtant, d’autres dhampirs et des Moroï qui se trouvaient sur le parvis prirent une expression semblable à celle de mes amis. Tout le monde était inquiet, mal à l’aise… Les trois garçons s’arrêtèrent devant notre groupe.
— Je pensais bien que tu serais là, Kolya, lança l’un d’eux dans un anglais parfait.
Il me fallut un moment pour comprendre qu’il s’adressait à Nikolaï. Décidément, je ne m’habituerais jamais aux surnoms russes.
— Je ne savais pas que tu étais revenu, répondit sèchement Nikolaï.
Je les observai tour à tour et perçus une nette ressemblance entre eux. Ils avaient les mêmes cheveux couleur bronze et la même carrure. Ils étaient apparemment frères.
Le regard du frère de Nikolaï se posa sur moi et s’illumina.
— Et tu dois être l’Américaine non-promise…
Je ne fus pas surprise qu’il sache qui j’étais. Après la cérémonie commémorative, la plupart des dhampirs de la ville s’étaient répété l’histoire de l’Américaine qui avait combattu les Strigoï mais ne portait ni marque de la Promesse ni tatouage indiquant qu’elle avait achevé sa formation.
— Je m’appelle Rose, répondis-je.
J’ignorais ce que ces garçons avaient de spécial, mais il n’était pas question que j’aie l’air d’avoir peur d’eux. Le frère de Nikolaï parut apprécier mon assurance et me serra la main.
— Je m’appelle Denis, déclara-t-il avant de présenter ses amis. Voici Artur et Lev.
— Quand es-tu revenu ? demanda Nikolaï, que ces retrouvailles ne semblaient toujours pas réjouir.
— Ce matin, répondit Denis avant de se tourner vers Viktoria. J’ai appris pour ton frère. Mes condoléances.
Malgré la dureté de son expression, Viktoria hocha poliment la tête.
— Merci.
— Est-ce qu’il est vraiment mort en défendant des Moroï ?
Son ton sarcastique me déplut, mais ce fut Karolina qui exprima à haute voix mon indignation. Elle s’était approchée de nous sans que je la remarque et semblait franchement contrariée de voir Denis.
— Il est mort en combattant les Strigoï. C’est un héros.
Denis haussa les épaules sans paraître se soucier de sa colère.
— Il est quand même mort. Je suis sûr que les Moroï chanteront ses louanges pendant des années.
— Ils le feront, intervins-je. Il a sauvé tout un groupe d’entre eux. Et des dhampirs, aussi.
Denis se tourna de nouveau vers moi et m’observa d’un air songeur pendant quelques instants.
— J’ai entendu dire que tu étais avec lui lors de cette expédition et qu’on vous avait jetés dans une bataille perdue d’avance.
— Elle n’était pas perdue d’avance. Nous l’avons gagnée.
— Dimitri dirait-il la même chose s’il était vivant ? Karolina se croisa les bras sur la poitrine.
— Si tu n’es venu que pour nous provoquer, tu ferais mieux de partir. Nous sommes devant une église.
C’était étrange. Depuis que je la connaissais, j’avais surtout été frappée par sa douceur et sa gentillesse. À mes yeux, c’était une jeune mère qui travaillait pour subvenir aux besoins de sa famille. En cet instant, elle ressemblait à Dimitri plus que jamais. Je retrouvais en elle sa force et sa détermination à protéger ceux qu’il aimait et à tenir tête à ses ennemis. Ces garçons ne semblaient pas être de véritables adversaires, mais je ne comprenais toujours pas qui ils étaient.
— Nous ne faisons que discuter, se défendit Denis. Je veux seulement comprendre ce qui est arrivé à votre frère. Croyez-moi, je considère sa mort comme une tragédie.
— Il ne l’aurait pas regrettée, déclarai-je. Il est mort en défendant ce en quoi il croyait.
— En défendant des gens qui tenaient son dévouement pour acquis.
— C’est faux.
— Ah oui ? répliqua Denis avec un sourire ironique. Alors pourquoi n’es-tu pas gardienne ? Tu as tué des Strigoï, et pourtant tu ne portes pas la marque de la Promesse. Tu n’as même pas fini tes études, à ce que j’ai entendu dire. Pourquoi n’es-tu pas en train de risquer ta vie pour les Moroï ?
— Denis, intervint Nikolaï, mal à l’aise. Laisse-nous, s’il te plaît.
— Ce n’est pas à toi que je parle, Kolya, riposta Denis sans me quitter des yeux. J’essaie seulement de comprendre Rose. Elle tue des Strigoï sans travailler pour les gardiens. Il est évident qu’elle ne ressemble pas à vous autres. Peut-être est-elle comme nous.
— Elle n’a rien de commun avec vous ! s’écria Viktoria. Je compris brusquement de quoi il s’agissait et sentis un frisson me parcourir. Ils étaient le genre de dhampirs contre qui Mark m’avait mise en garde. Les véritables non-promis. Les francs-tireurs qui chassaient les Strigoï de leur propre initiative, les dhampirs qui refusaient à la fois de se ranger et de devenir gardiens. Ils n’auraient pas dû m’être si antipathiques. En un sens, Denis avait raison. À première vue, j’étais exactement comme eux. Pourtant, quelque chose dans leur attitude me déplaisait profondément.
— Alors pourquoi es-tu venue en Russie ? me demanda l’un des amis de Denis, dont j’avais oublié le nom. C’est un long voyage. Tu ne l’as pas fait sans une bonne raison.
Viktoria commençait à se laisser gagner par la colère de sa sœur.
— Elle est venue nous annoncer la mort de Dimka. Denis me dévisagea.
— Moi, je crois qu’elle est venue chasser les Strigoï. Il y en a plus à débusquer en Russie qu’aux États-Unis.
— Elle ne serait pas à Baïa si elle voulait chasser les Strigoï, idiot, répliqua Viktoria avec assurance. Elle serait à Vladivostok ou à Novossibirsk…
Novossibirsk. Ce nom m’était familier. Où l’avais-je donc entendu ? Cela me revint quelques instants plus tard. Sydney m’en avait parlé comme de la plus grande ville de Sibérie.
— Peut-être n’est-elle que de passage, insista Denis. Peut-être voudra-t-elle se joindre à nous demain, lorsque nous partirons pour Novossibirsk.
— Pour l’amour de Dieu ! m’écriai-je. Je suis là. Arrêtez de parler de moi comme si j’étais invisible ! Et pourquoi donc voudrais-je venir avec vous ?
Les yeux de Denis brillèrent d’excitation.
— La chasse est bonne, là-bas. Il y a beaucoup de Strigoï. Si tu nous accompagnes, tu pourras nous aider à les traquer.
— Et combien d’entre vous reviendront de cette expédition ? demanda Karolina d’une voix dure. Où est Timosha ? Où est Vasiliy ? Votre bande est de moins en moins nombreuse chaque fois que vous rentrez à Baïa. Qui sera le prochain ? Quelle sera la prochaine famille endeuillée ?
— C’est facile pour vous de parler ainsi, riposta Lev, si j’avais bien retenu son nom. Vous restez ici à ne rien faire pendant que nous veillons sur votre sécurité.
En voyant Karolina le toiser avec dégoût, je me souvins qu’elle sortait avec un gardien.
— Vous vous jetez au-devant du danger sans réfléchir. Si c’est notre sécurité qui vous préoccupe, alors restez ici pour défendre vos familles quand elles en ont besoin. Si vous voulez combattre les Strigoï, rejoignez les gardiens pour travailler avec des gens qui ont un peu de bon sens.
— Les gardiens ne chassent pas les Strigoï ! s’écria Denis. Ils attendent sans rien faire et se soumettent aux Moroï.
Malheureusement, il avait raison, du moins en partie.
— Les choses changent, lui assurai-je. Certains commencent à envisager de prendre l’offensive contre les Strigoï. Il est aussi question que les Moroï apprennent à se battre à nos côtés. Vous pourriez participer à ce renouveau.
— Comme toi ? (Il éclata de rire.) Tu ne nous as toujours pas dit pourquoi tu étais ici et pas avec eux. Tu peux raconter ce que tu veux à tous ceux-là, mais moi je sais pourquoi tu es venue. Je le vois en toi. (Le regard dément qu’il me jeta me donna presque l’impression qu’il en était vraiment capable.) Tu sais que le seul moyen de délivrer le monde de ce fléau est de nous en charger nous-mêmes : nous devons chasser les Strigoï et les tuer un par un.
— Sans aucun plan, compléta Karolina. Sans vous soucier des conséquences de vos actes.
— Nous sommes forts et nous savons nous battre. C’est tout ce qui compte en matière de Strigoï.
Je saisis soudain ce que Mark avait essayé de m’expliquer. Denis venait d’exprimer exactement ce que je pensais lorsque j’étais partie de Saint-Vladimir. Je m’étais lancée à l’aventure, sans véritable plan, parce que je me croyais investie d’une mission que moi seule pouvais accomplir. J’étais la seule à pouvoir tuer Dimitri, à pouvoir le délivrer du mal qui l’habitait. Je ne m’étais même pas demandé comment j’allais m’y prendre, alors qu’il m’avait presque toujours vaincue lorsqu’il était un dhampir. Maintenant qu’il avait la force et la rapidité d’un Strigoï, je n’aurais presque aucune chance de le battre. Mais je n’y avais accordé aucune importance, tant j’étais obsédée par l’idée que je devais le faire.
Dans mon esprit, mon entreprise était sensée, et pourtant… la même idée exprimée par Denis me paraissait absurde. Je jugeai leur groupe aussi irresponsable que Mark m’avait reproché de l’être. Leurs intentions étaient peut-être bonnes, tout comme les miennes, mais leur démarche était suicidaire. Depuis que j’avais perdu Dimitri, je ne m’étais guère souciée de ma propre vie. À aucun moment je n’avais eu peur de la perdre, mais je comprenais à présent qu’il y avait une grande différence entre mourir pour rien et mourir pour quelque chose. Ma vie n’aurait aucun sens si je la perdais en essayant de tuer Dimitri simplement parce que je n’aurais pas échafaudé de stratégie.
Alors le prêtre s’approcha de nous et dit quelque chose en russe. D’après son ton et son expression, je devinai qu’il voulait savoir si tout allait bien. Il s’était mêlé aux fidèles après la messe. Puisqu’il était humain, il devait tout ignorer des divisions politiques existant chez les dhampirs, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir senti une tension.
Denis lui offrit un sourire mielleux et ce qui ressemblait à une explication polie. Le prêtre lui répondit par un sourire, hocha la tête, puis s’éloigna vers quelqu’un qui l’appelait.
— Assez, déclara sèchement Karolina dès qu’il fut hors de portée de voix. Vous devez partir. Tout de suite.
Denis se raidit et j’en fis autant, prête à me battre. Pendant quelques secondes, je crus qu’il allait déclencher une bagarre malgré le lieu, mais il finit par se détendre et se tourna vers moi.
— Montre-les-moi d’abord.
— Te montrer quoi ?
— Tes tatouages. Montre-moi combien de Strigoï tu as tués.
Je ne répondis pas tout de suite et me demandai s’il n’allait pas me jouer un mauvais tour. Tous les regards étaient braqués sur moi. Finalement, je me tournai lentement et soulevai mes cheveux pour lui montrer mes tatouages. Il y avait des molnija, de petits tatouages en forme d’éclairs, et l’étoile que j’avais gagnée en participant à la bataille. Je déduisis du murmure ébahi de Denis qu’il n’en avait jamais vu autant. Je laissai retomber mes cheveux et le dévisageai avec assurance. – Autre chose ?
— Tu perds ton temps, finit-il par répondre en désignant les gens qui m’entouraient. Avec eux. Ici. Tu devrais nous accompagner à Novossibirsk. Nous pouvons t’aider à donner un sens à ta vie.
— Je suis la seule à pouvoir faire quelque chose de ma vie, répliquai-je avant de lui désigner la rue. On vous a demandé de partir, alors partez.
Je retins mon souffle, toujours prête à me battre. Après quelques secondes de tension, les trois garçons reculèrent. Denis me jeta un dernier regard insistant avant de se détourner.
— Ce n’est pas ce que tu veux et tu le sais très bien. Quand tu auras changé d’avis, viens nous retrouver au 83, rue Kasakova. Nous partons au lever du soleil.
— Vous partirez sans moi, ripostai-je.
Le sourire de Denis me fit encore frémir.
— Nous verrons bien.