Chapitre 23
Malheureusement, je fus incapable de me souvenir des circonstances pendant lesquelles je l’avais déjà éprouvée. Avec tout ce qui m’était arrivé ces derniers temps, le fait même que cela me rappelle quelque chose était déjà remarquable en soi. Mes souvenirs étaient un peu embrouillés, mais je fis de mon mieux pour retrouver à quelle occasion j’avais ressenti ce chatouillement. Cela continua à m’échapper et l’exercice se révéla vite aussi frustrant que mes efforts pour mettre au point un plan d’évasion.
Or, plus le temps passait, plus il me semblait vital de m’évader. L’état de manque était affreux, mais je regagnais peu à peu ma lucidité à mesure que j’éliminais les endorphines. J’étais stupéfaite d’avoir pu tomber si bas. Dès que Dimitri m’avait mordue, j’avais complètement lâché prise. J’avais perdu ma capacité à réfléchir. J’avais perdu ma force et ma combativité. J’étais devenue faible et stupide. Enfin… pas tout à fait. Si j’avais complètement perdu la tête, je serais une Strigoï à présent. Il y avait quelque chose de réconfortant dans l’idée qu’une part de moi avait résisté et refusé de se rendre malgré l’ivresse des morsures.
Le fait de me répéter que je n’étais pas aussi faible que je l’avais cru m’aida à tenir le coup. Cela me permit d’oublier le manque, tandis que je m’abrutissais devant la télévision et dévorais tout le contenu du réfrigérateur. Je veillai le plus longtemps possible en espérant m’épuiser. J’y réussis : dès que ma tête se posa sur l’oreiller, je sombrai dans un sommeil sans rêves qui me délivra du manque.
Je fus réveillée un peu plus tard lorsqu’un corps se glissa à côté de moi dans le lit. J’ouvris les yeux et rencontrai les iris rouges de Dimitri. Pour la première fois depuis des jours, il m’inspira de la crainte et non de l’amour. Je m’efforçai de n’en rien laisser paraître et lui caressai le visage en souriant.
— Tu es revenu… Tu m’as manqué.
Il attrapa ma main pour en embrasser la paume.
— J’avais des choses à faire.
Le mouvement des ombres sur son visage me laissa apercevoir un minuscule filet de sang séché au coin de sa bouche. Je le frottai du pouce pour le faire disparaître sans pouvoir m’empêcher de grimacer.
— Je vois ça.
— C’est dans l’ordre des choses, Rose. Comment te sens-tu ?
— Mieux. Sauf que… – Quoi ?
Je détournai les yeux, de nouveau en proie à des émotions contradictoires. Son regard n’exprimait pas que de la curiosité. Il s’inquiétait pour moi… un peu. Pourtant, je venais d’essuyer sur son visage le sang d’un pauvre type qui était sans doute mort à peine quelques heures auparavant.
— Je suis allée dans la tête de Lissa, finis-je par lui confier.
Il n’y avait rien de mal à le lui dire. Tout comme Nathan, il savait très bien qu’elle se trouvait à l’académie.
— Et… j’en ai été chassée.
— Chassée ?
— Oui. Je voyais le monde à travers ses yeux, comme d’habitude, quand une force m’a poussée dehors comme l’aurait fait une main invisible. Je n’avais jamais rien ressenti de tel.
— Elle a peut-être acquis un nouveau pouvoir.
— Peut-être. Sauf que j’ai régulièrement pris de ses nouvelles et que je ne l’ai jamais vue s’entraîner à maîtriser un pouvoir de ce genre, ni même y réfléchir.
Il haussa les épaules et me prit dans ses bras.
— Le fait d’être éveillé a affiné ma perception mais ne m’a pas rendu omniscient. Je ne sais pas ce qui a pu se produire.
— Je savais déjà que vous n’étiez pas omniscients, sinon Nathan ne tiendrait pas tant à m’arracher des informations sur elle. Pourquoi, d’ailleurs ? Pourquoi les Strigoï tiennent-ils tant à massacrer les familles royales ? Nous savons qu’ils… que vous le faites, mais pour quelle raison ? En quoi est-ce si important ? Toutes les victimes ne se valent-elles pas, d’autant plus que beaucoup de Strigoï sont eux-mêmes d’anciens membres de familles royales ?
— La réponse n’est pas simple. Pour une large part, les Strigoï s’en prennent aux nobles pour générer de la peur. Ils constituent l’élite du monde d’où tu viens. Ce sont eux qui obtiennent les meilleurs gardiens, qui bénéficient de la meilleure protection.
C’était parfaitement exact. Lissa venait d’en faire l’expérience à la Cour.
— Si nous parvenons à les atteindre malgré cela, nous prouvons que personne n’est en sécurité. Alors les gens prennent peur et se mettent à agir sans réfléchir, ce qui en fait de meilleures proies.
— C’est horrible.
— Nous sommes soit des proies… – Je sais : soit des proies, soit des prédateurs. Il plissa les yeux, visiblement contrarié par mon interruption, mais préféra ne pas relever.
— L’élimination des nobles présente aussi l’intérêt de générer de l’instabilité.
— À moins que les Moroï n’aient quelque chose à gagner à un changement de régime, lui fis-je remarquer.
Il me jeta un nouveau regard méfiant. À vrai dire, je me surprenais moi-même. Voilà que je recommençais à penser comme Victor Dashkov. Je me rendis compte qu’il valait mieux que je me taise. Mon comportement inhabituel allait finir par éveiller ses soupçons.
— Et à part ça ?
— À part ça… (Il esquissa un sourire.) C’est aussi une question de prestige. Nous le faisons pour la gloire que cela nous apporte et la satisfaction que nous ressentons à détruire ce qui perdure depuis des siècles.
C’était dans la nature des Strigoï. C’étaient des prédateurs qui n’aspiraient qu’à détruire. Il n’y avait pas à chercher plus loin.
Le regard de Dimitri glissa vers ma table de nuit, où je posais mes bijoux pour dormir. Tous les cadeaux qu’il m’avait offerts s’entassaient là, étincelant comme un trésor de pirate. Il tendit le bras par-dessus mon épaule pour en extraire mon nazar.
— Tu l’as toujours.
— Oui, même s’il n’est pas aussi beau que tous les bijoux que tu m’as offerts.
Le petit œil bleu me rappela ma mère, à qui je n’avais pas pensé depuis longtemps. À Baïa, j’avais pris Oléna comme mère de substitution. À présent… la mienne me manquait. Janine Hathaway ne savait peut-être ni cuisiner ni faire le ménage, mais elle était intelligente et efficace. Je pris conscience avec stupeur de la ressemblance de nos caractères. Je tenais d’elle, et j’étais certaine qu’elle n’aurait pas cessé de chercher un moyen de s’échapper si elle s’était retrouvée dans ma situation.
— En revanche, je n’ai jamais vu ça…
Dimitri avait reposé le nazar et pris l’anneau d’argent que Mark m’avait donné. Je l’avais posé à côté du nazar et ne l’avais plus jamais porté depuis mon départ de Baïa.
— On me l’a donné quand j’étais…
Je m’interrompis net en me rendant compte que je ne lui avais jamais parlé de ce que j’avais fait avant mon arrivée à Novossibirsk.
— Quand tu étais où ?
— Quand j’étais dans ta ville natale. À Baïa. Dimitri cessa de jouer avec l’anneau pour me regarder. – Tu es allée là-bas ?
C’était étrange, mais nous n’avions pas beaucoup parlé de moi. J’avais fait allusion à Novossibirsk à quelques reprises, mais rien de plus.
— J’espérais t’y trouver, lui expliquai-je. Je ne savais pas que les Strigoï chassaient en ville. J’ai séjourné chez ta mère.
Il reporta son attention vers l’anneau, avec lequel il s’était remis à jouer.
— Et ?
— Et… elles ont été charmantes. Je les aime bien. J’ai passé beaucoup de temps avec Viktoria.
— Pourquoi n’était-elle pas au lycée ? – C’étaient les vacances de Pâques. – C’est vrai… Comment va-t-elle ?
— Bien, répondis-je rapidement. (Je n’eus pas le cœur à lui raconter ce qui s’était passé avec Rolan.) J’aime bien Karolina, aussi. Elle me fait beaucoup penser à toi. Tu aurais dû la voir remettre à leur place une bande de dhampirs qui nous ennuyaient.
Il recommença à sourire et ce fut… agréable à regarder. Ses canines me donnaient toujours la chair de poule, mais son sourire n’avait plus la cruauté à laquelle je m’étais habituée. Son visage exprimait une tendresse et une affection sincères, qui me prirent de court.
— Je l’imagine facilement. A-t-elle eu son bébé ?
— Oui, répondis-je, encore un peu troublée par son sourire. C’est une fille. Elle l’a appelée Zoya.
— Zoya…, répéta-t-il, les yeux toujours rivés sur l’anneau. C’est un joli nom. Comment va Sonya ?
— Ça va. Je ne l’ai pas beaucoup vue. Elle est un peu irritable. D’après Viktoria, c’est à cause de sa grossesse.
— Sonya est enceinte à son tour ?
— Oui. De six mois, je crois.
Son sourire vacilla légèrement et il eut presque l’air inquiet.
— J’imagine que ça devait bien finir par arriver… Ses décisions ne sont pas toujours aussi sages que celles de Karolina. Karolina avait décidé d’avoir un enfant. J’imagine que celui de Sonya était une surprise.
— J’en ai eu l’impression.
Il s’enquit ensuite du reste de la famille. – Ma mère et ma grand-mère ? – Elles vont bien toutes les deux.
Cette conversation était de plus en plus étrange. Non seulement c’était la plus normale de toutes celles que nous avions eues depuis mon arrivée ici, mais c’était aussi la première fois qu’il s’intéressait à autre chose qu’à des histoires de Strigoï. Sinon, lorsqu’il n’était pas en train de m’embrasser, de me mordre ou d’essayer de me convaincre, il ne faisait qu’évoquer nos anciens combats ou me tenter en me rappelant ce qui s’était passé dans la cabane.
— Ta grand-mère me fait un peu peur.
Son rire me fit tressaillir. Il ressemblait tant à celui de l’ancien Dimitri… Bien plus que je ne l’aurais cru possible.
— Elle fait peur à beaucoup de gens.
— Et elle a fait semblant de ne pas savoir parler anglais.
Bien sûr, ce n’était qu’un détail dans le vaste agencement du monde, mais il continuait à me contrarier.
— Oui, ça lui arrive, commenta-t-il d’une voix attendrie en souriant toujours. Est-ce qu’elles vivent encore toutes ensemble ? Dans la même maison ?
— Oui. Et j’ai vu les livres dont tu m’avais parlé. Ceux qui ont une si jolie couverture. Mais je n’ai pas pu les lire.
— Ce sont eux qui m’ont fait découvrir les romans de western.
— Combien de fois me serai-je moquée de toi à cause d’eux ? Il pouffa.
— Entre ça, tes préjugés sur la musique qu’on écoute en Europe de l’Est et ton obstination à m’appeler « camarade », tu ne m’as pas épargné.
J’éclatai de rire à mon tour.
— J’exagérais un peu avec le « camarade » et la musique.
J’avais presque oublié le surnom que je lui avais donné. Il ne lui allait plus du tout.
— Mais tu ressemblais vraiment à un cow-boy, avec ta veste en cuir et ta…
Je m’interrompis net. J’allais parler de sa manie de voler au secours de ceux qui en avaient besoin, mais ce n’était plus vraiment pertinent. Il ne remarqua pas que j’avais laissé ma phrase en suspens.
— Et tu les as quittées pour venir à Novossibirsk ?
— Oui. J’ai accompagné les dhampirs avec qui je chassais… Les autres non-promis. Mais il s’en est fallu de peu. Ta famille voulait que je reste, et j’ai vraiment envisagé de le faire à un moment.
Dimitri leva l’anneau pour l’exposer à la lumière, prit un air pensif, puis soupira. – Tu aurais dû.
— Ce sont de braves gens.
— C’est vrai, murmura-t-il. Tu aurais peut-être été heureuse là-bas.
Il reposa subitement l’anneau sur la table de nuit et se tourna pour m’embrasser. Ce baiser, le plus tendre qu’il m’ait donné en tant que Strigoï, accrut encore ma stupeur. Mais sa délicatesse s’effaça bientôt devant la passion et la voracité qui lui étaient habituelles. Il semblait ne pas seulement vouloir m’embrasser, même s’il s’était nourri peu de temps auparavant. Je m’efforçai de surmonter le trouble que m’avait causé sa… normalité lorsque nous parlions de sa famille, et cherchai un moyen d’échapper à sa morsure sans éveiller ses soupçons. Mon corps, toujours faible, en mourait d’envie mais, dans ma tête, je ne m’étais jamais autant sentie maîtresse de moi-même depuis une éternité.
Lorsque Dimitri s’écarta, je dis la première chose qui me passa par la tête sans lui laisser le temps d’entreprendre quoi que ce soit.
— Quel effet ça fait ?
— Quoi ?
— D’embrasser.
Il fronça les sourcils. Je venais de marquer un point. J’avais momentanément désarçonné une créature de la nuit. Sydney aurait été fière de moi.
— Que veux-tu dire ?
— Tu dis que le fait d’être éveillé développe la perception. Cela change-t-il quelque chose au plaisir d’embrasser ?
— Ah ! (Il comprit tout à coup ce que je voulais dire.) D’une certaine façon, oui… Comme mon odorat est amélioré, je te sens de manière plus intense. Ta transpiration, le parfum de ton shampooing… me font un effet que tu ne peux pas imaginer. C’est enivrant… Et bien sûr mon goût et mon toucher surdéveloppés rendent cela bien meilleur.
Il se pencha pour m’embrasser encore, tandis que je luttais contre le trouble que sa réponse avait provoqué en moi. Ce n’était pas ce qui était prévu. C’était lui que j’étais censée distraire, pas moi.
— Quand nous étions dehors, l’autre nuit, j’ai trouvé le parfum des fleurs entêtant. S’il était déjà puissant pour moi, ne l’était-il pas trop pour toi ? Je veux dire… ne te sens-tu pas parfois oppressé par toutes ces odeurs ?
Alors je fus lancée. Je le bombardai de toutes les questions qui me passaient par la tête, concernant les moindres aspects de l’existence des Strigoï. Je l’interrogeai sur ses impressions avec curiosité et enthousiasme en me mordant la lèvre et en devenant songeuse aux moments opportuns. Il s’intéressa de plus en plus à notre conversation, même si une attitude brusque et efficace avait remplacé la tendresse dont il avait fait preuve quelques minutes plus tôt. Il me croyait sur le point d’accepter sa proposition.
Tout en continuant à l’interroger, je multipliai les signes d’épuisement. Je bâillai de plus en plus fréquemment et fis semblant de perdre le fil de mes pensées. Finalement, je me frottai les yeux et bâillai une dernière fois.
— J’ignorais tant de choses, et j’imagine qu’il y en a beaucoup d’autres que je ne sais pas encore…
— Je t’avais dit que c’était fascinant.
Honnêtement, c’était vrai en partie. L’essentiel était terrifiant, mais il y avait effectivement quelques avantages à devenir un Strigoï si l’on surmontait sa répugnance à l’égard de la mort et du mal.
— J’aimerais te poser d’autres questions… (je fermai les yeux en soupirant, puis les rouvrit péniblement, comme si j’avais du mal à rester éveillée)… mais je suis si fatiguée… Je ne me sens toujours pas très bien. J’espère que le coup de Nathan ne m’a pas causé de traumatisme. Qu’en penses-tu ?
— Non. Et, de toute façon, cela n’aura plus aucune importance quand je t’aurai éveillée.
— Mais pas avant que tu aies répondu à toutes mes questions.
Il comprit ma phrase malgré le bâillement qui l’étouffa, mais ne répondit pas tout de suite.
— D’accord. Mais le temps presse, tu le sais.
Je laissai mes paupières se clore.
— Je sais. Mais ce n’est pas encore le deuxième jour…
— Non, m’accorda-t-il calmement. Pas encore.
Je restai immobile et m’efforçai de ralentir ma respiration. Allait-il se laisser prendre à ma comédie ? Il était aussi tout à fait possible qu’il décide de me mordre même s’il me croyait endormie. J’avais pris un gros risque. Une seule morsure suffirait à ruiner tous mes efforts de sevrage et à me renvoyer à la case départ. Je ne savais pas non plus comment j’allais éviter la prochaine même si je m’en tirais pour cette fois. En même temps… c’était un faux problème, puisque je serais sûrement devenue une Strigoï dans l’intervalle.
Dimitri resta allongé près de moi pendant quelques minutes, puis je le sentis bouger. Je me préparai au pire. Merde ! il s’apprêtait à me mordre. J’avais parié que son envie de boire mon sang dépendait en grande partie de notre échange de baisers, et que si je m’endormais son excitation retomberait. Je m’étais visiblement trompée… Ma comédie n’avait servi à rien. Tout était fichu…
Sauf que je gagnai mon pari.
Il se leva et quitta ma chambre.
Lorsque j’entendis la porte se refermer, je fus presque certaine qu’il me tendait un piège. Il devait avoir compris que je jouais la comédie et se trouver encore dans la pièce. Je ne fus vraiment certaine d’avoir réussi que lorsque ma nausée disparut. Je l’avais convaincu que j’avais besoin de repos et il était vraiment parti.
Je me redressai aussitôt et retournai dans ma tête les impressions que m’avait laissées cette dernière entrevue. Il ne m’avait jamais autant rappelé l’ancien Dimitri. Bien sûr, il s’était encore comporté comme un authentique Strigoï, mais j’avais perçu autre chose. Un peu de chaleur dans son rire. Un intérêt et une affection sincères, lorsque j’avais évoqué sa famille. Était-ce dû à cela ? Le souvenir de sa mère et de ses sœurs avait-il réveillé un morceau de son âme profondément enfouie à l’intérieur du monstre qu’il était devenu ? J’avoue que j’éprouvai une pointe de jalousie à l’idée qu’elles aient pu provoquer un tel changement en lui alors que j’en avais été incapable. Mais il y avait aussi eu de la chaleur dans sa voix quand il avait parlé de nous, même si c’était très léger.
Non. Je devais cesser d’espérer un changement. Son état n’était pas réversible. Ce n’était qu’un désir irréalisable. Plus je reprenais mes esprits, plus cela m’apparaissait avec évidence.
La visite de Dimitri m’avait remis quelque chose en tête. J’avais complètement oublié l’anneau d’Oksana. Je le ramassai sur la table de nuit et le glissai à mon doigt. Je ne sentis rien de particulier, mais il allait sans doute m’aider si sa magie ne s’était pas entièrement dissipée. Il aurait peut-être le pouvoir d’accélérer mon sevrage, en plus de celui d’atténuer les effets de la noirceur de Lissa, si elle en avait encore déversé en moi cette semaine.
Je soupirai. J’avais beau me répéter que je m’étais libérée d’elle, je savais que ce ne serait jamais le cas. C’était ma meilleure amie. Nous étions liées d’une manière que bien peu de gens pouvaient comprendre. Je cessai soudain de me mentir à moi-même et regrettai la manière dont je m’étais comportée vis-à-vis d’Adrian. Il voulait m’apporter son aide et je lui avais renvoyé sa gentillesse à la figure. À cause de cela, j’avais perdu tout moyen de communiquer avec le monde extérieur.
Songer à Lissa me rappela ce qui s’était passé, un peu plus tôt, lorsque je m’étais glissée dans sa tête. Par quoi en avais-je donc été chassée ? Je ne savais pas quoi faire. Lissa était loin de moi et peut-être en danger. Dimitri et les autres Strigoï étaient juste à côté. Pourtant… je ne pouvais pas encore agir avant de lui avoir rendu une dernière visite, même rapide.
Je la découvris dans un endroit inattendu. Elle se trouvait dans le bureau de Deirdre, une des psychologues de l’académie. Lissa était suivie depuis que les effets secondaires de l’esprit avaient commencé à se manifester, mais par quelqu’un d’autre. Je fouillai dans les pensées de Lissa pour comprendre. Sa psychologue avait quitté l’académie peu après l’attaque. On avait alors confié le dossier de Lissa à Deirdre, que j’avais moi-même dû consulter, lorsque tout le monde me croyait devenue folle après la mort de Mason.
Deirdre était une Moroï parfaitement lisse, qui s’habillait avec élégance et dont les cheveux blonds étaient toujours soigneusement coiffés. Elle paraissait à peine plus âgée que nous et les séances que nous avions faites ensemble avaient ressemblé à des interrogatoires de police. Comme il fallait s’y attendre, elle faisait preuve de davantage de douceur face à Lissa.
— Nous nous inquiétons pour toi, Lissa. Normalement, tu aurais dû être collée. Tu n’as échappé à la punition que grâce à mon intervention. Je suis convaincue qu’il y a quelque chose que tu ne me dis pas, un problème que tu me caches.
Lissa, collée ? Je fouillai de nouveau dans sa mémoire pour obtenir une explication. La veille au soir, Lissa et les autres s’étaient fait surprendre dans la bibliothèque dont ils avaient forcé la porte pour y organiser une fête. Ils avaient apporté de l’alcool et avaient dégradé des biens appartenant à l’académie. Mon Dieu ! ma meilleure amie avait besoin de s’inscrire aux Alcooliques anonymes.
Lissa avait les bras croisés et une attitude presque provocante.
— Je n’ai aucun problème. Nous voulions seulement nous amuser. Je suis désolée pour les dégâts. Si vous voulez me coller, allez-y.
Deirdre secoua la tête.
— Mon rôle n’est pas de te punir. Je cherche à comprendre pourquoi tu as fait ça. Je sais que tu as souffert de dépression à cause de ton… pouvoir. Mais ce que je vois ressemble davantage à une crise de rébellion.
Rébellion ? Non. C’était bien plus grave que cela. Lissa n’avait pas revu Christian depuis leur dispute et cela la mettait au supplice.
Elle ne supportait plus d’avoir du temps libre, parce qu’elle n’arrivait plus à penser à autre chose qu’à lui… ou à moi. Seuls la boisson et les amusements stupides parvenaient encore à la distraire de nous.
— Les élèves font sans cesse ce genre de choses, riposta Lissa. Pourquoi est-ce un si gros problème lorsqu’il s’agit de moi ?
— Parce que tu te mets en danger. Après la bibliothèque, tu as failli forcer la porte de la piscine. La baignade en état d’ivresse présente des risques évidents.
— Personne ne s’est noyé. Et même si quelqu’un avait fait un malaise, nous étions bien assez nombreux pour le secourir.
— Ce sont des comportements inquiétants, d’autant plus que ce n’est pas la première fois que tu te fais du mal. Tu te tailladais les bras, c’est ça ?
Cela se poursuivit ainsi pendant une heure, et Lissa fut aussi habile que moi à éluder les questions de Deirdre. Lorsque la séance s’acheva, Deirdre lui annonça qu’elle allait se prononcer contre une sanction disciplinaire et tenait à ce qu’elle revienne la voir. Lissa aurait nettement préféré une heure de colle ou de service communautaire.
Alors qu’elle traversait la cour, hors d’elle, elle aperçut Christian qui venait dans sa direction. L’espoir dissipa les ténèbres de son esprit comme un lever de soleil.
— Christian ! s’écria-t-elle en courant à sa rencontre. Il s’arrêta et la regarda avec méfiance.
— Que veux-tu ? – Comment ça ?
Elle voulait se jeter dans ses bras et l’entendre lui dire que tout allait s’arranger. Elle était contrariée, perdue et envahie par la noirceur, mais il restait une part vulnérable, au fond d’elle, qui avait désespérément besoin de lui.
— Je ne t’ai trouvé nulle part, dit-elle.
— J’étais seulement… (Son visage s’assombrit.) Je ne sais pas… J’avais besoin de réfléchir. Et puis tu ne t’es pas trop ennuyée de moi, d’après ce que j’ai entendu dire.
Bien évidemment, toute l’académie était au courant du fiasco de la veille. Les nouvelles de ce genre se répandaient comme une traînée de poudre.
— Ce n’était rien, se défendit-elle.
Le regard qu’il posait sur elle lui brisait le cœur.
— C’est bien ça le problème. Plus rien n’a d’importance à tes yeux, ces derniers temps : ni les fêtes, ni les baisers que tu donnes à d’autres garçons, ni tes mensonges.
— Je ne t’ai pas menti ! s’écria-t-elle. Et quand vas-tu oublier cette histoire avec Aaron ?
— Tu m’as caché la vérité. C’est exactement la même chose.
C’était un écho des paroles de Jill. Lissa commençait à vraiment la haïr alors qu’elle la connaissait à peine.
— C’est seulement que je ne peux pas le supporter. Je ne peux pas faire partie de ta vie si tu redeviens une princesse trop gâtée qui fait n’importe quoi avec ses amis nobles.
Voilà où était le problème. Si Lissa lui avait davantage expliqué ce qu’elle ressentait, ou simplement dit que la culpabilité et la tristesse la rongeaient au point de lui faire perdre la tête, Christian l’aurait aussitôt soutenue. Malgré ses airs cyniques, il avait bon cœur et Lissa y occupait la plus grande place. Du moins, elle l’y avait occupée. Désormais, il ne voyait plus en elle qu’une fille superficielle qui retournait à une existence qu’il méprisait.
— Ce n’est pas le cas ! s’écria-t-elle. Je suis seulement… Je ne sais pas. J’ai seulement besoin de lâcher prise, pour changer.
— Je ne peux pas rester avec toi si c’est la vie que tu veux mener.
Lissa écarquilla les yeux.
— Tu me quittes ?
— Je ne sais pas… On dirait.
Lissa était trop aveuglée par la surprise et l’horreur pour voir Christian comme je le voyais et lire tout le désespoir qu’il y avait dans son regard. Cela lui faisait autant de mal qu’à elle. Il assistait, impuissant, à la transformation de celle qu’il aimait en une fille infréquentable.
— Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient.
— Tu n’as pas le droit ! cria Lissa. (Incapable de voir sa douleur, elle le trouvait cruel et injuste.) Nous devons en parler… essayer de nous réconcilier…
— Le temps de la discussion est passé. Tu aurais dû venir me parler plus tôt, et pas seulement au moment où les choses ne se passent plus comme tu le voudrais.
Lissa ne savait plus si elle avait envie de hurler ou de fondre en larmes. Elle pensait seulement qu’elle ne pouvait pas perdre Christian, pas après m’avoir perdue, moi aussi. Si nous la quittions l’un et l’autre, elle allait se retrouver seule au monde.
— Ne fais pas ça, s’il te plaît, le supplia-t-elle. Je peux changer.
— Je suis désolé, la rejeta-t-il. Mais rien ne me permet de le croire.
Il se détourna d’elle sur ces mots et s’éloigna. Lissa trouva son départ dur et froid, mais elle n’avait rien vu de son angoisse. Pour ma part, j’étais certaine qu’il était parti parce qu’il craignait de ne pas s’en tenir à sa décision s’il restait. Celle-ci le faisait autant souffrir que Lissa, mais il était convaincu que c’était la bonne. Lissa s’apprêtait à lui courir après lorsqu’une main la retint par l’épaule. Elle se retourna pour tomber nez à nez avec Avery et Adrian. D’après la tête qu’ils faisaient, ils avaient tout entendu.
— Laisse-le partir, lui conseilla Adrian d’un air grave.
C’était lui qui l’avait retenue. Il laissa retomber sa main pour prendre celle d’Avery.
— Tu ne feras qu’aggraver les choses en lui courant après. Laisse-le respirer.
— Il n’a pas le droit, gémit Lissa. Il ne peut pas me faire ça… – Il est énervé, intervint Avery qui semblait aussi inquiète qu’Adrian. Il n’a pas les idées claires. Laisse-le se calmer, et tu verras qu’il ne lui faudra pas longtemps pour revenir.
Lissa regarda la silhouette de Christian rapetisser, le cœur brisé.
— Je n’en suis pas sûre… Mon Dieu ! je ne peux pas le perdre !
Mon cœur se brisa avec le sien. J’aurais tant aimé être là pour la réconforter. Elle se sentait si seule, et moi tellement coupable de l’avoir abandonnée. Quelque chose l’avait plongée dans cette spirale infernale et j’aurais dû être à son côté pour l’aider à s’en sortir. C’était mon devoir de meilleure amie. Je devais la rejoindre.
Lissa se tourna vers Avery.
— Je suis perdue… Je ne sais pas quoi faire.
Avery soutint son regard, et, ce faisant, la chose la plus étrange se produisit. Ce ne fut pas Lissa qu’elle dévisagea, mais moi.
Merde ! encore toi ?
Ces mots résonnèrent dans ma tête juste avant que je sois de nouveau chassée de l’esprit de Lissa.
Aussitôt après, j’eus de nouveau l’impression qu’on effleurait mon esprit, et que des vagues de chaud et de froid me parcouraient. Abasourdie par la brutalité de la transition, je considérai ma chambre avec des yeux écarquillés. Mais je venais d’apprendre quelque chose. Ce n’était pas Lissa qui m’avait jetée dehors. Elle était bien trop désemparée pour cela, et la voix qui avait résonné dans ma tête n’était pas la sienne.
Je me souvins tout à coup d’où j’avais déjà ressenti ce chatouillement dans ma tête. Oksana. J’avais éprouvé la même chose, en déjeunant chez elle, lorsqu’elle avait fouillé dans mon esprit pour découvrir mes intentions. Mark et elle avaient tous deux admis que c’était indiscret et mal d’agir ainsi lorsqu’on n’était pas lié.
Je me remémorai la scène pour bien en analyser les derniers instants. Des yeux bleu-gris me regardaient… moi, et non Lissa.
Ce n’était pas Lissa qui m’avait chassée de son esprit.
C’était Avery.