Chapitre 17
— À quoi est-ce que tu joues ? me demanda-t-elle bien trop fort à mon goût.
— À rien. Je…
— Excusez-nous, seigneur Ivashkov, grogna-t-elle avant de m’entraîner hors de la salle en me tirant par le bras comme si j’avais cinq ans.
Je renversai du Champagne sur ma robe au passage.
— Et toi, qu’est-ce qui te prend ? m’exclamai-je dès que nous fûmes sorties. (Je baissai tristement les yeux vers ma robe.) C’est de la soie. Elle est peut-être fichue à cause de toi !
Elle m’arracha ma coupe pour la poser sur une table voisine.
— Tant mieux. Ça te dissuadera peut-être de t’habiller comme une catin vulgaire.
— C’est rude ! m’écriai-je, scandalisée. Et depuis quand joues-tu les mères poules ? (Je tirai sur ma robe.) Je te signale que cette tenue n’est pas exactement vulgaire. Tu as même dit que c’était gentil de la part de Tasha de me l’avoir offerte…
— Parce que je ne pensais pas que tu la porterais dans une salle pleine de Moroï pour te donner en spectacle.
— Je n’étais pas en train de me donner en spectacle ! D’ailleurs, cette robe ne dénude presque rien.
— Une robe si moulante révèle à peu près tout, répliqua-t-elle. (Elle, évidemment, était habillée comme une gardienne. Elle portait un pantalon noir et un blazer assorti qui dissimulaient efficacement ses propres courbes.) Surtout quand tu te retrouves dans ce genre de rassemblement. Ton corps… se remarque. Et ça n’aide pas, que tu flirtes avec un Moroï.
— Je ne flirtais pas avec lui.
Son accusation me révoltait d’autant plus que je me trouvais plutôt sage ces derniers temps. Je devais reconnaître que j’avais eu l’habitude de flirter, voire plus, avec des Moroï, mais un incident embarrassant et quelques discussions avec Dimitri m’avaient permis de comprendre que c’était stupide. Les filles dhampirs avaient toutes les raisons de se méfier des garçons moroï et je faisais de mon mieux pour garder cela en tête.
Une méchanceté me vint à l’esprit.
— Et puis n’est-ce pas précisément ce que je suis censée faire ? ricanai-je. Trouver un Moroï qui m’aidera à assurer la survie de mon espèce ? C’est pourtant ce que tu as fait, toi.
Elle me lança un regard noir.
— Pas à ton âge.
— Tu n’avais que quelques années de plus que moi.
— Ne fais pas une telle bêtise, Rose. Tu es trop jeune pour avoir un enfant. Tu n’as pas assez d’expérience. Tu ne sais encore rien de la vie… Et tu ne pourrais pas faire le travail qui te plairait.
Je grognai, mortifiée.
— Est-ce qu’on est vraiment en train d’avoir cette discussion ? Comment est-on passées du flirt dont tu m’accuses à la perspective que j’aie un enfant ? Je ne couche ni avec lui, ni avec personne, et même si je le faisais, j’ai entendu parler de la contraception ! Pourquoi me traites-tu comme si j’étais une petite fille ?
— Parce que tu te comportes comme une petite fille.
Cet échange ressemblait étrangement à celui que j’avais eu avec Dimitri.
— Que vas-tu faire, maintenant ? M’envoyer dans ma chambre ? ripostai-je, furieuse.
Elle parut épuisée, tout à coup.
— Non, Rose. Je ne vais pas te demander d’aller dans ta chambre. Mais il n’est pas non plus question que tu retournes là-dedans. J’espère que tu n’auras pas trop attiré l’attention…
— À t’entendre, on croirait que j’étais en train de faire un strip-tease ! J’ai seulement dîné avec Lissa, tu sais…
— Tu serais surprise de savoir quels événements insignifiants peuvent fournir un point de départ à une rumeur, me mit-elle en garde. Surtout lorsqu’il s’agit d’Adrian Ivashkov.
Elle me quitta sur ces mots. Je la regardai s’éloigner dans le couloir en bouillant de colère et de ressentiment. N’était-ce pas du délire de sa part ? Je n’avais rien fait de mal. Je la savais paranoïaque sur la question des catins rouges, mais la réaction qu’elle venait d’avoir me paraissait exagérée, même pour elle. Pire que tout : elle m’avait sortie de cette salle par la force, ce qui n’avait pas manqué de se remarquer. Pour quelqu’un qui ne voulait pas que j’attire l’attention, elle venait de commettre une boulette.
Quelques Moroï qui se trouvaient près d’Adrian et moi sortirent de la salle. En passant devant moi, ils me jetèrent des regards en coin et se chuchotèrent quelque chose à l’oreille.
— Merci, maman, grommelai-je.
Me sentant humiliée, je partis dans la direction opposée à celle qu’elle avait prise, sans trop savoir où j’allais, et me retrouvai à l’arrière de la résidence, loin de toute activité.
Le couloir que j’avais emprunté finit par prendre fin, mais la dernière porte à gauche donnait sur un escalier. Comme elle n’était pas fermée à clé, je montai, pour finalement tomber sur une autre porte. À mon grand plaisir, celle-ci ouvrait sur une petite terrasse qui ne semblait pas voir passer grand monde. Elle était couverte d’une épaisse couche de neige, rendue éblouissante par le soleil levant.
Je chassai la neige d’une grande boîte fixée au sol qui semblait faire partie d’un système de ventilation, et m’y assis sans plus me soucier de ma robe. Les bras enroulés autour de mes épaules, je m’abandonnai au plaisir de la vue et à la douce sensation du soleil sur ma peau, dont je jouissais rarement.
Je fus surprise d’entendre la porte s’ouvrir quelques minutes plus tard, et encore plus lorsque Dimitri fit son apparition. Mon cœur s’emballa par réflexe, puis je détournai les yeux sans savoir quoi en penser. J’entendis ses bottes crisser dans la neige tandis qu’il se dirigeait vers moi. Un instant plus tard, il retirait sa longue veste pour en draper mes épaules.
— Tu dois être frigorifiée, commenta-t-il en s’asseyant à côté de moi.
C’était vrai, mais cela me contrariait de l’admettre.
— Le soleil s’est levé, me défendis-je. Il rejeta la tête en arrière pour contempler le ciel parfaitement bleu. Je savais que le soleil lui manquait autant qu’à moi, certains jours.
— C’est vrai, mais ça n’empêche pas. On est à la montagne, en plein hiver.
Je ne répondis rien. Nous restâmes assis côte à côte dans un silence reposant. De temps à autre, une bourrasque soulevait un tourbillon de neige autour de nous. Il faisait nuit pour les Moroï. La plupart des clients de la résidence allaient bientôt se coucher et les pistes de ski étaient désertes.
— Ma vie est un désastre, déclarai-je finalement.
— Ce n’est pas un désastre, répondit-il comme par réflexe.
— Est-ce que tu m’as suivie depuis la salle de banquet ?
— Oui.
— Je n’avais même pas remarqué que tu étais là. (Les vêtements noirs qu’il portait indiquaient qu’il devait être en service pendant la réception.) Alors tu as vu la légendaire Janine faire un scandale en me tirant dehors.
— Ce n’était pas un scandale. Presque personne ne l’a remarqué. Je m’en suis rendu compte parce que je t’observais.
Je m’interdis de m’enthousiasmer à cette idée.
— Ce n’est pas ce qu’elle a dit, répliquai-je. D’après elle, j’aurais aussi bien pu faire le tapin.
Je lui rapportai la conversation que nous avions eue dans le couloir.
— Elle s’inquiète pour toi, c’est tout, conclut Dimitri lorsque j’eus terminé.
— Elle a réagi de façon excessive.
— Il arrive que les mères soient un peu trop protectrices.
J’écarquillai les yeux.
— On parle de ma mère, là. Et elle ne m’avait pas l’air si protectrice que ça. J’ai surtout eu l’impression qu’elle avait peur que je l’embarrasse. Et puis tout son sermon sur les grossesses avant l’âge était stupide. Il n’y a aucun risque que ça m’arrive.
— Ce n’était peut-être pas de toi qu’elle parlait.
J’en restai bouche bée.
« Tu n’as pas assez d’expérience. Tu ne sais encore rien de la vie… Et tu ne pourrais pas faire le travail qui te plairait. »
Ma mère m’avait eue à vingt ans. Lorsque j’étais petite fille, cela me paraissait un grand âge. À présent, il ne me restait plus que quelques années avant de l’atteindre. Ce n’était pas si vieux que ça, finalement. Pensait-elle m’avoir eue trop jeune ? Avait-elle été une si mauvaise mère parce qu’elle n’avait pas su faire autrement ? Regrettait-elle la manière dont les choses avaient évolué entre nous ? Était-il possible qu’elle ait eu une expérience personnelle du flirt avec les Moroï et de la cruauté des rumeurs ? Je lui ressemblais beaucoup, physiquement. Je venais encore d’être frappée par sa belle silhouette. Elle avait un joli visage, pour une femme qui allait sur ses quarante ans. Plus jeune, elle devait être vraiment très séduisante.
Je soupirai. Je n’avais pas envie d’y réfléchir. Cela risquait de m’obliger à repenser la relation que j’avais avec ma mère, peut-être même au point de devoir admettre qu’elle était une personne à part entière. Or j’avais bien assez de relations stressantes à gérer. Je passais mon temps à m’inquiéter pour Lissa, même si elle semblait aller plutôt bien, pour une fois. Ma tentative d’histoire d’amour avec Mason était un champ de ruines. Et il y avait Dimitri, évidemment…
— On n’est pas en train de se battre, lui fis-je remarquer tout à coup.
Il me jeta un regard oblique.
— Tu aimerais qu’on se batte ?
— Non, je déteste ça. Verbalement, je veux dire… Dans la salle d’entraînement, c’est autre chose.
Il esquissa l’un des demi-sourires qu’il me réservait. J’avais rarement l’occasion d’en voir un entier.
— Je n’aime pas ça non plus.
Je ne pus m’empêcher de m’émerveiller des émotions que le seul fait d’être assise à côté de lui faisait naître en moi. C’était si bon d’être avec lui… Jamais la présence de Mason ne me procurait un tel bien-être. Alors je pris brusquement conscience qu’on ne pouvait pas forcer l’amour. Il était là ou n’y était pas. S’il n’y était pas, il fallait avoir le courage de l’admettre. S’il y était, il fallait tout faire pour protéger ceux qu’on aimait.
Les mots qui sortirent de ma bouche me prirent au dépourvu, à la fois parce qu’ils étaient tout à fait altruistes et parce que je les pensais sincèrement.
— Tu devrais accepter.
Il sursauta.
— Quoi ?
— La proposition de Tasha. Tu devrais l’accepter. C’est vraiment une grande chance.
Je repensai à ce que ma mère venait de me dire sur les enfants. Je n’étais pas prête à en avoir. Peut-être ne l’était-elle pas non plus lorsqu’elle m’avait eue. Mais Tasha, elle, l’était. Et je savais que Dimitri l’était aussi… Ils s’entendaient très bien. Il pouvait devenir son gardien et avoir des enfants avec elle… Ce serait une grande chance pour tous les deux.
— Je ne m’attendais vraiment pas à t’entendre dire une chose pareille, déclara-t-il, un peu mal à l’aise. Surtout après…
— … mon comportement de garce ?
Je resserrai sa veste autour de mes épaules pour lutter contre le froid. Elle était imprégnée de son odeur. C’était si enivrant que je pouvais presque m’imaginer dans ses bras. Adrian n’avait peut-être pas tort de souligner l’importance des parfums.
— Je te l’ai dit : je n’ai pas envie de me battre contre toi. Je n’ai pas envie qu’on se déteste. Et puis… (Je fermai les yeux, puis les rouvris.) Peu importe ce que j’éprouve pour toi : je préfère te savoir heureux.
Le silence qui suivit m’offrit l’occasion de prendre conscience de la douleur que je ressentais à la poitrine.
Dimitri passa un bras autour de moi et attira ma tête sur son épaule.
— Roza…, murmura-t-il simplement.
C’était la première fois qu’il me touchait vraiment depuis la nuit du sortilège. Ce qui s’était passé dans le gymnase était différent… plus animal. Il n’était pas question de désir à cet instant. Il n’était question que de se sentir proche de quelqu’un dont on se souciait et du flot d’émotions que cela générait.
Dimitri pouvait bien aller vivre avec Tasha, cela ne m’empêcherait pas de l’aimer. Je l’aimerais probablement toute ma vie.
Je tenais vraiment à Mason, mais je n’en tomberais vraisemblablement jamais amoureuse.
Je soupirai contre le torse de Dimitri en regrettant de ne pas pouvoir rester là pour toujours. Je me sentais apaisée. Peu importait la douleur que j’éprouvais en l’imaginant avec Tasha, c’était en lui conseillant de faire ce qui était le mieux pour lui que je pouvais être là. Alors je compris qu’il était temps que je cesse de me montrer lâche et que je fasse encore autre chose pour être en accord avec mes sentiments. Mason avait dit que j’avais encore des choses à apprendre sur moi-même. Je venais de le faire.
Je m’écartai à contrecœur, me levai et rendis sa veste à Dimitri. Il dut sentir ma gêne et me regarda bizarrement.
— Où vas-tu ? me demanda-t-il.
— Briser le cœur de quelqu’un.
Je contemplai les cheveux noirs et les beaux yeux sombres de Dimitri un instant de plus, puis quittai la terrasse. Je devais présenter mes excuses à Mason… et lui dire qu’il ne se passerait jamais rien entre nous.