Chapitre 10

 

Le départ pour les sports d’hiver n’aurait pas pu mieux tomber. Je n’arrivais pas à chasser Dimitri et Tasha de mon esprit, mais la nécessité de préparer mon sac de voyage me permettait de n’y consacrer que quatre-vingt-quinze pour cent de mes capacités intellectuelles.

J’eus quelques autres distractions. Il arrivait que la légitime tendance surprotectrice de l’académie à notre égard ait des conséquences appréciables. Par exemple, l’établissement possédait quelques jets privés, ce qui évitait que des Strigoï puissent nous attaquer dans un aéroport, et nous permettait de voyager avec style. Ils étaient plus petits que les avions qui assuraient les vols réguliers, mais les sièges étaient confortables et on n’y manquait pas de place pour étendre ses jambes. Les dossiers s’inclinaient presque jusqu’à l’horizontale pour nous permettre de dormir. Lorsque le voyage était long, on nous fournissait de petits écrans sur lesquels on pouvait voir des films et on nous servait parfois des repas fantaisistes. J’étais cependant prête à parier que ce trajet allait être trop court pour un film ou un véritable repas.

Nous quittâmes l’académie assez tard le 26 décembre. En montant dans l’avion, je cherchai Lissa des yeux pour lui parler. Nous n’en avions pas vraiment eu l’occasion depuis le repas de Noël. Je ne fus pas surprise de la trouver assise à côté de Christian, ni d’avoir l’impression qu’ils ne voulaient pas être dérangés. Je n’entendais pas ce qu’ils se disaient, mais il avait passé son bras autour de ses épaules et arborait l’expression détendue qu’elle était la seule à pouvoir faire naître sur son visage. Je restais pleinement convaincue qu’il ne pouvait pas la protéger aussi bien que moi, mais je devais bien admettre qu’il la rendait heureuse. Je me forçai à sourire et leur adressai un signe de tête en remontant l’allée, avant de me diriger vers Mason qui me faisait de grands signes. Je dus aussi passer devant Tasha et Dimitri, assis côte à côte. Je fis comme s’ils n’existaient pas.

— Salut ! lançai-je à Mason en me glissant sur le siège voisin.

— Salut ! me répondit-il en souriant. Alors, prête à me défier sur les pistes ?

— Je ne pourrais pas l’être davantage !

— Ne t’en fais pas. Je vais y aller doucement.

J’appuyai la tête contre le dossier en pouffant.

— Tu délires !

— Les garçons sains d’esprit sont mortellement ennuyeux.

Il me surprit en posant sa main sur la mienne. La chaleur de sa peau me fit fourmiller les doigts. J’en fus stupéfaite, tant je m’étais convaincue que Dimitri était désormais le seul homme à pouvoir éveiller quelque chose en moi.

Il est temps de passer à autre chose, songeai-je. C’est ce que Dimitri est en train de faire, et tu aurais dû le faire toi-même depuis longtemps.

Je surpris Mason à mon tour en serrant ses doigts.

— Ça va être amusant, lui promis-je.

Cela l’était.

Je faisais de gros efforts pour me rappeler que nous étions là à cause d’une tragédie et que des Strigoï alliés à des humains pouvaient encore frapper à tout moment. Personne d’autre ne semblait s’en souvenir et il m’arrivait parfois de l’oublier.

La résidence était somptueuse. Sa structure était semblable à celle d’une cabane en rondins, mais aucun abri de pionnier n’aurait pu accueillir des centaines de personnes, ni disposer d’aménagements si luxueux. Les trois étages de la résidence, recouverts d’un bois doré, se dressaient au milieu de grands sapins. Les grandes fenêtres en ogive étaient teintées pour filtrer les rayons du soleil susceptibles de gêner les Moroï. Des lanternes en cristal, électriques mais faites pour ressembler à des torches, étaient suspendues au-dessus de toutes les entrées du bâtiment et lui donnaient un air de joyau scintillant.

Des montagnes, que je distinguais à peine dans la nuit malgré ma vue exceptionnelle, s’élevaient tout autour. Ce devait être un paysage à couper le souffle à la lumière du jour… D’un côté de la résidence, on accédait aux remonte-pentes qui menaient aux pistes et aux parcours de bosses. De l’autre côté se trouvait une patinoire dont je me délectai par avance tant j’avais été frustrée de ce plaisir le jour où nous avions rejoint Tasha près de la cabane. Des collines plus douces, réservées aux luges, s’élevaient juste derrière.

Et ce n’était encore que l’extérieur.

À l’intérieur, tout était fait pour répondre aux besoins des Moroï. Des sources étaient tenues à la disposition de la clientèle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les pistes étaient ouvertes la nuit et des gardiens surveillaient tout le périmètre. Tout ce qu’un vampire vivant pouvait désirer était fourni.

Le salon principal avait un plafond de cathédrale d’où pendait un énorme chandelier. Le sol était couvert de carreaux de marbre qui formaient des motifs complexes et il y avait toujours quelqu’un derrière le bureau d’accueil, prêt à satisfaire la moindre requête. Les couloirs et les autres salons de la résidence étaient élégamment tapissés de rouge, de noir et d’or. Je ne pus m’empêcher de me demander si la dominante rouge sombre, proche de la couleur du sang, était purement accidentelle. Les murs étaient ornés de tableaux et de miroirs, et de petites tables décoratives avaient été disposées çà et là. Elles supportaient des vases remplis d’orchidées vert pâle tacheté de violet, qui dégageaient un parfum épicé.

La chambre que je devais partager avec Lissa était plus grande que nos deux chambres de l’académie mises bout à bout, et tapissée des mêmes couleurs chaleureuses que le reste de la résidence. La moquette était si douce et si épaisse que je décidai de laisser mes chaussures à la porte pour avoir le plaisir de sentir mes pieds s’y enfoncer. Nos lits immenses avaient des duvets garnis de plumes et il s’y entassait tant d’oreillers et de coussins que j’étais certaine qu’un imprudent pouvait s’y perdre et disparaître pour toujours. Des portes-fenêtres ouvraient sur un balcon spacieux. Comme notre chambre était située au dernier étage, il aurait été fabuleux par des températures positives, mais je devinai que le Jacuzzi deux places que j’apercevais à son extrémité devait beaucoup aider à supporter le froid.

Le logement était si luxueux que je ne remarquai ses autres avantages que dans une sorte d’état d’ivresse : la baignoire en marbre, l’écran plasma, la boîte de chocolats et les diverses friandises. Lorsque nous nous décidâmes à aller skier, je dus m’arracher à la chambre. J’aurais pu y passer toutes les vacances en me sentant parfaitement heureuse.

Je me retrouvai donc dehors et commençai à m’amuser dès que j’eus réussi à chasser Dimitri et ma mère de mon esprit. Cela aidait beaucoup que la résidence soit si grande : j’avais assez peu de chances de les rencontrer par hasard.

Pour la première fois depuis des semaines, j’eus l’occasion de me concentrer sur Mason et d’apprécier son humour. Je voyais aussi davantage Lissa que tous ces derniers temps, ce qui améliorait encore mon humeur.

Lissa, Christian, Mason et moi ressemblions à deux couples d’amis. Nous passâmes presque toute la première journée à skier même si les deux Moroï eurent quelque peine à nous suivre. Vu les coups que nous encaissions pendant nos cours, ni Mason ni moi n’avions froid aux yeux, et notre nature compétitive nous incitait à nous lancer des défis pour nous mesurer l’un à l’autre.

— Vous êtes suicidaires ! finit par nous dire Christian.

Il faisait nuit, mais de grands réverbères nous permirent de profiter de son air hébété.

Lissa et lui nous avaient attendus au pied du parcours de bosses pour nous regarder. Nous l’avions descendu à une vitesse insensée. La part de moi qui s’efforçait d’apprendre la sagesse et la maîtrise de soi auprès de Dimitri savait que c’était dangereux, mais l’autre part de moi se délectait de l’imprudence même. L’instinct de révolte ne m’avait pas encore quittée.

Mason affichait un sourire radieux lorsque nous nous arrêtâmes devant eux en projetant une gerbe de neige.

— Allez, ce n’est qu’un échauffement ! Puisque Rose n’a eu aucun mal à me suivre, même un enfant aurait pu le faire !

Lissa secoua la tête.

— Est-ce que vous n’allez pas un peu trop loin ?

— Non ! répondîmes-nous à l’unisson après avoir échangé un regard.

Elle secoua encore la tête.

— Nous rentrons, annonça-t-elle. Essayez de ne pas vous tuer.

Christian et elle nous quittèrent en se tenant la main. Je les regardai s’éloigner, puis me tournai vers Mason.

— Je suis prête à remettre ça. Et toi ?

— Certainement !

Nous empruntâmes le remonte-pente qui nous déposa au sommet de la colline.

— Très bien. Qu’est-ce que tu penses de ça ? suggéra Mason en tendant le bras lorsque nous fûmes sur le point de refaire une descente. On prend d’abord ces bosses, on saute par-dessus cette crête, on fait un virage en épingle à cheveux, on évite ces arbres et on s’arrête là-bas.

Je suivis son doigt pour découvrir un parcours accidenté qui accompagnait plus ou moins la pente la plus raide, et fronçai les sourcils.

— C’est vraiment de la folie, Mase…

— Ah ! s’écria-t-il, triomphal. Elle craque enfin !

J’enrageai.

— Non, elle ne craque pas ! (J’observai encore son itinéraire insensé et finis par céder.) Très bien, allons-y.

— Toi d’abord, conclut-il en accompagnant son invitation d’un geste galant.

Je pris une profonde inspiration et m’élançai. Mes skis glissaient régulièrement sur la neige et un vent glacial me fouettait le visage. Je franchis la première bosse sans problème, mais me rendis compte en accélérant encore à quel point son idée était dangereuse. Je devais prendre une décision à la vitesse de l’éclair. Si j’abandonnais, je n’avais pas fini d’en entendre parler, et j’avais vraiment envie de rabattre son caquet à Mason. Si je sortais vivante de cette folie, ma légende était faite. Si j’échouais, en revanche… je risquais de me briser le cou.

Quelque part dans ma tête, une voix se mit à parler de choix raisonnables et de conscience des limites, m’inspirant de la méfiance tant elle ressemblait à celle de Dimitri.

Je décidai de passer outre et de tenter ma chance.

Le parcours fut aussi difficile que je l’avais craint, mais je m’en sortis parfaitement, en enchaînant des mouvements insensés. Je soulevai des gerbes de neige à chacun de mes périlleux virages. Lorsque j’atteignis saine et sauve la ligne d’arrivée, je vis Mason gesticuler en haut de la pente. Je ne pouvais pas distinguer son expression ni entendre ses cris, mais je devinais ses acclamations. J’agitai les bras pour lui répondre et attendis qu’il imite mon exploit.

Sauf qu’il n’y parvint pas. À peu près à la moitié du parcours, il manqua une bosse. Ses skis se croisèrent, ses jambes s’emmêlèrent et il bascula.

Je le retrouvai au même moment que des employés de la résidence. Au grand soulagement de tous, Mason ne s’était brisé ni le cou ni quoi que ce soit d’autre. Il s’était tout de même fait une vilaine entorse à la cheville, qui allait probablement limiter ses exploits pour le reste du séjour.

L’une des monitrices courut vers nous, rouge de fureur.

— Mais vous êtes fous ! s’écria-t-elle en s’adressant à moi. J’arrivais à peine à en croire mes yeux quand je vous ai vue faire ces stupides cascades ! (Son regard changea de cible et se posa sur Mason.) Et il a fallu que vous l’imitiez !

J’eus envie de me défendre en précisant que c’était son idée, mais il importait peu de déterminer à qui revenait la faute. J’étais surtout soulagée qu’il s’en soit bien sorti. Lorsque nous rentrâmes dans la résidence, le remords commença à me ronger. J’avais agi en irresponsable. Qu’aurais-je fait s’il s’était grièvement blessé ? Des images affreuses se mirent à hanter mon esprit : Mason avec une jambe cassée, la nuque brisée…

Qu’avais-je donc en tête ? Personne ne m’avait forcée à faire cette descente. Même si c’était Mason qui l’avait suggérée, je n’avais rien fait pour l’en dissuader. J’aurais probablement réussi à lui faire entendre raison. J’aurais dû supporter ses plaisanteries, bien sûr, mais Mason était fou de moi, et un peu de charme féminin aurait sans doute suffi à mettre un terme à cette folie. Comme lorsque j’avais embrassé Dimitri, je m’étais laissé gagner par l’excitation du moment et le plaisir du risque sans me soucier des conséquences. Dans un cas comme dans l’autre, j’avais obéi à l’impulsivité qui me gouvernait toujours secrètement. C’était cette même tendance qui m’attirait chez Mason.

Mon Dimitri mental me fit un nouveau sermon.

Lorsque Mason fut bien installé à l’intérieur avec de la glace sur la cheville, je ressortis pour rendre notre équipement. Puis, de retour dans la résidence, j’empruntai un chemin différent de celui de l’aller. La porte que je choisis donnait sur une vaste terrasse entourée d’une rambarde élégante. Celle-ci surplombait en partie le flanc de la montagne et offrait une vue à couper le souffle sur les cimes et les vallées environnantes à ceux qui avaient le courage de rester dans le froid pour l’admirer, ce qui n’était pas le cas de grand monde.

Je gravis les marches de la terrasse en y cognant mes bottes pour en chasser la neige. Un parfum à la fois doux et épicé flottait dans l’air. Il me semblait vaguement familier, mais une voix sortie de l’ombre interrompit mes réflexions avant que je sois parvenue à l’identifier.

— Bonjour, petite dhampir.

Je sursautai. Quelqu’un s’attardait bien sur cette terrasse, finalement. Un type – un Moroï – était adossé au mur non loin de la porte. Il approcha une cigarette de ses lèvres, prit une longue bouffée, jeta le mégot par terre et me décocha un sourire en l’écrasant. C’était cette odeur qui m’avait frappée : des cigarettes parfumées au clou de girofle.

Je m’arrêtai prudemment pour l’examiner, les bras croisés sur la poitrine. Il était un peu moins grand que Dimitri mais n’avait pas l’air dégingandé comme la plupart des Moroï. Son long manteau anthracite, qui semblait fait d’un cachemire extrêmement onéreux, lui allait à merveille et ses chaussures en cuir devaient coûter encore plus cher. Il avait des cheveux bruns savamment coiffés pour avoir l’air légèrement ébouriffés et ses yeux étaient bleus ou verts. La luminosité était insuffisante pour le déterminer précisément. Son visage pouvait passer pour agréable et je lui attribuai quelques années de plus qu’à moi. Il semblait sortir d’un dîner mondain.

— Oui ? répliquai-je.

Il me détailla. J’avais l’habitude d’attirer l’attention des Moroï, sauf que la plupart d’entre eux se forçaient à davantage de discrétion, que je portais généralement autre chose que des vêtements de ski et que je n’avais pas toujours un œil au beurre noir.

— Je voulais juste dire bonjour, se défendit-il en haussant les épaules.

J’attendis qu’il ajoute quelques mots, mais il se contenta de plonger les mains dans les poches de son manteau. Je haussai les épaules à mon tour et avançai de quelques pas.

— Tu sens bon, tu sais, dit-il tout à coup.

Je m’arrêtai encore et lui jetai un regard surpris qui élargit son sourire.

— Je… quoi ?

— Tu sens bon, répéta-t-il.

— Est-ce que tu te moques de moi ? J’ai transpiré toute la journée ! Je suis répugnante.

Je voulais m’éloigner, mais ce garçon avait quelque chose d’étrangement fascinant, comme si un sillon invisible m’entraînait vers lui. Sans le trouver attirant en lui-même, j’eus une envie soudaine de lui parler.

— La sueur n’a rien de répugnant, répliqua-t-il en appuyant la tête contre le mur, le regard songeur. Certaines des choses les plus agréables de l’existence se font en transpirant. Bien sûr, s’il y en a trop et qu’on la laisse aigrir, ça devient assez désagréable. Mais sur une belle femme ? C’est enivrant. Si tu pouvais sentir les choses avec l’acuité d’un vampire, tu comprendrais ce que je veux dire. La plupart des gens gâchent tout en s’inondant de parfum. Le parfum a des vertus… surtout si on trouve celui qui convient le mieux à notre odeur personnelle. Mais il ne faut en mettre qu’une goutte… Disons vingt pour cent de parfum mêlés à quatre-vingts pour cent de transpiration… (Il inclina la tête sur le côté pour me regarder.) Voilà le cocktail le plus sexy…

L’après-rasage de Dimitri me revint brusquement en mémoire. Voilà quel était le cocktail le plus sexy… Mais je n’allais certainement pas le dire à ce Moroï.

— Merci pour cette leçon d’hygiène, ironisai-je. Mais je ne possède pas de parfum et je vais prendre une douche de ce pas. Désolée…

Il tira un paquet de cigarettes de sa poche et m’en proposa une. Il ne fit qu’un pas vers moi, mais cela me suffit pour identifier une autre odeur : celle de l’alcool. Je secouai la tête pour refuser et le regardai en prendre une lui-même.

— C’est une mauvaise habitude, lui fis-je remarquer tandis qu’il l’allumait.

— J’en ai d’autres, répondit-il avant de prendre une longue bouffée. Tu viens de Saint-Vladimir ?

— C’est ça.

— Alors tu vas devenir gardienne quand tu seras grande…

— De toute évidence.

Je regardai le nuage de fumée qu’il venait d’exhaler se perdre dans la nuit. Il pouvait bien avoir les sens surdéveloppés des vampires, c’était un vrai miracle qu’il arrive à sentir quelque chose en baignant dans cette odeur de clou de girofle.

— Et dans combien de temps seras-tu grande ? Je pourrais avoir besoin d’un gardien.

— J’aurai mon diplôme au printemps prochain, mais je suis déjà pressentie ailleurs. Désolée…

— Vraiment ? demanda-t-il, visiblement surpris. Et qui est l’heureux gagnant ?

— Elle s’appelle Vasilisa Dragomir.

Un large sourire illumina son visage.

— Ah ! j’ai su que j’avais affaire à un gros morceau dès que je t’ai vue ! Tu es la fille de Janine Hathaway.

— Je suis Rose Hathaway, le repris-je, trouvant désagréable d’être définie par mon rapport à ma mère.

— Je suis ravi de faire ta connaissance, Rose Hathaway, déclara-t-il en me tendant une main gantée que je serrai avec réticence. Adrian Ivashkov.

— Et tu penses que je suis un gros morceau ? grommelai-je.

Les Ivashkov étaient l’une des plus riches et des plus puissantes familles royales. C’étaient le genre de Moroï qui pensaient pouvoir obtenir tout ce qu’ils voulaient et écartaient du revers de la main ceux qui se dressaient sur leur route. Son arrogance n’avait vraiment rien d’étonnant.

Il éclata de rire. Son rire était agréable, franc et presque mélodieux. Il me fit penser à du caramel fondant qui s’égoutterait d’une cuiller.

— Pratique, non ? Nos réputations nous précèdent l’un et l’autre.

Je secouai la tête.

— Tu ne sais rien sur moi et je ne connais que ta famille. Je ne sais rien sur toi non plus.

— Tu aimerais ? demanda-t-il sur un ton lourd de sous-entendus.

— Désolée. Je ne m’intéresse pas aux garçons plus vieux que moi.

— Je ne suis pas tellement plus vieux que toi : j’ai vingt et un ans.

— J’ai un petit ami.

Ce n’était pas un bien grand mensonge. Même si Mason n’était pas encore mon petit ami, j’espérais qu’Adrian me laisserait tranquille s’il me croyait déjà prise.

— C’est amusant que tu n’en aies pas parlé plus tôt… J’espère que ce n’est pas lui qui t’a fait ce coquard, au moins ?

Je me sentis rougir malgré le froid. J’avais stupidement espéré qu’il ne le remarquerait pas. Quelle idiote ! Avec sa vue de vampire, il l’avait sans doute remarqué dès que j’avais posé le pied sur la terrasse.

— Il serait mort si c’était le cas. Non, je l’ai reçu à l’entraînement. Je vais devenir une gardienne et nos cours sont souvent brutaux.

— Voilà qui est excitant, commenta-t-il en laissant tomber sa deuxième cigarette pour l’écraser.

— Que je reçoive un œil au beurre noir ?

— Bien sûr que non. L’idée d’avoir des contacts brutaux avec toi. Je suis adepte des combats au corps à corps, vois-tu…

— Je n’en doute pas, répondis-je froidement.

Il était arrogant et prétentieux, et pourtant je n’arrivais toujours pas à le quitter.

Un bruit de pas derrière moi me fit tourner la tête. Mia apparut au détour du chemin, monta sur la terrasse et s’arrêta net dès qu’elle nous vit.

— Salut Mia.

Elle nous observa tour à tour.

— Un autre garçon ?

D’après son ton, on aurait cru que j’entretenais tout un harem.

Adrian me jeta un regard interrogateur et amusé. Je décidai en grinçant des dents de ne pas lui faire l’honneur d’une réponse et optai pour la politesse, ce dont je n’avais guère l’habitude.

— Mia, je te présente Adrian Ivashkov.

Adrian lui serra la main en usant sur elle du même charme dont il s’était déjà servi avec moi.

— C’est toujours un plaisir de rencontrer une amie de Rose, surtout quand elle est jolie, la salua-t-il en se comportant comme si nous nous connaissions depuis l’enfance.

— Nous ne sommes pas amies, précisai-je.

Tant pis pour la politesse.

— Rose ne fréquente que des garçons et des psychopathes, ajouta Mia.

Elle parlait avec le ton méprisant qu’elle prenait toujours lorsqu’il s’agissait de moi, mais quelque chose dans son regard m’apprit qu’Adrian avait éveillé son intérêt.

— Je comprends mieux pourquoi nous sommes de si bons amis, puisque je suis à la fois un garçon et un psychopathe ! s’écria-t-il joyeusement.

— Je ne suis pas non plus ton amie, intervins-je.

Il éclata de rire.

— Tu joues toujours les inaccessibles ?

— Elle n’a rien d’inaccessible, grommela Mia, visiblement contrariée qu’Adrian s’intéresse plus à moi qu’à elle. La moitié des garçons de l’académie pourront te le confirmer.

— Oui, ripostai-je. Et l’autre moitié pourra te parler de Mia. Si tu peux lui rendre un service, tu en seras généreusement récompensé.

Lorsqu’elle m’avait déclaré la guerre, Mia avait incité deux garçons à raconter à tout le monde que j’avais fait d’assez vilaines choses avec eux. L’ironie était qu’elle avait obtenu qu’ils mentent en couchant elle-même avec eux.

Je la sentis un peu embarrassée, mais elle parvint à garder bonne figure.

— Au moins je ne le fais pas gratuitement…

Adrian imita un miaulement.

— As-tu fini ? demandai-je à Mia. Il est temps que tu ailles te mettre au lit et les adultes aimeraient avoir une discussion sérieuse, maintenant.

Son visage juvénile était l’un de ses points faibles que j’exploitais le plus souvent.

— Oui, répondit-elle sèchement en rougissant, ce qui accrut sa ressemblance avec une poupée de porcelaine. J’ai mieux à faire, de toute manière. (Elle se dirigea vers la porte, y posa la main, puis interrompit son geste pour se tourner vers Adrian.) Ça t’intéressera peut-être de savoir que c’est sa mère qui lui a fait ce coquard.

Les deux battants décorés de vitraux de la porte se refermèrent sur elle.

Adrian et moi demeurâmes silencieux un moment. Finalement, il sortit son paquet pour allumer une autre cigarette.

— Ta mère ?

— La ferme.

— Tu es le genre de fille à n’avoir que des amis pour la vie ou des ennemis mortels, c’est ça ? Pas d’entre-deux… Je parie que Vasilisa et toi êtes comme deux sœurs…

— J’imagine.

— Comment va-t-elle ?

— Que veux-tu dire ?

Il haussa les épaules. S’il ne s’était pas agi de lui, j’aurais estimé qu’il se montrait trop désinvolte.

— Je ne sais pas. Je sais que vous vous êtes enfuies, toutes les deux, et j’ai entendu parler de cette histoire avec sa famille et Victor Dashkov…

Je me raidis en entendant ce nom.

— Et alors ?

— Je ne sais pas… J’ai imaginé que ç’avait pu être un peu dur pour elle de supporter tout ça.

Je l’observai attentivement en me demandant où il voulait en venir. Quelques personnes avaient découvert la fragilité mentale de Lissa, mais la fuite avait été maîtrisée. La plupart des gens l’avaient déjà oubliée ou la prenaient pour une calomnie.

— Il faut que j’y aille, conclus-je en optant provisoirement pour une stratégie d’évitement.

— Tu en es sûre ? me demanda-t-il sans paraître vraiment déçu.

En fait, il était toujours arrogant et amusé. Il y avait décidément quelque chose en lui qui m’intriguait, mais ma curiosité ne justifiait pas que j’abandonne tout bon sens ou que je coure le risque de parler de Lissa.

— Je croyais que les adultes devaient avoir une discussion sérieuse… Il y a des tas de sujets d’adultes dont j’aimerais parler avec toi.

— Il se fait tard, je suis fatiguée et tes cigarettes commencent à me donner la migraine, grommelai-je.

— C’est de bonne guerre, répliqua-t-il avant de tirer une bouffée. Certaines femmes trouvent ça sexy…

— Je pense que tu fumes pour te donner le temps de réfléchir à ta prochaine réplique.

Il s’étouffa avec sa fumée en éclatant de rire.

— Je suis impatient de te revoir, Rose Hathaway ! Si tu es si charmante quand tu es fatiguée et contrariée, et si sexy en vêtements de ski avec un coquard, tu dois être dévastatrice quand tu es en pleine forme.

— Si par « dévastatrice » tu entends que tu devrais avoir peur pour ta peau, alors oui, tu as raison, ripostai-je en ouvrant la porte. Bonne nuit, Adrian.

— À bientôt.

— Ça m’étonnerait. Je t’ai déjà dit que je ne m’intéressais pas aux garçons plus âgés.

J’entrai dans la résidence.

— C’est ça…, l’entendis-je ricaner avant que les portes se referment.