Chapitre 4

 

Je n’arrivais pas à y croire… Janine Hathaway. Ma mère, cette femme célébrissime et mère absente. Même si elle n’était pas aussi vénérée qu’Arthur Schoenberg, elle avait su se faire une réputation impressionnante dans le monde des gardiens. Comme elle était toujours engagée dans des missions insensées, je ne l’avais pas vue depuis des années. Et voilà qu’elle débarquait à l’académie, juste devant mon nez, sans même avoir pris la peine de m’avertir de son arrivée. Bel exemple d’amour maternel…

Que diable faisait-elle là ? La réponse me vint aussitôt. Ma mère était au service d’un noble du clan des Szelsky, dont plusieurs membres étaient venus passer les vacances avec leurs enfants. Comme d’habitude, elle ne faisait que son travail.

Je me tassai au fond de ma chaise en broyant du noir. Elle m’avait forcément vue entrer, ce qui ne l’avait même pas détournée de ses pensées. Elle portait un jean, un tee-shirt beige et la veste en jean la plus quelconque que j’aie jamais vue. Avec son mètre cinquante, elle était minuscule à côté de ses deux collègues. Pourtant, sa manière de se tenir et sa présence donnaient l’impression qu’elle les dépassait d’une tête.

Stan, notre professeur, nous présenta ses invités et expliqua qu’ils étaient là pour nous faire profiter de leur expérience. Il faisait les cent pas devant son bureau sans cesser de froncer les sourcils.

— Vous devez bien prendre conscience de la chance qui est la vôtre, développa-t-il. D’ordinaire, les gardiens de nos visiteurs ne peuvent pas se permettre de vous consacrer du temps. Mais les récents événements ont incité nos trois invités d’aujourd’hui à venir vous voir. (Il s’interrompit. Personne n’eut besoin de se faire préciser qu’il parlait du massacre des Badica. Stan se racla la gorge avant de reprendre.) Après cette tragédie, il nous paraît utile de vous faire entendre les récits de ceux qui travaillent sur le terrain.

La classe vibra d’excitation. Écouter des histoires, surtout des histoires brutales et sanglantes, promettait d’être bien plus intéressant qu’analyser les textes théoriques de notre manuel. Plusieurs des gardiens de l’académie semblaient être du même avis, puisqu’ils étaient plus nombreux que d’habitude à attendre en silence au fond de la classe. Dimitri se trouvait parmi eux.

Le plus âgé fut le premier à parler et je ne tardai pas à me laisser prendre par son récit. Il nous raconta le jour où le plus jeune fils de la famille dont il avait la charge s’était perdu dans un endroit public où des Strigoï avaient été repérés.

— Le soleil était sur le point de se coucher, déclara-t-il d’une voix théâtrale en faisant un geste des deux bras qui visait sans doute à nous expliquer comment un soleil se couchait. Nous n’étions que deux, et nous n’avions que quelques instants pour décider de la procédure à suivre.

Je posai mon menton dans mes mains pour mieux m’abandonner à son exposé. Les gardiens travaillaient souvent en duo. L’un des deux, le gardien rapproché, restait auprès du Moroï qu’il protégeait tandis que l’autre, le gardien éloigné, surveillait les environs. Comme les deux gardiens n’étaient pas censés se perdre de vue, la situation les forçait à sortir des stratégies prévues par le manuel. À leur place, j’aurais choisi de laisser le gardien rapproché emmener le reste de la famille en sécurité pendant que le gardien éloigné partait à la recherche du garçon.

— Nous avons décidé que mon partenaire resterait avec la famille à l’intérieur d’un restaurant pendant que j’inspecterais le reste de la zone, poursuivit notre intervenant avec des gestes exagérés.

Je me sentis assez fière d’avoir trouvé la bonne réponse. Cette histoire finissait bien, avec un petit garçon sain et sauf, et sans Strigoï.

Le deuxième gardien, celui que ma voisine de table, comme plusieurs autres, regardait avec des yeux énamourés, raconta comment il était tombé par hasard sur un Strigoï en chasse.

— Je n’étais même pas en service, expliqua-t-il. Je rendais visite à un ami, gardien dans une autre famille. En quittant l’immeuble, j’ai aperçu un Strigoï qui se dissimulait dans l’ombre. Il ne s’attendait pas à trouver un gardien dehors. J’ai fait le tour du bâtiment pour le surprendre par-derrière et…

Il fit le geste de frapper en plein cœur avec beaucoup plus de talent dramatique que le vieux gardien, et alla jusqu’à mimer les tressautements de la victime et les torsions vicieuses qu’il avait imprimées à son arme.

Alors ce fut le tour de ma mère. Je n’attendis pas qu’elle ouvre la bouche pour froncer les sourcils et ma grimace empira tout au long de son récit. Si je ne l’avais pas sue incapable de tant d’imagination, comme ses choix vestimentaires suffisaient à le prouver, j’aurais juré qu’elle mentait. Son histoire n’avait rien d’une anecdote. C’était une aventure épique, de celles dont on fait les films récompensés par des oscars.

Cela se passait un jour où le Moroï dont elle avait la charge, le seigneur Szelsky, s’était rendu avec sa femme à un bal qu’organisait une autre famille en vue. Plusieurs Strigoï étaient tapis en embuscade. Ma mère en découvrit un, l’exécuta rapidement et donna l’alerte aux autres gardiens. Leurs efforts conjoints leur permirent de débusquer ses complices, qu’elle tua elle-même pour la plupart.

— Ça n’a pas été facile, expliqua-t-elle. (De la part de n’importe qui d’autre, cette phrase aurait sonné comme une vantardise. Pas dans sa bouche. Elle s’exprimait d’une manière sèche et efficace qui ne laissait place à aucune fioriture, et une pointe d’accent écossais rappelait qu’elle avait passé son enfance à Glasgow.) Nous savions qu’il en restait encore trois dans les locaux. À cette époque, nous n’étions pas habitués à voir des Strigoï chasser en groupe. Le massacre des Badica confirme que c’est de plus en plus fréquent… (Quelques élèves sursautèrent en l’entendant parler du drame si crûment tandis que des images du carnage recommençaient à défiler dans mon esprit.) Nous devions nous débarrasser de ces Strigoï aussi vite et aussi discrètement que possible, pour ne pas alerter les autres. Si vous bénéficiez de l’effet de surprise, la meilleure manière d’exécuter un Strigoï est d’arriver par-derrière pour lui briser la nuque, avant de lui planter un pieu dans le cœur. Le premier mouvement ne le tuera pas, évidemment, mais il l’étourdira assez longtemps pour vous laisser finir, tout en l’empêchant de crier. Puisque l’ouïe des Strigoï est bien plus développée que la nôtre, le plus difficile est de les approcher discrètement. Comme je suis plus petite et plus légère que la plupart des gardiens, j’ai l’avantage de pouvoir me déplacer sans bruit. Voilà pourquoi nous avons jugé préférable que j’exécute les deux premiers moi-même.

La manière parfaitement neutre dont elle décrivait ses propres qualités m’énervait. J’étais certaine que j’aurais mieux supporté de l’entendre se vanter d’être un super-héros. Émerveillés, mes camarades devaient être plus occupés à s’imaginer tordre le cou d’un Strigoï qu’à analyser les talents d’oratrice de ma mère.

Celle-ci poursuivit son histoire. Après avoir tué leurs trois Strigoï, elle et ses collègues découvrirent que deux Moroï avaient été enlevés. C’était une pratique assez courante, soit parce que les Strigoï voulaient se garder un en-cas pour plus tard, soit parce qu’ils étaient au service de Strigoï plus puissants auxquels ils devaient ramener des proies. Toujours était-il que deux Moroï manquaient au bal et que leurs gardiens avaient été blessés.

— Nous ne pouvions évidemment pas laisser ces Moroï entre les griffes des Strigoï, déclara-t-elle. Nous les avons traqués jusqu’à leur repaire et avons découvert qu’ils y vivaient à plusieurs. Vous savez à quel point ce cas de figure est rare…

Il l’était. La nature égoïste et maléfique des Strigoï les incitait presque autant à s’entre-tuer qu’à faire des victimes. S’organiser pour mener en commun une attaque précise était le mieux qu’ils pouvaient faire, à condition que la mission soit courte et sanglante. Mais vivre en groupe ? C’était quasiment impossible à imaginer.

— En libérant les deux captifs, nous avons découvert que ces Strigoï avaient fait d’autres prisonniers, poursuivit ma mère. Comme nous ne pouvions pas laisser à eux-mêmes les deux Moroï que nous venions de délivrer, le gardien qui m’accompagnait les a conduits en lieu sûr en me laissant seule dans la place.

Évidemment, songeai-je avec amertume. Ma mère, ce héros, se retrouvait seule contre tous. Elle s’était fait capturer, mais s’était échappée et avait délivré tous les Moroï. Elle avait accompli au passage ce qui devait être la prouesse du siècle : elle s’était débarrassée des Strigoï en employant successivement les trois méthodes efficaces : la crémation, la décapitation et le pieu dans le cœur.

— Je venais juste de me débarrasser d’un Strigoï lorsque les deux autres se sont jetés sur moi, expliqua-t-elle. Je n’avais plus le temps de récupérer mon pieu. Par chance, je me trouvais près d’une cheminée allumée où j’ai pu pousser l’un des Strigoï. Son congénère m’a pourchassée jusqu’à un vieil appentis, où j’ai déniché une hache qui m’a servi à lui couper la tête. J’y ai aussi trouvé un bidon d’essence, avec lequel je suis rentrée dans la maison. Celui que j’avais précipité dans l’âtre n’avait pas complètement brûlé, mais il est mort assez vite une fois que je l’ai eu arrosé de carburant.

Mes camarades étaient béats d’admiration. Les mâchoires se décrochaient et les yeux sortaient de leurs orbites. Il n’y avait plus un bruit dans la salle, comme si le temps s’était arrêté pour tout le monde sauf pour moi. Je semblais être la seule que ses exploits n’impressionnaient pas et la vénération que je lisais sur les visages m’exaspérait. Dès qu’elle eut fini, une dizaine de mains se levèrent en même temps et on la harcela de demandes sur ses techniques, ses impressions…

Après une dizaine de questions, je perdis patience et levai la main à mon tour. Elle mit un certain temps à me donner la parole et ne sembla pas vraiment étonnée de me trouver là. Je devais déjà m’estimer heureuse qu’elle me reconnaisse.

— Dites-moi, gardienne Hathaway, commençai-je, pourquoi ne vous êtes-vous pas assurés de la sécurité de l’endroit pour commencer ?

Je la sentis sur ses gardes.

— Que voulez-vous dire ? répondit-elle en fronçant les sourcils.

Je haussai les épaules, puis m’enfonçai dans ma chaise en tâchant de prendre un air dégagé.

— À vous écouter, on a l’impression que vous avez raté quelque chose… Pourquoi n’avez-vous pas inspecté les lieux avant le bal pour vous assurer qu’il ne s’y trouvait pas de Strigoï ? Ça vous aurait épargné bien des ennuis…

Ma mère resta sans voix quelques instants, pendant lesquels tous les regards se tournèrent vers moi.

— Si nous n’avions pas eu ces « ennuis », il y aurait sept Strigoï de plus dans le monde et les deux Moroï qui s’étaient fait capturer seraient morts ou transformés à l’heure qu’il est.

— Je sais, je sais… Vous avez tué les méchants et sauvé tout le monde. Je voulais seulement revenir aux principes… C’est notre cours de théorie, non ? (Je jetai un coup d’œil en direction de Stan qui me couvait d’un regard particulièrement hostile. Nous avions un lourd passé conflictuel et j’avais l’impression que nous étions sur le point de l’alourdir encore.) J’essaie juste de comprendre ce qui a causé toute cette suite de problèmes.

Je dus reconnaître à ma mère une maîtrise d’elle-même bien plus grande que la mienne. À sa place, j’aurais marché droit sur moi pour me mettre une gifle. Elle resta parfaitement impassible et ne trahit son agacement que par une infime crispation des lèvres.

— C’était difficile, répondit-elle. La résidence où se tenait le bal avait une architecture compliquée et peu maîtrisable. Nous en avions fait le tour une première fois sans rien remarquer d’anormal. Je pense que les Strigoï sont arrivés après le début des festivités, ou qu’ils se cachaient dans des passages secrets que nous n’avons pas découverts.

L’idée de passages secrets, qui enthousiasma mes camarades, ne m’impressionna guère.

— Si je comprends bien ce que vous dites, soit vous avez échoué à les repérer lors de votre première inspection, soit ils sont passés au travers du cordon de « sécurité » que vous aviez mis en place. Il semble bien que quelqu’un ait raté quelque chose…

Ses lèvres se crispèrent davantage.

— Nous avons fait de notre mieux face à des circonstances inhabituelles, répliqua-t-elle d’une voix plus sèche encore. Je comprends bien qu’il est difficile pour quelqu’un de votre niveau de percevoir la complexité de la situation que je décris, mais, lorsque vous en saurez assez pour dépasser la théorie, vous verrez à quel point tout est différent là, dehors, lorsque des vies sont en jeu.

— Je n’en doute pas, ironisai-je. Après tout, qui suis-je pour mettre en cause vos méthodes ? C’est vous qui avez toutes ces molnija, n’est-ce pas ?

— Mademoiselle Hathaway ! rugit Stan. Veuillez ramasser vos affaires et attendre la fin du cours dans le couloir !

J’écarquillai les yeux.

— Vous êtes sérieux ? Qu’y a-t-il de mal à poser des questions ?

— C’est votre attitude qui pose un problème. Sortez ! répéta-t-il en me montrant la porte.

Un silence plus profond que celui qui avait accueilli le récit de ma mère s’abattit sur la classe. Je fis de mon mieux pour garder la tête haute sous les yeux des gardiens et des novices. Ce n’était pas la première fois que j’étais virée du cours de Stan, même pas la première fois que j’en étais virée devant Dimitri. Je jetai mon sac sur mon épaule et franchis la distance qui me séparait de la porte, quelques pas qui me semblèrent des kilomètres, en évitant le regard de ma mère.

Cinq minutes avant la fin du cours, elle se glissa hors de la salle et vint se planter devant moi, les poings sur les hanches, dans une pose que je détestais parce qu’elle la faisait paraître plus grande que nature. Ce n’était pas juste, que quelqu’un qui mesurait une tête de moins que moi me donne l’impression que j’étais minuscule, même si j’étais assise par terre dans un couloir…

— Je vois que tes manières ne se sont pas arrangées avec le temps.

Je me relevai, prête à mordre.

— Je suis ravie de te revoir, moi aussi. Mais je suis surprise que tu me reconnaisses… En fait, je n’étais même pas certaine que tu te souvenais de moi, puisque tu n’as pas pris la peine de m’avertir de ton arrivée.

Elle croisa les bras sur sa poitrine, ce qui la rendit encore plus impressionnante.

— Je ne pouvais pas négliger mon devoir pour venir te chouchouter.

— Me chouchouter ? m’écriai-je.

C’était une activité si contraire à sa nature que je fus même étonnée qu’elle connaisse le mot.

— Je n’espérais pas que tu comprennes. D’après ce que j’ai entendu dire, l’idée du devoir ne t’est pas très familière.

— Elle me l’est plus qu’à la plupart des gens, répliquai-je avec hauteur.

Ma mère écarquilla les yeux pour feindre la surprise. Comme j’employais volontiers ce regard sarcastique, il me déplut profondément d’en être la cible à mon tour.

— Vraiment ? Et où étais-tu ces deux dernières années ?

— Et où étais-tu, toi, pendant les cinq dernières ? Tu n’aurais même pas su que j’étais partie si l’académie ne t’avait pas prévenue.

— Ne reporte pas tes fautes sur moi. J’étais ailleurs parce que mon devoir l’exigeait. Tu étais ailleurs pour pouvoir faire du shopping et sortir le soir.

Mon amertume et mon embarras se changèrent en fureur. Allait-on me faire payer toute ma vie ma fugue avec Lissa ?

— Tu ignores tout des raisons de mon départ ! ripostai-je en élevant la voix. Et tu n’as pas le droit de me juger sans savoir de quoi tu parles…

— J’ai lu les rapports de l’académie. Tu avais des raisons de t’inquiéter mais tu as pris la mauvaise décision. (Son ton était aussi solennel et aussi tranchant que celui de mes professeurs.) Tu aurais dû demander de l’aide.

— Je ne pouvais en parler à personne tant que je n’avais pas de preuve, et on nous apprend à agir par nous-mêmes.

— C’est ça…, ricana-t-elle. Vante-toi de ce que tu as appris après avoir manqué deux ans de cours… Tu n’es guère en position de me faire la leçon sur les protocoles du métier.

Je passais mon temps à me disputer avec des gens, quelque chose dans ma nature rendait cela inévitable. Cela m’avait au moins donné l’habitude d’essuyer des insultes et de me défendre. J’étais une coriace… Pourtant, les rares fois où je m’étais retrouvée face à elle, j’avais toujours eu l’impression d’avoir trois ans. Son attitude me semblait la pire des humiliations et son acharnement à me rappeler mes deux ans d’entraînement manqués, sujet plutôt sensible, ne faisait qu’aggraver les choses. Je croisai les bras dans une imitation assez convaincante de sa propre posture et la défiai du regard.

— Ah oui ? Il se trouve que mes professeurs ne sont pas de cet avis… Même en ayant raté deux ans, j’ai déjà rattrapé le niveau des élèves de ma classe.

Elle ne répondit pas tout de suite, et reprit d’une voix parfaitement neutre.

— Si tu n’étais pas partie, tu aurais surpassé tout le monde.

Sur ces mots, elle fit demi-tour pour s’éloigner d’une démarche presque militaire. La sonnerie retentit quelques instants plus tard et mes camarades jaillirent de la classe de Stan.

Même Mason ne parvint pas à me dérider après cela. Je passai le reste de la journée à ruminer et me morfondre, bien certaine que ma mère et moi alimentions copieusement les ragots. Je décidai de sauter le déjeuner pour aller consulter un livre de physiologie et d’anatomie à la bibliothèque.

Lorsque vint l’heure de mon deuxième entraînement avec Dimitri, je courus presque jusqu’au mannequin pour le frapper du poing très légèrement à gauche du centre de son torse.

— Là ! m’écriai-je. Le cœur est là, sous les côtes et le sternum. Est-ce que je peux avoir ce pieu, maintenant ?

Je croisai les bras avec orgueil en m’attendant à être félicitée pour mes progrès. Au lieu de me complimenter, Dimitri haussa les épaules avec l’air de penser que j’aurais dû le savoir depuis longtemps. De fait, j’aurais dû…

— Et comment fais-tu pour franchir les côtes et le sternum ?

Je soupirai. Je n’avais trouvé la réponse à sa question que pour atteindre la suivante. Typique…

Il consacra l’essentiel de l’heure à développer ce point et me montra les techniques qui entraînaient la mort la plus rapide. Chacun de ses mouvements était aussi gracieux que mortellement efficace. Il les réalisait sans effort apparent, mais j’avais appris à le connaître.

Lorsqu’il me tendit le pieu, il me fallut un certain temps pour comprendre son geste.

— Tu me le donnes vraiment ?

Ses yeux pétillèrent d’amusement.

— J’ai du mal à croire que tu ne te sois pas déjà enfuie avec…

— Tu n’arrêtes pas de me demander de contrarier mes impulsions…

— Pas pour tout.

— Mais pour certaines choses.

La lourdeur de mon sous-entendu me surprit moi-même. J’avais accepté depuis longtemps l’idée qu’il m’était impossible, pour de nombreuses raisons, d’éprouver pour lui ce genre de sentiments. Néanmoins, il m’arrivait de temps à autre d’avoir une faiblesse et de souhaiter qu’il en ait une aussi. Cela m’aurait tellement soulagée de savoir qu’il me désirait encore, qu’il était toujours fou de moi… Je scrutai son visage sans découvrir la moindre faille. Il était tout à fait possible que je ne lui fasse plus le moindre effet. Cette pensée me déprima.

— Évidemment, répondit-il comme si nous ne parlions que de mes entraînements. Il faut de la mesure en toutes choses. Chacun doit déterminer avec prudence quand se fier à ses impulsions et quand les oublier.

Il prononça ces derniers mots avec une intonation particulière.

Nos regards se croisèrent brièvement et un frisson électrique me parcourut. Il savait très bien de quoi je parlais… Sauf que, comme toujours, il agissait en parfait instructeur comme si de rien n’était, et comme il en avait le devoir. Avec un soupir, je chassai de mon esprit les sentiments qu’il m’inspirait et tâchai de me rappeler que j’étais sur le point de toucher l’arme qui me fascinait depuis l’enfance. Le massacre des Badica me revint en mémoire. Il y avait des Strigoï dans les environs. Je devais me concentrer.

Je lui pris le pieu d’une main hésitante, presque avec dévotion. Le métal froid me picota la peau. Le manche était strié pour assurer une meilleure prise, mais le reste de l’arme, sur laquelle je fis courir mes doigts, était lisse comme du verre. Je levai le pieu à la hauteur de mes yeux pour l’examiner et m’habituer à son poids.

— Par quoi veux-tu que je commence ? demandai-je timidement à Dimitri en contrariant la part fébrile de moi-même qui n’aspirait qu’à empaler tous les mannequins l’un après l’autre.

Comme toujours, il s’appesantit lourdement sur les bases en m’expliquant comment je devais tenir et manier l’arme. Lorsqu’il me laissa enfin attaquer un mannequin, je pus vérifier que les mouvements qu’il m’avait montrés demandaient beaucoup d’efforts. L’évolution avait fait du beau boulot en dissimulant le cœur sous le sternum et sous les côtes. Dimitri me guida pas à pas avec une grande patience en me corrigeant dans les plus petits détails.

— Frappe de bas en haut pour franchir les côtes, me conseilla-t-il en me voyant peiner à glisser le pieu dans une fente entre deux os. Comme tu seras plus petite que la plupart de tes adversaires, ce sera plus simple, et la cage thoracique est moins résistante au niveau des côtes flottantes.

À la fin de l’heure, il me reprit le pieu avec un air satisfait.

— Bien, me félicita-t-il. Très bien.

Je le considérai sans dissimuler ma surprise. Il était plutôt avare de compliments, d’ordinaire.

— Vraiment ?

— On dirait que tu fais ça depuis des années.

Je sentis me venir un sourire extatique. Alors que nous allions quitter la salle, un mannequin roux et bouclé me rappela cruellement ce qui s’était passé pendant le cours de Stan.

— Est-ce que je pourrai m’entraîner sur celui-là, la prochaine fois ? demandai-je en me renfrognant.

Il enfila son manteau sans se presser. C’était une longue veste brune en cuir élimé, qui ressemblait beaucoup à un cache-poussière de cow-boy, même si Dimitri avait toujours refusé de l’admettre. Il avait une fascination secrète pour le Far West, que je comprenais presque aussi mal que ses goûts musicaux.

— Je trouve cette idée plutôt malsaine.

— Ça l’est toujours moins que si je m’en prenais directement à elle, grommelai-je en jetant mon sac sur mon épaule.

Nous nous dirigeâmes vers la sortie du gymnase.

— La violence n’est pas la réponse à tous les problèmes, Rose, déclara-t-il d’une voix empreinte de sagesse.

— C’est elle qui a des problèmes, grognai-je. Et je croyais avoir appris que la violence est une solution.

— La violence n’est bonne que pour se défendre. Or ta mère ne t’a pas attaquée… Vous vous ressemblez un peu trop, c’est tout.

Je m’arrêtai net.

— Je n’ai rien à voir avec elle ! C’est vrai que nous avons les mêmes yeux… mais je suis beaucoup plus grande qu’elle, et mes cheveux sont très différents des siens !

J’indiquai ma queue-de-cheval, au cas où il lui aurait échappé que mes épais cheveux bruns rappelaient assez peu les boucles rousses de ma mère.

Son expression trahissait autant de sévérité que d’amusement.

— Je ne parle pas de votre apparence et tu le sais très bien.

Il me parut plus prudent d’éviter son regard. Dimitri m’avait attirée dès notre rencontre, et pas seulement parce qu’il était si sexy. J’avais l’impression qu’il comprenait une part de moi qui m’échappait complètement, et parfois celle, enivrante, que j’en faisais autant.

Malheureusement, il avait l’art de m’expliquer ceux de mes sentiments que je ne voulais pas comprendre.

— Tu crois que je suis jalouse d’elle ?

— Est-ce que tu l’es ? (Je détestais qu’il réponde à mes questions par une autre question.) Et si c’est le cas, de quoi, au juste, es-tu jalouse ?

Je soutins son regard.

— Je n’en sais rien. De sa réputation, peut-être… Ou alors du fait qu’elle lui a consacré tout son temps au lieu de s’occuper de moi. Je ne sais pas.

— Tu penses qu’elle n’a pas fait ce qu’elle aurait dû ?

— Oui. Non. Je ne sais pas… J’ai parfois l’impression qu’elle n’a entrepris tout ça que pour la gloire, pour se vanter… pour les molnija, expliquai-je en faisant la moue.

Les molnija étaient des tatouages que les gardiens gagnaient le droit de porter en tuant des Strigoï. Ils ressemblaient à des éclairs entrecroisés, se plaçaient sur la nuque et indiquaient le degré d’expérience de chaque gardien.

— Tu crois qu’on peut affronter des Strigoï pour une simple marque ? N’as-tu donc rien appris, chez les Badica ?

Je me sentis stupide, tout à coup.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Suis-moi.

Je me figeai.

— Où ?

Nous marchions vers mon dortoir. Du menton, il m’indiqua la direction opposée.

— Je voudrais te montrer quelque chose.

— Quoi ?

— Que toutes les marques ne servent pas à gagner de la reconnaissance.