J’ai dit d’accord.

Je suis facilement d’accord sur les choses. Enfin, je l’étais avec Elle. Une fois, je lui ai donné une gifle et, une fois, je l’ai battue. Et puis, je disais d’accord. Je ne comprends même plus ce que je raconte. Il n’y a qu’à mes frères que je sais parler, surtout le cadet, Michel. On l’appelle Mickey. Il charrie du bois sur un vieux Renault. Il va trop vite, il est con comme un verre à dents.

Une fois, je l’ai regardé descendre dans la vallée, sur notre route le long de la rivière. C’est à pic comme l’enfer et plein de virages, et la route est à peine assez large pour une seule voiture. Je le regardais d’en haut, dans les sapins, d’où je pouvais le suivre pendant des kilomètres, tout petit, tout jaune, disparaissant et ressuscitant à chaque virage, et j’entendais même son moteur et le bruit de son chargement dans les cahots. Il m’a fait peindre son camion en jaune quand Eddy Merckx a gagné le Tour pour la quatrième fois. C’était un pari. Il ne peut pas dire bonjour, comment ça va, sans parler d’Eddy Merckx. Je ne sais pas de qui il tient sa connerie.

Pour notre père, le plus grand c’était Fausto Coppi. Quand Coppi est mort, il s’est laissé pousser les moustaches en signe de deuil. Il est resté toute une journée sans parler, assis sur un vieux tronc d’acacia, dans la cour enneigée, à fumer son tabac made in U.S. roulé dans du papier Job. Il ramassait les mégots, rien que les américains, et il se faisait des cigarettes comme on n’en a jamais vu. C’était quelqu’un, notre père. On dit qu’il est venu d’Italie du Sud à pied, en tirant son piano mécanique au bout d’une corde. Il s’arrêtait sur les places et il faisait danser les gens. Il voulait aller en Amérique. Ils veulent tous aller en Amérique, les Ritals. En fin de compte, il est resté ici parce qu’il n’avait pas l’argent pour le billet. Il a épousé notre mère, qui s’appelait Desrameaux et qui venait de Digne. Elle était repasseuse et lui, il bricolait dans les fermes, mais il gagnait quatre sous et l’Amérique, évidemment, il ne pouvait pas y aller à pied.

Et puis, ils ont pris la sœur de ma mère avec eux. Elle est sourde à mort depuis le bombardement de Marseille, en mai 1944, et elle dort les yeux ouverts. Le soir, dans son fauteuil, on ne sait jamais si elle est endormie ou non. On l’appelle tous Cognata, qui veut dire belle-sœur, sauf notre mère qui l’appelle Nine. Elle a soixante-huit ans, douze de plus que notre mère, mais comme elle ne fait rien que sommeiller dans son fauteuil, c’est notre mère qui semble l’aînée. Elle ne se lève que pour les enterrements. Elle a enterré son mari, son frère, sa mère, son père et le nôtre, quand il est mort en 1964. Notre mère dit qu’elle nous enterrera tous.

Le piano mécanique, on l’a toujours, il est dans la grange. On l’a laissé des années dans la cour et la pluie l’a tout noirci et gondolé. Maintenant, c’est les loirs. Je l’ai frotté avec des granulés de mort-aux-rats mais ça n’a rien donné. Il est troué de partout. La nuit, quand un loir se prend dedans, c’est la sérénade. Parce qu’il marche encore. Malheureusement, on n’a plus qu’une seule bande, Roses de Picardie. Notre mère dit que, de toute manière, il ne pourrait pas en jouer une autre, il est trop habitué. Elle dit qu’une fois, notre père l’a traîné jusqu’en ville pour le mettre au clou. Ils n’en ont même pas voulu. En plus, pour aller en ville, ça descend tout le temps, mais pour revenir, notre père avait déjà le cœur usé, il n’en pouvait plus. Il a fallu payer un camionneur pour ramener le piano. Oui, c’était un homme d’affaires, notre père.

Le jour où il est mort, notre mère nous a dit que plus tard, quand mon autre frère, Bou-Bou, serait grand, on leur montrerait. On irait, les trois garçons, se planter avec le piano sous les fenêtres du Crédit Municipal et on leur jouerait Roses de Picardie toute la journée. Ils seraient fous. Mais on ne l’a jamais fait. Il a dix-sept ans maintenant, Bou-Bou, et c’est lui, l’année dernière, qui m’a dit de rentrer le piano dans la grange. Moi, j’en aurai trente et un en novembre.

Quand je suis né, notre mère voulait m’appeler Baptistin. C’était le nom de son frère, Baptistin Desrameaux, qui s’est noyé dans un canal en portant secours à quelqu’un. Elle dit toujours que quand on voit quelqu’un qui se noie, il faut regarder ailleurs. Quand je suis devenu pompier-volontaire, elle était tellement furieuse qu’elle a donné des coups de pied à mon casque, elle s’est même fait mal. En tout cas, elle s’est laissé convaincre par notre père de m’appeler Fiorimondo. C’était le nom de son frère à lui et, au moins, il était mort dans son lit.

Fiorimondo Montecciari, c’est ce qui est écrit à la mairie et dans mes papiers. Seulement, il y avait eu la guerre, où l’Italie s’était mise contre nous, ça faisait mauvais effet au village. Alors, ils m’appelaient Florimond. De toute manière, j’ai toujours souffert du nom que je porte. A l’école, au service militaire, partout. Baptistin, c’est encore pire. J’aurais voulu m’appeler Robert, souvent je disais que je m’appelais Robert. C’est ce que je lui ai dit à Elle, au début. Pour tout arranger, quand je suis devenu pompier-volontaire, on a commencé à m’appeler Pin-Pon. Même mes frères. C’est pour ça que je me suis battu, une fois — la seule fois de ma vie —, et qu’on a dit que j’étais violent. Je ne suis pas violent, ni rien. En fait, il y avait autre chose.

C’est vrai que je ne comprends rien à ce que je raconte et qu’il n’y a qu’à Mickey que je sais parler. A Bou-Bou aussi, mais il n’est pas pareil. Il est blond — enfin, il a les cheveux clairs — alors que nous deux, nous sommes bruns. A l’école, on nous appelait macaroni. Mickey, il devenait fou, il se battait. Moi, je suis bien plus fort, mais j’ai dit que je ne me suis battu qu’une seule fois. Mickey, il a d’abord joué au football. C’était une teigne. Il jouait bien, d’ailleurs — ailier droit, je crois, je n’y connais rien —, et il marquait des buts avec sa tête. Il était toujours dans une forêt de joueurs, devant les poteaux de mettons Barrême ou les P et T de Castellane, et voilà sa tête qui sort et il frappe le ballon et il marque le but. Après, ils embrassaient tous Mickey comme ils l’avaient vu faire à la télévision. Et je te prends dans mes bras et je t’embrasse et je te soulève, moi ça me rendait malade de l’autre côté des barrières en ciment. Mais c’était une teigne. Il s’est fait sortir du terrain trois dimanches de suite. Il se battait pour un coup dans les tibias, pour un mot, pour n’importe quoi, et toujours avec sa tête. Il les attrapait par le maillot et il les frappait avec sa tête et les voilà par terre à faire leur cinéma et qui c’est que l’arbitre sort du terrain ? C’est Mickey. Il est con comme un verre à dents de cristal. Son héros, c’est Marius Trésor. Il dit que c’est le plus grand joueur de tous. Eddy Merckx et Marius Trésor, si on le branche là-dessus, on peut tenir jusqu’à demain matin.

Et puis, il a laissé tomber le football pour le vélo. Il a une licence et tout. Il a même gagné une course à Digne, cet été. J’y étais avec Elle et Bou-Bou, mais ça aussi, c’est autre chose. Il va sur ses vingt-six ans maintenant. On dit qu’il pourrait encore passer professionnel et devenir quelqu’un. Moi, je n’y connais rien. Il n’a même jamais été capable de faire un double débrayage. Je ne sais pas comment son Renault marche encore, même peint en jaune. Je regarde son moteur toutes les quinzaines, parce que je ne voudrais pas qu’il perde sa place, et quand je lui dis de faire attention et qu’il conduit comme une gamelle, il baisse la tête avec un air à vous tirer les larmes mais il s’en fiche comme du premier chewing-gum qu’il a avalé. Quand il était petit — on a un peu moins de cinq ans de différence —, il était toujours en train d’avaler son chewing-gum, on croyait chaque fois qu’il allait mourir. N’empêche que je peux lui parler. Je n’ai même pas besoin de dire grand-chose, ça fait mille ans qu’on se connaît.

Bou-Bou, lui, il commençait l’école quand je faisais mon service. Il a eu la même maîtresse que nous, la Dubard, qui a pris sa retraite maintenant. Il faisait chaque jour la même route que nous — trois kilomètres dans la colline et ça grimpe à la verticale — mais quinze ans après. C’est le plus intelligent de nous trois. Il a passé le brevet, il entre en terminale. Il veut être médecin. Cette année encore, il est au collège, en ville. C’est Mickey qui le conduit le matin et qui le ramène le soir. L’année prochaine, il faudra qu’il aille à Nice, ou à Marseille, ou quelque part. Mais, d’une certaine manière, il est déjà parti. Il est très silencieux, en général, et il se tient très droit, avec les mains dans ses poches de devant et les épaules hautes, bien raides. Notre mère dit qu’il a l’air d’un cintre. Il porte les cheveux longs et il a des cils comme une fille, on le plaisante avec Mickey. Mais je ne l’ai jamais vu se mettre en colère. Sauf contre Elle, peut-être une fois.

C’était à table, un dimanche. Il a dit une phrase, juste une seule, et Elle s’est levée, elle est montée dans notre chambre et on ne l’a plus revue de l’après-midi. Le soir, elle m’a dit qu’il fallait que je parle à Bou-Bou, que je la défende, des choses comme ça. Je lui ai parlé à Bou-Bou. C’était dans l’escalier qui mène à la cave, je rangeais les bouteilles vides. Il s’est mis à pleurer sans rien dire, sans me regarder, et j’ai vu qu’il était encore un bébé. J’ai voulu mettre ma main sur son épaule, mais il m’a évité, il est parti. Il devait venir avec moi au garage voir ma Delahaye, mais il est allé au cinéma ou danser quelque part.

J’ai une Delahaye, une vraie, avec les fauteuils de cuir, mais elle ne marche pas. Je l’ai eue par un ferrailleur de Nice, en échange de la fourgonnette pourrie d’un poissonnier que j’avais payée deux cents francs, et encore on les a bus ensemble au café. J’ai refait le moteur, la boîte de vitesses, tout. Je ne sais pas ce qu’elle a. Quand je crois que tout est bien et que je la sors du garage où je travaille, tout le village est dehors pour la voir s’écrouler. Et elle s’écroule. Elle cale et elle fume. Ils disent qu’ils vont former un comité antipollution. Mon patron, ça le rend fou. Il m’accuse de lui voler des pièces, de passer trop de nuits et de dépenser de l’électricité. Parfois, il m’aide. Mais elle ne veut rien savoir. Une fois, j’ai traversé tout le village, aller-retour, avant qu’elle s’écroule. C’était mon record. Quand elle a commencé à cramer, personne n’a rien dit, personne. Je les avais tous soufflés.

Aller-retour, du garage à chez nous, ça fait onze cents mètres, Mickey a vérifié avec le compteur de son camion. Une Delahaye de 1950, même allergique aux joints de culasse, si elle fait onze cents mètres, elle peut faire plus. C’est ce que j’ai dit et j’avais raison. Il y a trois jours, vendredi, elle a fait plus.

Trois jours.

J’ai peine à croire que les heures qui passent ont toutes la même longueur. Je suis parti, je suis revenu. Il me semblait que j’avais vécu une autre vie et que tout s’était arrêté pendant mon absence. Ce qui m’a frappé en ville, hier soir, quand je suis revenu, c’est l’affiche du cinéma qui n’avait pas changé. Je l’avais vue dans la semaine, en rentrant de la caserne, je m’étais même arrêté pour voir ce qu’on jouait. Hier soir, c’était avant l’entracte, ils avaient laissé les lampes allumées. En attendant Mickey, je me suis installé au café en face, dans la petite rue qui est derrière la place de l’ancien marché. Jamais de ma vie je n’ai regardé aussi longtemps une affiche. Je serais incapable de la décrire. Je sais que c’est Jerry Lewis, évidemment, mais je ne me rappelle même pas le titre. Je crois que je pensais à ma valise. Je ne savais plus ce que j’avais fait de ma valise. Et puis, c’est dans ce cinéma que je la voyais, Elle, bien avant de lui parler. En principe, je suis de permanence au cinéma le samedi soir, pour empêcher les jeunes de fumer. Ça me plaît parce que je vois les films. Et ça ne me plaît pas parce qu’on m’appelle Pin-Pon.

Elle, c’est pour Eliane, mais on l’a toujours appelée Elle ou Celle-là. Elle est arrivée l’hiver dernier, avec son père et sa mère. Ils venaient d’Arrame, de l’autre côté du col, le village qu’on a détruit pour faire le barrage. Son père, c’est en ambulance qu’on l’a transporté, tout de suite après les meubles. Il était cantonnier autrefois. Il n’avait jamais fait parler de lui avant d’attraper un coup au cœur dans un fossé, il y a quatre ans. Il est tombé la tête la première dans l’eau sale. On m’a dit qu’il était plein de boue et de feuilles mortes quand ils l’ont ramené chez eux. Depuis, il est paralysé des jambes — un truc dans la colonne vertébrale, je pense, je n’y connais rien — mais il n’arrête pas de crier après tout le monde. Je ne l’ai même jamais vu, il reste toujours dans sa chambre, je l’ai entendu crier. Lui non plus, il ne dit pas Éliane, il dit la Salope. Il dit des mots pires que ça.

La mère, c’est une Allemande. Il l’a connue pendant la guerre, quand il était travailleur obligatoire. Elle chargeait les canons pendant les bombardements. Je ne plaisante pas. En 1945, ils employaient les filles pour charger les canons. J’ai même vu une photo d’elle, avec un turban dans les cheveux et des bottes. Elle ne parle pas beaucoup. Au village, on l’appelle Eva Braun, on ne l’aime pas. Moi, je la connais mieux, évidemment, je sais que c’est une bonne personne. C’est ce qu’elle dit, d’ailleurs, pour se défendre : « Je suis une bonne personne. » Avec son accent boche. Elle n’a jamais compris un seul mot de ce qu’on lui raconte, c’est tout le secret. Elle s’est fait engrosser à dix-sept ans par un Français qui portait la poisse et elle l’a suivi. Le gosse est mort à la naissance et tout ce qu’elle a trouvé dans notre beau pays, c’est un salaire de cantonnier, des gens qui lui tirent la langue dans le dos, et quelques années après — le 10 juillet 1956 — une fille à mettre dans le berceau qui n’avait pas encore servi. Je n’ai rien contre la mère. Même notre mère n’a rien contre elle. Une fois, j’ai voulu me renseigner. J’ai voulu savoir qui c’était, la vraie Eva Braun. J’ai demandé d’abord à Bou-Bou. Il ne savait pas. J’ai demandé à Brochard, le cafetier. C’est un de ceux qui l’appellent Eva Braun. Il ne savait pas. C’est par le ferrailleur de Nice, celui qui m’a refilé la Delahaye, que je l’ai su. Qu’est-ce qu’on peut faire aux choses ? Moi-même, en parlant de cette femme, il m’arrive de dire Eva Braun.

Au cinéma, je les voyais souvent ensemble, Elle et sa mère. Elles se mettaient toujours au deuxième rang, soi-disant pour en avoir plein la vue, mais elles n’étaient pas riches et tout le monde pensait que c’était par économie. En fin de compte, je l’ai su plus tard, elle n’a jamais voulu porter de lunettes et, aux places à dix francs, elle n’aurait rien vu du tout.

Moi, je restais debout toute la séance, appuyé contre un mur, avec mon casque sur la tête. A l’entracte, je la regardais. Je la trouvais belle, comme tout le monde, mais depuis qu’elle habitait le même village que moi, elle ne m’avait jamais empêché de dormir. De toute manière, elle ne me disait ni bonjour ni bonsoir, elle ne savait peut-être même pas que j’existais. Une fois, après avoir acheté son esquimau, elle est passée tout près de moi, elle a juste levé les yeux pour regarder mon casque. Rien d’autre. Mon casque. Je l’ai enlevé. Ensuite, je ne savais plus où le mettre. Je l’ai donné à garder à la caissière.

Il faut que je m’explique. Je parle d’avant le mois de juin, il y a trois mois. Je dis les choses comme elles étaient. Je veux dire qu’avant le mois de juin, Elle m’impressionnait, d’une certaine façon, mais qu’en même temps, ça m’était égal. Elle aurait bien pu quitter le village comme elle était venue, sans que je m’en aperçoive. J’ai vu que ses yeux étaient bleus, ou gris-bleu, et très grands, et j’ai eu honte de mon casque. C’est tout. Ce que je veux dire, je n’en sais rien, mais c’était avant le mois de juin, ce n’était pas pareil.

Elle sortait toujours dans la rue pour manger son esquimau. Elle avait toute une bande autour d’elle, surtout des garçons, et ils discutaient sur le trottoir. Je lui donnais plus de vingt ans, parce qu’elle avait des manières d’une femme, mais je me trompais. Sa manière de retourner à sa place, par exemple. Tout au long de l’allée centrale, elle savait qu’on la regardait, que les hommes se demandaient par-devant si elle portait un soutien-gorge et par-derrière une culotte sous sa jupe collante. Elle avait toujours des jupes collantes qui montraient ses jambes jusqu’à mi-cuisses et qui moulaient tellement le reste qu’on aurait dû voir les lignes de sa culotte si elle en avait porté une. J’étais comme les autres, à ce moment-là. Tout ce qu’elle faisait, même sans penser à mal, leur mettait des idées dans la tête.

Et puis, elle riait beaucoup et très haut, en cascade, et ça, elle le faisait exprès pour attirer l’attention. Ou bien elle secouait d’un coup ses cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’aux reins et qui brillaient sous les lampes. Elle se prenait pour une star. L’été dernier — pas celui-ci — elle a gagné un concours de beauté en maillot de bain et talons hauts, à la fête de Saint-Étienne-de-Tinée. Elles étaient quatorze, surtout des vacancières. Ils l’ont élue miss Camping-Caravaning, elle a gardé la coupe et toutes les photos. Après, elle se prenait pour une star.

Une fois, Bou-Bou lui a dit qu’elle était une star pour cent quarante-trois habitants — c’est le chiffre de recensement de notre village — et qu’elle planait à mille deux cent six mètres d’altitude — c’est la hauteur du col —, mais qu’à Paris ou même à Nice, elle ne dépasserait pas le niveau du trottoir. C’était la fameuse phrase qu’il a dite à table, un dimanche. Il a voulu dire qu’elle ne dépasserait pas le niveau des autres et qu’il y avait des milliers de belles filles à Paris, il n’a pas employé le mot trottoir pour être grossier. En tout cas, elle est montée dans notre chambre, elle a claqué la porte et elle est restée enfermée jusqu’au soir. Le soir, je lui ai expliqué qu’elle avait mal compris. Malheureusement, quand elle avait compris quelque chose, bien ou mal, elle ne comprenait plus rien d’autre.

Avec Mickey, elle s’entendait mieux. C’est un rigolo, il prend tout avec des yeux qui rient, ça lui fait un tas de petites rides autour. Et puis, la femme de sa vie, c’est Marilyn Monrœ. Si on lui ouvrait le crâne, je ne sais pas qui on trouverait dedans, Marilyn Monrœ, Marius Trésor ou Eddy Merckx. Il dit que c’était la plus grande de toutes, qu’il n’y en aura jamais plus d’autre. Il avait au moins un sujet de conversation avec Elle. La seule photo qu’elle supportait de voir sur un mur, en dehors des siennes, c’était un poster de Marilyn Monrœ.

C’est drôle, en un sens, parce qu’elle était encore une gamine quand Marilyn est morte, elle n’a vu que deux de ses films, longtemps après, quand on les a repassés à la télévision : La Rivière sans retour et Niagara. C’est Niagara qu’elle a préféré. A cause du ciré à capuchon que Marilyn portait devant les chutes. On n’a pas la télé en couleurs et le ciré paraissait blanc, mais on n’était pas sûr. Mickey qui avait vu le film au cinéma disait qu’il était jaune. C’était toute une histoire.

Mickey, de toute manière, c’est un homme, on peut comprendre. Je n’en étais pas fou, moi, de Marilyn Monrœ, mais je comprends. Et puis, il a vu tous ses films. Vous savez ce qu’Elle m’a répondu ? D’abord que ce n’était pas les films de Marilyn qui l’intéressaient, c’était sa vie, c’était Marilyn elle-même. Elle avait lu un livre. Elle m’a montré le livre. Elle l’a lu des dizaines de fois. C’est le seul livre qu’elle a jamais lu. Ensuite, elle a répondu qu’elle n’était peut-être pas un homme, c’était même certain, mais que Marilyn, si elle vivait encore et si c’était possible, elle n’aurait pas besoin qu’on la pousse beaucoup pour se la faire.

Elle parlait comme ça. Voilà une chose importante, la manière dont elle parlait. Une fois, cet été, Bou-Bou m’a expliqué qu’il faut se méfier des gens qui ont peu de mots à leur disposition, ce sont souvent les gens les plus compliqués. On était en train de travailler au bout de vigne que j’ai acheté avec Mickey, au-dessus de chez nous. Il m’a dit que je devais me méfier de la manière qu’Elle avait de dire les choses. Quelquefois — pas toujours —, c’était une manière de cacher un bon sentiment, elle employait les mêmes mots que pour en montrer un mauvais. J’ai arrêté ma sulfateuse, je lui ai répondu qu’en tout cas, lui, il pouvait employer tous les mots du dictionnaire, ce serait toujours pour dire une connerie. C’est Bou-Bou Je-Sais-Tout, mais là, il se trompait.

J’ai bien compris ce qu’il voulait me dire. Qu’Elle était attendrie par la mort de Marilyn Monrœ, toute seule dans une maison vide, qu’elle aurait voulu être là, lui donner de l’affection, n’importe quoi, pour l’empêcher de se tuer. Ce n’est pas vrai. Elle disait toujours une seule chose à la fois, comme ça lui venait : un coup de marteau à vous casser la tête. C’était même sa principale qualité, on n’avait pas besoin de recoller les morceaux pour chercher des sous-entendus, on pouvait tranquillement crever dans son coin. Quant à la richesse de son vocabulaire, ce n’était pas seulement qu’elle se bouchait les oreilles, à l’école — elle a fait trois fois le cours moyen de deuxième année, à la fin c’est eux qui ont cédé, ils n’en ont plus voulu —, c’est qu’elle n’avait rien à dire, sinon qu’elle avait faim, ou froid, ou envie de faire pipi au milieu du film, et tout le monde le savait sur trois rangées de fauteuils. Notre mère lui a dit, une fois, qu’elle était un animal. Elle a eu l’air étonné. Elle a répondu : « Ben, comme les autres. » Si on l’avait traitée d’être humain, elle aurait soulevé l’épaule gauche d’un coup sec, elle n’aurait rien répondu du tout, parce qu’elle n’aurait pas compris et qu’en général, elle ne répondait pas quand on lui criait après.

Empêcher Marilyn Monrœ de se tuer, par exemple, quel sens ça pouvait bien avoir, pour elle ? Elle répétait toujours que c’était formidable que Marilyn soit morte comme ça, en avalant des trucs, avec tous ces photographes le lendemain, qu’elle était restée Marilyn Monrœ jusqu’au bout. Elle m’a dit qu’elle aurait aimé connaître ses anciens maris et se les faire, même si deux sur trois n’étaient pas son type. Elle m’a dit que ce qui était dommage, c’était le ciré jaune, qui devait traîner dans un placard ou qu’on avait probablement brûlé, alors qu’elle avait couru toute une journée aux quatre coins de Nice sans pouvoir trouver le même. Textuel. Bou-Bou, zéro, recalé.

 

Je m’énerve, mais, en vérité, ça m’est égal. Tout est redevenu comme avant le mois de juin. Au cinéma, quand je la voyais, avant le mois de juin, je ne me demandais même pas comment elles remontaient au village, Elle et sa mère. Vous savez ce que c’est, dans les petites villes. Trente secondes après la fin du film, les grilles sont fermées, les lampes éteintes, il n’y a plus personne nulle part. Moi, je rentrais avec Mickey, dans son camion, mais je prenais le volant parce qu’il me rend maboule. En général, il y avait Bou-Bou avec nous et on ramassait un tas de jeunes sur la route, qui montaient à l’arrière avec leurs vélomoteurs et tout le bazar.

Une fois, on s’est compté, il y avait presque tout le monde, de la ville jusqu’au col. Onze kilomètres. Je les ai lâchés, un par un, dans la lumière des phares, devant des chemins de terre obscurs, des maisons endormies. Quand ils laissaient une bonne amie qui allait plus haut, il fallait presser le mouvement, ils n’en finissaient plus de se quitter. Mickey me disait : « Laisse faire. » Arrivé au village, c’était le dortoir. Je n’ai pas réveillé Mickey, ni Bou-Bou, je suis allé à l’arrière avec une lampe électrique. Ils étaient tous assis sur une seule ligne, le dos contre la ridelle, bien sages, la tête de chacun ou de chacune appuyée sur l’épaule de son voisin, ça m’a fait penser à la guerre, je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de ma lampe-torche, j’ai dû voir ça dans un film, et en même temps je me sentais heureux. Ils avaient tellement l’air de ce qu’ils étaient, des gosses en plein sommeil, j’ai éteint, je ne les ai pas réveillés non plus.

Je suis allé m’asseoir sur les marches de la mairie. J’ai regardé le ciel au-dessus du village. Je ne fume pas, à cause du souffle, mais c’était un moment où j’aurais aimé avoir une cigarette. Le mercredi, je vais à l’entraînement, à la caserne. Je suis adjudant, c’est moi qui les fais courir. Autrefois, je fumais. Des Gitanes. Notre père disait que j’étais pingre. Il aurait voulu que je fume des américaines et que je lui donne les mégots.

En tout cas, un moment après, le fils Massigne est passé avec sa fourgonnette, en faisant un appel de phares parce qu’il se demandait pourquoi le Renault de Mickey était arrêté là, et moi je me demandais pourquoi il venait chez nous en pleine nuit, alors qu’il habite le Panier, trois kilomètres plus bas. J’ai levé le bras pour montrer que tout allait bien et il a continué sa route. Il est allé au bout du village — je n’ai pas cessé d’entendre son moteur — et il est revenu. Il s’est arrêté à quelques mètres de moi, il est descendu. Je lui ai dit qu’ils étaient tous endormis, dans le camion. Il m’a dit : « Ah, bon » et il est venu s’asseoir sur les marches.

C’était la fin avril ou le début mai, il faisait encore un peu froid mais on était bien. Il s’appelle Georges. Il a le même âge que Mickey, ils ont même fait leur service militaire ensemble dans les chasseurs alpins. Je l’ai toujours connu. Il a pris en main la ferme de ses parents et c’est un très bon cultivateur, il peut faire pousser n’importe quoi sur la terre rouge. C’est avec lui que je me suis battu, cet été. Il ne méritait pas ça, Georges Massigne, il n’y était pour rien. Je lui ai cassé deux dents de devant mais il a refusé de porter plainte. Il a dit que j’étais en train de devenir fou, point final.

Assis là, tous les deux, sur les marches de la mairie, il m’a répondu — c’est moi qui avais posé la question — qu’il venait de raccompagner la fille d’Eva Braun. J’ai trouvé qu’il avait mis beaucoup de temps pour la ramener. J’ai ri. Je ne peux plus rien raconter comme je l’aurais fait à ce moment-là, ce n’est pas possible, mais il faut qu’on comprenne, je pouvais rire, on parlait tranquillement de choses d’hommes, j’allais réveiller les autres dans un moment et il m’aurait dit qu’il s’envoyait la mère au lieu de la fille, ça ne m’aurait ni plus ni moins intéressé.

Je lui ai demandé s’il se l’envoyait, Elle. Il m’a dit pas ce soir mais que deux ou trois fois, cet hiver, quand sa mère n’était pas venue au cinéma, ils l’avaient fait à l’arrière de la fourgonnette, sur une bâche. Je lui ai demandé comment elle était et il m’a donné des détails. Il ne l’avait jamais déshabillée en entier, il faisait trop froid, il lui relevait seulement sa jupe et son pull, mais il m’a donné des détails. Et puis, au diable.

Quand on s’est approché du camion, c’était toujours une ligne d’enfants sages, tous inclinés du même côté comme des épis de blé. J’ai imité la trompette, j’ai dit debout là-dedans, et ils sont descendus en file indienne, avec des yeux à demi fermés, oubliant leur vélomoteur, le reprenant sans dire merci ni au revoir, sauf la fille de Brochard, le cafetier, qui a murmuré : « Bonsoir, Pin-Pon » et qui est partie chez elle d’un pas de poivrote, sans sortir de son sommeil. On s’est moqué d’eux, avec Georges. On disait : « Ah ! ils sont beaux, les contestataires ! » et ça résonnait dans la nuit de la rue comme dans une cathédrale, on a fini par réveiller Mickey. Il a passé une tête aux cheveux ébouriffés par la portière et il nous a traités de tous les noms.

Et puis, j’étais seul avec lui dans la cuisine — je parle de Mickey, évidemment —, on a bu un verre de vin avant d’aller dormir pour de bon, je lui ai dit ce que Georges venait de me raconter. Il m’a répondu qu’il y a un tas de vantards mais que leur zizi tiendrait dans un trou d’aiguille. Je lui ai dit que Georges n’était pas un vantard. Il m’a dit non, c’est vrai. Cette histoire l’intéressait encore moins que moi, mais il a réfléchi en vidant son verre. Quand Mickey réfléchit, ce n’est pas tenable, on est certain qu’il va trouver la formule pour rendre potable l’eau de mer, il se donne tant de mal, il se concentre avec tant de rides au front que ce n’est pas possible autrement. En fin de compte, il a hoché la tête plusieurs fois, d’un air grave, et vous savez ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit que l’Olympique de Marseille remporterait la Coupe. Même si Marius Trésor ne gardait que la moitié de la forme qu’il tenait, il n’y aurait pas de pardon.

 

Le lendemain, ou peut-être le dimanche d’après, c’est Tessari, un mécanicien comme moi, qui m’a parlé d’Elle. Mickey ou moi, on descend le dimanche matin en ville, pour faire le tiercé au bar-tabac. On joue une combinaison à vingt francs pour nous, et une à cinq francs pour Cognata. Elle dit qu’elle fait cavalier seul. Elle prend toujours les mêmes chiffres : le 1, le 2 et le 3. Elle dit que si on a la chance, ce n’est pas la peine de lui faire peur avec des complications. On a touché le tiercé trois fois, à la maison, et, bien sûr, c’était toujours Cognata. Deux fois dans les mille francs et une fois sept mille. Elle en a donné un peu à notre mère, juste de quoi la mettre en rage, et elle a gardé tout le reste pour elle, en billets de cinq cents tout neufs. Elle dit que c’est « en cas », on ne sait pas de quoi. On ne sait pas non plus où elle les cache. Une fois, avec Mickey, on a retourné toute la sacrée baraque, y compris la grange où Cognata n’a jamais mis les pieds — pas pour les lui prendre, évidemment, mais pour lui faire une farce —, on n’a jamais trouvé.

En tout cas, le dimanche, quand j’ai mes tickets dans la poche, Tessari ou un autre m’offre l’apéritif au comptoir, je rends la tournée, on en joue une troisième au 421 et ça n’en finit plus. Ce jour-là, c’était Tessari et on discutait de ma Delahaye. Je lui disais que j’allais mettre tout le moteur par terre et recommencer à zéro, quand il m’a poussé du coude pour me montrer quelqu’un sur le seuil du tabac. C’était Elle, avec les cinq francs de son père paralysé, ses cheveux noirs noués en un gros chignon sur la tête. Elle avait couché son vélo contre le trottoir et elle attendait son tour, au bout d’une file de gens qui voulaient parier.

Il y avait un grand soleil dehors et elle portait une robe en nylon bleu ciel, si transparente qu’on la voyait pratiquement nue en silhouette. Elle ne regardait personne, elle attendait en se déplaçant d’une jambe sur l’autre, on devinait ses seins ronds, la courbe intérieure de ses cuisses, et par instants, quand elle bougeait, presque le renflement de son sexe. J’ai voulu dire quelque chose à Tessari, pour plaisanter, par exemple qu’on en voit davantage en maillot de bain et qu’on était bien bêtes, tous — parce qu’il y avait d’autres hommes au comptoir et qu’ils s’étaient tournés, eux aussi —, mais finalement, pendant les deux ou trois minutes qu’elle est restée dans le bar, nous n’avons pas parlé. Elle a fait perforer son ticket, elle a été à nouveau, une seconde, nue sur le seuil de la salle, puis elle a repris son vélo sur le bord du trottoir et elle est partie.

J’ai dit à Tessari que je me la ferais volontiers et au patron de servir un autre pastis. Tessari m’a répondu que ce ne devait pas être bien difficile, il en connaissait plusieurs qui se l’étaient faite. Il m’a dit Georges Massigne, évidemment, qui la ramenait du cinéma le samedi soir, mais aussi le pharmacien de la ville, qui était marié et père de trois enfants, un vacancier, l’été d’avant, et même un Portugais qui travaillait en haut du col. Il pouvait en parler parce que son neveu avait été invité par le vacancier, une fois, avec toute une bande, et Elle y était. Ils étaient tous un peu muraille et son neveu les avait vus le faire, elle et son vacancier. Je devais savoir comment ça se termine, ces soirées, il y avait des couples dans toutes les chambres. Son neveu lui avait dit ensuite qu’il ne fallait pas se tracasser pour elle, qu’elle avalait la fumée.

J’ai dit à Tessari que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire par « elle avalait la fumée ». Il m’a dit qu’il me ferait un dessin. Deux hommes qui étaient à côté de nous et qui nous écoutaient se sont mis à rire. J’ai ri aussi pour faire comme tout le monde. J’ai payé ce que je devais, j’ai dit ciao, je suis parti. Tout le long de la route, au volant du Renault, je n’ai pensé qu’à ça, Elle avec son vacancier, et le neveu de Tessari qui les regardait faire.

C’est difficile à expliquer. D’une part, j’avais envie d’elle plus qu’avant. D’autre part, quand je l’avais vue sur le seuil du tabac, avec son corps en transparence pour les voyeurs, j’avais eu pitié d’elle. Elle ne se rendait pas compte, et sitôt qu’elle était rentrée dans l’ombre de la salle, elle avait même un air très sage dans sa robe bleue, avec ses cheveux en chignon qui la faisaient paraître plus grande, et je ne sais pas pourquoi, elle me plaisait bien plus fort et pour autre chose que de m’en passer l’envie. Maintenant, je la méprisais, je me disais que ce serait facile, que je n’aurais pas à me gêner, et en même temps, je n’étais pas bien, j’en avais marre. Pas seulement d’elle, d’ailleurs. Je ne sais pas expliquer.

Dans la semaine qui a suivi, je l’ai vue passer plusieurs fois devant le garage. Elle habitait la dernière maison du village, une vieille maison de pierre qu’Eva Braun a arrangée comme elle a pu, en mettant des fleurs partout. En général, Elle était à vélo, elle allait chercher le pain ou elle en revenait. Jusque-là, je ne la voyais pratiquement jamais. Ce n’était pas qu’elle sortait moins souvent. C’est comme ces mots qu’on remarque dans un journal pour la première fois et ensuite on les voit sans arrêt, on est tout surpris. Je levais la tête de mon travail pour la regarder passer, mais je n’osais pas lui faire un signe, encore moins lui parler. Je pensais à ce que Georges et Tessari m’avaient dit, et comme elle ne se préoccupait ni de moi ni de ses cuisses à l’air, quand elle était assise sur sa machine, je la suivais des yeux tout du long comme un imbécile. Imbécile, parce que ça me faisait du mal. Une fois, le patron s’en est aperçu. Il m’a dit : « Reviens sur terre, va. Si tes yeux étaient des chalumeaux, elle ne pourrait jamais plus s’asseoir. »

Et puis, j’en ai parlé à Mickey, un soir, dans la cour. J’ai juste dit deux mots, comme ça, sur l’envie que j’avais de tenter ma chance. Il m’a répondu qu’à son avis, je ferais mieux de croiser au large, une fille comme elle, qui va à droite, à gauche, elle n’était pas pour moi. On remplissait des seaux, à la source. Notre mère a voulu que je mette l’eau courante moi-même, à la maison, parce que pour elle, mécanicien ou plombier, c’est la même chose. Résultat, ça ne marche jamais. Heureusement que notre père a fait Bou-Bou avant de mourir, il n’y a que lui qui sache réparer. Il verse un produit chimique dans les tuyaux, ça les ronge comme de l’acide et il dit qu’un jour ils tomberont en miettes, mais pour quelque temps, ça fonctionne. Et même, on ne s’entend plus penser, quand ça fonctionne.

J’ai répondu à Mickey que je n’avais pas besoin de lui pour un conseil mais pour un coup de main. On est resté plantés à côté de la source, avec nos seaux pleins, pendant les cinq mille ans qu’il a pris pour réfléchir, j’en avais les bras cassés. A la fin, il m’a dit que le mieux, pour voir Celle-là, c’était de venir au bal un dimanche, elle y était toujours.

Il voulait parler d’une baraque préfabriquée, le Bing-Bang, qu’on monte une semaine dans un bourg, une semaine dans un autre, et que les jeunes suivent à la trace dans toute la région. On prend son ticket en entrant, on doit l’épingler sur sa poitrine comme des déportés, il n’y a rien pour s’asseoir, des projecteurs de toutes les couleurs tournent à cent à l’heure pour vous empêcher d’y voir, mais question vacarme, on ne peut pas avoir mieux pour dix francs. Même du dehors, Cognata entendrait, et elle ne s’est pourtant jamais rendu compte qu’on a l’eau courante.

J’ai dit à Mickey qu’à trente ans passés, dans ce genre d’endroit, j’aurais l’air de ce que je suis. Il m’a répondu : « Exactement. » Moi, je voulais dire d’un imbécile, mais il a ajouté aussitôt : « D’un pompier. » Si je n’avais pas eu les deux mains prises, je lui aurais porté ses seaux, n’importe quoi : un génie comme Mickey, il ne faut pas qu’il se fatigue. Je lui ai expliqué avec patience que je voulais précisément éviter qu’elle me voie une fois de plus en pompier de service. Il m’a répondu que, dans ce cas-là, je n’avais qu’à venir en civil. J’ai laissé tomber. J’ai dit que je verrais, mais en même temps, il m’avait rappelé qu’il y aurait un pompier de service de toute manière, et qu’on n’aurait pas fini d’en parler, à la caserne, de l’adjudant joli-cœur.

Dans notre équipe, heureusement, il n’y a jamais un volontaire pour le Bing-Bang. D’abord, le dimanche, c’est fait pour madame, le rosbif et la télé. Pour peu qu’on habite un bon endroit, on capte tous les postes, la Suisse, l’Italie et Monte-Carlo, on peut voir tous les films du Moyen Age jusqu’à nos jours. Ensuite, s’il y a un accroc pendant le bal — et il y en a chaque fois qu’un gosse de quatorze ans se sent pousser la moustache —, ils ont vite fait de prendre un pompier pour un C.R.S. Un dimanche, j’ai dû arracher tous les hommes disponibles de la machine à faire les yeux carrés pour aller dégager un des nôtres. Il avait demandé que deux danseurs qui voulaient la même partenaire cessent de se déchirer réciproquement leur chemise. Si les gendarmes, pour une fois, n’étaient pas arrivés avant nous, on n’aurait plus trouvé de lui que les os. Il a quand même fait trois jours d’hôpital. On s’est cotisé pour un cadeau quand il est sorti.

A l’entraînement, le mercredi avant le bal, ils étaient une pénible demi-douzaine. J’ai simplement demandé qui viendrait avec moi pour assurer le service à Blumay. C’est un gros village à quinze kilomètres de chez nous, dans la montagne, et le Bing-Bang y installait ses planches le dimanche d’après. Personne n’a répondu. On est allé sur le terrain de football, à côté de la caserne, et on a couru et sauté en survêtement. On dit la caserne mais c’est une ancienne mine de cuivre. Il y en a plusieurs entre la ville et le col, on les a fermées en 1914, elles revenaient trop cher. Plus rien n’habite la nôtre que la mauvaise herbe et les chats perdus, mais on a installé un garage pour les deux véhicules qu’on nous a fournis et des vestiaires avec une douche. Dans les vestiaires, pendant qu’on se rhabillait, j’ai dit que Verdier m’accompagnerait. Il est employé à la poste, pas bavard, et c’était avec moi le seul célibataire. En plus, il est accroché par le métier, il veut passer professionnel. Il a ramené une petite fille de trois ans, une fois, la seule survivante d’un carambolage de l’autre côté du col, il pleurait à gros sanglots quand il a su qu’elle ne mourrait pas. Depuis, il est accroché. Il continue d’ailleurs de correspondre avec la petite fille, il envoie même de l’argent. Il dit qu’à trente-cinq ans, il l’adoptera, on a le droit. On le plaisante, quelquefois, parce qu’il en a vingt-cinq et qu’en ce temps-là, il pourra presque l’épouser. Il dit qu’il nous emmerde.

 

Quand je pense à ce mois de mai — surtout aux jours qui ont précédé le Bing-Bang —, je le regrette. Chez nous, les hivers sont terribles et toutes les routes coupées par la neige, mais dès que le beau temps s’installe, c’est déjà l’été. La nuit tombait plus tard et je restais dehors à travailler à la Delahaye après mes heures normales. Ou bien je m’occupais des deux vélos de course de Mickey, qui avait commencé sa saison.

En général, le patron était avec moi, parce qu’il a toujours quelque chose à finir, et sa femme, Juliette, nous apportait le pastis au bout d’un moment. Ils ont mon âge, tous les deux — elle allait à l’école avec moi —, mais il a les cheveux tout blancs. Il vient du Pays Basque et c’est le meilleur joueur de boules que j’aie jamais vu. Je fais équipe avec lui, l’été, contre les vacanciers. Quand il y a un accident ou un incendie, même en pleine nuit, c’est au garage qu’on téléphone — du village, on n’entend pas la sirène — et il me conduit lui-même, en vitesse, à la caserne. Il dit que le jour où il m’a pris pour travailler chez lui, il aurait mieux fait de se casser une jambe.

Je continuais à la suivre des yeux, Elle, quand elle passait dans la journée, et elle continuait à ne pas me voir, mais j’avais le sentiment qu’il allait m’arriver des choses formidables, et pas seulement de faire l’amour avec elle. C’était comme cette angoisse avant que notre père meure, mais bien sûr une angoisse à l’envers, c’était agréable.

Oui, je regrette cette période. Une fois, en quittant le garage, à la nuit tombée, je suis parti vers le haut du col au lieu de rentrer à la maison. Le prétexte, c’était d’essayer le vélo en aluminium de Mickey, mais en vérité j’avais envie de passer devant chez Elle. Les fenêtres étaient ouvertes, les lampes allumées dans la pièce du bas, mais j’étais trop loin pour voir grand-chose, il y a une cour du côté de la route. J’ai laissé le vélo un peu plus haut et j’ai fait le tour en longeant le mur du cimetière. Par-derrière, leur maison donne presque directement sur une pâture qui appartient à Brochard, le cafetier, une simple haie de ronces les sépare. Quand je suis arrivé devant les fenêtres, c’est Elle que j’ai vue tout de suite, ça m’a fait un coup. Elle était assise à la table à manger, sous une grosse lampe au plafond qui avait attiré les papillons de nuit, elle lisait un magazine, appuyée sur les coudes, et tout en lisant, elle faisait et défaisait avec deux doigts une boucle dans ses cheveux. Je me rappelle qu’elle portait sa petite robe à col russe, la blanche à grosses fleurs bleues. Elle avait ce visage que j’ai connu plus tard, comme la robe, et qui est plus jeune, plus désarmé que son visage du dehors, simplement parce qu’elle n’est pas maquillée.

Je suis resté là, de l’autre côté de la haie, à quelques mètres d’elle, pendant plusieurs minutes. Je ne sais même pas comment j’arrivais à respirer. Et puis, son père a crié, à l’étage, il avait faim, et sa mère a répondu en allemand. J’ai compris que sa mère devait se trouver dans un coin de la pièce que je ne voyais pas. J’ai profité des cris du connard pour m’en aller sans faire de bruit. Quant à Elle, il pouvait bien crier toute la nuit, elle continuait de lire son magazine, elle faisait et défaisait avec deux doigts la même boucle de cheveux.

Évidemment, je ris de moi-même quand j’y pense, je me trouve stupide. Même quand j’étais gosse et que j’avais un béguin — pour Juliette, par exemple, qui a épousé mon patron, et que je raccompagnais en sortant de l’école —, il ne me serait pas venu à l’idée d’aller me bloquer la respiration derrière une haie pour regarder quelqu’un lire un magazine. Je n’ai jamais été un foudre de guerre pour séduire les filles, mais j’ai eu mes aventures. Je ne compte pas le service militaire — j’étais dans les marins-pompiers, à Marseille — parce qu’on ne se cassait pas la tête quand on avait un moment libre, on allait derrière le cours Belsunce et on choisissait la même à deux ou trois pour qu’elle nous fasse un prix. Mais avant et surtout après, je crois que j’ai connu autant de filles que tout le monde. Quelquefois c’était pour un mois, quelquefois pour une semaine. Ou alors l’occasion, à la fête dans un autre village. On le fait dans une vigne, on dit qu’on se reverra et on ne se revoit plus.

Une fois je suis resté plus d’un an avec la fille d’un maraîcher, Marthe, on devait presque se marier, mais elle a été nommée institutrice près de Grenoble, on s’est écrit de moins en moins. Elle était blonde et peut-être plus jolie qu’Elle — ce n’était pas le même genre — et très gentille. En tout cas, on s’est perdu de vue, elle s’est probablement mariée avec quelqu’un d’autre. Je vois son père, de temps en temps, mais il m’en veut, il ne me parle pas.

Même cette année, en mars et avril, juste avant Elle, j’étais avec Louise Loubet, la caissière du cinéma. On l’appelle Loulou-Lou, elle porte des lunettes mais elle a un corps superbe. Il n’y a que les hommes pour comprendre ça. Elle est grande et pas mal sans plus quand elle est habillée, et puis elle se déshabille et on ne sait plus où donner de la main. Malheureusement, elle a un mari pas commode — c’est le patron de Tessari — et il commençait à se douter de quelque chose, on a dû rompre. Elle veut mordicus rester caissière, malgré leur garage qui rapporte des fortunes, simplement pour éviter trois soirs par semaine qu’il la tripote en bavant partout. Elle a vingt-huit ans et toute sa tête. Elle l’a épousé pour ses sous — elle ne s’en cache pas — et elle dit qu’à force de ce-soir-je-peux-pas et de ce-soir-fais-moi-tout, il finira par prendre un coup de sang.

Après le film, c’est Loulou-Lou qui ferme les grilles du cinéma, le projectionniste dit que son syndicat le lui interdit et le directeur est couché depuis longtemps avec la caisse. Elle fermait donc les grilles, elle éteignait tout, sauf la rampe de la scène pour qu’on puisse au moins se retrouver, et moi, pendant ce temps, pour éviter que notre affaire soit dans les journaux le lendemain, je faisais le tour par-derrière et elle venait m’ouvrir. En général, quand elle venait m’ouvrir, elle s’était déjà à moitié déshabillée en route. On n’avait pas beaucoup de temps pour les serments d’amour. On le faisait dans la salle, parce que le bureau du directeur et la cabine de projection étaient fermés à clé. On s’allongeait dans l’allée centrale, où il y a un tapis, et la première fois, je ne sais pas si c’est à cause d’elle, qui était surprenante de partout, ou à cause de ces bataillons de fauteuils autour de nous et de ce plafond si haut, et nous si bêtes dans ce grand vide où on entendait le moindre craquement de bois, je n’ai rien pu faire.

Et puis, on a recommencé le mercredi soir — ils ont une séance et je venais lui tenir compagnie à la caisse, en rentrant de la caserne — et bien sûr le samedi. Le samedi soir, Mickey m’attendait avec son camion à la sortie de la ville. Il a une bonne amie lui aussi — une collègue de Verdier, à la poste —, ils se quittaient quand j’arrivais. Et quelquefois, je rentrais seul à vélo, en faisant à pied les derniers kilomètres qui sont trop raides, avec des lèvres en feu et le froid sur la route déserte, j’étais bien.

En fin de compte, son mari est venu attendre Loulou-Lou quand elle fermait les grilles, on a dû rompre. Le soir où je lui ai laissé mon casque à garder, elle a mis un mot dedans, coincé dans le cuir de protection, je l’ai trouvé le lendemain. Elle avait écrit : Tu n’auras que du mal. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire, je ne le lui ai pas demandé. Elle voulait dire la même chose que Mickey, quand on remplissait les seaux dans la cour. Elle avait deviné que j’avais honte de mon casque et pourquoi, elle faisait plus attention à moi que je croyais. Un après-midi, le mois dernier — il faudra que je le raconte dans l’ordre — on s’est retrouvé seuls, avec du temps devant nous, mais je n’ai pas pu faire davantage que la première fois. C’était trop tard.

Le samedi, la veille du bal à Blumay, j’ai téléphoné du garage pour qu’on envoie quelqu’un à ma place au cinéma. Pour le cinéma, ils sont tous volontaires. Je crois que je ne voulais pas y aller pour ne pas gâcher ma rencontre du lendemain avec Elle. Ou alors, je ne voulais pas la voir partir après le film dans la fourgonnette de Georges Massigne. Peut-être les deux, je ne sais pas. En tout cas, je l’ai regretté, j’étais à un doigt d’y aller quand même.

J’ai attendu le retour de Mickey et de Bou-Bou dans la cuisine, en nettoyant à l’essence des pièces de la Delahaye que j’avais ramenées dans un chiffon. J’ai bu presque une bouteille de vin. A un moment, Cognata, que je croyais endormie dans son fauteuil, m’a dit de ne pas tourner en rond comme je le faisais, je lui donnais le vertige. Notre mère, elle, était couchée depuis longtemps. J’en ai profité aussi pour nettoyer et graisser nos fusils de chasse, on les avait laissés dans un placard depuis la fermeture. Cet hiver, j’ai tué deux sangliers et Mickey un. Bou-Bou ne tire que sur les corbeaux, et encore il les manque.

Il était plus de minuit quand j’ai entendu le camion revenir et que ses phares ont balayé les fenêtres. Ils avaient vu un film de cow-boys avec Paul Newman, ils ont fait tous les deux le cirque avec les fusils qui étaient sur la table. Cognata riait, et puis elle avait peur parce qu’elle n’entend rien et que Bou-Bou fait le mort comme personne, une balle dans le ventre, les yeux à l’envers et tout le bazar. A la fin, j’ai dit à Bou-Bou d’aller mourir dans son lit et d’aider Cognata — il faut la soutenir pour monter à l’étage.

Quand j’ai été seul avec Mickey, je lui ai demandé si Celle-là était au cinéma. Il m’a dit oui. Je lui ai demandé si elle était partie avec Georges Massigne. Il m’a dit oui, mais qu’Eva Braun était avec eux. Il me regardait en attendant quelque chose d’autre, mais je n’avais plus rien à demander, ou alors beaucoup trop, il est allé ranger les fusils dans leur placard. Je lui ai servi un verre de vin. On a parlé d’Eddy Merckx et de notre père qui était un très bon chasseur. On a parlé aussi de Marcel Amont, le chanteur, qui passait à la télé le lendemain soir. C’est son préféré. Quand Marcel Amont passe à la télé, on ne peut plus rien avaler, à table, il faut écouter comme à l’église. Je lui ai dit que Marcel Amont est très bien. Il m’a dit c’est vrai, que ce qu’il fait, c’est perlé. C’est le grand mot dans la bouche de Mickey. Marius Trésor et Eddy Merckx ne font que des choses perlées. Marilyn Monrœ, c’était pareil. Je lui ai dit qu’il faudrait absolument être revenus du bal avant le début de l’émission. Il ne m’a pas répondu.

Il est drôle, Mickey. J’avais peut-être la voix hésitante — je continuais à remplir mon verre en même temps que le sien —, mais ça n’était pas seulement ça. Il a beau être con comme un balai sans poils, il ne faut pas le prendre pour un con trop longtemps, il sait ce qui vous tracasse. On est resté un moment sans parler. Ensuite, il m’a dit que je n’avais qu’à être derrière lui, le lendemain, qu’il se chargeait de tout. J’ai répondu que je n’avais pas besoin qu’il drague une fille pour moi, je le ferais aussi bien que lui. Il m’a dit une chose très juste. Il m’a dit : « Non. Parce que moi, Celle-là, je m’en fous. »

 

Le lendemain matin, ce fameux dimanche, on a pris la douche dans la cour, les trois frères clochards. Il faisait un soleil fantastique et on a plaisanté Bou-Bou qui ne veut jamais montrer son zizi et qui s’enroule en criant dans le rideau à fleurs que j’ai installé. L’eau de la source est froide tout l’été, le cœur s’arrête de battre quand elle vous tombe dessus, mais on la fait monter avec une pompe à main dans une citerne et elle coule pendant mille ans, une fois qu’on est habitué, c’est le confort moderne. Mickey est descendu en ville faire le tiercé — à vélo, pour son entraînement — et quand il est revenu, je m’étais habillé comme je ne le fais jamais, ils étaient tous un peu bizarres, à table, de me voir avec une cravate.

Verdier devait me retrouver directement à Blumay, avec la voiture Renault de la caserne. Nous quatre — la bonne amie de Mickey, Georgette, nous accompagnait — nous y sommes allés avec la DS de mon patron. Il me la prête quand je la lui demande mais chaque fois, au retour, il dit qu’elle marche moins bien. Le plus étonné de me voir en civil, c’était Verdier. J’avais mis mon costume beige, avec chemise saumon et une cravate en tricot rouge de Mickey. Je lui ai expliqué que j’étais avec mes frères, que je n’avais pas eu le temps de me mettre en tenue, mais que s’il y avait n’importe quoi, mes affaires étaient dans la voiture.

Il était trois heures et il y avait déjà un vacarme à crever les tympans autour du Bing-Bang installé sur la grand-place, et des gens agglutinés à l’entrée de l’immense baraque, juste pour jeter un coup d’œil, et puis ils ne bougent plus de l’après-midi. J’ai dit à Verdier de rester en faction près de la caisse et de faire éteindre leur cigarette à ceux qui arrivaient. Il n’a pas posé de questions. Il n’en pose jamais.

On me connaît, on ne voulait pas que je paie ma place, mais j’ai insisté pour avoir mon ticket en cocarde comme tout le monde. A l’intérieur, c’était l’enfer. Tout était rouge, les guitares électriques et la batterie et les hurlements de ceux qui étaient déjà fous vous hachaient la tête, mais on ne pouvait voir personne, on ne pouvait entendre personne, et comme le soleil avait chauffé à blanc les tôles qui servaient de toit, on étouffait sans pouvoir mourir. Bou-Bou est parti chercher à tâtons ses copains, puis Mickey m’a poussé vers Georgette pour que je danse avec elle et il est parti lui aussi, à travers les ombres qui gesticulaient autour de nous. Georgette s’est mise à rouler des hanches et à donner des coups de reins dans le vide, j’ai fait pareil. Le seul endroit bien éclairé, dans la salle, c’était une petite scène circulaire où se défoulait l’orchestre, cinq jeunes en pantalon à franges, au visage et au torse bariolés de toutes les couleurs. Bou-Bou m’a dit, plus tard, qu’on les appelle les Apaches et qu’ils sont très bons.

En tout cas, j’ai dansé sur place, avec Georgette, pendant une éternité où les morceaux s’enchaînaient les uns aux autres, j’étais en nage, je croyais vraiment que ça ne finirait jamais, quand tout à coup, les projecteurs se sont arrêtés, la lumière est redevenue presque normale, les Apaches exténués jouaient un slow du bout des doigts. J’ai vu des garçons et des filles qui allaient s’asseoir contre la cloison de la baraque, à même le plancher, les cheveux collés aux tempes, et puis j’ai vu que Mickey l’avait trouvée, Elle, et qu’elle était avec Georges Massigne, comme je l’avais craint, mais ça m’était presque égal, les choses sont comme ça.

Elle portait une robe blanche, très légère, elle aussi avait les cheveux collés aux tempes et sur le front, et de l’endroit où je me trouvais, à quinze ou vingt pas d’elle, je pouvais voir sa poitrine se soulever et ses lèvres ouvertes pour reprendre son souffle. Je sais que c’est idiot, mais elle me plaisait tellement que j’ai eu honte de moi, ou peur, je ne sais pas, j’ai failli partir. Mickey parlait avec Georges. Je savais, parce que je connais mon frère, qu’il était en train d’inventer n’importe quoi pour le faire sortir du bal et me laisser le champ libre, et à un moment, il a fait un geste vers moi, il lui a dit quelque chose, à Elle, et elle m’a regardé. Elle m’a regardé plusieurs secondes, sans bouger la tête, sans tourner les yeux, je ne me suis même pas aperçu que Mickey s’en allait avec Georges Massigne.

Et puis elle est allée rejoindre d’autres filles, dont deux ou trois habitent le village, et elles riaient, et j’avais l’impression qu’elles riaient de moi. Georgette m’a demandé si je voulais encore danser, j’ai dit non. J’ai enlevé mon veston et ma cravate, et j’ai cherché des yeux un endroit où les ranger. Georgette m’a dit qu’elle allait s’en occuper, et quand je me suis retourné, les mains libres, avec ma chemise que je sentais trempée et plaquée dans mon dos, Elle était là, devant moi, elle ne souriait pas, elle attendait, simplement, et — on sait tout d’avance, on le sait.

J’ai fait une danse avec elle, et puis une autre. Je ne me rappelle pas ce que c’était — je suis un bon danseur, je ne m’occupe jamais de ce qu’on joue — mais c’était tranquille parce que je la tenais contre moi. La paume de sa main était moite, elle l’essuyait souvent sur le bas de sa robe, et son corps, à travers la robe, était brûlant. Je lui ai demandé pourquoi elle riait avec ses copines. Elle a rejeté ses cheveux noirs en arrière, ils m’ont balayé la joue, mais elle n’a pas tourné autour de la question. La première phrase que j’ai entendue d’elle, c’était déjà un coup de marteau. Elle riait avec ses copines parce qu’elle n’avait pas tellement envie de danser avec moi et qu’elle avait lancé, sans le faire exprès, un truc à se plier en deux à propos de pompier. Textuel.

Je sais ce qu’on va me dire, on me l’a dit un million de fois et répété : qu’il faut se méfier des gens bêtes encore plus que des gens méchants, qu’elle était bête à faire fuir, que j’aurais dû fuir, qu’en une seule parole elle montrait exactement ce qu’elle était — et ce n’est pas vrai. C’est justement parce que ce n’est pas vrai qu’il faut tout le temps que je m’explique. Dans les bals, toutes les filles rient comme des juments pour des vulgarités interdites à la maison. Elles connaissent certainement moins de choses qu’elles en ont l’air, mais elles ont peur d’être ridicules si elles ne hennissent pas plus fort que les copines. Ensuite, c’est moi qui avais posé la question. J’ai demandé pourquoi elles riaient toutes et elle me l’a dit. Elle aurait pu mentir, mais elle ne mentait jamais quand sa vie n’en dépendait pas, c’était trop de travail. Si la réponse ne me plaisait pas, tant pis pour moi, je n’avais qu’à pas demander.

Et puis, pendant que je dansais avec elle, il y avait autre chose. C’est un détail et je l’ai déjà dit, mais c’est plus vrai et plus important que tout le reste. Sa main était moite. Je déteste serrer la main des gens qui transpirent, même pour dire bonjour en vitesse, je déteste. Mais pas la sienne. J’ai dit qu’elle l’essuyait sur sa robe. N’importe qui d’autre, en faisant ça, m’aurait dégoûté. Mais pas elle. Sa main humide était celle d’un bébé qui a chaud, elle me rapprochait de quelque chose que j’ai toujours aimé, je ne sais pas quoi, quelque chose qui est dans les bébés et les enfants, et qui vous fait penser à vous, à votre père et à son piano mécanique pourri, qui vous rappelle au milieu d’une danse que vous et vos frères, vous n’êtes pas allés sous les fenêtres du Crédit Municipal pour leur jouer Roses de Picardie — oui, je sais ce que je veux dire : quelque chose qui n’a rien à voir avec ce qui est bien ou ce qui est mal, mais qui peut aussi sûrement vous conduire où j’en suis que faire pleurer une bonne fois un Verdier à grosses larmes et l’empêcher d’être un pauvre type. Moi aussi, quand on me parlait d’elle, pour m’en séparer avant qu’il soit trop tard, j’ai toujours répondu : « Je vous emmerde. »

J’ai remarqué aussi, à sa première phrase, qu’elle parlait avec un accent qui n’est pas de chez nous. Il était loin d’être aussi fort que celui d’Eva Braun, mais on l’entendait, même à travers le tam-tam. Je lui ai demandé si elle parlait allemand avec sa mère. Elle m’a répondu ni français ni allemand, qu’elle n’avait rien à lui dire. A son père encore moins. Elle était plus petite que moi — je mesure 1m84 — mais assez grande pour une fille, et toute en longueur. Elle était très mince, sauf pour la poitrine, que je sentais contre la mienne et dont on découvrait le haut par l’échancrure de sa robe blanche. Pendant que nous dansions, ses longs cheveux lui cachaient le visage, elle les rejetait souvent en arrière. C’était les plus beaux cheveux qu’on ait jamais vus. Je lui ai demandé s’ils étaient noirs naturels. Elle m’a répondu tu parles, Charles, que ça lui coûtait soixante-quinze francs par mois pour avoir cette teinte et que ça lui donnait des croûtes sur la tête, un de ces jours elle allait attraper une maladie.

Les projecteurs se sont remis soudain à tourner, rouges et orange, aveuglants, et les Apaches sont repartis sur le sentier de la guerre. C’est au moment où on ne s’entendait plus que je lui ai demandé si elle voulait venir boire quelque chose. Elle a quand même compris, elle a juste soulevé son épaule gauche, elle m’a suivi. A l’entrée, j’ai dit à Verdier d’aller faire une danse ou deux, que je restais un moment dehors. Je ne l’ai pas dit d’une voix normale, il a bien compris que je jouais les adjudants parce que je parlais devant Elle. J’ai honte de ces choses. Il n’a rien répondu, il y est allé.

Nous avons traversé le rideau de gens qui encombraient les marches de la baraque. Sur la place, tandis qu’on se dirigeait sans un mot vers le café, j’ai pris sa main, elle me l’a laissée. Elle l’a d’abord retirée pour l’essuyer à sa robe mais elle l’a remise dans la mienne. Au comptoir, elle a pris un vittel-menthe et moi une bière. On était entouré de gens qui parlaient du tiercé — j’avais perdu et Cognata aussi — et elle regardait partout dans la salle en plissant les paupières. Je lui ai demandé si elle cherchait Georges Massigne et elle a répondu non, qu’elle n’était pas mariée avec lui.

Il faisait frais, dans le bar, après l’étuve dont nous sortions, et je sentais ma chemise coller à ma peau en plaques froides. Elle aussi transpirait. Je pouvais suivre une goutte de sueur qui glissait de sa tempe le long de sa joue, puis sur son cou, et là, d’un doigt, elle l’a effacée. Elle avait le nez court et, entre ses lèvres entrouvertes, des dents très blanches. Elle s’est aperçue que je ne faisais que la regarder, elle a ri. J’ai ri moi aussi. Elle m’a assené aussitôt un coup de marteau. Elle m’a dit que j’avais l’air d’un imbécile à la regarder comme ça, que j’avais quand même le droit de parler.

Il y a un hôtel sur la route de Puget-Théniers, une mine de cuivre qu’ils ont transformée. Ils ont une piscine et une salle à manger avec des nappes à carreaux rouges et les gens dînent à la lumière des bougies. Je ne sais pas bien expliquer, mais cet hôtel a beaucoup d’importance pour moi. J’y suis allé un jour pour ramener une voiture qui était tombée en panne, je me suis toujours dit que j’y reviendrais et que je mettrais l’argent sur la table, et que je serais avec une fille belle et bien habillée, comme les hommes que j’ai vus ce jour-là. Et avant d’avoir réfléchi, avant d’avoir récupéré après le coup de marteau, je lui ai dit, à Elle, que je voudrais l’emmener dîner un soir dans ce restaurant, et je lui aurais probablement, d’une seule traite, déballé tout le reste, si elle ne m’avait pas scié d’un autre coup, encore plus violent que le premier. Elle m’a coupé la parole pour me dire que ce n’était pas parce que je l’emmènerais dîner qu’elle coucherait avec moi, j’étais prévenu.

Je crois que j’ai ri, n’importe quoi. Il y avait tous ces gens autour de nous, et le bruit de la machine à sous et les Apaches qui se déchaînaient sur la place, je savais que c’était un après-midi idiot, une fille idiote, j’étais K.O. debout, quand presque aussitôt elle m’en a mis un autre, pour me finir. Elle a soufflé droit devant elle — elle ne soupirait pas, elle soufflait carrément, sans vous regarder — et elle m’a dit qu’on n’allait pas rester plantés là toute la journée comme des pots de fleurs, elle n’avait que le dimanche, elle, pour danser.

Nous sommes revenus vers le Bing-Bang. Je ne lui tenais plus la main. C’était plus fort que moi, déjà je lui faisais la tête. Quand quelque chose me blesse, je ne sais pas le cacher. Je l’ai laissée devant les marches en bois où les mêmes gens, depuis un million d’années, étaient agglutinés comme des abeilles, je lui ai dit bêtement que je ne rentrais pas, qu’il fallait que je m’en aille. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Je n’avais rien à faire, je coupais les ponts et je savais que j’allais le regretter tout de suite. Je voulais même lui faire croire que je devais retrouver une autre fille, quelque part, mais elle ne m’en a pas laissé le temps. Elle m’a dit : « Ah, bon », et c’est tout, elle m’a tendu la main. Elle est partie danser, en se penchant en avant pour se faufiler entre les gens assis sur les marches, tout le monde, par-derrière, pouvait se payer le jeton de sa vie, mais moi, je savais que je ne l’aurais jamais, jamais. Quand elle a disparu, je me suis rappelé que, de toute manière, il fallait que je retourne à l’intérieur pour reprendre mon veston.

Je suis donc revenu dans la baraque, j’ai retrouvé Georgette qui dansait avec deux copines — ou qui dansait toute seule, si l’on préfère — et qui n’entendait rien à ce que je lui disais au milieu du cataclysme. Je crois que je ne voulais plus la voir, Elle, que j’évitais de regarder du côté où elle devait se trouver, mais je l’ai vue quand même. Elle dansait en face d’un garçon qui se donnait du mal à suivre son rythme, elle avait les bras en l’air et les yeux fermés, tous les mouvements de son corps partaient du ventre, à grandes secousses — j’ai pris mon veston et je suis parti.

Je suis retourné au café boire une autre bière. J’ai senti pour la première fois une chose que les autres ont toujours eu du mal à comprendre. Je ne parle pas seulement de notre mère, ou de Mickey, ou de Bou-Bou, mais de tout le monde. Quelques minutes auparavant, quand je m’étais accoudé au même comptoir, des clients s’étaient tournés vers nous, simplement parce qu’elle m’accompagnait, tout était plus vivant, et moi aussi. C’est bête, je le sais. Je n’ai jamais éprouvé cet orgueil avec une autre fille — cette sorte d’orgueil — même si une fois, comme je l’ai dit, j’en ai connu une encore plus jolie. J’étais fier de ses cheveux lourds et de sa manière de marcher et de ses yeux qui s’ouvraient tout grands sans voir personne et de son air de poupée. Elle était comme une poupée que j’aurais vue quelque part, quand j’étais petit, et que je retrouvais, et qui aurait grandi en même temps que moi. Maintenant, j’étais un pauvre con devant un demi.

Je suis allé m’asseoir un moment dans la DS de mon patron, que j’avais rangée à l’ombre. Je ne savais pas quoi faire. Et puis, Mickey est venu, il m’avait vu traverser la place. Il avait des boules dans les mains, il faisait une partie avec des gens de Blumay. Il m’a dit qu’il était avec Georges Massigne et qu’ils menaient de trois points après avoir perdu la première. Il joue aux boules comme il conduit les camions. Il veut toujours tirer mais c’est les boules de son partenaire qu’il enlève. Il m’a dit que si je voulais rentrer, il se débrouillerait avec Georgette pour trouver une autre voiture. Je lui ai dit que je pouvais attendre. Il m’a dit qu’il y avait une fête foraine dans un autre village, et que sa partie finie, si je voulais, on pourrait aller y faire un carton. Je lui ai demandé qui il voulait tuer. Il tire à la carabine comme il joue aux boules. Une fois, il a appuyé sur la détente juste au moment où on lui donnait son arme, il a failli tuer la bonne femme qui tenait le stand.

En fin de compte, on a décidé qu’on rentrerait après sa partie de boules, pour voir Marcel Amont à la télé, et qu’on irait peut-être à la fête après le dîner. C’est ce qu’on a fait, lui, Georgette et moi — Bou-Bou est resté avec ses copains, ils reviennent tout un bataillon sur une moto — mais on n’est pas allé à la fête parce qu’on était lancé dans un rami avec Cognata. Elle se prend de bec avec tout le monde, elle met quatorze ans pour jeter une carte, ça n’en finit plus.

Vers minuit, avec Mickey, on a ramené Georgette chez elle et puis on est revenu pour laisser la DS devant le garage de mon patron. Il n’était pas couché, il est descendu me dire qu’il ne me la prêterait jamais plus. On a bu de la poire sur les marches de l’escalier, dehors, et ils ont fumé un cigare en racontant tous les deux un tas d’idioties, j’ai retrouvé le moral. Je me suis dit qu’il n’y a pas qu’une fille sur la terre, il y en a même tellement qu’il faudrait des millions de vies pour les avoir toutes. Je me suis dit que j’avais bien fait de quitter le bal. Au moins, c’était clair : je ne lui courais pas après.

 

Le lendemain soir, c’est Elle qui est venue au garage.

Quand elle est entrée avec son vélo à la main, juste après un orage qui avait inondé la rue, j’étais sous une voiture montée sur cric. Je ne voyais que ses jambes, mais j’ai su tout de suite que c’était elle. Ses jambes se sont approchées de la voiture jusqu’à la toucher, elle a levé la voix pour demander s’il n’y avait personne. J’étais allongé sur le dos, et quand j’ai déplacé le chariot que j’avais sous moi, j’ai vu que, contrairement à ce que tout le monde devait penser, elle portait une culotte. Blanche. Elle me regardait tranquillement d’en haut, elle m’a dit que son vélo était crevé, mais elle n’a pas bougé d’un centimètre. Je lui ai demandé de s’éloigner pour pouvoir sortir. Elle a pris plusieurs secondes pour le faire. J’essayais de mon mieux d’avoir la tête d’un dur de cinéma, de la regarder dans les yeux, pas autre chose. En fin de compte, elle a reculé d’un pas mais je me suis propulsé si fort qu’elle a très bien compris qu’elle m’intimidait.

Elle a trouvé le chariot formidable. Elle a dit qu’elle aimerait monter dessus, et elle l’a fait. Je n’ai même pas eu le temps de réagir. Je n’ai même pas eu le temps de rattraper son vélo, qu’elle a simplement laissé tomber par terre, là où il était. De toute manière, plus ce qu’elle voulait faire était idiot, moins on pouvait l’en empêcher. Allongée à plat ventre, un peu comme on nage, elle a roulé un moment d’un côté et de l’autre, en s’aidant des mains et en poussant des cris chaque fois qu’elle risquait de se casser la tête contre quelque chose. Le patron était parti faire des courses, mais Juliette était là-haut, dans sa cuisine, et elle n’a pas tardé à sortir pour voir ce qui se passait.

Juliette ne l’aimait pas — aucune femme, sauf Eva Braun, ne pouvait l’aimer —, elle l’a traitée de tous les noms, elle lui a dit d’aller montrer son cul ailleurs. J’ai compris que le patron, une fois, avait dû laisser échapper une phrase maladroite ou quelque chose. Juliette est folle de son mari, elle a toujours peur qu’on le lui prenne. Elle est repartie dans sa cuisine en me disant : « Casse-le en quatre, son vélo, mais qu’elle s’en aille ! » et elle a claqué la porte vitrée qui sépare le garage de l’appartement. Quand il y a une vitre qui manque, je sais qu’ils se sont disputés.

Cette fois, les vitres ont tenu bon. Quant à Elle, j’ai dit qu’elle ne répondait jamais si on lui criait après. Elle s’était remise debout, elle époussetait sa jupe salie avec des mains encore plus sales, elle me regardait comme les enfants se regardent à l’école, l’air de dire : « Elle est pas commode, la patronne. » J’ai démonté la roue avant de son vélo, j’ai examiné la chambre à air. Je n’ai pas eu besoin de la passer à l’eau, elle n’était pas crevée mais déchirée. Sur plus de trois centimètres. Je lui ai demandé comment c’était arrivé, mais elle a soulevé son épaule gauche, elle n’a pas répondu.

Je lui ai dit que je n’avais pas de chambre à air pour remplacer la sienne. J’en avais chez moi, des vieilles de Mickey qui étaient encore bonnes, mais quand je lui ai proposé d’aller voir notre mère et de s’en faire donner une, elle n’a pas voulu. « Pour me faire attraper, merci. » Elle m’a demandé à quelle heure je finissais mon travail. Je lui ai dit que j’avais encore un bon moment à passer sous la voiture. Elle m’a dit qu’elle attendrait dehors. J’étais torse nu, il avait fait très chaud jusqu’à l’orage, et elle m’a dit que j’étais drôlement costaud. Je me faisais moins de souci pour mes chances, depuis que j’avais vu la déchirure de son pneu, mais c’était le premier mot agréable qu’elle me disait, j’étais content. Je me trompais d’ailleurs. Elle n’aimait pas les costauds. Ceux qui lui plaisaient, c’était les garçons minces comme des soupirs, plus ils étaient minces, plus ils lui plaisaient.

J’ai fini mon travail, je me suis lavé au fond du garage, j’ai passé ma chemise et j’ai crié à Juliette que je m’en allais. Comme Juliette avait vu par la fenêtre qu’Elle m’attendait, elle m’a répondu d’aller me faire pendre.

Elle m’attendait près de son vélo, assise sur le talus, les deux mains posées bien à plat sur l’herbe, parfaitement immobile. Je n’ai jamais vu personne qui sache rester immobile comme Elle. C’était stupéfiant. On pouvait croire que son cerveau même était bloqué, qu’il n’y avait plus rien au fond de ses grands yeux ouverts. Une fois, à la maison, elle ne m’a pas entendu venir, je suis resté immobile moi aussi, pour l’observer. Elle était véritablement une poupée. Elle était une poupée qui ne sert pas, qu’on a laissée assise entre deux murs dans un coin de la chambre. Dix siècles. A la fin, c’est moi qui ai bougé, j’allais devenir fou.

Nous avons traversé le village côte à côte, moi tenant son vélo d’une main et sa roue avant de l’autre. Plus exactement, nous avons descendu la rue — il n’y en a qu’une — et au fur et à mesure que nous avancions, tout le monde était sur le pas de sa porte pour nous regarder passer. Je dis bien tout le monde. Même un nouveau-né dans son landau. Je ne sais pas s’ils étaient là à cause de cet instinct animal qui pousse les gens à rester dehors après un orage ou s’ils avaient peur de manquer le spectacle de Pin-Pon avec la fille d’Eva Braun. En tout cas, nous ne pouvions pas parler. Brochard, devant son café, m’a fait un signe de la main et j’ai vaguement répondu. Les autres se sont contentés de nous suivre des yeux, avec des visages figés, sans se parler non plus. Même quand j’essayais la Delahaye, je n’avais jamais eu cette haie d’honneur.

Notre maison est un peu en dehors du village, exactement à l’opposé de celle de ses parents. C’est une ferme avec des bâtiments en pierre et en bois, des toits affaissés mais increvables, et une grande cour. A part la vigne que j’ai achetée avec Mickey et un hectare de prairie que nous louons, l’été, à des campeurs, nous n’avons pas de terrain. Nous n’avons pas d’animaux non plus, sauf quelques poules et quelques lapins. Notre mère, qui tient la maison très propre, n’a même jamais voulu de chien. Notre père ne nous a laissé que les murs et son piano mécanique. On vit avec ce que je gagne et ce que Mickey ne dépense pas de son salaire pour remporter le sprint du peloton, trois heures après le vainqueur. Il ne se refuse rien. C’est, comme on dit, un coureur en soie. Il a tout le matériel du parfait champion et, s’il en trouvait en ville, il gonflerait ses boyaux à l’hélium comme Eddy Merckx. Quand on lui fait une réflexion, il prend l’air d’avoir avalé son chewing-gum, il vous fait honte d’être avare.

En tout cas, dès que nous sommes sortis du village et que nous avons pu parler, Elle m’a dit que je n’aurais pas dû la quitter comme ça, la veille. Elle avait bien vu que quelque chose me chiffonnait mais elle n’avait pas compris quoi. Elle m’avait regretté parce que j’étais bon danseur. Je lui ai dit — c’était en partie vrai — que j’avais des scrupules à rester avec elle, à cause de Georges Massigne. Elle m’a répondu dis donc, Gaston, qu’elle n’était la propriété de personne, surtout pas de Georges Massigne, et que, d’ailleurs, avec lui, c’était fini. Ensuite, elle marchait sur la route en hochant la tête, comme pour se répéter à elle-même ce qu’elle venait de dire.

Il devait y avoir quelque chose dans l’air, cet après-midi-là — le ciel était comme lavé, d’un bleu intense — parce que notre mère, elle aussi, quand nous sommes entrés dans la cour, se tenait sur le pas de sa porte pour nous voir arriver. Je lui ai dit, de loin, que j’avais un vélo à réparer, je me suis dirigé tout droit vers l’appentis où je range le matériel de Mickey. Elles, elles ne se sont rien dit, même pas bonjour. Celle-là parce qu’on ne lui a jamais appris, et notre mère parce qu’elle se renferme devant tout ce qui porte jupe — y compris Georgette. Je crois que même un Écossais dans notre cour lui glacerait le sang.

Pendant que je remplaçais la chambre à air, Elle est allée s’asseoir sur le bac en bois de la source, à quelques pas de moi. Elle laissait sa main jouer dans l’eau mais elle ne me quittait pas des yeux. Je lui ai demandé si elle avait déchiré son pneu exprès, pour me voir. Elle m’a dit oui, « avec un taille-rosiers ». Je lui ai demandé si elle était venue exprès contre la voiture parce qu’elle savait que j’étais dessous. Elle m’a dit oui. Elle se rendait compte, depuis plusieurs jours, que je regardais ses jambes quand elle passait devant le garage. Avant d’entrer, elle avait même pensé à enlever sa culotte, rien que pour voir ma tête, mais Juliette la suivait des yeux par la fenêtre, elle n’avait pas pu.

Elle n’a pas ri, ni baissé la voix ni rien, en disant cela, elle l’a prononcé exactement comme le reste, avec son petit accent boche. Ensuite, j’ai remonté sur sa roue la mauvaise chambre à air, celle qui était déchirée, il m’a fallu tout recommencer. J’avais le cœur qui pesait dix tonnes. Je lui ai dit qu’une fille ne devrait pas parler comme ça. Elle m’a répondu que toutes les filles sont pareilles, les autres sont des hypocrites, c’est tout. Je travaillais le dos tourné pour ne pas lui montrer que je m’étais trompé de caoutchouc. Je n’osais pas la regarder non plus. Elle m’a dit alors : « Pin-Pon, c’est pas un nom, comment vous vous appelez ? » Avant d’avoir réfléchi, je lui ai dit Robert.

Son vélo réparé, elle ne s’est pas pressée de se lever. Elle est d’abord restée assise comme elle était sur le bac de la source, un pied accroché au rebord et l’autre par terre pour que je voie bien ce qu’elle voulait me montrer, mais avec quelque chose dans les yeux qui était plus que de la déception, qui était triste, peut-être parce qu’elle sentait que son manège ne me faisait plus rien, qu’il m’écœurait même un peu. Je l’ai appris plus tard : quand elle sentait qu’elle perdait, à un jeu quelconque — elle jouait assez bien aux cartes —, elle avait le même air. Finalement, elle a rabaissé sa jambe pliée, puis sa jupe sur ses jambes, et ce n’est qu’après qu’elle s’est mise debout. Elle m’a demandé combien elle me devait. J’ai haussé les épaules. Elle m’a dit — et ce n’était plus sa voix habituelle, il m’a semblé qu’elle avait même perdu son accent : « Vous ne me raccompagnez pas ? » Je l’ai raccompagnée. Elle voulait traîner le vélo, cette fois, mais j’ai dit non, que ce n’était pas gênant, je l’ai gardé.

Nous n’avons pas beaucoup parlé, en route. Elle m’a dit qu’elle aimait bien Marilyn Monrœ et qu’elle avait gagné un concours de beauté, l’été d’avant, à Saint-Étienne-de-Tinée. Je lui ai dit que j’y étais avec mes frères, qu’elle était nettement la gagnante. Ensuite, tout le village se tenait à nouveau sur le pas de sa porte pour nous regarder passer, sauf le bébé dans son landau qui devait en avoir vu d’autres. Brochard m’a fait le même signe hésitant et j’ai répondu. J’avais l’impression que c’était le 1er avril et qu’on m’avait accroché un poisson dans le dos.

On s’est dit au revoir devant chez elle. Elle a repris sa bicyclette, elle m’a serré la main. Eva Braun était dehors, au fond de la cour, à redresser les fleurs que l’orage avait massacrées. Elle nous a regardés de loin, sans rien dire. Je lui ai crié bonsoir madame, mais je m’adressais à une statue. Je me suis écarté d’Elle, à reculons, quand tout à coup elle m’a demandé si je l’invitais toujours à dîner au restaurant. Je lui ai dit bien sûr, quand elle voudrait. Elle m’a dit : « Alors, ce soir, tout de suite ? » La première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est qu’il lui serait difficile de s’échapper. Elle m’a répondu : « Elle se débrouillera. » J’ai cru d’abord qu’elle parlait de sa mère, j’ai mis un instant à comprendre. Je ne savais pas encore qu’elle utilisait, quand ça lui chantait, la troisième personne pour parler d’elle-même ou de ceux à qui elle s’adressait. Avec elle, un simple « Passe-moi-le-sel » devenait un casse-tête.

Eva Braun nous observait, immobile de l’autre côté de la cour. Il était plus de sept heures. Il y avait encore de grandes taches de soleil en haut des montagnes, mais il faut une heure et demie, en allant le diable dans les virages, pour se rendre au restaurant où je voulais l’emmener. Je ne pouvais pas y aller en vêtements de travail et j’avais pensé à elle, dans la lumière des bougies, autrement qu’en jupe et en polo. Je ne parle même pas des taches de graisse qu’elle avait récoltées en faisant la folle dans le garage. Elle a compris cela sans que je lui dise. Il suffisait que je lui indique ce qu’elle devait mettre et elle en avait pour cinq minutes. J’allais faire le tour par-derrière — sa chambre donnait sur la pâture de Brochard — et elle me montrerait ses robes par la fenêtre. Voilà pourquoi je ne pouvais plus, à la fin, me passer d’elle. Elle donnait à la vie des coups d’accélérateur comme je n’en connaissais pas.

J’ai dit oui avec la tête. Elle m’a touché le bras, avec un brusque sourire et une détente dans le haut du corps qui était comme un petit saut, elle a laissé tomber son vélo où il était, elle est partie vers la maison en courant. Elle courait vite, parce qu’elle avait de longues jambes, mais elle courait comme une fille, avec ce balancement particulier du derrière et les pieds rejetés de côté. Je déteste qu’une fille coure comme ces bulldozers qu’on voit sur les stades, à la télé. Ça m’irrite, je ne sais pas pourquoi.

J’ai fait le tour de leur maison en longeant le mur du cimetière, comme un soir de la semaine précédente, mais je n’avais plus à me cacher. Il n’y avait rien ni personne dans la pâture, ils amènent les vaches plus tard dans l’été. Derrière la haie de ronces, à travers un bourdonnement d’abeilles, j’ai entendu Eva Braun qui parlait fort, en allemand, et Elle qui répondait. Je ne comprenais pas les mots mais je me doutais bien de ce qu’elles devaient se dire. Et puis, le silence.

Un moment après, Elle a ouvert sa fenêtre. Ils ont trois fenêtres, à l’étage, et c’était celle de droite. Elle m’a montré une robe rouge, une noire et une rose. Sur la robe noire, elle a plaqué une grosse fleur, pour me faire voir, puis une broche. Elle tendait chaque robe sur elle et, en me montrant la rouge, elle l’a lâchée d’une main pour relever la masse de ses cheveux noirs sur la tête. J’ai fait signe que non. Les deux autres me plaisaient bien, surtout la rose, qui était très courte, avec de fines bretelles. J’ai ouvert les mains comme un Napolitain pour dire que je ne savais pas laquelle choisir. Alors, elle a passé son polo par-dessus sa tête. Elle avait les seins nus et ils étaient comme je les avais devinés, fermes et gonflés, superbes pour sa minceur. Elle a enfilé d’abord la robe rose. Je n’en voyais que la moitié, à cause du rebord de la fenêtre. Puis, elle l’a enlevée, elle a voulu essayer la noire, mais il n’y avait pas à hésiter, j’ai agité désespérément l’index pour dire que c’était celle d’avant, la rose, que je préférais. Elle a compris, elle m’a fait un petit salut militaire. C’était un bon moment, l’un des meilleurs de ma vie. Quand j’y pense, j’aimerais tout recommencer.

 

Je suis allé au garage pendant qu’Elle se préparait. Le patron était là-haut, avec Juliette, et je suis entré si brusquement dans leur cuisine que j’ai coincé la porte vitrée avec celle du réfrigérateur qu’il venait d’ouvrir. On ne peut pas ouvrir deux portes en même temps chez eux, c’est trop petit. Le garage grignote peu à peu l’appartement, ils utilisent le moindre recoin pour ranger les stocks d’huile et les dossiers, bientôt ils coucheront à la belle étoile.

J’ai dit à mon patron — il s’appelle Henri, on l’appelle Henri IV parce qu’il vient du même pays — que j’avais besoin de la voiture. Il m’a dit de prendre la vieille 2 CV. C’était pour jouer le râleur devant Juliette. Elle avait dû le mettre au courant de ce qui s’était passé. Je lui ai demandé s’il avait besoin de la DS. Juliette, qui préparait le dîner, n’a pas manqué l’occasion d’ajouter du poivre. Pour faire mes saletés avec Celle-là, merci, je n’avais qu’à aller dans les bois, pas dans sa voiture. Heureusement, le patron sait la prendre. Il lui a dit que ce n’était pas une raison, parce que j’avais été son amoureux à l’école, pour qu’elle doive me poursuivre toute ma vie. Elle a haussé les épaules, mais elle est retournée à sa moulinette et à sa purée.

Comme il avait ouvert le réfrigérateur pour mettre un glaçon dans son pastis, il m’en a servi un à moi aussi. Je l’ai bu en vitesse. Il a dit que Juliette n’était pas contente parce qu’elle voulait garder les sièges de la DS pour leur propre plaisir, ce soir-là. Elle a dit : « Ah bien, toi, alors ! » et elle a piqué un fard de première classe, mais au fond, elle n’était pas fâchée qu’il parle d’elle comme ça. Il sait la prendre. Quand je leur ai dit au revoir, elle m’a recommandé de faire quand même attention. Je lui ai dit que je conduisais sagement. Elle m’a répondu évidemment qu’il ne s’agissait pas de ça.

J’ai sorti la DS du garage. Je me suis dit que je n’avais plus le temps d’aller me changer avant de revenir chercher mon invitée, qu’elle devait être prête, et je suis allé directement chez elle. Elle n’était pas sortie, mais j’ai continué jusqu’au cimetière pour faire demi-tour et quand je suis repassé devant la cour, elle venait à ma rencontre. Elle s’était coiffée, maquillée, elle portait des chaussures blanches à hauts talons, qui n’étaient, sur le dessus, que deux minces lanières — j’ai cru, de loin, qu’elle arrivait pieds nus —, elle avait couvert ses épaules d’un châle en tricot, blanc aussi, et sa robe était comme celles qu’on voit sur les magazines.

Eva Braun était sortie de la maison derrière elle et lui criait après, en allemand. Je pouvais entendre son père qui criait lui aussi, dans une chambre, mais sans distinguer les mots. Elle ne s’est pas retournée. Elle est venue jusqu’à moi et elle m’a demandé avec un sourire indécis, d’une voix très douce, si Elle était comme Robert voulait. Je ne savais plus qui était Robert. J’ai fait signe que oui, plusieurs fois. Quand elle s’est assise près de moi, en faisant attention à ne pas froisser sa robe, elle m’a dit de rouler à toute allure, qu’elle n’avait pas envie de jouer la reine d’Angleterre à travers le village.

Malheureusement, on ne peut pas aller vite pour descendre la rue et nous avons eu droit au troisième service. Les gens qui étaient dehors appelaient ceux qui étaient dedans. Brochard devait être fatigué de me dire bonsoir, il n’a pas levé la main, mais sa fille Martine, qui a dans les dix-sept ans, a agité la sienne en voyant sa copine dans la DS et elle arrondissait la bouche pour siffler. Georges Massigne était attablé devant le café avec d’autres clients. Il s’est contenté de nous suivre des yeux sans montrer ce qu’il pensait, mais j’étais mal à l’aise. Elle, non. Elle a tiré la langue à la fille de Brochard.

Je me suis rangé devant notre portail. En route, Elle m’avait dit qu’elle resterait dans la voiture pendant que je me changeais. J’ai fait aussi vite que je pouvais. Mickey et Bou-Bou étaient rentrés. Je leur ai dit que je dînais dehors, ils n’ont pas posé de questions. Notre mère non plus, mais c’était bien autre chose, elle n’a pas desserré les dents de tout le temps que j’étais là.

Je me suis rasé dans la cuisine. On n’a pas de salle de bains et le rasoir électrique de Mickey ne vaut rien. Cognata, dans son fauteuil, a fini par demander pourquoi je me faisais beau. Mickey le lui a expliqué avec des gestes et en criant comme un perdu. Il m’a suivi à l’étage pour me prêter son eau de Cologne et un tricot à manches courtes. Il a des tricots extraordinaires, un Italien qui travaille avec lui les ramène de Florence, quand on les touche, c’est du duvet. J’ai passé un pantalon noir, son tricot noir à bordures blanches, et Bou-Bou est monté à son tour pour me donner son ceinturon de cuir verni, noir également, qui va avec mes mocassins. Ils m’ont dit que j’étais terrible. J’ai expliqué à Mickey que s’il y avait quelque chose et qu’on m’appelle de la caserne, il pouvait me téléphoner au restaurant de Puget-Théniers, qu’il trouverait le numéro dans l’annuaire de mon patron. En partant, j’ai dit à notre mère que je rentrerais peut-être assez tard, qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète, mais elle a continué à mettre la table comme si je n’existais pas.

Quand j’ai repris le volant, Elle n’avait pas bougé, elle était assise bien droite sur le siège et le soleil avait quitté les montagnes. Elle a remarqué que je m’étais mis en frais. Tout ce qu’elle a trouvé à dire, c’est que j’avais l’air de Zorro, mais dans ses yeux et dans sa manière de s’écarter pour me laisser la place — j’avais toute la place du monde — j’ai vu que cette soirée, pour elle, était à marquer du même caillou que le mien.

En route, elle m’a raconté que c’était sa mère qui faisait toutes ses robes, qu’elle se contentait de les raccourcir quand elles étaient finies. Elle n’allait jamais nulle part sans du fil et une aiguille, parce que sa mère, chaque fois, lui défaisait son ourlet. Elle a ouvert un petit sac blanc et elle m’a montré le fil et l’aiguille. Elle m’a dit que, sauf raccourcir ses robes n’importe où, en allant au bal, elle ne savait rien faire de ses dix doigts, qu’elle n’était pas un bon parti pour un homme. Elle le disait avec une sorte de fierté. Ensuite, elle a parlé de son père, avant son attaque, mais je n’écoutais pas bien, je coupais les virages pour aller plus vite, je mettais toute mon attention à la route.

En allumant mes codes, sur la nationale d’Annot à Puget-Théniers, je me suis rendu compte qu’il y avait presque une heure que nous étions silencieux. Elle s’était rapprochée de moi, je sentais parfois son épaule contre la mienne. Dehors, c’était la clarté traître de la nuit qui s’installe. Je lui ai demandé si elle était bien. Elle a fait oui de la tête, rien de plus, mais d’une manière si sérieuse, si appliquée que j’ai pensé que les virages lui avaient donné mal au cœur. Je le lui ai dit. Elle m’a répondu que je comprenais les filles, moi. C’était exactement le contraire. Elle aurait voulu passer toute sa vie à rouler en voiture. Elle n’en ferait jamais assez voir à son abruti de père qui n’avait même pas été capable de s’en payer une.

Je lui ai dit que j’avais une Delahaye. Elle ne savait pas ce que c’était, sauf, comme tout le village, que ça ne marchait pas. Je lui ai parié que je finirais par la faire marcher. Ce n’était qu’un problème de pièces qu’on ne fabriquait plus. Je lui ai parié qu’un jour, je l’emmènerais en voyage. Elle m’a demandé où. Je l’ai laissée choisir. Il n’y avait qu’un endroit où elle voulait aller. C’est sur cette phrase qu’une chose incroyable est arrivée.

Je me suis soudain rendu compte qu’elle était complètement tournée vers moi, avec un visage animé, plus vieux de dix ans, ou bien c’était la pénombre qui me le faisait croire. Elle m’a dit d’une voix nerveuse — et cette fois-ci, sans trace d’accent, j’en étais sûr — que si je faisais marcher ma saleté de voiture, je l’emmènerais à Paris, à Paris, et que je pourrais la tringler tant que je voudrais, parce que c’est ça que je voulais, non ? C’est le mot qu’elle a employé. Elle tendait vers moi une main de défi, bien ouverte, elle me donnait de petits coups secs dans la poitrine pour que je parie : « Eh bien, dis-le, Ducon, que tu veux me tringler ! » J’ai compris que si je ne la calmais pas, elle allait m’attraper par un bras ou quelque chose et que nous allions avoir un accident, j’ai stoppé sur le bord de la route.

Depuis, j’ai retourné cent fois ce que nous avions dit, dans tous les sens, je n’ai jamais compris ce qui l’avait mise dans cet état, mais quelque chose, si c’était possible, m’a stupéfié encore plus. Quand je me suis arrêté sur le bord de la route, elle s’est écartée de moi d’un brusque sursaut et elle a levé les bras devant son visage pour parer les coups.

Je ne pouvais pas parler. Je n’aurais d’ailleurs pas su quoi dire. Nous sommes restés plusieurs secondes comme ça. Tout d’abord, elle ne me regardait pas, elle attendait, tête baissée. Et puis, elle me fixait avec des yeux attentifs, à l’abri de ses coudes. Je les voyais très bien, ses yeux. Il n’y avait ni regret ni peur dedans, c’étaient les yeux de quelqu’un qui surveille les mouvements de son adversaire, qui connaît tous les trucs. En fin de compte, je me suis détourné vers le pare-brise, j’ai posé mes mains sur le volant, elle a baissé lentement les bras. Elle a arrangé sa robe sur ses jambes. Elle a écarté une mèche de ses cheveux. Pas un mot. Je lui ai demandé ce que j’avais bien pu dire pour que les choses tournent de cette façon. Elle ne m’a pas répondu. Je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas d’accent quand elle s’énervait. Elle m’a dit qu’elle le prenait exprès pour se donner un genre. Comme ça.

Je m’étais un peu calmé, moi aussi, j’ai ri. Elle m’a dit de ne pas rire. Elle m’a dit que si je le répétais à quelqu’un, elle raconterait partout que je couchais avec la femme de M. Loubet, Loulou-Lou. Je lui ai demandé ce qui lui faisait croire ça. Elle m’a répondu que tout le monde le savait, je prenais l’air d’un agent secret quand je faisais le tour du cinéma. Je lui ai dit que si tout le monde le savait, elle pouvait le raconter partout, ça n’avait plus d’importance. J’ai senti à nouveau, sans même la regarder, ce découragement qui, plus tard, tombait sur elle quand elle commençait à perdre aux cartes. Elle m’a demandé, un ton plus bas, de lui jurer que je ne répéterais rien. Je le lui ai juré. Je lui ai dit que le restaurant n’était plus très loin mais que je pouvais la ramener au village, si elle préférait. Elle m’a saisi le bras, elle a jeté sa tête et la masse de ses cheveux noirs sur mon épaule, en disant : « Ça va pas, non ? » J’ai remis la voiture en marche. Elle est restée appuyée contre moi.

 

A l’Auberge des Deux Ponts — c’est ainsi que l’endroit s’appelle, il y a une rivière qui coule en contrebas — certaines choses se sont passées comme je l’imaginais et les autres, malgré ce qu’on pourra dire, encore mieux.

Il y avait beaucoup de monde, pour un lundi soir, surtout des pensionnaires, mais on nous a indiqué une bonne table, près d’une fenêtre qui donnait sur la piscine éclairée. En entrant, Elle s’est débarrassée de son écharpe. Elle avait les épaules et les jambes déjà bronzées, elle marchait en me tenant la main comme si elle était à moi, sans regarder personne, l’air d’être ailleurs et en même temps partout chez elle, les yeux des hommes la suivaient comme pour lui enlever le bout de tissu rose qui l’empêchait d’être nue, et les yeux des femmes, par contrecoup, se portaient sur moi. Je sais que c’est bête, je l’ai déjà dit, mais on ne comprendra rien si je cache ce genre d’orgueil que j’avais de nous, quand on était ensemble.

On s’est installé en face l’un de l’autre. A l’abri de la grande feuille du menu — on regardait la même — elle m’a dit que c’était la première fois qu’elle venait dans un endroit pareil, avec toutes ces bougies et les couverts en argent et les larbins du pape. Ses parents l’avaient emmenée au restaurant, à Grenoble, quand elle était petite, « pour montrer ses yeux à un docteur », mais c’était de la toile cirée et du papier tue-mouches, minable, minable, sauf un gros chien qui s’appelait Lucifer et qui mangeait les morceaux de viande qu’elle lui donnait sous la table, et pour finir, son père avait fait toute une histoire pour quatre sous dans l’addition.

Elle a répété, je ne sais pourquoi, qu’elle était petite et que le gros chien s’appelait Lucifer, « comme le diable », et qu’il avait mangé sa viande. Ensuite, elle a ri, elle m’a dit que j’avais un ticket avec une blonde pas mal au milieu de la salle, mais que je ne me retourne surtout pas, que je la laisse crever de rage avec son vieux type. Ses yeux ne suivaient pas le sourire de sa bouche, il y avait comme une ombre dedans, et j’ai remarqué qu’elle traçait sans arrêt des traits sur la nappe avec le bout de sa fourchette. Enfin, elle m’a dit de ne pas me fâcher si elle me demandait quelque chose. J’ai fait non de la tête. Elle m’a demandé de lui montrer l’argent que j’avais sur moi.

Je l’ai sorti de ma poche. Je n’ai jamais de portefeuille. Avant de quitter la maison, j’avais pris quelques billets, je les avais roulés en une petite liasse. Je les lui ai donnés. Sous son maquillage, elle était pâle comme une morte. Elle ne les a pas comptés. Elle les a simplement gardés entre ses doigts. Dans la voiture, je n’avais pas trouvé d’explication à son attitude, mais là, même si c’était stupide, je croyais comprendre. Elle venait de se rappeler son père qui avait renâclé sur une addition, elle avait sans doute eu honte ce jour-là — je sais ce que ça fait, moi aussi — et pendant qu’elle continuait à me parler, une sorte de méfiance lui était venue. Elle avait peur qu’il y ait des histoires en sortant.

Quand elle m’a rendu l’argent — elle m’a ouvert une main et l’a placé dedans avec douceur, sans me regarder en face — je lui ai demandé le mieux que je pouvais si c’était bien ce qu’elle avait ressenti. Avant qu’elle réponde, j’ai vu dans ses yeux que je me trompais. Ses couleurs lui revenaient, il y a eu un éclair d’amusement, ou de ruse, dans son regard. Elle m’a répondu non, que simplement elle ne comprenait pas pourquoi j’étais gentil avec elle, les autres garçons ne se donnaient pas tant de mal pour lui en faire voir.

Le maître d’hôtel s’est approché de nous — elle disait « le chef d’orchestre » —, j’ai ravalé mes questions, nous avons repris une figure normale. Elle voulait un melon sans porto, une glace et des fraises, moi je ne me rappelle plus. Le chef d’orchestre lui a montré une grande table, au fond de la salle, où il y avait un million et demi de hors-d’œuvre différents, et il lui a dit que Mademoiselle regretterait de ne pas y goûter. Elle a fait oui de la tête. Il m’a demandé ce que j’avais choisi comme vin. J’ai regardé Mademoiselle, mais elle m’a répondu par une mimique d’arriérée. Elle n’en buvait pas. Je crois que, sauf ce soir-là, je ne l’ai jamais vue boire une goutte d’alcool. Elle disait qu’elle se mettait à pleurer comme une Madeleine, qu’on ne pouvait plus l’arrêter. J’ai répondu au bonhomme : « Du Champagne. » Le salaud a doublé la mise : « Lequel ? » C’est elle qui m’a tiré d’embarras. Elle s’est levée pour aller vers la table aux hors-d’œuvre, en disant avec son accent boche : « Ça fait des années qu’on vient ici et on prend toujours le même. » Il a hoché la tête, l’air de gamberger à cent à l’heure, et j’en ai profité pour la suivre.

En fin de compte, il nous a donné une bouteille dans la moyenne des prix, Elle a vérifié. Elle vérifiait toujours d’un coup d’œil les additions, avec une précision incroyable — « c’est la seule qualité que notre mère lui reconnaissait, elle était plus rapide que la machine enregistreuse du supermarché — et elle faisait remarquer sans honte une erreur de cinq centimes, ce qui était bien la preuve qu’un peu plus tôt, je m’étais trompé. Elle ne savait pas qui était Louis XVI ni même Mussolini — Hitler oui, à cause du surnom de sa mère —, elle n’avait jamais pu apprendre quelle ville, en dehors de Paris, était la capitale de quoi, elle ne pouvait pas écrire un seul mot sans s’arranger pour faire quatre fautes d’orthographe, mais pour les chiffres, c’était Einstein, on n’a jamais vu quelqu’un comme ça. Bou-Bou devenait fou, il lui disait : « 1494 + 2767 » et elle répondait, avant qu’il ait fini, ce que ça faisait. Il fallait qu’il prenne un papier, un crayon, et c’était toujours juste, il devenait fou. Un dimanche, il a mis une minute, montre en main devant nous tous, pour lui expliquer les racines carrées, et aussitôt elle était plus forte que lui. Peut-être que la bouteille de Champagne n’était aussi que dans la moyenne, pour la qualité, je n’y connais rien. Quand le chef d’orchestre nous l’a apportée, avec un serveur en veste rouge, le seau en argent et tout le bazar, Elle a vu qu’il y avait des dorures sur l’étiquette et elle a dit que ça irait.

Je lui ai demandé ce qui s’était passé pour qu’elle veuille voir mon argent. Elle m’a répondu qu’elle ne savait pas. Elle m’a répondu que si je voulais coucher avec elle, je n’avais pas besoin de faire tout ce cinéma, elle était prête à décoller tout de suite, au milieu des assiettes, devant tout le monde. Quand elle était arrivée au village, cinq ou six mois auparavant, elle s’était dit que ce serait moi et pas un autre. Elle m’avait vu dès le premier jour. J’avais une salopette vraiment salope, un tee-shirt blanc taché de graisse et une casquette rouge sur la tête. Voilà.

Ce pouvait être vrai pour la casquette, j’en ai longtemps porté une de Mickey. Il l’avait quand il a gagné sa première course à Draguignan, un critérium sur soixante kilomètres. J’ai revu la longue enfilade d’un boulevard, à Draguignan, et le peloton multicolore d’une vingtaine de coureurs qui sprintaient pendant mille ans, dans des vapeurs de bitume, au loin sous les banderoles, et Mickey que je reconnaissais soudain à sa casquette rouge et qui déboulait en grimaçant cinquante mètres avant la ligne, couché sur son vélo, et j’ai crié comme un cinglé, je ne pouvais même plus regarder, j’avais comme froid dans le soleil, et puis les haut-parleurs ont donné le nom du gagnant, et c’était lui, c’était mon con de frère.

Elle a parlé du piano mécanique dans la cour. Je ne comprenais plus rien à ce qu’elle racontait. Elle avait un visage très doux et très attentif, mais je voyais à nouveau des ombres dans son regard, j’ai pensé à un vol d’oiseaux perdus comme on en voit en automne, entre les montagnes. Je crois que j’avais peur, tout simplement, peur qu’elle entre encore en transes, peur de la croire. Je lui ai dit qu’elle mentait. Elle m’a dit pauvre andouille. On buvait du Champagne — elle, très peu, elle reversait la moitié de son verre dans le mien — et on ne mangeait pas. Quand un serveur est venu pour reprendre nos assiettes pleines, elle lui a dit sans le regarder : « Toi, casse-toi, on parle. » Il s’est éloigné, en se demandant s’il avait bien entendu, mais nous sommes restés silencieux. Elle a seulement pris ma main sur la table, elle secouait la tête pour nier qu’elle était une menteuse.

Plus tard, j’ai parlé de la piscine. On venait d’éteindre les lampes qui l’éclairaient. Tout le monde, ou presque, était parti. Il ne faut pas croire que j’étais mal. J’étais comme je ne m’étais jamais senti. Elle m’a dit qu’elle ne savait pas nager et qu’elle avait horreur de l’eau. Elle mangeait ses fraises, elle voulait m’en donner une dans sa cuillère. J’ai écarté sa main. Je lui ai dit qu’on m’avait raconté avec qui elle couchait. Je n’ai pas nommé Tessari, j’ai dit on. Elle m’a répondu : « On est un con. » Le vacancier, c’était vrai mais personne ne l’avait vue faire. Le pharmacien, c’était faux, et le Portugais en haut du col encore plus faux. Celui qu’elle aimait le mieux, c’était le Portugais, parce qu’il était mince et « drôlement beau ». Il l’avait même demandée en mariage, mais il ne s’était jamais rien passé, sauf qu’une fois, pour faire l’intéressant devant ses copains, il l’avait coincée contre un arbre et embrassée sur la bouche.

J’ai levé le bras pour demander l’addition. Elle m’a dit : « Mais qu’est-ce que ça fait, puisque je ne te connaissais pas ? » Alors, je l’ai regardée. Il faut bien que je dise la vérité sur moi aussi pour qu’on comprenne. Je ne voyais plus qu’une fille avec de faux cils et des cheveux peints, dans une robe froissée, une pute comme les autres, je n’en avais même plus envie. Et elle a compris ça aussi. Sans doute, c’était le quart de Champagne qu’elle avait bu, mais elle a fait ce qu’il fallait, elle a brusquement laissé tomber sa tête sur la table et elle s’est mise à pleurer. Oui, on est un con. C’était ma poupée de merde, c’était ma poupée.

Quand nous sommes sortis du restaurant et qu’on lui a rendu son écharpe, je supportais de mon mieux la retraite de Russie, j’avais l’impression d’être dans un film, Marlon Brando sous la neige, il n’y avait plus de clients ni personne mais des cosaques en veste rouge qui nous disaient bonsoir, et encore une fois elle n’avait pas menti : elle avait beau utiliser toute son astuce pour le cacher, quand elle était partie dans les larmes, on ne pouvait plus l’arrêter. Si quelqu’un avait eu un sourire, je crois que j’aurais tout cassé — c’était cassé, de toute manière, et superbe — mais ils se tenaient tous bien droits devant la porte, ils avaient le regard loin au-dessus des steppes glacées, ils nous demandaient de revenir.

Dans le parking, la DS blanche de mon patron était seule sous la lune. J’ai ouvert la portière d’Elle, je l’ai installée sur le siège, j’ai fait le tour pour me mettre au volant, et puis elle est venue contre moi, elle m’embrassait avec des lèvres mouillées, elle disait qu’elle m’avait prévenu, elle était paf, mais qu’il ne fallait pas que je la quitte. Elle disait : « Il ne faut pas que tu fasses la croix. »

En route, elle a pleuré encore un long moment, sans bruit. Elle essuyait ses joues avec un petit mouchoir roulé en boule, je ne voyais que son profil au nez court et, quand une voiture nous croisait, des éclats dans ses cheveux noirs. Ensuite, je crois qu’elle a dormi, ou fait semblant. J’allais de virage en virage en pensant à une chose qu’elle m’avait dite : que dès le premier jour où elle était arrivée au village, elle m’avait vu avec la casquette rouge de Mickey sur la tête.

Il me semblait que j’avais abandonné cette casquette bien avant leur installation chez nous, cet hiver, mais je n’étais pas sûr. J’ai essayé de retrouver le souvenir de leur déménagement. C’est un événement qu’on remarque dans un village comme le nôtre, une nouvelle famille qui débarque. J’ai revu seulement l’ambulance qui amenait son père et qui patinait dans la neige pour faire demi-tour devant chez eux, mais j’ai compris ce qui me gênait. Un tee-shirt et une salopette, ce n’est pas ce que je porte, en décembre, sauf si je voulais qu’on m’enterre et qu’on n’en parle plus. Elle se trompait ou elle n’avait pas voulu dire exactement le premier jour, ni même les premières semaines. Elle avait voulu dire ce printemps, mais ce printemps, j’en étais sûr, je ne portais plus la casquette pourrie de Mickey. En fin de compte, ça n’avait pas d’importance, sauf qu’elle avait dit quelque chose pour me faire plaisir et que ce n’était pas tout à fait vrai.

Il n’y avait personne, en ville, et j’ai traversé les rues tous phares allumés. Quand nous avons passé le pont et pris la route du col, elle a parlé à nouveau, tout à coup, d’une voix qui sortait de la nuit. Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle m’a dit que la première fois qu’elle m’avait vu, c’était dans la cour de ma maison et qu’il y avait un piano mécanique sous un gros tilleul, avec un M peint dessus et presque effacé. Elle m’a dit : « Tu vois que je ne mens pas. » Je lui ai expliqué que ce ne pouvait pas être le jour de son installation au village, ni après. Elle n’a pas bien compris, elle est restée muette plusieurs secondes, je pouvais presque entendre un tic-tac dans sa tête. Et puis, brusquement, elle m’a dit qu’elle m’avait raconté tout ça au restaurant, que je n’avais pas écouté : ce n’était pas au moment de leur déménagement qu’elle m’avait vu, c’était l’été dernier, quand elle était venue pour la première fois au village. Il fallait qu’ils quittent Arrame et ils cherchaient un endroit où habiter. Le piano était dans ma cour sous un gros tilleul — je l’ai abattu depuis, elle ne pouvait pas inventer ça — et elle m’a dit : « Je ne pourrais pas inventer ça ! »

J’ai répondu non, c’est vrai, mais qu’alors je ne comprenais pas pourquoi, la veille, au bal, « elle n’avait pas tellement envie de danser avec moi ». Si elle me tenait en joue depuis presque un an, elle aurait dû sauter sur l’occasion. Elle m’a répété, comme à l’aller, que je comprenais les filles, moi — un caïd. Elle crevait d’envie de danser avec moi et de tout le cirque, mais il fallait bien qu’elle ait l’air de quelque chose vis-à-vis des copines, non ? Nous n’avons plus parlé jusqu’au village. Elle se tenait à nouveau très droite, sur le siège, je la sentais très loin et, en même temps, je savais qu’elle remuait un tas de choses dans sa tête qu’elle aurait voulu me dire.

Quand nous sommes arrivés devant chez moi et qu’elle a compris que j’allais continuer jusqu’à sa maison, elle m’a saisi un bras et elle m’a demandé de m’arrêter. Je l’ai fait. Tout était plongé dans la nuit, dehors, et nous, il n’y avait que le tableau de bord qui nous éclairait. Elle m’a dit qu’elle voulait rester avec Celui-là. Je lui ai rappelé qu’elle m’avait averti, la veille, que ce n’était pas parce que je l’invitais à dîner qu’elle coucherait avec moi. Elle m’a répondu qu’on n’était plus le même jour. J’ai regardé la montre, sous le volant, et c’était vrai, il était une heure du matin.

J’ai allumé l’intérieur de la voiture pour voir son visage. Elle a eu un recul, parce qu’elle ne s’y attendait pas. C’était un visage défait mais merveilleux, un visage d’après la pluie. Le rimmel, le rouge à lèvres, tout était parti. Il ne restait que la douceur, et un peu de chagrin ou de crainte ou de Dieu sait quoi au bord des lèvres, mais la douceur était terrible, elle était comme un entêtement de gosse au fond du regard. Je pense, aujourd’hui, qu’à ce moment elle voulait tout arrêter, qu’il aurait suffi d’un mot pour qu’elle pleure encore et qu’elle me demande de la raccompagner chez elle et que rien n’arrive, mais j’ai fait un geste, juste pour éteindre, parce que je ne pouvais pas supporter qu’elle me regarde comme ça, et j’ai éteint, et j’ai dit la connerie de ma vie.

J’ai dit d’accord.