Chapitre 16
Denis et ses deux amis, Artur et Lev, furent enchantés de me voir entrer dans leur bande. Cela dit, s’ils s’attendaient à me voir partager leur enthousiasme pour la chasse sauvage aux Strigoï, ils allaient être cruellement déçus. Il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre que mon approche de la question était très différente de la leur. Lev possédait une voiture et nous nous relayâmes au volant jusqu’à Novossibirsk. Il y avait une quinzaine d’heures de route. Même si nous nous arrêtâmes dans un hôtel pour la nuit, cela fit un bien long moment à passer dans un espace confiné avec trois garçons qui ne parlaient que des Strigoï qu’ils allaient tuer.
Ils ne cessèrent d’essayer de me faire parler. Ils voulaient savoir combien de Strigoï j’avais tués, comment s’était déroulée la bataille de l’académie, quelles étaient mes méthodes… mais, chaque fois que mon esprit abordait ces sujets, je ne songeais qu’au sang et au chagrin que ces événements avaient causés. Ce n’étaient certainement pas des choses dont j’avais envie de me vanter et ils mirent au moins six heures à comprendre qu’ils n’allaient pas me soutirer beaucoup d’informations.
Alors ils se lancèrent dans le récit de leurs propres aventures. Pour être juste, ils avaient tué plusieurs Strigoï, mais avaient aussi perdu des amis, tous des adolescents comme eux. Leur expérience n’était pas si différente de la mienne : moi aussi, j’avais perdu des amis. Mais je les avais perdus parce que nous avions affronté des ennemis plus nombreux que nous. Les pertes qu’avait subies la bande de Denis semblaient surtout dues à la précipitation et au manque de stratégie. De fait, ils n’avaient pas de plans très précis sur ce qu’ils feraient une fois que nous serions arrivés à Novossibirsk. Ils m’assurèrent que les Strigoï aimaient chasser soit dans les endroits très fréquentés la nuit, comme les discothèques, soit dans les lieux isolés, comme les ruelles désertes où ils pouvaient plus facilement surprendre leurs proies. Personne ne se rendait compte de rien lorsque des gens disparaissaient de ce genre d’endroits. Le plan de Denis consistait surtout à déambuler dans ces quartiers en espérant finir par tomber sur un Strigoï.
Je fus tentée d’abandonner immédiatement leur bande pour reprendre ma chasse solitaire. Après tout, ils avaient rempli leur rôle en me conduisant à Novossibirsk. D’après toutes les informations que j’avais obtenues, la plus grande ville de Sibérie était la destination la plus logique, après Baïa, pour chercher Dimitri. Néanmoins, plus j’y réfléchissais, plus je prenais conscience que me jeter toute seule au milieu des Strigoï était aussi stupide que les plans des non-promis. Je pourrais les utiliser comme renforts. De plus, comme j’ignorais toujours où était Dimitri, je devrais trouver un moyen d’obtenir des informations, et là encore j’aurais besoin d’aide.
Nous atteignîmes Novossibirsk à la fin du deuxième jour de route. Même si on m’avait dit qu’il s’agissait d’une grande ville, je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi vaste que Moscou ou Saint-Pétersbourg. De fait, elle se révéla beaucoup plus petite. Ce n’en était pas moins un véritable centre urbain où l’on trouvait des gratte-ciel, des théâtres et des banlieues. Tout cela était bâti dans le même splendide style architectural que dans les autres villes de Russie.
Nous retrouvâmes une de leurs amies qui avait un appartement en centre-ville, une dhampir prénommée Tamara. Son anglais n’était pas très bon, mais je compris à son enthousiasme que c’était encore une non-promise et qu’elle était aussi impatiente que les autres de débarrasser le monde des Strigoï. C’était une jolie brune avec des taches de rousseur qui avait quelques années de plus que nous, ce qui expliquait pourquoi elle disposait de son propre appartement.
Apparemment, elle attendait les garçons pour chasser, ce que je pris comme une bonne nouvelle. Au moins, elle ne le faisait pas seule. Elle sembla particulièrement ravie de voir une autre fille entrer dans la bande mais, comme les autres, elle comprit vite que je ne partageais pas leur enthousiasme.
Lorsque notre première nuit de chasse arriva, je décidai de prendre le commandement de la bande. Mon changement d’attitude les surprit tout d’abord, mais ils m’écoutèrent bientôt religieusement, subjugués qu’ils étaient par ma réputation.
— Très bien, commençai-je en les dévisageant l’un après l’autre. (Nous étions assis en cercle au milieu du petit salon de Tamara.) Voici comment nous allons procéder : nous allons patrouiller dans la boîte de nuit tous ensemble, puis nous inspecterons les ruelles à la recherche…
— Excuse-moi…, m’interrompit Denis. Mais nous nous séparons, d’habitude.
— Et c’est pour cette raison que vous vous faites tuer, ripostai-je. Nous restons tous ensemble.
— N’as-tu jamais tué de Strigoï toute seule ? me demanda Lev. C’était le plus grand des garçons. Sa silhouette haute et mince rappelait celle des Moroï.
— Si, mais j’ai eu de la chance.
Et j’étais une bien meilleure combattante que n’importe lequel d’entre eux. C’était peut-être de l’arrogance, mais j’avais conscience d’être une très bonne gardienne – ou quasi-gardienne.
— Nous serons plus efficaces à cinq. Lorsque nous aurons repéré des Strigoï, nous devrons nous arranger pour les affronter dans un endroit désert. (Je n’avais pas oublié les avertissements de Sydney.) Je veux aussi leur parler avant qu’on les tue. Votre tâche consistera à les immobiliser.
— Pourquoi ? s’étonna Denis. Qu’as-tu à leur dire ?
— En fait, ce sont eux qui doivent me dire quelque chose. Cela ne sera pas long et vous pourrez les tuer quand j’en aurai fini avec eux, alors ne vous inquiétez pas de ce petit contretemps. Mais…
(Ce que je m’apprêtais à ajouter allait à l’encontre de mes intérêts, mais je me devais de le faire. Il n’était pas question qu’ils se fassent tuer à cause de ma quête.)… si vous vous retrouvez pris au piège ou face à un danger immédiat, oubliez l’interrogatoire. Tuez votre adversaire et sauvez votre peau.
Apparemment, j’eus assez d’assurance et de charisme pour qu’ils se plient à tous mes caprices. Mon plan impliquait que nous nous déguisions. Aucun Strigoï se trouvant assez près de nous ou disposant d’un bon point de vue ne pouvait manquer de nous identifier comme dhampirs. Il était important que nous passions inaperçus. Il fallait que les regards des Strigoï en quête de victimes glissent sur nous sans s’arrêter. Nous devions donc ressembler à des humains sortis faire la fête.
Nous nous habillâmes en conséquence et je fus étonnée du soin que les garçons apportèrent à leur tenue. Denis, qui avait les mêmes yeux et les mêmes cheveux couleur bronze que son frère Nikolaï, se révéla particulièrement séduisant, si l’on faisait abstraction de son dérangement mental. Comme le peu de vêtements que je possédais ne satisfaisait pas aux critères d’une boîte de nuit, Tamara fouilla dans son armoire pour me trouver quelque chose à mettre. Cette activité parut la ravir. Nous avions les mêmes mensurations, ce qui me sembla fabuleux. La taille et l’extrême minceur de Lissa ne nous avaient jamais permis de nous prêter des vêtements. Tamara avait à la fois la même taille et le même genre de physique que moi.
Elle me proposa d’abord une robe courte et moulante qui ressemblait tant à celle de Viktoria que je la lui rendis en secouant la tête. Je ne m’étais pas encore remise de notre dispute et il n’était pas question que je revive cette soirée ni que je me transforme en catin rouge. Tamara se décida donc pour un jean et un haut noirs. Je la laissai ensuite me coiffer et me maquiller, et dus reconnaître en m’observant dans un miroir qu’elle avait fait du bon travail. Même si c’était futile, j’aimais me trouver jolie. J’aimais particulièrement que les garçons me regardent avec respect et admiration, et non comme un morceau de viande. Tamara proposa aussi de me prêter des bijoux, mais je me contentai du nazar que je portais autour du cou. J’avais besoin d’un étui où ranger mon pieu. Tamara m’en dénicha un en cuir qui s’intégrait parfaitement à l’ensemble.
Lorsque nous fûmes sur le point de partir, vers minuit, je ne pus m’empêcher de secouer la tête.
— On n’a jamais vu de chasseurs de vampires si beaux, marmonnai-je.
Denis nous entraîna dans une discothèque où la bande avait déjà repéré des Strigoï. Apparemment, c’était aussi l’endroit où un de leurs amis s’était fait tuer. La boîte se situait dans un quartier miteux de la ville, ce qui devait accroître son attrait aux yeux des Strigoï. La plupart des clients, issus des classes moyennes ou aisées, étaient apparemment attirés là par l’impression de « danger » qui se dégageait des lieux. Si seulement ils avaient su à quel point le danger était réel. J’avais souvent taquiné Dimitri en prétendant que la Russie et l’Europe de l’Est avaient dix ans de retard sur les États-Unis en matière de musique. Mais, lorsque nous entrâmes à l’intérieur, j’entendis le morceau techno qui passait à la radio juste avant mon départ d’Amérique.
La discothèque était bondée et obscure, quoique mitraillée par des stroboscopes, assez pénibles pour des yeux de dhampir. Notre vue ne s’adaptait à la pénombre qu’un court instant, juste avant que nous soyons éblouis par le flash suivant. Mais il ne me fut pas nécessaire d’y voir clair pour savoir qu’il n’y avait aucun Strigoï dans les environs, grâce au sens que m’avait conféré le baiser de l’ombre.
— Venez, dis-je aux autres. Allons danser pour passer le temps. Il n’y a pas de Strigoï dans le coin.
— Comment le sais-tu ? me demanda Denis, émerveillé.
— Je le sais, c’est tout. Ne vous éloignez pas les uns des autres.
Notre petit groupe se dirigea vers la piste. Je n’avais pas dansé depuis si longtemps que je fus surprise d’entrer si facilement dans le rythme. Une part de moi me conseillait de rester pleinement vigilante, mais mon système d’alarme ne manquerait pas de me rappeler à l’ordre en cas de danger. La nausée était une forme d’avertissement que je ne pouvais manquer de remarquer.
Nous dansâmes pendant une heure sans qu’aucun Strigoï apparaisse. Nous quittâmes la piste pour inspecter les recoins du club, puis sortîmes arpenter les environs. Toujours rien.
— Y a-t-il une autre discothèque dans le quartier ? demandai-je.
— Bien sûr, me répondit Artur. (C’était un garçon robuste aux cheveux ras et au sourire facile.) À quelques rues d’ici.
Nous le suivîmes jusqu’à un établissement semblable au premier : un club dissimulé dans un bâtiment délabré. Nous y retrouvâmes la même foule, la même musique assourdissante et les mêmes stroboscopes. Étrangement, ce fut l’odeur qui me dérangea le plus, cette fois. La foule entassée produisait tant de transpiration que les humains eux-mêmes ne pouvaient pas manquer de la sentir. Pour notre odorat de dhampir, c’était une infection. Tamara et moi échangeâmes un regard entendu en plissant le nez. Nous n’eûmes pas besoin de mots pour partager notre dégoût.
Nous nous dirigeâmes de nouveau vers la piste de danse. Lorsque Lev voulut s’éloigner pour aller chercher à boire, je lui frappai le bras.
Il s’écria quelque chose en russe que je savais être un juron.
— Pourquoi ? me demanda-t-il.
— Pour ta stupidité ! Comment comptes-tu t’y prendre pour tuer quelqu’un deux fois plus rapide que toi quand tu seras soûl ?
Il haussa les épaules d’un air désinvolte et je réprimai mon envie de le frapper encore, mais au visage, cette fois.
— Un seul verre ne peut pas me faire de mal. Et puis il n’y a aucun…
— Tais-toi !
Une nausée familière me soulevait l’estomac. Oubliant toute discrétion, je cessai de danser pour scruter la foule à la recherche de son origine. J’avais eu raison de me fier à mon corps pour sentir l’approche d’un Strigoï, mais il m’était plus difficile de le localiser parmi tant de gens. Lorsque je fis quelques pas en direction du vestiaire, ma nausée diminua. En direction du bar, elle augmenta.
— Par ici, annonçai-je. Et faites semblant d’être encore pris par la musique.
Ma tension fut contagieuse. Je sentis l’impatience les gagner, ainsi qu’une légère peur, dont je me réjouis. Elle allait peut-être les aider à prendre la situation au sérieux. Tandis que nous nous dirigions vers le bar, je tâchai d’avoir l’air de vouloir commander un verre, sans cesser pour autant d’observer la foule du coin de l’œil.
Là ! je l’avais enfin repéré. Un Strigoï mâle se tenait un peu à l’écart des autres clients avec dans les bras une fille qui devait avoir mon âge. Dans la pénombre, il semblait presque séduisant. Mais je savais qu’un examen plus approfondi ne manquerait pas de révéler la pâleur morbide de sa peau et les yeux rouges qu’avaient tous les Strigoï. Soit la fille ne les avait pas remarqués dans la pénombre, soit le Strigoï la maîtrisait grâce à la suggestion. À en juger par les sourires qu’elle lui offrait, les deux devaient être vrais. Les Strigoï étaient aussi doués pour la suggestion que les spécialistes de l’esprit comme Lissa, voire plus doués parfois. Je vis le Strigoï entraîner la fille vers un couloir discret au bout duquel on apercevait le signe lumineux indiquant une sortie de secours. Je le supposai, du moins, puisque son inscription était en cyrillique.
— Savez-vous où donne cette porte ? demandai-je aux autres.
Les garçons haussèrent les épaules. Denis répéta ma question à Tamara et me traduisit sa réponse.
— Il y a une ruelle, à l’arrière du bâtiment, où sont installées des bennes à ordures. Elle sépare ce club de l’usine d’à côté. Personne n’y va jamais.
— Pouvons-nous l’atteindre en faisant le tour du pâté de maisons ? Denis attendit la réponse de Tamara.
— Oui. Elle est accessible des deux côtés.
— Parfait.
Nous quittâmes rapidement la discothèque par l’entrée principale et je nous répartis en deux groupes. Le plan consistait à attaquer le Strigoï par les deux côtés à la fois afin de le prendre au piège au milieu, en espérant que sa victime et lui n’avaient pas quitté la ruelle. Il pouvait avoir emmené la fille ailleurs, mais je le suspectais de vouloir boire son sang sans attendre, surtout si la ruelle était aussi déserte que Tamara le prétendait.
Je ne m’étais pas trompée. Dès que mon groupe eut atteint l’angle du bâtiment, j’aperçus le Strigoï et sa victime, cachés dans l’ombre d’une benne. Il était penché sur elle, la bouche près de sa gorge. Je me retins de pousser un juron. Ils n’avaient pas perdu de temps… Je me précipitai dans la ruelle, les autres sur les talons, en espérant qu’elle était encore en vie. Denis et Lev accoururent au même instant depuis l’autre côté. Les réflexes extraordinaires du Strigoï le firent réagir dès qu’il nous entendit. Il lâcha immédiatement la fille et ne mit qu’une fraction de seconde à choisir d’affronter Denis et Lev plutôt qu’Artur, Tamara et moi. Ce n’était pas une mauvaise idée, puisqu’ils n’étaient que deux. Il espérait sans doute être assez rapide pour les neutraliser avant que nous parvenions à le cerner.
Cela faillit réussir. Il projeta Lev vers le bâtiment d’un violent coup de poing. Par chance, des poubelles l’empêchèrent de heurter directement le mur. Il n’allait pas manquer d’avoir mal, mais j’aurais moi-même préféré tomber sur des poubelles en métal que de m’écraser contre des briques. Le Strigoï fondit ensuite sur Denis, mais celui-ci se révéla remarquablement rapide. Je croyais, injustement, qu’aucun de ces non-promis n’avait de véritables compétences en matière de combat. J’aurais pourtant dû me douter qu’ils avaient suivi le même entraînement que moi et qu’ils manquaient seulement de discipline.
Denis plongea pour esquiver l’attaque du Strigoï et visa ses jambes. Son coup porta mais ne fut pas assez fort pour le déséquilibrer. Un éclair argenté brilla dans la main de Denis, qui parvint à égratigner la joue de son adversaire avant que celui-ci le projette contre moi en le giflant du revers de la main. La coupure était loin d’être mortelle, mais elle devait le faire souffrir, car le Strigoï se mit à grogner. La salive fit luire ses canines dans la nuit. J’évitai la trajectoire de Denis assez vite pour ne pas me faire renverser et Tamara lui saisit le bras pour l’aider à conserver son équilibre. Elle aussi était rapide. À peine eut-elle rattrapé Denis qu’elle se jeta sur le Strigoï. Celui-ci s’en débarrassa mais ne la frappa pas assez fort pour la repousser très loin. Artur et moi, qui étions maintenant sur lui, combinâmes nos forces pour le plaquer contre le mur. Mais le Strigoï, qui était robuste, se dégagea vite. Dans ma tête, une voix responsable, qui ressemblait étrangement à celle de Dimitri, me souffla que je venais de laisser passer ma chance de le tuer. Cela aurait été la chose la plus prudente et la plus intelligente à faire. Je tenais mon pieu en main et j’avais eu l’occasion de le frapper. Si mon idée stupide de le soumettre à un interrogatoire échouait, j’aurais la mort des autres sur la conscience.
Artur et moi nous jetâmes encore sur lui d’un même mouvement.
— Venez nous aider ! hurlai-je.
Tamara fonça sur le Strigoï en lui décochant un habile coup de pied dans l’estomac. Alors que je le sentais sur le point de se dégager de nouveau, Denis nous rejoignit. À nous quatre, nous parvînmes à plaquer le Strigoï au sol, sur le dos. Mais ce n’était qu’un début. Il ne fut pas évident de l’immobiliser. Il se débattait avec une force incroyable en donnant des coups au hasard. Je me plaçai sur lui et pesai de tout mon poids sur son torse, pendant que les autres lui attrapaient les jambes. Une autre paire de mains se présenta en renfort. Je levai les yeux vers Lev qui venait à la rescousse. Il avait la lèvre fendue mais son expression était déterminée.
Même si le Strigoï n’avait pas cessé de bouger, je m’estimai satisfaite. Tant que nous le retenions tous les cinq, il n’était pas près de nous échapper. Je changeai de position pour placer la pointe de mon pieu contre sa gorge. Il se figea un instant, mais recommença presque aussitôt à se débattre. Je me penchai vers lui.
— Connais-tu Dimitri Belikov ? lui demandai-je.
Il me cria quelque chose d’incompréhensible qui ne semblait pas très amical. Je pesai davantage sur le pieu et lui entaillai la gorge. Il hurla de douleur et recommença à nous insulter en russe, les yeux étincelants de cruauté et de haine.
— Traduisez-lui ce que je viens de dire, ordonnai-je sans prendre la peine de préciser qui devait s’en charger.
Quelques instants plus tard, Denis dit une phrase en russe dans laquelle je reconnus le nom de Dimitri. Le Strigoï grogna une réponse.
— Il dit qu’il n’est pas d’humeur à jouer avec nous, traduisit Denis après avoir secoué la tête.
Je l’éraflai encore de la pointe de mon pieu, au visage, cette fois, en élargissant la blessure que Denis lui avait faite. Le Strigoï poussa un nouveau hurlement qui me fit craindre que les videurs de la discothèque ne finissent par nous entendre. Je lui offris un sourire d’une cruauté égale à la sienne.
— Dis-lui que nous allons continuer à jouer avec lui jusqu’à ce qu’il parle. Il va mourir cette nuit, d’une manière ou d’une autre. Le temps que cela prendra ne dépend que de lui.
Franchement, je n’arrivais pas à croire que ces mots soient sortis de ma bouche. Ils étaient si durs, si… cruels. Je n’avais jamais imaginé que je torturerais un jour quelqu’un, même un Strigoï. Celui-ci répondit à Denis par une nouvelle provocation et je continuai à jouer du pieu pour lui faire des entailles qui auraient tué n’importe quel humain, Moroï ou dhampir.
Finalement, il émit une suite de sons qui ne ressemblaient pas à ses insultes habituelles. Denis traduisit aussitôt.
— Il dit qu’il ne connaît personne de ce nom et que si Dimitri est un ami à toi, il fera en sorte qu’il connaisse une mort lente et douloureuse.
Cette ultime provocation du Strigoï me fit presque sourire. Le défaut de ma stratégie était qu’il pouvait mentir. Je n’avais aucun moyen de m’assurer qu’il disait bien la vérité. Sa réponse me donna l’impression que c’était le cas. Il semblait croire que je parlais d’un dhampir ou d’un humain, et non d’un Strigoï.
— Alors il ne nous sert à rien. (Je me redressai et me tournai vers Denis.) Tu peux le tuer.
Denis en mourait d’envie. Il n’hésita pas un instant et planta son pieu dans le cœur du Strigoï d’un geste puissant et rapide. Ce dernier cessa presque aussitôt de se débattre et l’éclat maléfique de ses yeux rouges se ternit. Lorsque nous nous redressâmes, je lus de la crainte et de la méfiance sur le visage de mes compagnons.
— Rose, finit par dire Denis. Qu’espères-tu… ?
— Ça ne vous regarde pas, l’interrompis-je avant de m’approcher de la jeune humaine inconsciente.
Je m’agenouillai auprès d’elle pour examiner son cou. Le Strigoï l’avait mordue mais n’avait pas eu le temps de lui prendre trop de sang. Sa blessure n’était pas grave et ne saignait presque plus. Elle gémit et s’agita légèrement en me sentant la toucher, ce que je pris pour un signe encourageant. Je la tirai prudemment à l’écart de la benne et la plaçai sous la lumière d’un réverbère, afin qu’on la remarque plus facilement. À l’inverse, je traînai ensuite le cadavre du Strigoï jusqu’à l’endroit le plus sombre de la ruelle. Lorsque j’eus terminé, j’empruntai le portable de Denis et composai le numéro que je conservais depuis une semaine au fond de ma poche sur un morceau de papier chiffonné.
Sydney répondit en russe après quelques sonneries. J’eus l’impression de l’avoir réveillée.
— Sydney ? C’est Rose.
— Rose ? répéta-t-elle après un court silence. Que se passe-t-il ?
— Es-tu rentrée à Saint-Pétersbourg ?
— Oui. Où es-tu ?
— À Novossibirsk. Avez-vous des agents dans le coin ?
— Bien sûr, me répondit-elle avec méfiance. Pourquoi ?
— J’ai un peu de nettoyage à vous confier.
— Mon Dieu…
— Je t’appelle, au moins ! Et je ne vois pas qui pourrait regretter que j’aie débarrassé le monde d’un Strigoï de plus. Ne voulais-tu pas que je te tienne au courant ?
— Si. Où es-tu ?
Je lui passai brièvement Denis pour qu’il lui indique notre position exacte. Il me rendit aussitôt le téléphone et j’informai Sydney de la présence de la fille.
— Est-elle grièvement blessée ?
— Elle n’en a pas l’air. Que devons-nous faire ?
— Laissez-la où elle est. L’agent que je vous envoie s’assurera qu’elle va bien et qu’elle garde pour elle ce qui vient de se passer. Il vous expliquera tout dès qu’il sera là.
— Eh ! je ne serai plus là lorsqu’il arrivera.
— Rose…
— Je m’en vais, insistai-je. Et j’apprécierais que tu ne parles de cet appel à personne d’autre. Abe, par exemple.
— Rose…
— S’il te plaît, Sydney, ne dis rien à personne. Sinon… (J’hésitai.)… Sinon j’arrêterai de te prévenir quand ce genre de chose se produira. Nous comptons en tuer d’autres.
Mon Dieu ! quelle serait l’étape suivante ? D’abord la torture, puis les menaces… j’en étais même à intimider quelqu’un que j’aimais bien. Je mentais, évidemment. Je comprenais parfaitement le rôle de l’organisation à laquelle Sydney appartenait et je n’avais pas l’intention de courir le risque que les humains apprennent notre existence. Il ne me restait plus qu’à espérer qu’elle me croirait assez instable pour m’en moquer éperdument.
— Rose…, répéta-t-elle.
Je ne lui laissai pas le temps de poursuivre.
— Merci, Sydney. On reste en contact. (Je raccrochai et rendis son portable à Denis.) Rentrons. Nous n’en avons pas fini pour ce soir.
Il était évident que mes compagnons me jugeaient folle de vouloir interroger les Strigoï. Néanmoins, ils faisaient eux-mêmes preuve d’une telle témérité, parfois, que l’étrangeté de mon comportement n’avait pas suffi à leur faire perdre la confiance qu’ils me témoignaient. Ils s’abandonnèrent bientôt à une nouvelle vague d’euphorie et s’enthousiasmèrent à l’idée qu’ils venaient de tuer le premier Strigoï de cette expédition. Ma mystérieuse capacité à sentir la présence des monstres me rendait encore plus fascinante à leurs yeux et je commençai à croire qu’ils seraient prêts à me suivre n’importe où.
Nous dénichâmes deux autres Strigoï et parvînmes à reproduire la manœuvre pour obtenir un résultat identique : beaucoup d’insultes en russe et aucune information. Dès que j’avais acquis la certitude qu’un Strigoï n’avait rien à m’apprendre, je laissais l’un des non-promis se charger de l’abattre. Ils étaient aux anges. Néanmoins, je commençai à me sentir fatiguée, aussi bien physiquement que mentalement, après le troisième. J’annonçai la fin de notre partie de chasse au groupe, mais détectai la présence d’un quatrième Strigoï, alors que nous longions l’arrière d’une usine.
Nous nous jetâmes sur lui. Après une nouvelle lutte, nous parvînmes à l’immobiliser comme les précédents.
— Vas-y, ordonnai-je à Denis. Tu sais quoi lui…
— Je vais t’arracher la gorge ! grogna le Strigoï.
Ça alors… celui-là parlait anglais. Voyant Denis ouvrir la bouche pour commencer l’interrogatoire, je secouai la tête.
— Je m’en charge.
Malgré le pieu que je pressai contre sa gorge, il jura et se débattit comme les autres, ce qui rendit l’interrogatoire difficile.
— Contente-toi de nous dire ce que nous voulons savoir, grommelai-je, gagnée par l’impatience et l’épuisement. Nous cherchons un dhampir qui s’appelle Dimitri Belikov.
— Je le connais, répondit le Strigoï avec un air suffisant. Ce n’est pas un dhampir.
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais qualifié Dimitri de dhampir. Cela m’avait simplement échappé à cause de la fatigue. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que ce Strigoï soit si content de nous parler. Il pensait que nous ignorions la transformation de Dimitri. Avec l’arrogance commune à tous les Strigoï, il fut ravi de nous en dire plus, dans l’espoir de nous faire souffrir.
— Votre ami a été éveillé. Il chasse avec nous, maintenant, et boit le sang de pauvres filles dans ton genre.
En une fraction de seconde, un millier de pensées me traversèrent l’esprit. Merde ! J’étais venue en Russie en croyant que je n’aurais aucun mal à trouver Dimitri. J’avais perdu mes illusions en débarquant dans son village natal, ce qui m’avait fait basculer d’un extrême à l’autre. Je m’étais représenté cette tâche comme presque impossible à réaliser et avais bien failli renoncer. L’idée que j’étais peut-être sur le point d’apprendre quelque chose était étourdissante.
— Tu mens, le provoquai-je. Tu ne l’as jamais vu.
— Je le vois tout le temps. Nous avons chassé ensemble.
Mon estomac se souleva sans que la proximité du Strigoï y soit pour quelque chose. N’imagine pas Dimitri en train de tuer des gens… N’imagine pas Dimitri en train de tuer des gens…, me répétai-je en boucle pour recouvrer mon calme.
— Si c’est vrai, je veux que tu lui transmettes un message. Dis-lui que Rose Hathaway le cherche.
— Je ne suis pas ton larbin.
Je lui fis une entaille qui lui arracha une grimace de douleur.
— Tu seras tout ce qui me fera plaisir. Maintenant, va répéter ce que je viens de dire à Dimitri. Rose Hathaway. Rose Hathaway le cherche. (Je pressai la pointe de mon pieu contre sa gorge) Dis mon nom afin que je sois sûre que tu te le rappelles.
— Ne t’inquiète pas : je m’en souviendrai pour pouvoir te tuer.
La pointe de mon pieu lui perça la peau et du sang coula.
— Rose Hathaway, répéta-t-il avant de me cracher dessus sans m’atteindre.
Je me redressai, satisfaite. Denis, qui avait déjà son pieu en main, me jeta un regard plein d’espoir.
— Nous pouvons le tuer, maintenant ? Je secouai la tête.
— Maintenant, nous le laissons partir.