Chapitre 15
Abe se tourna vers l’un de ses gardiens et lui fit un bref signe de tête. Celui-ci s’éloigna aussitôt.
— C’est fait, conclut Abe.
— C’est tout ? demandai-je, incrédule. Il esquissa un sourire.
— Rolan sait qui je suis. Il connaît les personnes qui travaillent pour moi. Dès que Pavel lui aura transmis mon… souhait, tout sera réglé.
Je frémis, certaine qu’il disait vrai. Si l’on considérait à quel point je m’étais montrée désagréable vis-à-vis de lui depuis le début, c’était un vrai miracle que je ne me sois pas retrouvée au fond de l’océan, les pieds pris dans un bloc de béton.
— Alors pourquoi ne m’avez-vous pas renvoyée de force aux États-Unis ?
— Je n’aime pas contraindre les gens à agir contre leur gré. Même Rolan. Je préfère qu’ils se rendent simplement à la raison et fassent ce que je leur demande sans qu’il soit nécessaire d’employer la force.
— Par « se rendre à la raison », vous voulez dire « céder à un chantage » ?
C’était exactement ce que je venais de faire.
— Nous avons conclu un marché. C’est tout. Il te reste à en remplir ta part. Tu m’as promis de partir, et j’ai l’impression que tu es le genre de personne à tenir parole.
— Oui.
— Rose !
Viktoria venait d’apparaître à la porte. C’était allé vite… Pavel l’entraînait calmement par le bras. Ses cheveux étaient décoiffés, une de ses bretelles avait glissé de son épaule et son visage exprimait un mélange de colère et d’incrédulité.
— Qu’est-ce que tu as fait ? Ce type est sorti de nulle part pour ordonner à Rolan de partir et de ne plus jamais chercher à me revoir ! Alors… Rolan l’a fait. Il est parti…
Je trouvais assez amusant que Viktoria me tienne immédiatement pour responsable de cette mésaventure. Elle avait raison, bien sûr, mais Abe se tenait à côté de moi et tout le monde savait qui travaillait pour lui. Je me défendis tout de même.
— Il se moquait de toi.
Les yeux marron de Viktoria s’emplirent de larmes.
— Il m’aime…
— S’il t’aime, pourquoi m’a-t-il fait des avances dès que tu as eu le dos tourné ?
— C’est faux !
— Sonya est enceinte de lui.
Je la vis pâlir malgré le faible éclairage de la rue.
— Tu mens.
— Pourquoi inventerais-je une histoire pareille ? m’écriai-je en écartant les bras. Il voulait qu’on se retrouve dès que tu aurais quitté la ville !
— S’il l’a fait, c’est parce que tu l’y as incité, riposta-t-elle d’une voix tremblante.
J’en restai bouche bée. Abe, toujours à côté de moi, nous écoutait tranquillement en arborant un sourire satisfait. Il devait sans doute penser que cette scène prouvait qu’il avait raison. J’eus une folle envie de le frapper, mais Viktoria était mon premier souci.
— Comment peux-tu penser cela ? m’écriai-je. Je suis ton amie !
— Si tu l’étais, tu n’aurais pas agi ainsi. Tu n’essaierais pas de te mettre en travers de mon chemin. Tu prétends avoir aimé mon frère, mais c’est impossible. Tu ignores tout de l’amour !
Moi, j’ignorais tout de l’amour ? Était-elle folle ? Si seulement elle savait tout ce que j’avais sacrifié pour Dimitri, pour en arriver là où j’étais… par amour. C’était elle qui ne pouvait pas comprendre. L’amour n’avait rien à voir avec une aventure dans une arrière-salle, lors d’une fête. C’était un sentiment pour lequel on vivait et on mourait. Mes émotions me submergèrent et la noirceur qui m’habitait menaça le se projeter sur elle pour lui faire ravaler son horrible accusation. Je dus mobiliser toute ma volonté pour me souvenir qu’elle souffrait et ne me parlait ainsi que parce qu’elle était bouleversée.
— Je comprends, Viktoria, et je suis désolée. Je ne l’ai fait que par amitié. Je tiens à toi.
— Tu n’es pas mon amie ! répliqua-t-elle. Tu ne fais pas partie de ma famille. Tu ne comprends rien à nous et à notre manière de vivre. J’aurais préféré que tu ne viennes jamais ici.
Elle fit volte-face et se précipita à l’intérieur en bousculant les clients qui attendaient pour entrer. Je la regardai faire le cœur gros.
— Elle va le retrouver, fis-je remarquer à Abe.
Il n’avait pas quitté son air supérieur.
— C’est sans importance. Il ne voudra plus avoir affaire à elle. Pas s’il tient à son joli visage…
Malgré mon inquiétude pour Viktoria, j’eus le sentiment qu’Abe ne se trompait pas au sujet de Rolan. Il ne poserait plus jamais un problème. Quant au prochain petit ami de Viktoria… Il serait bien temps de s’en soucier un autre jour.
— Très bien, grognai-je. Je n’ai plus rien à faire ici. N’essayez pas de me suivre.
— Si tu tiens ta promesse de quitter Baïa, je n’aurai pas à le faire.
Je le dévisageai en plissant les yeux.
— Je vous l’ai dit : je tiens toujours mes promesses.
Je retournai précipitamment chez les Belikov en me demandant si c’était bien vrai. La scène qui venait de se dérouler m’avait fait l’effet d’un seau d’eau froide en plein visage. Que faisais-je là ? Dans une certaine mesure, Abe avait raison. Je m’étais leurrée moi-même. J’avais voulu croire que la famille de Dimitri était la mienne pour apaiser mon chagrin. Mais ce n’était pas ma famille et je n’étais pas chez moi. Ma place n’était pas non plus à l’académie. Elle n’y était plus. Il ne me restait donc plus que la promesse que j’avais faite à Dimitri, et que, pour une raison ou pour une autre, j’avais perdue de vue depuis mon arrivée à Baïa.
Lorsque je rentrai dans la maison, tout le monde n’était pas encore couché. Je montai discrètement dans ma chambre pour attendre le retour de Viktoria avec angoisse. Une demi-heure plus tard, j’entendis des pas dans l’escalier, puis la porte de sa chambre se refermer. J’allai y frapper doucement.
— Viktoria, chuchotai-je. C’est moi. Parle-moi, s’il te plaît.
— Non ! Je ne veux plus jamais te parler.
— Viktoria…
— Va-t’en !
— Je me fais du souci pour toi.
— Tu n’es pas mon frère. Tu n’es même pas ma sœur… Tu n’as pas ta place ici !
Aïe ! Ses cris étaient étouffés par la porte, mais je ne voulais pas courir le risque que les autres nous entendent nous disputer. En revenant vers ma chambre, le cœur brisé, je m’arrêtai devant un miroir. Ce fut à cet instant que je compris que Viktoria avait raison. Abe aussi avait raison. Je n’étais pas à ma place à Baïa.
Je rassemblai mes maigres possessions en un rien de temps, mais hésitai au moment de descendre. J’eus l’impression que la porte close de la chambre de Viktoria me regardait et je dus résister à l’envie de toquer encore au battant. Mais, si je me risquais à le faire, je déclencherais une nouvelle altercation. Ou pire : elle me pardonnerait et me donnerait envie de me perdre dans le confort de la famille de Dimitri jusqu’à la fin de mes jours.
Je pris une profonde inspiration, descendis l’escalier et me dirigeai vers la porte d’entrée. J’aurais aimé faire mes adieux aux autres, mais craignais que le fait de revoir leurs visages ne me fasse changer d’avis. Il fallait vraiment que je parte. J’en voulais à Abe et à Viktoria parce que leurs paroles m’avaient blessée, mais ils n’avaient pas tort.
Ce monde n’était pas le mien. Je devais faire autre chose de ma vie, et puis j’avais beaucoup de promesses à tenir.
À quelques rues de là, je ralentis l’allure non parce que j’étais fatiguée, mais parce que je ne savais où aller. Le plus dur avait été de quitter la maison. Je me laissai tomber sur le trottoir devant le jardin silencieux d’un voisin. J’avais envie de pleurer sans savoir pourquoi. Je voulais retrouver ma vie d’avant, ainsi que Dimitri et Lissa. Ils me manquaient tant.
Mais Dimitri avait disparu et le seul moyen que j’avais de le revoir était de partir à sa recherche pour le tuer. Quant à Lissa… elle était plus ou moins sortie de ma vie, elle aussi. Même si je survivais, elle ne me pardonnerait sans doute jamais. Assise par terre, seule et égarée, je me projetai de nouveau vers elle. Après ce que j’avais vu la fois précédente, je me rendais bien compte que c’était stupide. Mais je devais réessayer. Je devais savoir si je pourrais recouvrer ma place auprès d’elle. Mes émotions chaotiques facilitant le processus, je glissai dans son esprit instantanément. Elle se trouvait à bord d’un jet privé.
Si Jill avait été abasourdie de rencontrer les élèves les plus célèbres de l’académie, le fait de les accompagner en week-end la rendait presque comateuse. Elle observait chaque élément de son environnement avec de grands yeux écarquillés et ne dit presque pas un mot de tout le vol jusqu’à la Cour. Elle parvint à peine à bredouiller « non merci » lorsque Avery lui tendit une flûte de Champagne. Après cela, les autres parurent oublier sa présence, trop absorbés qu’ils étaient par leurs conversations. Lissa remarqua bien le malaise de la collégienne, mais ne fit rien pour y remédier. Je fus stupéfaite. La Lissa que je connaissais aurait tout fait pour épargner à Jill de se sentir exclue. Heureusement pour cette dernière, le spectacle de ses aînés suffisait à la contenter.
Je fus rassurée à l’idée que Mia s’occuperait d’elle. Puisqu’ils devaient se rendre à une invitation de Tatiana dès leur arrivée, Lissa avait demandé à Mia de venir chercher Jill à leur descente d’avion. Mia lui avait promis de prendre la jeune fille sous son aile pour le week-end et de lui montrer ce qu’elle avait appris à faire de sa magie de l’eau. Lissa en était ravie, autant qu’elle était soulagée de ne pas avoir à veiller sur une gamine.
Si Lissa s’était déchargée de tout souci concernant Jill, une autre personne l’inquiétait : Reed, le frère d’Avery. Leur père avait voulu qu’il les accompagne lui aussi et le rôle que M. – ou plutôt M. le proviseur – Lazar avait joué dans l’organisation de ce voyage avait rendu toute discussion inutile. Avery avait levé les yeux au ciel et parlé discrètement à Lissa, avant l’embarquement, à ce sujet.
— Nous comptons tous sur ta réputation, lui avait-elle expliqué. Si papa me laisse t’accompagner, c’est parce que tu es en faveur auprès de la reine et qu’il aimerait que cela rejaillisse sur moi. Alors il espère qu’à mon tour je serai en faveur auprès d’elle, afin que cela profite à Reed… et au reste de la famille.
Lissa ne se donna pas la peine de réfléchir trop longuement à la logique de ce raisonnement. Ce qui la contrariait surtout, c’était que Reed Lazar soit toujours aussi déplaisant que le jour de leur rencontre. Même s’il ne faisait rien de mal, sa simple présence la mettait mal à l’aise. Il était tout le contraire d’Avery. Elle était vive et bavardait facilement avec les gens, tandis que lui n’ouvrait la bouche que pour répondre quand on lui parlait. Lissa n’arrivait pas à déterminer s’il était timide ou méprisant.
Lorsqu’elle lui avait demandé s’il était excité à l’idée de se rendre à la Cour, il s’était contenté de hausser les épaules.
— Peu importe, lui avait-il répondu. Je m’en moque.
Son ton avait été presque hostile, comme s’il en avait voulu à Lissa de l’avoir interrogé, si bien qu’elle avait complètement renoncé à engager d’autres conversations avec lui. En dehors de sa sœur, Lissa ne l’avait vu parler qu’à Simon, le gardien d’Avery, qui les accompagnait lui aussi.
Mia les attendait bien à l’atterrissage. Elle fit de grands signes à Lissa dès sa sortie de l’avion. Le vent ébouriffait ses boucles blondes. Lissa lui répondit par un sourire et elles s’enlacèrent brièvement. Ce type d’effusions entre deux anciennes ennemies ne manquait jamais de m’amuser.
Lissa lui présenta ceux qui avaient besoin de l’être, puis un groupe de gardiens les escorta depuis la piste d’atterrissage jusqu’au cœur de la Cour. Mia fit un accueil si chaleureux à Jill que le malaise de celle-ci se dissipa rapidement. Ses yeux verts se mirent à briller d’excitation. Mia se tourna vers Lissa avec un grand sourire.
— Où est Rose ?
Sa question provoqua un silence gêné.
— Quoi ? s’étonna Mia. Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Rose est partie, expliqua Lissa. Je suis désolée… Je croyais que tu le savais. Elle a abandonné le lycée après l’attaque parce qu’elle devait s’occuper… de résoudre des problèmes personnels.
Lissa craignait que Mia ne lui demande des détails. Peu de personnes savaient que je m’étais lancée à la poursuite de Dimitri, et Lissa préférait que les choses restent ainsi. Pour la plupart des gens, j’avais simplement disparu à cause du traumatisme de la bataille. La question que lui posa Mia la désarçonna complètement.
— Pourquoi n’es-tu pas partie avec elle ?
— Quoi ? bredouilla Lissa. Pourquoi l’aurais-je accompagnée ? Rose a abandonné le lycée. Il n’est pas question que j’en fasse autant.
— J’imagine…, commenta Mia d’un air songeur. Simplement, vous étiez si proches, même sans tenir compte de votre lien… Je vous croyais prêtes à vous suivre l’une l’autre jusqu’au bout de la terre en remettant les détails à plus tard.
La vie de Mia avait connu de tels bouleversements qu’elle envisageait à présent ce genre de solutions avec aisance. L’étrange colère que je sentais s’éveiller en Lissa de temps à autre fit son apparition et s’abattit sur Mia.
— Si nous avions été si proches, elle ne serait pas partie. C’est elle qui s’est montrée égoïste, pas moi.
Ses mots me blessèrent et surprirent Mia. Même si elle ne manquait pas de caractère, celle-ci préféra faire profil bas et écarta les bras pour s’excuser. Elle avait vraiment changé.
— Je suis désolée. Ce n’était pas une critique de ma part.
Lissa ne répondit rien. Depuis mon départ, elle s’était reproché beaucoup de choses. Elle avait longuement réfléchi à ce qu’elle aurait pu faire pour moi, avant ou après la bataille, qui aurait pu m’inciter à rester. Mais l’idée qu’elle aurait pu m’accompagner ne lui était jamais venue à l’esprit et cette prise de conscience venait de lui faire l’effet d’une gifle. Ce que Mia avait dit l’avait mise en colère tout en réveillant son sentiment de culpabilité. Elle ne savait plus si c’était à elle-même ou à moi qu’elle en voulait le plus.
— Je sais ce que tu penses, lui dit Adrian quelques minutes plus tard, lorsque Mia eut disparu avec Jill après avoir promis de les rejoindre plus tard.
— Tu lis dans les pensées, maintenant ? ironisa Lissa.
— C’est inutile. Il suffit de te regarder. Rose ne t’aurait jamais laissée l’accompagner, alors cesse de te torturer.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment où logeaient les invités de passage à la Cour, qui se révéla être aussi confortable et aussi luxueux que dans mon souvenir.
— Tu n’en sais rien. J’aurais pu la convaincre.
— Non, répondit fermement Adrian. Tu n’aurais pas pu. Je suis sérieux : ne t’invente pas une raison supplémentaire de déprimer.
— Eh ! pourquoi moi serais-je déprimée ? C’est elle qui m’a abandonnée !
Adrian fut surpris. Depuis mon départ, Lissa avait surtout été très triste. Il lui était parfois arrivé de s’emporter en parlant de moi, mais ni lui ni moi ne l’avions jamais vue manifester une telle véhémence. De sinistres sentiments bouillonnaient en elle.
— Je croyais que tu avais compris sa démarche, lui fit-il remarquer en fronçant les sourcils. Tu disais que tu…
— Eh ! laisse-la tranquille, tu veux bien ? les interrompit Avery en jetant à Adrian un regard sévère. On se verra à la réception.
Ils avaient atteint l’endroit où garçons et filles devaient se séparer pour se diriger respectivement vers l’aile qui leur était réservée. Adrian parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se contenta de hocher la tête avant de s’éloigner en compagnie de Reed et d’autres gardiens. Avery passa un bras réconfortant autour des épaules de Lissa et jeta un regard furieux à la silhouette d’Adrian qui disparaissait dans le couloir.
— Ça va ? demanda-t-elle finalement à Lissa.
Son visage, habituellement souriant, était creusé par l’inquiétude. Cela surprit Lissa de la même manière que les moments de sérieux il Adrian me surprenaient toujours.
— Je crois. Je n’en suis pas sûre, répondit-elle d’une petite voix.
— Ne te torture pas à ressasser ce que tu aurais pu ou dû faire. Le passé est révolu. Place à l’avenir !
Même si Lissa avait toujours le cœur gros et était de la pire humeur bue je lui aie connue depuis longtemps, elle parvint à esquisser un sourire.
— Ce sont les plus sages paroles que tu aies jamais prononcées !
— Je sais ! C’est incroyable ! Penses-tu que cela impressionnera Adrian ?
Elles éclatèrent de rire, mais la remarque de Mia continua à obséder Lissa malgré sa bonne humeur apparente. Elle n’aurait pas cru possible qu’une idée puisse la perturber à ce point. C’était surtout la certitude qu’elle avait qu’elle aurait pu m’épargner des ennuis si elle m’avait accompagnée qui la contrariait. Non. C’était plutôt le fait de ne pas y avoir pensé à l’époque. J’étais sa meilleure amie. Telles qu’elle envisageait les choses, cela aurait dû être sa première réaction quand je lui avais annoncé mon départ. Cela n’avait pas été le cas et Lissa se sentait plus coupable que jamais. Ce sentiment était si douloureux qu’elle en transformait une partie en colère pour le supporter, même si ce n’était pas une solution.
Son humeur ne s’améliora pas au fil de la soirée. Peu après leur arrivée, la reine organisa une réception réservée à l’élite des visiteurs qui se trouvaient à la Cour. Lissa n’avait pas mis longtemps à comprendre que la reine passait son temps à organiser des réceptions. À une autre période de son existence, elle aurait trouvé cela amusant. Ce n’était plus le cas. Du moins, ce genre de réceptions ne présentait plus aucun attrait pour elle. Néanmoins, Lissa garda sa mauvaise humeur pour elle et joua à la perfection son rôle de princesse modèle. La reine parut ravie de la voir enfin fréquenter une amie noble et « convenable », et fut également heureuse de la voir charmer les dignitaires qu’elle lui présenta. Vers la fin de la soirée cependant, la fermeté apparente de Lissa connut un moment de faiblesse.
— J’aimerais que nous réglions la question de tes gardiens avant ton départ, déclara Tatiana.
Elle et Lissa se tenaient au centre d’un groupe d’admirateurs qui gardaient une distance respectueuse. Lissa, qui regardait d’un air absent les bulles du Champagne auquel elle n’avait pas touché, tourna brusquement la tête.
— Mes gardiens, Votre Majesté ?
— Il n’y a pas de manière délicate de le présenter : pour le meilleur ou pour le pire, tu n’as plus de protection. (Elle marqua une pause de bon goût.) Belikov était quelqu’un de bien.
Évidemment, mon nom ne fut même pas prononcé. C’était comme si je n’avais jamais existé. Elle ne m’avait jamais aimée, et sa crainte que je m’enfuie avec Adrian n’avait rien arrangé. Lissa avait d’ailleurs remarqué que la reine observait le petit jeu de séduction entre Avery et Adrian avec intérêt. Il était difficile de savoir ce qu’elle en pensait. Ses excès mis à part, Avery était parfaite. Sauf que Tatiana aurait voulu voir Adrian avec Lissa.
— Je n’ai pas besoin de protection pour le moment, répondit poliment Lissa, le cœur serré.
— C’est vrai, mais tu vas bientôt quitter l’académie. Nous avons trouvé d’excellents candidats. Par chance, l’un d’entre eux est une femme.
— Janine Hathaway m’a proposé ses services, l’interrompit Lissa.
Je l’ignorais, mais je découvris les détails de cette histoire dans son esprit. Ma mère s’était présentée à elle peu après mon départ. J’en fus stupéfaite. Ma mère était d’une grande loyauté vis-à-vis du Moroï à la garde de qui elle était assignée. Cette démarche avait dû beaucoup lui coûter.
— Janine Hathaway ? répéta Tatiana en haussant démesurément les sourcils. Je suis certaine qu’elle a d’autres obligations. Non, nous avons de bien meilleurs candidats. La jeune femme dont je viens de te parler n’a que quelques années de plus que toi.
Un meilleur candidat que Janine Hathaway ? C’était impossible. Avant que je rencontre Dimitri, ma mère était ma référence en matière de durs à cuire. La « jeune femme » dont parlait Tatiana devait être entièrement sous son contrôle. Surtout, ce n’était pas une Hathaway. La reine n’aimait pas plus ma mère que moi. Un jour, alors que Tatiana me reprochait mon comportement, elle avait mentionné un homme avec qui ma mère aurait eu une liaison. Je suspectais cet homme, qu’elle avait appelé Ibrahim, d’être mon père. Le plus curieux était que la reine m’avait donné l’impression de s’être elle aussi intéressée autrefois à cet homme. Était-ce pour cette raison qu’elle détestait tant ma famille ?
Lissa offrit un sourire poli à la reine et la remercia de sa sollicitude. Nous comprenions l’une et l’autre ce qui se tramait. C’était une nouvelle manœuvre de Tatiana. Elle manipulait tout le monde et il n’y avait aucun moyen de lui échapper. Pendant un bref instant, Lissa songea une fois de plus aux propos que Victor Dashkov lui avait tenus. En plus des enlèvements et des meurtres qu’il avait commis, Victor avait eu l’intention de déclencher une révolution. Il estimait que le pouvoir était mal réparti chez les Moroï – idée qu’il arrivait à Lissa de partager – et que certains s’en réservaient injustement la plus grande part. Ces pensées s’envolèrent de son esprit aussi vite qu’elles y avaient jailli. Victor Dashkov n’était plus qu’un fou qui ne méritait pas que l’on prenne ses idées en considération.
Dès que la bienséance le lui permit, Lissa prit congé de la reine et traversa la salle en craignant d’exploser de colère et de chagrin. Elle faillit bousculer Avery au passage.
— Mon Dieu ! s’écria celle-ci. Reed ne pourrait pas m’embarrasser davantage. Il a réussi à effrayer les deux personnes qui ont tenté de lui parler. Il vient à l’instant de demander à Robin Badica de la fermer. C’est vrai qu’elle est bavarde, mais tout de même… ce n’est pas gentil. (L’exaspération d’Avery se dissipa dès qu’elle eut observé Lissa plus attentivement.) Qu’est-ce qui ne va pas ?
Lissa jeta un coup d’œil en direction de Tatiana, puis chercha du réconfort dans les yeux bleu-gris de son amie.
— Il faut que je sorte d’ici. (Elle prit une profonde inspiration pour se calmer.) Te souviens-tu des distractions que tu nous as promises ? Quand comptes-tu nous les faire découvrir ?
Avery se mit à sourire.
— Dès que tu voudras.
Je quittai Lissa et me retrouvai assise sur le trottoir. Mes émotions étaient toujours aussi confuses et je dus lutter contre les larmes. Mes craintes étaient confirmées : Lissa n’avait plus besoin de moi. Pourtant, j’avais encore l’impression que quelque chose de bizarre se passait même si je ne parvenais pas à saisir quoi. Bien sûr, la culpabilité que la remarque de Mia avait fait naître chez elle ainsi que les effets négatifs de l’esprit pouvaient expliquer l’altération de son caractère. Néanmoins… ce n’était plus la même Lissa.
Des bruits de pas me firent lever les yeux. Je m’attendais à voir Abe ou Viktoria, mais ce n’était ni l’un ni l’autre.
C’était Yéva.
La vieille femme se tenait debout devant moi, drapée dans un châle, et me jaugeait de son regard perçant, l’air réprobateur. Je soupirai.
— Que s’est-il passé ? lui demandai-je. Est-ce que la maison s’est écroulée ?
La barrière de la langue avait peut-être un avantage, finalement. Elle pinça les lèvres.
— Tu ne peux pas rester ici, déclara-t-elle.
J’en restai bouche bée.
— Vous… Vous parlez anglais ?
Elle ricana.
— Évidemment !
Je bondis sur mes pieds.
— Et vous avez fait semblant de ne parler que le russe pendant tout ce temps ? Vous avez forcé Paul à jouer les traducteurs ?
— C’est plus facile ainsi, se contenta-t-elle de répondre. On évite bien des bavardages inutiles quand on ne parle pas la même langue. Et je ne connais pas de conversation plus inutile que celle des Américains.
Je n’en revenais toujours pas.
— Vous ne me connaissez même pas ! Vous m’avez fait vivre un enfer depuis le premier jour. Pourquoi ? Pourquoi me détestez-vous ? – Je ne te déteste pas, mais je suis déçue. – Déçue ? En quoi ? – J’ai rêvé de ton arrivée.
— J’en ai entendu parler. Et ça vous arrive souvent ?
— De temps en temps.
La lune qui se reflétait dans ses prunelles lui donnait l’air d’appartenir à un autre monde. Un frisson me parcourut l’échiné.
— Certaines fois, mes rêves se réalisent, d’autres non. J’ai rêvé que Dimka était mort, mais je n’ai pas voulu y croire avant d’en avoir la preuve. Tu as été cette preuve.
— Et c’est pour ça que vous êtes déçue ? Yéva resserra son châle autour de ses épaules.
— Non. Dans mon rêve, tu étais éclatante. Tu brillais comme une étoile et je te voyais comme une guerrière capable d’accomplir de grandes choses. Et qu’as-tu fait ? Tu t’es lamentée sur ton sort. Tu n’as rien fait du tout. Tu n’as pas accompli la tâche pour laquelle tu étais venue.
Je l’observai en me demandant si elle savait vraiment de quoi elle parlait.
— Et de quoi s’agit-il, au juste ?
— Tu le sais très bien. Je l’ai rêvé aussi.
J’attendis un moment. Comme elle n’ajoutait rien, j’éclatai de rire.
— Quelle réponse vague ! Vous êtes aussi mauvaise que toutes les diseuses de bonne aventure.
Je vis ses yeux briller de rage malgré l’obscurité.
— Tu es venue pour chercher Dimka. Pour essayer de le tuer. Tu dois le retrouver.
— Qu’entendez-vous par « essayer » ?
Je refusais de croire qu’elle puisse vraiment connaître mon avenir. Pourtant, je devais admettre qu’elle avait bien réussi à capter mon intérêt.
— Avez-vous vu ce qui va se passer ? Parviendrai-je à le tuer ?
— Je ne vois pas tout.
— Génial !
— J’ai seulement vu que tu devais le retrouver.
— Et vous ne pouvez rien me dire d’autre ? Parce que cela, je le savais déjà !
— C’est ce que j’ai vu.
— Je n’ai pas de temps à perdre à résoudre ces énigmes, grognai-je. Si vous ne pouvez pas m’aider, inutile de me dire quoi que ce soit. Elle ne répondit rien.
— Parfait, conclus-je en jetant mon sac sur mon épaule. Je m’en vais, dans ce cas. (Alors je sus brusquement où je devais aller.) Dites aux autres… Remerciez-les pour tout. Et dites-leur que je suis désolée.
— Tu prends la bonne décision, déclara-t-elle. Ta place n’est pas ici.
— On me l’a déjà dit, marmonnai-je en m’éloignant.
Je me demandai pendant quelques instants si elle allait ajouter quelque chose : me gronder, me maudire ou m’offrir une dernière perle de sa « sagesse ». Mais elle resta silencieuse et je ne jetai pas un regard en arrière.
Je n’étais chez moi nulle part, ni ici ni aux États-Unis. Il ne me restait plus qu’à faire ce pour quoi j’étais venue. J’avais dit à Abe que je tenais toujours mes promesses. J’allais le faire. J’allais quitter Baïa, comme je le lui avais assuré, et j’allais tuer Dimitri comme je me l’étais promis à moi-même.
Je savais désormais où aller. L’adresse ne m’était jamais sortie de l’esprit : 83, rue Kasakova. J’ignorais où était cette rue, mais je n’eus qu’à atteindre le centre du village pour trouver quelqu’un qui put me renseigner. L’endroit que je cherchais n’était pas très loin, à moins de deux kilomètres, et je m’y rendis d’un bon pas.
En atteignant la maison, je fus contente de voir encore de la lumière aux fenêtres. Même furieuse comme je l’étais, je préférais n’avoir à réveiller personne. Je n’avais pas non plus envie de croiser Nikolaï et je fus donc soulagée de voir Denis m’ouvrir la porte.
Il parut franchement surpris de me voir. Malgré les propos qu’il avait tenus devant l’église, il n’avait jamais vraiment dû croire que je me joindrais à lui et à sa bande de non-promis. Comme il restait sans voix, je me chargeai du dialogue.
— J’ai changé d’avis. Je vous accompagne.
Je pris une profonde inspiration. J’avais promis à Abe de quitter Baïa, pas de rentrer aux États-Unis.
— Emmenez-moi à Novossibirsk.