Chapitre 25
Ses yeux s’écarquillèrent de stupeur et ses lèvres s’entrouvrirent. Ce n’était pas un pieu en argent, mais c’était tout comme. Pour le lui planter dans le cœur, j’avais dû mobiliser la même détermination que si j’avais porté un coup fatal. J’avais dû finalement accepter la mort de mon Dimitri. Celui-là était un Strigoï. Je n’avais aucun avenir avec lui et ne voulais pas devenir comme lui.
Cela n’empêcha pas une autre part de moi de vouloir tout arrêter et rester auprès de lui ou, au moins, savoir ce qui allait se passer ensuite. Après sa stupeur initiale, il cessa de respirer et son visage se détendit jusqu’à donner l’illusion de la mort. C’était bien ce dont il s’agissait : une illusion. J’avais déjà observé ce phénomène. Je ne devais pas disposer de plus de cinq minutes avant qu’il guérisse et reprenne ses esprits. Je n’avais pas le temps de faire le deuil de ce qui avait été et de ce qui aurait pu être. Je devais agir sur-le-champ, sans hésitation.
Je fouillai dans ses poches à la recherche de tout ce qui pouvait m’être utile. Je découvris un trousseau de clés et quelques billets. J’empochai les clés et m’apprêtai à laisser l’argent lorsque je me rendis compte que je risquais d’en avoir besoin, si jamais j’arrivais à m’échapper de cet endroit. On m’avait pris celui que je possédais en arrivant. Sur ma lancée, je ramassai aussi quelques bijoux sur la table de nuit. Il ne devait pas être très difficile de trouver des acheteurs pour ce type de marchandise dans les grandes villes de Russie.
Si jamais je parvenais à atteindre une grande ville. Je sautai du lit et jetai un dernier regard douloureux à Dimitri. Quelques-unes des larmes que je lui avais cachées roulèrent sur mes joues. C’était tout ce que je pouvais me permettre pour le moment. Je devais reporter mon deuil à plus tard, si tant est qu’il y ait un « plus tard ». Avant que je me décide à le quitter, ma vue s’attarda sur le pieu. C’était ma seule arme et j’avais très envie de l’emporter. Mais Dimitri allait se réveiller en moins d’une minute si je le retirais de sa blessure. J’avais besoin du délai qu’il m’accordait. Je m’en détournai donc avec un soupir, en espérant trouver une arme ailleurs.
Alors je me précipitai vers la porte, composai le code une deuxième fois et sortis dans le couloir. Avant de me diriger vers l’autre porte, je pris le temps d’examiner celle que je venais de franchir. Elle était équipée d’un autre clavier à l’extérieur : il n’était pas non plus possible d’entrer sans composer le code. Je pris mon élan et donnai un violent coup de pied à l’appareil. Il en fallut deux autres pour que la petite lumière rouge qu’il émettait s’éteigne. J’ignorais si mon action aurait ou non un effet sur le clavier intérieur mais, dans les films, endommager les serrures électroniques donnait toujours de bons résultats.
Je reportai alors mon attention sur la porte suivante et tâchai de me souvenir du code que j’avais soutiré à Inna, et qui ne s’était pas aussi bien imprimé dans ma mémoire que le premier. J’entrai les sept chiffres. La petite lumière resta rouge.
— Merde !
Il était possible qu’Inna m’ait menti sur le deuxième code, mais j’avais l’impression que je devais plutôt blâmer ma mémoire. J’en essayai un autre en ayant conscience que chaque seconde qui passait me rapprochait du moment où Dimitri se lancerait à ma poursuite. La lumière était toujours rouge. Quels étaient donc ces chiffres ? Je tâchai de les visualiser mentalement et conclus que je n’étais pas certaine des deux derniers. Je fis une nouvelle tentative en les intervertissant. La lumière devint verte et la porte s’ouvrit.
Bien sûr, un système de sécurité d’un autre genre m’attendait dehors. Un Strigoï. Et ce n’était pas n’importe lequel : je reconnus Marlen, celui que j’avais torturé dans la ruelle et qui me haïssait parce que j’étais responsable de sa disgrâce auprès de Galina. Il était visiblement de garde et semblait s’attendre à une nuit monotone. Mon apparition le prit de court.
L’effet de surprise me donna une fraction de seconde d’avance. Ma première idée fut de foncer sur lui avec toute la brutalité dont j’étais capable. Je savais qu’il ne manquerait pas d’en faire autant. En fait… c’était même exactement ce qu’il allait faire.
Je m’immobilisai en maintenant la porte entrouverte. Lorsqu’il fonça sur moi pour m’empêcher de fuir, je fis un pas de côté en l’ouvrant en grand. Je ne fus pas assez rapide pour réussir la manœuvre, ou lui assez stupide pour se laisser piéger. Il s’arrêta net sur le pas de la porte et tenta de m’attraper, ce qui m’obligea à esquiver ses coups tout en essayant de l’entraîner dans le couloir. Je reculai en espérant qu’il me suivrait. Je devais également maintenir la porte ouverte, car je n’aurais pas le temps de composer le code une seconde fois si elle se refermait. Tout cela compliquait beaucoup les choses.
Nous nous affrontâmes dans cet espace confiné. La seule chose en ma faveur était que Marlen semblait être un jeune Strigoï. C’était assez logique : Galina devait vouloir s’entourer de novices qu’elle pouvait contrôler. Bien sûr, la force et la rapidité des Strigoï compensaient son manque d’expérience. Son physique indiquait que c’était un Moroï avant sa transformation, ce qui était aussi à mon avantage, puisque cela signifiait qu’il n’avait sans doute jamais appris à se battre. Dimitri faisait un Strigoï redoutable parce que c’était déjà un grand combattant avant sa transformation. Ce n’était pas le cas de Marlen.
Par conséquent, ce dernier ne me donna que quelques coups. L’un d’eux m’atteignit dangereusement près de l’œil et j’en reçus un autre à l’estomac, qui me coupa la respiration pendant quelques secondes. Néanmoins, je les esquivai presque tous, ce qui le fit enrager. Les Strigoï ne semblaient pas apprécier de se faire ridiculiser par des lycéennes. À un moment, je parvins même à lui faire prendre une mauvaise direction et en profitai pour lui donner un coup de pied qui le fit reculer de quelques pas. Ce faisant, j’eus la surprise d’être beaucoup moins gênée par ma maudite robe que je ne m’y attendais, et son déséquilibre me laissa quelques instants pour me glisser dehors. Malheureusement, il revenait déjà à la charge lorsque je voulus fermer la porte derrière moi. Je la tirai de toutes mes forces en essayant de l’obliger à rester à l’intérieur à coups de pied. Ce jeu dura un certain temps mais, par chance, je finis par presque réussir à la fermer. Seul son bras dépassait encore. Je rassemblai mes forces et tirai d’un coup sec. Le battant heurta violemment son poignet. Je m’attendis à moitié à voir sa main se détacher de son bras et tomber dans le couloir, mais il s’empressa de la retirer. Même les Strigoï avaient le réflexe d’échapper à la douleur.
Je reculai en haletant. Visiblement, mon corps n’avait pas encore recouvré tous ses moyens. S’il connaissait le code, j’avais fait tout cela pour rien. Quelques instants plus tard, il secoua vainement la poignée, poussa un cri de rage et se mit à tambouriner contre la porte.
Je venais de marquer un point. Non, la chance venait de marquer un point. S’il avait connu le code…
Un bruit sourd interrompit ma réflexion. Marlen martelait toujours rageusement la porte et une petite déformation venait d’apparaître sur sa surface métallique.
— Merde…
Je ne m’attardai pas pour découvrir combien de coups cela lui prendrait avant qu’il réussisse à la défoncer. Au passage, je pris conscience que Dimitri n’allait pas avoir plus de mal à franchir la première porte même si j’en avais endommagé la serrure. Dimitri…
Non. Je ne pouvais vraiment pas me permettre de penser à lui.
Alors que je courais dans le couloir en direction de l’escalier que nous avions auparavant emprunté Dimitri et moi, un souvenir inattendu jaillit de ma mémoire. Lorsque Dimitri avait menacé Nathan, il avait parlé de sortir mon pieu d’une chambre forte. Quelle chambre forte ? Se trouvait-elle dans la propriété ? Si c’était le cas, je n’avais certainement pas le temps de la chercher. Et si mes seules options étaient soit de fouiller une maison de quatre étages pleine de vampires, soit de m’enfuir dans la campagne avant qu’ils me trouvent, le choix était évident.
J’en étais là de mes réflexions lorsque je percutai un humain en haut de l’escalier. Il était plus âgé qu’Inna et portait une pile de draps que notre collision lui fit lâcher. Je le saisis par le col dans le même mouvement et le plaquai contre le mur. Puisque je n’avais plus d’arme pour le menacer, je ne savais pas comment j’allais m’y prendre pour lui imposer ma volonté. Mais à peine l’avais-je plaqué contre le mur qu’il leva les mains devant son visage pour se protéger et se mit à gémir en russe. Je n’avais pas à craindre d’attaques de sa part.
Bien sûr, il me restait à réussir à me faire comprendre. Marlen s’acharnait toujours contre la porte et Dimitri n’allait plus tarder à se réveiller. Je toisai l’humain en espérant avoir l’air terrifiante. À en juger par son expression, je fus assez convaincante. Alors j’eus de nouveau recours au langage des cavernes qui m’avait permis de communiquer avec Inna, sauf que le message que j’avais à transmettre était un peu plus complexe.
— Bâton, prononçai-je en russe, car je n’avais pas la moindre idée de la manière dont on disait « pieu ». (Je lui montrai l’anneau d’argent que je portais toujours au doigt, puis mimai le geste de transpercer quelque chose.) Bâton. Où ?
Il me regarda avec un air ébahi pendant quelques instants.
— Pourquoi parlez-vous comme ça ? finit-il par me demander dans un anglais parfait.
— Dieu soit loué ! m’écriai-je. Où se trouve la chambre forte ?
— La chambre forte ?
— L’endroit où ils rangent les armes ? (Il recommença à me dévisager.) Je cherche un pieu en argent.
— Ah ! ça ! dit-il avant de jeter un regard inquiet dans la direction d’où venaient les bruits de coups.
Je le poussai plus fort contre le mur. J’avais l’impression que mon cœur était sur le point de lâcher mais ne voulais rien en laisser paraître. Il fallait que cet homme me croie invincible.
— Écoute-moi ! Conduis-moi à la chambre forte. Tout de suite !
Il poussa un cri étouffé, puis acquiesça avec empressement avant de m’inviter à le suivre dans l’escalier. Nous nous arrêtâmes au deuxième étage et prîmes un virage serré. Les couloirs de cette maison, tous éclairés par des chandeliers et décorés dans le même style, étaient aussi tortueux que les allées du labyrinthe végétal dans lequel je m’étais promenée avec Dimitri. Allais-je seulement réussir à retrouver la sortie ? Je prenais un risque en faisant ce détour, mais il était probable qu’on me poursuivrait si je parvenais à m’enfuir. Dans ce cas, je devrais me battre et j’aurais besoin d’être armée.
L’humain me fit emprunter un nouveau couloir, puis un autre. Finalement, il s’arrêta devant une porte qui ressemblait à toutes les autres et me jeta un regard interrogateur.
— Ouvre-la ! lui ordonnai-je. Il secoua la tête.
— Je n’ai pas la clé.
— En tout cas, ce n’est pas moi qui… Un instant !
Je fouillai dans ma poche et en tirai les clés que j’avais trouvées sur Dimitri. Il y en avait cinq sur le trousseau. Je les essayai l’une après l’autre et la porte s’ouvrit à ma troisième tentative.
Pendant ce temps, mon guide s’était mis à jeter des coups d’œil nerveux derrière lui et semblait sur le point de s’enfuir.
— N’y pense même pas, l’avertis-je.
Il devint blême et ne fit plus un geste. La pièce dans laquelle nous entrâmes n’était pas très grande. Malgré la moquette blanche et les tableaux aux cadres argentés qui ornaient les murs, elle ressemblait… à une décharge. Des boîtes, des objets bizarres et beaucoup d’effets personnels comme des montres et des bagues y étaient entreposés pêle-mêle.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
— Des objets magiques, m’expliqua mon guide, qui paraissait toujours terrorisé. Ils les gardent ici en attendant de les détruire, ou pour les laisser perdre leurs pouvoirs.
Des objets magiques… Tout ce que je voyais avait été chargé de pouvoir par des Moroï. Les objets ensorcelés avaient tous un effet sur les Strigoï, généralement déplaisant, les plus efficaces étant les pieux dans lesquels on insufflait la magie des quatre éléments physiques.
Il était logique que les Strigoï veuillent mettre en quarantaine les objets qui pouvaient leur faire du mal et se débarrasser…
— Mon pieu !
Je me précipitai pour le ramasser et faillis le laisser tomber tant j’avais les mains moites. Il était posé sur une boîte à côté d’un morceau de tissu et de pierres étranges. En l’observant de plus près, je me rendis compte qu’il ne s’agissait pas du mien. À vrai dire, cela ne faisait guère de différence face à un Strigoï. Ce pieu était quasiment identique au mien, à ceci près qu’un motif géométrique courait autour du manche. J’avais déjà vu des ornementations semblables. Lorsqu’un gardien s’attachait particulièrement à son arme, il arrivait qu’il fasse graver ses initiales ou un dessin dessus. J’éprouvai une tristesse soudaine à le tenir en main. Il avait appartenu à quelqu’un qui l’avait manié avec fierté et était probablement mort à l’heure actuelle. Dieu seul savait combien d’autres pieux volés à des prisonniers il y avait dans cette pièce, mais je n’avais le temps ni de les chercher ni de m’apitoyer sur le sort de leurs défunts propriétaires.
— Très bien. Maintenant, je veux que tu me conduises…
J’hésitai. Même si j’étais désormais armée d’un pieu, mieux valait toujours que j’évite de rencontrer des Strigoï. Il devait encore y en avoir un de garde devant la porte d’entrée.
— … dans une pièce de cet étage possédant une fenêtre qui s’ouvre et située le plus loin possible de l’escalier.
L’homme réfléchit quelques instants, puis hocha la tête.
— Par ici.
Je le suivis à travers un nouveau dédale de couloirs.
— Comment t’appelles-tu ? lui demandai-je.
— Oleg.
— Je suis en train de m’enfuir, tu sais… Si tu veux… je peux t’emmener avec moi.
La présence de quelqu’un – celle d’un humain, en particulier – allait beaucoup me ralentir. Néanmoins, ma conscience ne me permettait pas d’abandonner une victime potentielle dans un endroit pareil.
Il me jeta un regard incrédule.
— Pourquoi voudrais-je vous suivre ?
Sydney avait décidément raison au sujet des sacrifices que les humains étaient prêts à faire en échange de l’immortalité. Inna et Oleg en étaient deux preuves vivantes.
Après un angle du couloir, nous nous retrouvâmes devant une porte double dont chaque battant était orné de vitraux ouvragés. À travers les carreaux colorés, je vis que les murs de la pièce étaient occupés du sol au plafond par des rayonnages chargés de livres. C’était une immense bibliothèque dont je ne voyais pas toute la superficie. Mieux encore : le mur qui me faisait face était percé d’une large baie vitrée encadrée de rideaux de satin rouge sang.
— Parfait, commentai-je en poussant les portes.
Alors une vague de nausée me submergea. Nous n’étions pas seuls.
Galina bondit de la chaise qu’elle occupait près de la cheminée, à l’autre bout de la salle, faisant tomber le livre qu’elle avait sur les genoux. Elle fondit sur moi sans me laisser le temps d’apprécier la bizarrerie de la scène. J’aurais pu croire qu’Oleg m’avait attirée dans un piège s’il ne s’était réfugié dans un coin de la salle, l’air aussi surpris que je l’étais moi-même. Malgré la taille impressionnante de la bibliothèque, Galina m’atteignit en quelques secondes.
J’esquivai sa première attaque, ou du moins essayai. Elle était vraiment rapide. En dehors de Dimitri, les Strigoï de la maison ne valaient pas grand-chose au combat, à tel point que j’en avais oublié ce dont un Strigoï vraiment doué dans ce domaine était capable. Elle me saisit par le bras et m’attira vers elle, la bouche déjà ouverte, et pointa ses canines vers ma gorge. Je tenais toujours mon pieu et tentai maladroitement de lui faire au moins une égratignure, mais elle me tenait trop fermement. Je parvins tout de même à me pencher un peu pour échapper à ses dents, mais elle profita de ce mouvement pour m’attraper les cheveux. Elle me força à me redresser en m’arrachant un cri de douleur. Je ne compris pas comment elle parvenait à tirer si fort sans m’arracher la peau du crâne. Elle me projeta contre un mur sans pour autant me lâcher.
Dimitri s’était peut-être montré brutal lorsque je m’étais battue contre lui, le jour de mon arrivée, mais il n’avait pas l’intention de me tuer. Or c’était bien ce que voulait Galina. Elle avait cru Dimitri sur parole lorsqu’il lui avait assuré que je serais un atout, mais il était désormais évident que j’étais surtout une immense source de problèmes. Le traitement de faveur dont je bénéficiais jusque-là avait pris fin et le moment était venu de me tuer. Je pouvais toujours me consoler avec l’idée qu’elle n’allait sans doute pas me transformer en Strigoï. J’allais simplement lui servir de déjeuner.
Un cri attira mon attention du côté de la porte. Dimitri s’y tenait, fou de rage. Je perdis aussitôt toutes les illusions que j’avais pu nourrir à son sujet. Sa fureur était palpable, ses yeux étaient plissés et ses lèvres retroussées découvraient ses canines. Ses yeux rouges tranchaient nettement avec la pâleur de sa peau et lui donnaient l’air d’un démon échappé de l’enfer pour me détruire. Lorsqu’il s’avança vers nous, une seule pensée me traversa l’esprit : Au moins, ma fin sera rapide.
Sauf que ce ne fut pas moi qu’il attaqua, mais Galina.
J’ignore laquelle de nous deux fut la plus surprise mais, à cet instant, Galina oublia complètement mon existence. Les deux Strigoï se jetèrent l’un sur l’autre et je me figeai, fascinée par la terrible beauté de leur combat. Il y avait presque de la grâce dans leur manière de se mouvoir, de s’attaquer et d’esquiver les coups de l’autre. Je les contemplai encore quelques instants, puis me giflai mentalement pour me forcer à réagir. J’avais enfin une chance de m’enfuir et ne devais pas la laisser passer.
Je me précipitai vers la baie vitrée et cherchai désespérément un moyen de l’ouvrir. Il n’y en avait pas.
— Salaud !
Peut-être Oleg m’avait-il attirée dans un piège, après tout. À moins que l’ouverture de la baie vitrée ne soit commandée par un mécanisme qui m’avait échappé. Peu importait : j’étais à peu près certaine de connaître un autre moyen de l’ouvrir.
Je courus vers la partie de la bibliothèque où Galina s’était installée pour lire et soulevai une chaise en bois au dossier sculpté.
Il était évident que cette fenêtre n’était pas faite du même matériau que celle de ma chambre. Même si elle était extrêmement sombre, elle ressemblait davantage aux vitraux des portes de la bibliothèque avec leurs délicats motifs colorés. Il ne devrait pas être trop difficile de la casser. Après avoir dépensé tant d’énergie en pure perte dans ma chambre, j’éprouvai une certaine satisfaction à cogner la chaise contre la vitre de toutes mes forces. L’impact créa un énorme trou sur tout un côté et fit voler des éclats de verre partout. Quelques-uns m’atteignirent au visage, mais je ne m’en souciai guère sur le moment.
Le combat se poursuivait derrière moi. J’entendais des grognements et des cris étouffés qu’accompagnait parfois le bruit d’un meuble brisé. Je mourais d’envie de me retourner pour voir ce qui se passait mais je ne pouvais pas me le permettre. Au lieu de cela, je balançai de nouveau la chaise et brisai l’autre moitié de la vitre. Je n’allais avoir aucun mal à passer par un trou de cette taille.
— Rose !
Par réflexe, je me retournai au son de la voix de Dimitri. Il affrontait toujours Galina. L’un et l’autre semblaient épuisés, mais visiblement il l’était plus qu’elle. Dès qu’il le pouvait, il cherchait à l’immobiliser dans une position qui m’offrait un accès à sa poitrine. Nos regards se rencontrèrent. La plupart du temps, lorsqu’il était un dhampir, nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre. Ce fut encore le cas à cet instant. Je compris parfaitement ce qu’il attendait de moi : il voulait que je lui transperce le cœur.
Je savais que c’était une mauvaise idée. Je devais sauter par cette fenêtre sans attendre. Je devais les laisser continuer à se battre, même s’il paraissait certain que Galina allait l’emporter. Pourtant, une force m’entraîna dans l’autre direction, le pieu levé. Ce fut peut-être à cause de l’attirance que je ne cesserais jamais d’éprouver pour Dimitri, quel que soit le monstre qu’il était devenu, ou bien d’un absurde sens du devoir, puisqu’il venait de me sauver la vie, ou encore de la certitude qu’un Strigoï allait mourir cette nuit et que Galina était la plus dangereuse des deux.
Sauf qu’il ne fut pas si facile de l’atteindre. Elle était puissante, rapide, et Dimitri avait beaucoup de mal à la maintenir en place. Elle se débattait furieusement pour recommencer à l’attaquer. Il suffirait à la Strigoï de le neutraliser quelques instants, comme je l’avais fait dans la chambre. Alors elle n’aurait plus qu’à le décapiter ou le brûler pour en être débarrassée. Je l’imaginais très bien faire les deux.
Il parvint à la tourner légèrement pour m’offrir le meilleur angle sur sa poitrine que j’avais eu jusqu’alors. Je m’avançai pour frapper lorsque Dimitri me percuta. Je me demandai pendant quelques instants ce qui lui prenait de m’attaquer après m’avoir sauvé la vie, avant de comprendre qu’il avait été poussé… par Nathan. Celui-ci venait d’entrer dans la bibliothèque avec Marlen. Dimitri se laissa distraire par leur arrivée, pas moi. Comme je pouvais toujours atteindre la poitrine de Galina, je lui plongeai mon pieu dans le cœur. Il ne s’enfonça pas aussi profondément que je l’aurais voulu et elle parvint à me donner un coup de pied. J’appuyai sur l’arme en grimaçant, certaine que l’argent devait lui faire quelque chose. Un instant plus tard, la douleur déforma son visage. Lorsqu’elle vacilla, je profitai de mon avantage et lui transperçai le cœur de part en part. Il fallut encore plusieurs secondes avant qu’elle s’effondre sur le sol et cesse de bouger.
Si les autres Strigoï m’avaient vue la tuer, ils n’en montrèrent rien. Nathan et Marlen avaient les yeux rivés sur Dimitri. Une autre Strigoï que je ne connaissais pas ne tarda pas à les rejoindre. J’arrachai mon pieu du cœur de Galina et commençai à reculer vers la fenêtre en espérant ne pas trop me faire remarquer. Je m’inquiétais pour Dimitri. Ses adversaires étaient plus nombreux que lui. Bien sûr, je pouvais toujours lui offrir mon soutien et combattre à son côté…
Mais mes forces avaient leurs limites. Mon corps se ressentait encore de toutes les morsures qu’il avait reçues. J’avais déjà affronté deux Strigoï et tué la plus puissante d’entre eux. J’avais fait ma bonne action en délivrant le monde de sa présence. Ce que je pouvais faire de mieux après cela était de partir et laisser ces Strigoï achever Dimitri. Ceux qui survivraient se retrouveraient privés de chef, et seraient donc moins dangereux. Dimitri serait enfin libéré de cet état contre nature et son âme pourrait migrer vers un monde meilleur. Quant à moi, je vivrais – si j’avais de la chance – avec la satisfaction d’avoir fait le bien en tuant davantage de Strigoï.
Je pris appui contre le cadre de la fenêtre et me penchai pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Il faisait nuit, ce qui n’était pas encourageant, et la façade lisse de la propriété se prêtait mal à l’escalade. Il était possible de descendre en s’agrippant au mur, mais cela prendrait un temps fou. Or le temps me manquait. Un épais buisson se trouvait juste en dessous de la fenêtre. Je le distinguais assez mal dans l’obscurité et espérais qu’il ne s’agissait pas d’un rosier ou d’une autre plante à épines. Dans tous les cas, une chute du deuxième étage ne risquait pas de me tuer et ne me ferait sans doute même pas très mal.
J’enjambai le rebord de la fenêtre et croisai une dernière fois le regard de Dimitri tandis que les autres Strigoï avançaient sur lui. Ses mots me revinrent une fois encore : « N’hésite pas. » La plus importante des leçons de Dimitri. Mais ce n’était pas la première qu’il m’avait donnée. Lors de notre premier entraînement, il m’avait expliqué ce que je devais faire si je me retrouvais à court d’options face à des ennemis plus nombreux que moi : « Cours. »
Le moment était venu pour moi de courir.
Je sautai par la fenêtre.