Chapitre 12
Je me levai à la vitesse de l’éclair. Toute la résidence était secouée par la nouvelle. Les gens s’attroupaient dans les couloirs ou cherchaient des parents à eux dans la cohue. Certains n’échangeaient que des murmures terrifiés, d’autres parlaient si fort que tout le monde pouvait les entendre. J’arrêtai quelques personnes au hasard en essayant d’obtenir un récit à peu près cohérent de l’histoire. C’était peine perdue : chacun avait une version différente et certains ne voulaient même pas s’arrêter pour me parler. Ils se pressaient pour retrouver des êtres chers ou se préparer à quitter la résidence, persuadés qu’ils seraient plus en sécurité ailleurs.
Frustrée par ces bribes d’informations contradictoires, je me décidai enfin, à contrecœur, à rechercher l’une de mes deux sources fiables : ma mère ou Dimitri. J’aurais pu tirer à pile ou face, puisque je n’avais envie de les voir ni l’un ni l’autre. J’hésitai un moment, puis optai pour ma mère, qui avait beaucoup moins de chances de comprendre le problème que me posait Tasha Ozéra.
La porte de sa chambre était entrouverte. Lissa et moi nous glissâmes à l’intérieur pour découvrir que l’endroit avait été transformé en quartier général improvisé. Des gardiens s’y agitaient, y entraient ou en repartaient. On discutait stratégie. Quelques-uns nous regardèrent bizarrement mais personne ne nous posa de questions ni n’essaya de nous arrêter. Nous nous installâmes sur un petit canapé pour écouter ce que disait ma mère.
Elle parlait à un groupe de gardiens parmi lesquels se trouvait Dimitri. Moi qui croyais au moins lui échapper… Ses yeux marron se tournèrent brièvement dans ma direction et je pris bien soin de les éviter. Il n’était pas question que je me soucie de ma sensibilité torturée pour le moment.
Nous découvrîmes rapidement les détails de l’affaire. Huit Moroï et leurs cinq gardiens avaient été tués. Trois autres Moroï étaient portés disparus, et on les présumait morts ou déjà transformés en Strigoï. L’attaque n’avait pas eu lieu dans la région, mais quelque part en Californie du Nord. Néanmoins, une telle tragédie ne pouvait pas manquer d’ébranler toute la société moroï et certains trouvaient qu’une attaque qui s’était déroulée à deux États de distance s’était produite beaucoup trop près. Les gens étaient terrifiés et je compris vite ce qui rendait cet incident notable.
— Ils devaient être plus nombreux que la dernière fois, déclara ma mère.
— Plus nombreux ? s’écria un gardien. Le dernier groupe était déjà inhabituel Je n’arrive toujours pas à croire que sept Strigoï aient pu agir ensemble ! Et tu voudrais me faire croire qu’ils se sont encore mieux organisés depuis ?
— Oui.
— Savons-nous s’il y avait des humains ? demanda quelqu’un d’autre.
Ma mère hésita avant de répondre.
— Oui. Les protections ont encore été neutralisées. Et la tactique est… identique à celle qui a été employée dans l’attaque de la maison des Badica.
Malgré sa dureté habituelle, sa voix trahissait une certaine usure en laquelle je reconnus subitement une fatigue morale et non physique. Ce dont ils parlaient l’ébranlait. Moi qui avais toujours pris ma mère pour une machine à tuer insensible, j’étais surprise de découvrir qu’elle avait du mal à encaisser la nouvelle. Malgré cela, elle affrontait les problèmes et répondait aux questions sans hésiter. C’était son devoir.
Je déglutis péniblement. Des humains. Une attaque identique à celle des Badica. Depuis lors, nous avions longuement commenté ce que le fait d’agir à plusieurs et de recruter des humains avait de contre nature pour les Strigoï. Nous ne parlions de cette éventualité qu’en termes vagues : « Si cela se reproduisait un jour… » Mais personne n’avait sérieusement envisagé la possibilité que ce groupe précis frappe une deuxième fois. Une agression isolée nous semblait le fruit du hasard. Des Strigoï avaient pu se rencontrer et décider sur un coup de tête de combattre ensemble. Cette idée était horrible, mais nous parvenions à l’envisager.
Nous devions désormais nous rendre à l’évidence : ce groupe de Strigoï ne s’était pas formé de façon fortuite. Il avait un but, il utilisait des humains à des fins stratégiques et il venait de se manifester pour la seconde fois. Nous devinions à présent quelle était la méthode de ses membres : rechercher des groupes de Moroï isolés des autres pour les massacrer d’un seul coup. De l’extermination massive. De plus, nous ne pouvions plus nous fier ni aux protections magiques, ni à la sécurité que fournissait la lumière du soleil, puisque les humains pouvaient aussi bien partir en reconnaissance et accomplir leur œuvre de sabotage en plein jour. Nous n’étions plus en sécurité à aucun moment ni nulle part.
Ce que j’avais dit à Dimitri dans la maison des Badica me revint en mémoire : « Ça change tout, n’est-ce pas ? »
Ma mère consulta quelques papiers.
— Nous ne disposons pas encore du rapport médico-légal, mais il est impensable que le même nombre de Strigoï ait pu perpétrer cette attaque. Personne n’en a réchappé, ni parmi les Drozdov, ni parmi leurs employés. Avec cinq gardiens sur les lieux, sept Strigoï auraient été occupés assez longtemps pour qu’il y ait des survivants. Nous devons estimer qu’ils sont au moins neuf, peut-être dix.
— Janine a raison, l’appuya Dimitri. Et regardez le plan… La propriété est trop grande pour que sept Strigoï aient pu quadriller les lieux.
La famille Drozdov était l’un des douze clans royaux. Contrairement à celui de Lissa, presque éteint, leur lignée était prospère et ses membres étaient nombreux. Il en restait encore plusieurs branches de par le monde, mais cela ne retirait rien à l’horreur de ce massacre. Je sentais aussi que quelque chose me trottait dans la tête à leur sujet. Il y avait quelque chose dont j’aurais dû me souvenir à propos des Drozdov…
Tandis que mon esprit s’efforçait de percer ce mystère, j’observai ma mère avec fascination. Je l’avais entendue raconter des événements auxquels elle avait pris part, je l’avais regardée et sentie se battre, mais je ne l’avais jamais vue en action dans la vie réelle. Elle était aussi dure et aussi insensible qu’envers moi, sauf que je comprenais à quel point c’était nécessaire dans ces circonstances. Une situation comme celle-là générait la panique. Certains gardiens étaient si tendus qu’ils n’auraient pas hésité à prendre des mesures drastiques. Ma mère était la voix de la raison, qui leur rappelait qu’ils devaient rester calmes et bien évaluer les tenants et les aboutissants. Sa maîtrise d’elle-même apaisait tout le monde et sa force donnait du courage à ceux qui en manquaient. Je compris tout à coup que c’était ainsi que devait se comporter un véritable chef.
Dimitri n’était pas moins maître de lui-même, mais il s’en remettait à elle pour diriger les opérations. Il m’arrivait parfois d’oublier qu’il était jeune pour un gardien. Ils continuèrent à discuter de l’attaque, qui s’était produite alors que les Drozdov donnaient un banquet pour Noël dans une salle de réception qu’ils avaient louée.
— D’abord les Badica et maintenant les Drozdov, marmonna un gardien. Ils s’en prennent aux familles royales.
— Ils s’en prennent aux Moroï, répliqua froidement Dimitri. Qu’ils soient de sang royal ou non importe peu.
Qu’ils soient de sang royal ou non… Je me rappelai subitement ce que les Drozdov avaient de particulier. Mon impulsivité m’ordonna de bondir sur mes pieds pour poser la question qui me brûlait les lèvres, mais je parvins à la dompter. Nous étions face à une véritable crise. Le moment était mal choisi pour me comporter de manière irrationnelle. Comme je voulais me montrer aussi forte que ma mère et Dimitri, j’attendis patiemment que la discussion s’achève.
Lorsque leur groupe se dispersa, je quittai le canapé et me frayai un chemin jusqu’à ma mère.
— Rose ! s’écria-t-elle, surprise. (Apparemment, elle n’avait pas davantage remarqué ma présence que dans le cours de Stan.) Qu’est-ce que tu fais là ?
Sa question était si stupide que je ne pris pas la peine d’y répondre. Pourquoi croyait-elle donc que j’étais venue ? Cette attaque était le plus grand événement qui se soit produit dans l’histoire récente des Moroï.
— Qui d’autre a été tué ? lui demandai-je en montrant ses papiers du doigt.
Agacée, elle fronça les sourcils.
— Les Drozdov.
— Mais qui d’autre ?
— Rose, nous n’avons pas le temps…
— Ils avaient des employés, non ? Dimitri a dit que toutes les victimes n’étaient pas de sang royal. Qui sont les autres ?
Sa fatigue réapparut. Elle avait vraiment du mal à encaisser ce massacre…
— Je ne connais pas tous les noms par cœur, répondit-elle en fouillant dans ses papiers. Tiens !
Je parcourus rapidement la liste et sentis mon cœur se serrer.
— Très bien, murmurai-je. Je te remercie.
Lissa et moi les laissâmes se remettre au travail. J’aurais aimé pouvoir leur être utile, mais les gardiens s’en sortaient très bien et n’auraient sans doute pas été plus efficaces avec des novices dans les pattes.
— Qu’est-ce que tu voulais vérifier ? me demanda Lissa tandis que nous redescendions vers le grand salon.
— La liste des employés des Drozdov, lui expliquai-je. La mère de Mia travaillait pour eux.
Lissa sursauta.
— Et ?
— Et son nom était sur la liste, répondis-je en soupirant.
Lissa s’arrêta net.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, le regard fixe, en retenant ses larmes. Oh ! mon Dieu !
La voyant trembler, je me plaçai en face d’elle et posai mes mains sur ses épaules.
— Ça va aller. (Sa peur, qui m’atteignait par vagues, était comme assourdie. Elle était en état de choc.) Tout va s’arranger.
— Mais tu les as entendus ! gémit-elle. Des Strigoï ont formé une bande pour nous attaquer. Combien sont-ils ? Vont-ils venir ici ?
— Non. Nous sommes en sécurité, ici, répondis-je fermement sans que rien me permette de l’affirmer.
— Pauvre Mia…
Je ne pouvais rien répondre à cela. Mia était une vraie teigne mais je ne pouvais souhaiter ce drame à personne, pas même à ma pire ennemie, ce qu’elle était censée être. Je me corrigeai immédiatement : Mia n’était pas ma pire ennemie.
Je fus incapable de m’éloigner de Lissa pendant les heures qui suivirent. Je savais bien qu’il n’y avait pas de Strigoï dans la résidence, mais mon instinct protecteur était beaucoup trop puissant pour que je lui désobéisse. Les gardiens avaient le devoir de protéger leur Moroï. Comme d’habitude, je m’inquiétai de ses états d’âme presque autant que de l’ennemi et fis de mon mieux pour qu’elle reste d’humeur légère.
Les autres gardiens veillaient aussi sur les Moroï. S’ils ne restèrent pas tout près de leurs protégés, ils renforcèrent les mesures de sécurité de la résidence et restèrent en communication permanente avec leurs collègues qui se trouvaient sur le lieu de l’attaque. Des détails macabres nous parvinrent jusqu’au soir, mêlés à des spéculations sur l’endroit où les Strigoï pouvaient s’être réfugiés. Bien sûr, seule une petite partie des informations atteignit les oreilles des novices.
Pendant que les gardiens faisaient ce qu’ils savaient faire de mieux, les Moroï en firent malheureusement autant : ils parlèrent.
Il y avait bien assez de Moroï de sang royal dans la résidence pour qu’une réunion soit organisée le soir même. On devait y discuter de ce qui venait de se passer et des mesures qu’il convenait de prendre. Aucune décision officielle n’allait être prise. Les Moroï disposaient d’une reine et d’un conseil pour ce genre de choses. Chacun savait néanmoins que les opinions qui allaient être exprimées là finiraient par remonter le long de la chaîne de commandement. Autrement dit, notre sécurité pouvait dépendre de ce qui allait se dire.
La réunion eut lieu dans une immense salle de banquet de la résidence, qui disposait d’une estrade et de centaines de chaises. Malgré l’atmosphère sérieuse qui y régnait, il était tout de suite évident que cette pièce n’avait pas été conçue pour qu’on y parle de massacres et de stratégie. La moquette gris et noir à motif floral était douce comme du velours. Les chaises en bois noir avaient de hauts dossiers et devaient surtout servir aux convives des plus élégants dîners. Des portraits de Moroï de sang royal disparus depuis longtemps ornaient les murs. Je m’arrêtai un instant devant celui d’une reine dont j’ignorais le nom, qui portait une robe ancienne beaucoup trop chargée pour mon goût et avait des cheveux aussi clairs que ceux de Lissa.
Un homme que je ne connaissais pas, que l’on avait chargé du rôle de modérateur, monta sur l’estrade. La plupart des nobles présents se pressèrent dans les premiers rangs. Tous les autres, y compris les élèves de l’académie, s’installèrent où ils purent. Christian et Mason venaient de nous retrouver et nous nous apprêtions à nous placer au fond lorsque Lissa secoua la tête.
— Je vais m’asseoir devant, déclara-t-elle.
Nous la regardâmes tous trois avec des yeux écarquillés et je fus même trop stupéfaite pour penser à sonder son esprit.
— Regardez, nous dit-elle. Les nobles se sont installés par familles.
C’était vrai. Les membres de chaque clan s’étaient regroupés, de telle sorte qu’on les distinguait facilement les uns des autres : les Badica, les Ivashkov, les Zeklos… Tasha s’y trouvait aussi, sauf qu’elle était seule. Christian était l’unique autre Ozéra présent dans la salle.
— Il faut que j’y sois, affirma Lissa.
— Personne n’attend ça de toi, lui opposai-je.
— Je dois représenter les Dragomir.
— Ce n’est qu’une bande de nobles vaniteux ! pesta Christian.
Le visage de Lissa se figea en un masque de pure détermination.
— Je dois aller prendre place parmi eux.
Je m’ouvris à ses sentiments et fus rassurée par ce que j’y découvris. Elle était restée calme et effrayée pendant toute la journée, c’est-à-dire à peu près dans l’état où l’avait plongée le fait d’apprendre la mort de la mère de Mia. Sa peur n’avait pas disparu, mais sa confiance en elle et sa détermination la tenaient en bride. Elle avait parfaitement conscience de représenter l’une des familles royales et voulait jouer son rôle dans les événements qui allaient suivre, même si l’idée qu’une bande de Strigoï les avait prises pour cible la terrorisait.
— Alors fais-le, murmurai-je en songeant qu’il ne me déplaisait pas non plus de la voir défier Christian.
Nos regards se croisèrent et Lissa m’offrit un sourire en sachant parfaitement que je m’étais plongée en elle, puis elle se tourna vers Christian.
— Quant à toi, tu devrais aller rejoindre ta tante.
Celui-ci ouvrit la bouche pour protester. Si la situation n’avait pas été si grave, j’aurais trouvé très drôle de voir Lissa lui donner des ordres. Christian était le garçon le plus têtu et le plus difficile à vivre que je connaisse. Personne ne pouvait le forcer à faire quelque chose qu’il n’avait pas décidé. Tandis que je l’observais, son visage trahit la même prise de conscience que je venais d’avoir à propos de Lissa. Il aimait la sentir forte… Il pinça les lèvres.
— Très bien, conclut-il en lui prenant la main.
Tous deux se frayèrent un chemin jusqu’aux premiers rangs.
Je m’installai au fond avec Mason. Juste avant le début de la réunion, Dimitri vint s’asseoir sur la chaise restée libre à côté de moi. Comme d’habitude, ses cheveux étaient retenus par une queue-de-cheval et il portait son long manteau de cuir qui drapa les pieds du siège. Je lui jetai un regard surpris mais ne fis aucune remarque. Il y avait assez peu de gardiens à cette réunion. La plupart étaient trop occupés ailleurs. Et voilà que je me retrouvais coincée entre mes deux hommes…
La réunion commença presque aussitôt. Tout le monde était impatient de s’exprimer sur la meilleure manière de sauver les Moroï, mais deux théories concurrentes ne tardèrent pas à se dégager.
— La réponse est autour de nous ! déclara un noble à qui on venait de donner la parole. (Il s’était levé et tournait lentement sur lui-même.) Ici. Dans des structures comme cette résidence ou l’académie de Saint-Vladimir. Nous envoyons nos enfants dans des endroits où il est plus facile de les protéger et où leur nombre même assure leur sécurité. Et voyez comme nous sommes venus nombreux, enfants comme adultes, dans cet établissement, cette année… Pourquoi ne pas vivre tout le temps de cette manière ?
— Beaucoup d’entre nous le font déjà ! cria quelqu’un.
L’homme rejeta l’argument d’un geste agacé.
— Quelques familles, ici et là… Ou alors une ville avec une importante communauté moroï… Mais nous sommes toujours dispersés. Beaucoup d’entre nous refusent encore de mettre leurs ressources en commun : leurs gardiens, leur magie… Si nous prenions modèle sur cette résidence, conclut-il en écartant les bras, nous n’aurions plus jamais à nous soucier des Strigoï.
— Et les Moroï cesseraient d’interagir avec le reste du monde, grommelai-je. En tout cas jusqu’à ce que les humains découvrent des villes peuplées de vampires au milieu de nulle part. Alors nous aurions beaucoup d’interactions, tout à coup…
L’autre théorie, sur la manière dont nous devions protéger les Moroï, posait moins de problèmes logistiques mais avait davantage de conséquences individuelles, notamment pour moi.
— Le vrai problème est que nous n’avons pas assez de gardiens, déclara son avocate, du clan des Szelsky. La solution est donc simple : il nous en faut plus. Les Drozdov disposaient de cinq gardiens et cela n’a pas suffi. Il faut dire qu’ils devaient veiller sur plus d’une dizaine de Moroï ! Cette situation est inacceptable. Nous ne devrions pas être étonnés que ce genre de chose se produise.
— Et où suggérez-vous que nous trouvions de nouveaux gardiens ? l’interpella l’homme qui était en faveur des communautés. Il se trouve que nos ressources sont limitées…
— Nous les avons déjà ! annonça-t-elle en pointant son doigt vers le fond de la salle, où j’avais pris place avec d’autres novices. Je les ai vus s’entraîner. Ils sont redoutables ! Pourquoi attendre qu’ils aient dix-huit ans ? Si nous accélérions leur formation en l’orientant davantage vers les techniques de combat que vers l’apprentissage scolaire, nous pourrions en faire de nouveaux gardiens dès l’âge de seize ans…
Dimitri poussa un grognement de contrariété, posa les coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains et plissa les yeux.
— Et il y a d’autres gardiens potentiels dont nous nous privons. Où sont donc les femmes dhampirs ? Nos deux races sont liées l’une à l’autre et les Moroï font tout ce qu’ils peuvent pour aider les dhampirs à survivre. Pourquoi ces femmes ne font-elles pas la même chose ? Pourquoi ne sont-elles pas ici ?
Un grand éclat de rire lui répondit. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers Tasha Ozéra. Contrairement à la plupart des nobles, qui s’étaient habillés pour l’occasion, elle avait une mise décontractée et confortable. Elle portait son jean habituel, un haut blanc qui découvrait un peu son ventre et une veste en laine bleue ajourée qui lui arrivait au genou.
— Puis-je ? demanda-t-elle au modérateur.
Il acquiesça. La femme de la famille Szelsky se rassit et Tasha se leva. Contrairement aux autres intervenants, elle monta sur l’estrade pour que tout le monde puisse la voir. Ses magnifiques cheveux noirs, attachés en queue-de-cheval, laissaient sa figure et ses cicatrices entièrement à découvert. Je ne pus m’empêcher de la soupçonner de l’avoir fait exprès. Son visage était fier et provocant. Magnifique.
— Ces femmes ne sont pas ici, Monica, parce qu’elles sont trop occupées à élever leurs enfants… Tu sais : les mêmes que tu veux envoyer au front dès qu’ils sont capables de marcher. Et, je t’en prie, ne nous insulte pas en prétendant que les Moroï font une grande faveur aux dhampirs en les aidant à se reproduire. C’est peut-être différent dans ta famille mais, pour le reste d’entre nous, le sexe est considéré comme un plaisir. Les Moroï qui engrossent des dhampirs ne font pas un bien gros sacrifice…
Dimitri s’était redressé et son visage avait cessé d’exprimer de la colère. Il devait être excité d’entendre sa nouvelle petite amie parler de sexe… La rage me gagna et j’espérai que les gens allaient interpréter mes regards meurtriers comme une envie d’en découdre avec les Strigoï et non avec la femme qui s’adressait à nous.
Je remarquai subitement que Mia était assise toute seule au bout de notre rangée. Je ne m’étais même pas rendu compte de sa présence. Tassée sur sa chaise, elle avait les yeux rouges et le visage plus pâle que d’habitude. Une douleur étrange me brûla la poitrine, sensation que je n’aurais pas cru ressentir pour quelqu’un comme Mia.
— Si nous attendons que ces enfants aient dix-huit ans pour en faire des gardiens, c’est aussi pour leur permettre de goûter un peu à la vie avant de les forcer à passer le reste de leur existence au milieu du danger. Ils ont besoin de ces années de formation pour se développer, aussi bien mentalement que physiquement. Mettez-les au travail avant qu’ils soient prêts, traitez-les comme les rouages d’une machine, et vous en ferez de la chair à Strigoï.
Quelques personnes se récrièrent en l’entendant employer de telles images, mais celles-ci avaient permis à Tasha d’obtenir l’attention générale.
— Il en ira de même si vous essayez de forcer les autres femmes dhampirs à devenir des gardiennes. Vous ne pouvez pas les contraindre à mener une vie différente de celle qu’elles ont choisie. Votre merveilleux plan pour obtenir de nouveaux gardiens consiste à mettre en danger des femmes et des enfants qui n’y sont pas prêts. Et cela vous permettra seulement de garder une petite longueur d’avance sur l’ennemi. Je dirais volontiers que c’est l’idée la plus stupide que j’aie entendue si je n’avais pas d’abord dû écouter la sienne, conclut-elle en montrant du doigt le premier intervenant, celui qui avait évoqué la possibilité d’un regroupement de Moroï, qui prit un air embarrassé.
— Alors éclaire-nous de ta sagesse, Natasha, riposta-t-il. Que penses-tu que nous devrions faire, puisque tu as beaucoup plus d’expérience que nous en matière de Strigoï ?
Un fin sourire se dessina sur les lèvres de Tasha, qui décida de ne pas relever l’insulte.
— Ce que je pense ? répéta-t-elle en s’approchant du bord de l’estrade pour toiser la foule. Je pense que nous devrions cesser de nous en remettre à d’autres pour nous protéger. Vous trouvez les gardiens trop peu nombreux ? Le problème n’est pas là. Le problème, c’est qu’il y a trop de Strigoï. Nous les avons laissé se multiplier et devenir puissants parce que nous ne faisons rien d’autre que débattre dans des réunions comme celle-ci. Nous fuyons, nous nous cachons derrière les dhampirs et nous laissons les Strigoï tranquilles. Nous sommes fautifs. C’est à cause de nous que les Drozdov sont morts ! Vous avez besoin d’une armée ? La voici ! Les dhampirs ne sont pas les seuls à être capables d’apprendre à se battre. La bonne question, Monica, n’est pas : « Pourquoi les femmes dhampirs ne se battent pas ? » mais : « Pourquoi pas nous ? »
Les joues de Tasha s’étaient colorées à mesure qu’elle avait élevé la voix. Ses yeux brillants de passion, son beau visage, et même ses cicatrices, en faisaient un personnage frappant. La plupart des gens n’arrivaient plus à la quitter des yeux. Lissa la regardait avec admiration, visiblement inspirée par son discours. Mason était hypnotisé, Dimitri impressionné, et un peu plus loin derrière lui…
Un peu plus loin derrière lui se trouvait Mia. Elle n’était plus tassée sur sa chaise. Elle se tenait bien droite, les yeux écarquillés, et observait Fixement Tasha comme si celle-ci détenait la solution de tous les problèmes du monde.
Monica Szelsky considérait Tasha comme tous les autres, mais avec beaucoup moins d’admiration.
— Tu ne suggères tout de même pas que les Moroï pourraient combattre aux côtés de leurs gardiens lorsque les Strigoï attaqueront ?
— Non : je suggère que les Moroï et leurs gardiens aillent combattre les Strigoï côte à côte avant qu’ils attaquent.
Un garçon qui devait avoir dans les vingt-cinq ans et ressemblait à un modèle de Ralph Lauren s’insurgea. Je n’aurais pas hésité à parier qu’il était de sang royal. Seul un noble pouvait s’offrir des mèches blondes si parfaites… Il détacha le pull hors de prix qu’il s’était noué autour de la taille et le posa sur le dossier de sa chaise.
— Vraiment ? ricana-t-il sans demander la parole. Tu vas donc nous distribuer des pieux et des gourdins pour nous envoyer à la bataille ?
Tasha haussa les épaules.
— Si ça devient nécessaire, pourquoi pas, Andrew ?… (Ses jolies lèvres esquissèrent un sourire.) Mais nous pouvons apprendre à utiliser d’autres armes, des armes dont nos gardiens ne disposent pas.
Le visage du jeune homme exprimait parfaitement à quel point cette idée lui semblait absurde.
— Ah oui ? s’étonna-t-il en écarquillant les yeux. Et lesquelles ?
Le sourire de Tasha s’élargit.
— Celle-ci, par exemple…, répondit-elle avec un mouvement de poignet.
Le pull qu’il avait posé sur le dossier de sa chaise s’embrasa.
Après un cri de surprise, il le fit tomber par terre pour le piétiner frénétiquement.
Il y eut un silence dans la pièce, comme si tout le monde inspirait en même temps, puis ce fut le chaos.