Moi, je danse avec Pin-Pon parce que Mickey me l’a demandé. Ce n’est pas que j’aime Mickey plus que ça, non. Je ne le déteste pas non plus. Je sais ce que je dois, c’est tout. Ça vaut pour tout le monde. Une fois, Mickey voit ma mère sur la route et il stoppe son camion jaune. C’est en février, cette année. C’est elle qui raconte. Il dit : « Où vous allez par ce temps de merde ? » Elle dit : « En ville », et qu’elle va porter toutes ses paperasses à la Sécurité Sociale et toucher ses quatre sous. Dans la neige, tout ça. Si on voit un truc pareil dans un film, on peut vendre des Kleenex à l’entracte. Il dit : « Bon, laissez-moi faire demi-tour et je vous emmène. » Elle dit : « Oh ! non, c’est trop de tracas. » Ma mère, tu lui craches à la figure, elle va encore trouver que c’est trop de tracas. Mais entendons-nous. Lui, Mickey, il rentrait chez lui, il monte. Et elle, la pauvre andouille, elle descend, même si elle doit se casser les jambes sur la patinoire. Ou le col du fémur, je sais pas. Et Mickey dit : « Vous parlez, qu’est-ce que ça fait, un détour de plus ou de moins ? » Et le voilà qui tourne son camion dans tous les sens, et qui glisse, et qui dérape, et qui reste comme la lune en travers de la route.
Deux heures. Ils ont passé deux heures à ramasser des branches et un tas de saletés pour faire repartir le camion. Mickey, il se bilait mais pas pour lui. Il disait, c’est elle qui raconte : « Merde, quand on arrivera, ils seront fermés, à la Sécurité Sociale. » A un moment, il en avait tellement marre qu’il a donné un coup de tête dans une portière. De rage. Probablement que ma mère a dit : « Vous voyez, c’est trop de tracas. » Bref, il l’a embarquée en ville. Et il a encore attendu le restant de sa vie, devant la mairie, qu’elle ressorte en comptant les sous de sa pension, et il l’a rembarquée au village. Moi, je sais toujours ce que je dois à quelqu’un. En bien ou en mal. Après, je suis quitte.
A Blumay, Mickey me demande de danser avec son frère. Il veut faire une partie de boules avec Georges Massigne. Bon. Je danse avec son frère. C’est un grand type encore plus fort que Mickey, il transpire de partout, il me dit qu’il a soif. Bon. On va boire au comptoir du café, sur la place, on reste une éternité pour que je comprenne bien ce qu’il a envie de me faire et quand je lui dis de ne pas se fatiguer, que j’ai déjà compris, il se vexe. Bon. On retraverse la place, sans se parler, il a une figure en lame de couteau, il me laisse devant le Bing-Bang et il me dit qu’il doit partir. Bon. Ensuite, je danse une heure ou deux, et voilà brusquement Bou-Bou, le plus jeune, qui m’attrape par un bras et qui me lance avec des yeux mauvais : « Qu’est-ce que tu lui as fait, à mon frère ? » Alors, merde. Je lui dis sans faute d’orthographe où ils peuvent aller, lui, son frère, et toute sa famille. Le temps de remonter deux générations, il est sur ses grands chevaux, il crie comme un fou.
Je vais dehors, sur les marches, avec tous les gens qui nous regardent, et il y a Martine Brochard avec moi et Gigi, Arlette et Moune, et les copains de Bou-Bou, et Georges Massigne, et les copains de Georges Massigne, et les couilles de mon oncle. Quelle histoire. Je lui dis à lui, Bou-Bou, que je n’ai rien fait à son frère, rien. Il me crie : « Alors, pourquoi il est parti avec cette tête ? » Quand on crie, tout ce que j’ai appris à faire c’est de penser à autre chose pour me retenir. Je ne sais pas de quoi. De frapper ou de me rouler par terre ou de pleurer. Je déteste les gens qui sont contre moi. Je me dis : « Attendez, mes salauds, attendez un peu que je sois plus forte, et que ce soit juste l’endroit, et juste le moment, vous verrez qui c’est, Celle-là. »
Je suis assise sur les marches, la tête dans mes mains, et Georges Massigne dit : « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Et Martine dit : « Elle n’a rien fait, vous l’entendez pas ? » Un copain de Bou-Bou dit : « Elle a insulté sa famille, ça je l’ai entendu. » Enfin, tout le monde dit quelque chose. Moi, je regarde l’autre bout de la place, les platanes, la fontaine, je m’en fous. Alors, Georges Massigne veut prendre Bou-Bou par l’épaule, juste pour le calmer, rien de plus, mais Bou-Bou se dégage comme si l’autre avait la peste et il lui dit, tout rouge : « Toi, me touche pas. Tu le ferais si mes frères étaient là ? Ils te péteraient la gueule, mes frères. » Georges balance la tête avec un air de fatigue et il s’assoit près de moi et il dit : « Bon sang, on s’amusait bien, qu’est-ce qui s’est passé ? Moi, je comprends rien à vos histoires. »
Je regarde Bou-Bou, qui est long et droit, et beau d’ailleurs comme c’est pas permis, et il me regarde lui aussi à travers des larmes de colère. Il me regarde comme s’il me détestait, avec des yeux noirs incroyables, et tout d’un coup, moi je comprends. Je ne sais pas comment, ni d’où ça vient, de la tête ou d’ailleurs, mais je suis sûre que je comprends. Tout ce cirque qu’il me fait parce que son Pin-Pon de frère est parti avec une figure d’enterrement, cette manière méchante qu’il a de me regarder, c’est pour cacher autre chose ou pour me dire autre chose, je ne sais pas. Et puis, au revoir. Je ne comprends plus, c’est venu, c’est parti.
Bou-Bou, lui, il se retourne d’un bloc et il s’en va tout seul, les mains dans les poches, à travers la place. Georges Massigne dit : « Il a sûrement bu. C’est ça. Est-ce que quelqu’un l’a vu boire ? » Moi, je me lève et je dis : « Je vais lui parler, je vais arranger ça. » Fin de l’épisode. Je les entends derrière mon dos qui retournent danser, sauf peut-être Georges Massigne qui reste assis sur les marches de la baraque ou peut-être même pas, à cause des gens qui le regardent et il a honte. Moi, je m’en fous, des gens.
Je fais juste attention à marcher sur les cailloux sans me tordre les chevilles.
Je retrouve Bou-Bou immobile contre un platane. Il fait semblant de regarder des bonshommes qui jouent aux boules. Je dis : « Tu sais, Bou-Bou, je lui ai rien fait à ton frère, je peux tout te raconter. » Une héroïne dans un film. Douce comme le miel, juste un peu d’accent made-in-ma-mère. Mais tout ce qu’il trouve à répondre c’est qu’il ne s’appelle pas Bou-Bou. Bernard. Il va vers le petit mur qui entoure la place, et derrière c’est à pic. Il s’assoit, il ne veut pas me regarder, mais je m’assois à côté de lui. De travers, bien sûr, et en m’appuyant d’une main, parce que j’ai horreur de partir à la renverse et de me retrouver cent mètres plus bas. On ne parle pas pendant le restant de notre vie. Et puis, tout d’un coup, il dit : « C’est un brave type, mon frère, tu ne le connais pas. » Je dis que justement, je ne le connais pas. Il dit : « Il voulait que tu le connaisses, mais tu n’as pas compris. » Et le voilà parti pendant mille ans à me parler de son frère. Il dit Pin-Pon comme tout le monde. J’écoute même pas. Je le regarde, lui. Il a les cheveux clairs, assez longs, le nez assez long, les yeux grands, sombres avec des paillettes d’or, des cils d’un kilomètre, une bouche de fille qu’on a envie d’embrasser, un menton pointu avec une fossette au milieu, un cou très long, un torse très long, des jambes très longues, je me dis qu’il doit falloir s’y prendre à dix fois pour l’aimer en entier.
Et puis, voilà. C’est là, sur le mur, que ça arrive. Il dit des choses et des choses et tout d’un coup, il est en train de parler d’un piano mécanique. Je dis : « Quoi ? Je n’ai pas entendu. » Il dit : « Quoi ? Qu’est-ce que tu n’as pas entendu ? » Je dis : « Tu parles d’un piano mécanique. » Il lance des graviers dans le vide, derrière nous, il est tourné de mon côté, il se demande où il en était. Il me dit : « Ah ! oui. Le piano de mon père. On l’avait laissé sous un tilleul, dans la cour. Avec la pluie, c’était terrible. J’ai gueulé, à la fin. C’était l’année dernière. Pin-Pon a rentré le piano dans la grange et quand il est sorti, il a regardé le tilleul comme s’il le remarquait pour la première fois. Le même jour, il a pris la tronçonneuse et il l’a coupé. Tu ne trouves pas ça drôle ? » Je bouge la tête pour dire non, pour dire oui, je ne sais pas. Je souris comme une idiote, ou je fais quelque chose, n’importe quoi. Oui, les graviers. Je ramasse des graviers moi aussi.
Quand je regarde Bou-Bou, longtemps, longtemps après que mon cœur s’arrête de cogner trop fort, il s’occupe des joueurs de boules, en plissant les yeux, il ne fait pas attention à moi. Le soleil nous tue. Il n’y a plus que de grandes ombres noires sur la place, le choc des boules dans mes oreilles, et mon cœur est dans ma gorge. Je dis : « Comment il est, ce piano ? » Sans me regarder, il dit : « Tu penses, avec toute la tisane qui lui est tombée dessus. » Je demande : « Il y a un M doré sur le devant ? » Là, il me regarde. « Comment tu le sais ? »Je ne réponds pas. Il dit, pour me donner une explication : « On s’appelle Montecciari. » Chaque mot bien net dans ma tête. Les ombres noires sur la place au soleil. Le vide à se tuer sur ma droite. Les collines de terre rouge très loin. Tout bien rangé. Je dis : « Et ton père, il est mort il y a longtemps ? » Il dit : « J’avais cinq ans. » Il en a dix-sept, donc son père est mort en 1964. Je calcule plus vite que n’importe qui sur la terre. Ça et mon cul, c’est tout ce que le Bon Dieu m’a donné. Je me lève. Je jette les graviers sur le sol un à un pour avoir l’air de quelque chose. Je dis, malgré mon cœur qui tape dans ma gorge : « Il avait quel âge quand il est mort ? » Le fils de salaud de pourriture de merde me répond : « Quarante-neuf, même pas cinquante. » Et je me dis : « Eh bien, voilà. Tu n’y croyais plus, ma pauvre petite Éliane, mais voilà. » Je me détourne pour qu’il ne voie pas ma tête. Je ne sais pas comment je tiens sur mes jambes.
Le soir, on va manger une pizza en ville, avec toute une bande. Je ris. Je n’arrête plus de me donner des conseils pour continuer d’avoir l’air. A un moment, Georges Massigne me dit : « Tu es toute pâle. » Je dis : « C’est la fatigue. » Bou-Bou n’est plus là, mais c’est pareil, j’ai toujours son image devant mes yeux, assis sur le mur de la place, au bord du vide. Il aurait suffi, quand je me suis levée, que j’appuie mes deux mains sur sa poitrine, il serait tombé à la renverse, comme moi dans mes rêves. Il serait étendu tout cassé sur un lit, à l’heure qu’il est. On bâtirait son cercueil. Ils auraient tous, déjà, commencé de souffrir.
A minuit, Georges et moi, on quitte les autres devant les vélomoteurs et les voitures. On fait deux kilomètres dans la camionnette et puis Georges s’arrête dans un chemin et il veut qu’on aille à l’arrière. Je dis : « Pas ce soir, j’ai pas envie. » Il râle mais il me ramène à la maison.
L’autre gourde n’est pas couchée. Elle est assise dans la cuisine, en train de me faire une robe, son joli visage dans la lumière de la lampe. D’abord, je dis : « Merde, tu m’emmerdes », parce qu’elle me demande d’où je viens. Et puis, j’attrape la robe qui est en tissu comme de la soie, blanche avec des motifs bleus et turquoise et je déchire tout, le tissu, les coutures, elle, moi, tout. Elle murmure des conneries en allemand de sa voix si tranquille, si belle, elle se tient droite près de la table, comme elle est toujours, les deux mains jointes sur son ventre, les mêmes larmes au bord des yeux que j’ai vues toute ma vie. Je crie : « Mais merde ! Remue-toi ! Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que tu me flanques une trempe, une fois, une seule fois ! Tu comprends pas ? J’ai envie que tu me frappes, j’ai envie que tu me frappes, tu comprends pas ? » Et elle, la pauvre courge, elle ne comprend pas plus que d’habitude, elle reste là, comme une statue, avec des larmes dans les yeux, à se demander qui je suis et ce qui nous est arrivé. A la fin, je la fais asseoir. Je dis : « Sois gentille, viens. Viens. » Et je me mets à genoux par terre, entre ses jambes, contre elle. Je dis : « Ma maman. Ma maman. » Et comme elle aura toujours honte de le faire, elle, je défais les boutons de son chemisier et l’agrafe de son soutien-gorge. J’aime son odeur plus que tout. Je prends son sein droit dans ma bouche et puis le gauche, et puis le droit, mais elle ne me regarde pas, elle a les yeux dans le vide, elle caresse mes cheveux avec un murmure très doux, et ça y est, je suis un petit bébé, je suis un petit bébé qui tète sa maman chérie.
Elle se lève toujours la première. Elle accompagne toujours ma tête pour que mon front repose sur la chaise sans me faire mal. J’entends son pas qui s’éloigne, qui monte les marches vers sa chambre. Je ne pleure plus. Je me mets debout et je vais à l’évier, j’ouvre le robinet pour me passer de l’eau sur la figure, je me vois dans la glace au-dessus, avec des yeux rouges, et cet air minable, les cheveux tout défaits, moi. Je dis à moi, tout bas : « Ne te fais pas de souci. Je suis têtue. Je suis plus têtue que tout le monde ensemble. Je vais leur faire payer cher, tu verras. » Le robinet coule toujours. C’est de l’eau fraîche qui jaillit comme une seule colonne brillante et qui s’écrase en mille étincelles. Je dis à Elle, dans la glace : « Tu vas redevenir calme, tu vas réfléchir. Il faut que tu sois maligne. Nous avons tout notre temps. »
Je me réveille, je revois Bou-Bou sur le petit mur de Blumay, je reste immobile dans mon lit, je réfléchis. Une mouche vient tout près de mon œil, sur l’oreiller. Je lève un doigt et je la fais partir. Je pense à Pin-Pon. D’abord, c’est le plus âgé des trois. Trente ans, trente et un ? Mickey, lui, il était trop jeune quand c’est arrivé. Bou-Bou, n’en parlons pas, il n’était pas né. Le seul qui puisse me mener quelque part, c’est Pin-Pon. Il a de grandes mains fortes. C’est ce que je revois le mieux de lui.
Ma mère ouvre la porte de la chambre et elle dit : « Je vais te monter le café. » Je tends le bras pour qu’elle vienne, et elle s’approche, elle s’assoit près de moi. Elle ne m’embrasse pas. Elle regarde dans le vide. Je dis : « Quel jour c’était ? » Elle dit : « Quoi, quel jour ? » Mais elle sait bien de quoi je parle. Je dis : « Tu sais bien de quoi je parle. C’était en novembre 1955. » Elle murmure des trucs en allemand, l’air abattu, balançant la tête, et elle veut se lever. Je l’attrape par le poignet, je dis plus fort : « Quel jour c’était ? » Elle me supplie des yeux, elle a peur que le connard entende, de l’autre côté du couloir. Elle dit : « Je ne me souviens pas du jour. Vers le milieu du mois. C’était un samedi. » Je dis : « Je retrouverai un calendrier de 1955. » On reste comme ça toutes les deux et je prends sa main, mais elle continue de regarder dans le vide. Elle a mis son tablier bleu marine, elle doit faire le ménage chez Mme Larguier dans la matinée. Et puis, elle retire doucement sa main et elle s’en va.
Un moment après, je la rejoins dans la cuisine, dans mon peignoir éponge blanc qu’elle a commandé aux Trois Suisses, parce que sinon je lui aurais fait une maladie. Elle dit : « Je voulais monter ton café. » Je l’entoure de mes bras par-derrière, mignonne comme je sais faire, et je dis très bas : « Si je les attrape tous, et que je les punis, tu seras d’accord, n’est-ce pas ? » Elle est comme du bois tremblant entre mes bras. J’aime son odeur plus que tout. Quand j’avais douze ans, treize ans, je chipais sa combinaison et une de ses culottes dans le linge sale, je les mettais sur moi, la nuit, pour sentir elle. Je dis : « Tu seras d’accord, oui ou non ? » Elle fait oui avec la tête, sans se retourner, mais je la retourne, et elle n’ose pas me regarder dans les yeux. Je dis : « Tu as honte ? Tu n’as pas à avoir honte. » C’est une femme très belle, avec une peau douce et tiède, et de longs cheveux clairs qu’elle ramène sur la nuque et qui lui encadrent le visage comme une madone. Il n’y a que ses mains qui sont crevassées et dures, à cause des lavages, et qui disent qu’elle a quarante-huit ans. Je dis : « Le père des Montecciari, avant qu’il meure, tu ne l’as jamais vu ? » Elle est d’abord étonnée, elle secoue la tête pour répondre non. Il y a plus de dix ans qu’il est mort et moins d’un an qu’on habite le village. Et puis, elle comprend, elle s’écarte de moi avec de la crainte dans les yeux. Elle dit d’une voix sourde : « Tu es folle ! Je connais Mme Montecciari et ses trois garçons. Ce sont de braves gens. » On reste là, toutes les deux, à se regarder, je me dis que je dois me taire, faire tout par moi-même ou elle m’en empêchera, et elle répète : « Ce sont de braves gens. » Je dis : « Je n’ai accusé personne. Tu n’as pas compris ce que je voulais dire. » Il suffit toujours d’un mot, d’un mensonge, pour la rassurer. Elle me regarde encore dans les yeux trois secondes et puis elle se détourne, elle remplit de café mon bol marqué Elle, au bord de la cuisinière. Elle met un sucre et demi en cassant le deuxième sucre dans sa main.
Le restant de la matinée, elle est partie. Je réfléchis à la manière de me débrouiller. A un moment, je prends mon bain dans la cuisine, et une mouche vient se poser sur le bord de ma baignoire en tôle galvanisée, tout près de mon œil. Je tends un doigt et elle s’en va, rapide. Je pense à Pin-Pon, qui a de grosses mains fortes.
Bon. Je prends le taille-rosiers dans une main, la roue avant de mon vélo dans l’autre, et je me dis : « Fais attention. Après, tu ne pourras plus revenir en arrière. » Je frappe un bon coup et rien que pour sortir l’instrument, c’est un massacre.
Ensuite, Elle va voir Pin-Pon au garage pour qu’il répare le vélo. Ensuite il l’emmène dans sa cour. Elle a mis sa jupe beige évasée, son polo bleu marine avec un petit dauphin cousu sur la poitrine. Elle a mis une de ses culottes blanches en dentelle pour qu’il la voie jusqu’en haut. Elle a les jambes déjà bien bronzées, et l’intérieur des cuisses si doux, il se trompe de chambre à air, il ne sait plus où il en est. Ensuite, à la fenêtre de sa chambre, elle enlève son polo et elle lui montre ses beaux seins nus, il est droit comme un soldat de plomb derrière la haie de ronces, et elle se demande si c’est un fils de salaud ou simplement un pauvre crétin qu’elle devrait laisser tranquille. Quand je faiblis, je me déteste, je me tuerais. Ensuite, il y a la route, le restaurant. Pin-Pon bouge tout le temps. Dans la DS d’Henri IV, quand on monte une côte, il pousse sur son volant comme s’il voulait aider la saleté de voiture.
A table, il gamberge tant qu’il peut, mais toujours dans le même sens. Ce n’est pas comme je le croyais : « Est-ce qu’elle se laissera tringler ou non ? » C’est autre chose. Je ne sais pas quoi. Ça me fait plaisir et ça me rend triste. En plus, il n’a pas le serre-billets en or, il garde simplement ses sous en vrac, dans une poche de son pantalon. Je me dis : « C’est Mickey qui en a hérité, ou Bou-Bou. A moins que la mère l’ait gardé dans une armoire, à cause de la valeur. » Je ne l’ai jamais vu, ce serre-billets, mais je suis sûre que si je le voyais, je le reconnaîtrais. C’est une pièce de vingt francs, un napoléon, monté sur deux cercles en or qui se referment comme un piège. Je crois que j’ai toujours eu peur de le voir.
Pin-Pon est brun, large d’épaules, avec des bras musclés. Il a une figure naïve, des yeux plus jeunes que son âge, j’aime bien sa manière de marcher. Ce qui me remue le plus, ce sont ses mains. Je les regarde pendant qu’il mange, je pense que dans une heure, ou même pas, elles vont me tenir, se crisper partout sur moi, je voudrais que ce soit répugnant et c’est le contraire. Je me déteste. Ou bien, alors, c’est l’effet du Champagne. Je n’en ai pas bu beaucoup, mais je ne peux rien boire : ça me fait pleurer, ça me donne envie d’être une petite fille, je ne sais pas.
Dans la voiture, au retour, j’ai déjà pleuré toutes mes larmes. Je me dis qu’il va s’arrêter quelque part en route, abaisser le dossier des sièges et me le mettre soigné. Je me laisserai faire et puis, je prendrai une grosse pierre et je taperai sur sa tête et je taperai sur sa tête. Mais il ne fait rien de tout ça. C’est un brave Pin-Pon qui s’intéresse à Elle, qui essaie de comprendre ce qu’elle veut. Pauvre con. A un moment, il me cherche des poux pour la casquette rouge de Mickey. C’est un truc que m’a dit Martine Brochard, une fois, je ne sais même plus de quoi on parlait. Je réfléchis vite. Je lui dis que c’est l’an dernier que je l’ai vu avec cette casquette rouge sur la tête, que c’est lui qui n’a rien écouté au restaurant. Il avale tout. Je crois même que ça lui fait plaisir que je le prenne pour un con. Il n’a pas envie de me voir autrement qu’il m’imagine.
Et puis, on passe devant chez lui, mais il ne s’arrête pas, il faut que ce soit moi qui lui demande. Incroyable. Enfin, on traverse sa cour, en se tenant par la main, et je sens qu’il est embêté de m’emmener dans la maison, à cause de sa mère et de toute la sainte famille. On dit, lui et moi, en même temps : « Dans la grange. » A l’intérieur, c’est le noir. Il me dit : « Il y a une ampoule électrique, mais elle ne marche pas. » Un siècle. Et puis : « Ça vaut mieux d’ailleurs, qu’elle ne marche pas, parce que, quand elle marche, on ne peut plus l’arrêter. Il faut arracher les fils si on ne veut pas se ruiner. » Finalement, il me laisse là pour aller chercher une lampe à pétrole dans la maison.
Quand il revient, j’ai trouvé une échelle dans la clarté du dehors et un lit en haut, tout bancal et plein de poussière. Il me dit, en montant, que c’est le lit de mariage de sa tante. Dans le rond de sa lampe, pendant qu’il grimpe à l’échelle, je dois être comme un papillon au-dessus de lui, avec ma robe rose en corolle. Il a apporté une paire de draps blancs. Quand ils étaient petits, avec Mickey — c’est lui qui raconte —, ils venaient jouer dans la grange et le lit de la tante était censé représenter un bateau à roue, en Amérique. Il me dit : « En remontant le Mississippi, il a laissé deux pieds et pas mal de kapok dans la gueule des crocodiles. » Il se donne du mal pour tendre les draps, mais je reste sans bouger, les mains derrière le dos. La lampe à pétrole est posée sur une vieille chaise. Je peux voir en bas, près de la porte à double battant, la masse sombre du piano mécanique. Il me semble à la fois moins beau et plus grand, plus lourd que ma mère l’a décrit. Je ne veux plus le regarder, je veux oublier sa présence. J’ai envie que Pin-Pon me caresse et me prenne. Je suis si triste en dedans.
Pin-Pon s’assoit sur le lit et m’attire devant lui. Il a les yeux levés vers moi, il y a beaucoup de gentillesse dans son regard. Il veut dire quelque chose et puis non, il ne le dit pas. Il passe ses mains sous ma robe. Je reste debout et je me laisse caresser. Il descend ma culotte et je soulève un pied, et puis l’autre, pour qu’il me l’enlève. Quand il met sa main entre mes jambes, il sait bien que j’ai envie. Alors il me fait basculer sur lui, sans que ses doigts me lâchent, il tire de l’autre main la fermeture de ma robe, il cherche mes seins. Celle-là est sur le ventre, par-dessus lui, le derrière nu comme pour la fessée, elle se voit comme ça, si excitante et sans défense, elle part une fois. Et tout le temps où elle est secouée, où elle a besoin de se plaindre et de gémir, je la regarde avec mon esprit immobile, ni dégoûtée ni méprisante, rien, et je lui dis : « Oh ! qu’est-ce qu’on te fait, ma petite Eliane, qu’est-ce qu’on te fait ? » Sans même me marrer, seulement comme ça, mécaniquement, pour qu’elle aille au bout de son plaisir et qu’on n’en parle plus.
J’aspire l’air par la bouche. La grange sent le vieux bois, les vieilles plantes qu’on fait sécher. Pin-Pon dort à l’autre bout du lit, la tête tournée vers moi. Il ne ronfle pas beaucoup. Juste un peu. Il a des poils sur la poitrine. Il a de jolies lèvres, comme ses frères. Je suis nue sous le drap, comme lui, et j’ai mal derrière la tête. Ma mère n’a pas dû dormir, je la connais. L’autre connard, n’en parlons pas. J’ai envie de faire pipi et je me sens sale.
Je me lève doucement, sans réveiller Pin-Pon. Le jour tombe sur nous par une lucarne. La lampe est éteinte. Je descends l’échelle, toujours sans bruit. Maintenant, je le vois bien : c’est un piano mécanique pourri. Il a dû être vert, comme l’a dit ma mère, on le devine encore à des écailles de peinture. Mais il est tout noir et craquelé de partout d’être resté dehors. Sa grande manivelle a dû être dorée, mais elle est noire, elle aussi. On distingue le M gravé sur le couvercle. Un M fantaisie, avec des boucles de chaque côté, que je touche du bout des doigts.
Dehors, c’est un matin bleu. Mme Montecciari est immobile sur le seuil de sa cuisine, en tablier noir, et elle me regarde. On reste longtemps à se regarder, moi toute nue. Et puis, je sors dans la cour, en faisant attention aux cailloux sous mes pieds. J’ai un peu froid mais c’est agréable. Quand je me baisse pour faire pipi, au bout du mur en bois de la grange, Mme Montecciari se détourne brusquement et disparaît.
Un peu plus tard, je suis allongée près de Pin-Pon, et il se réveille en entendant le camion qui a du mal à démarrer, dans la cour. Il dit : « C’est Mickey. Il va user toute la batterie avant de s’apercevoir qu’il a oublié de mettre le contact. C’est tous les jours pareil. » Un siècle après, le camion s’en va. Pin-Pon ne peut pas voir sa montre, qu’il a posée quelque part pendant la bataille, mais il dit : « Mickey emmène Bou-Bou au collège, il doit être huit heures, ou huit heures et quart, quelque chose comme ça. » Il m’embrasse l’épaule et il dit : « D’habitude, j’ouvre le garage à sept heures et demie. » Ensuite, il enfile son pantalon et il va chercher du café chez lui. Je me lève quand il est parti, je passe ma robe rose. Elle me fait honte, maintenant. Je roule ma culotte en boule dans mon petit sac, parce que je l’ai portée toute la soirée. Je n’aime pas remettre des affaires que j’ai portées même cinq minutes, sauf celles de ma mère, quand j’étais petite, mais elles étaient toujours trop propres, elles ne sentaient jamais assez son odeur.
Pin-Pon remonte avec un plateau, une seule tasse, et le café chaud. Il me dit que lui, il l’a déjà bu dans la cuisine. Je dis : « A quoi tu as pensé pendant que tu t’occupais du café ? » Il rit, il a le torse nu. Il dit : «J’ai pensé à toi, tiens. » Je dis : « Et qu’est-ce que tu penses ? » Il soulève les épaules, assis sur le lit. Il me regarde remplir ma tasse sur la chaise où il a posé la lampe. A la fin, il demande, d’une drôle de voix que j’entends à peine : « Tu reviendras, dis ? » J’ai envie de répondre qu’il faut voir, que je réfléchirai, mais à quoi ça sert ? Je dis : « Si toi, tu veux. » Je viens vers lui et, comme la nuit, il passe ses mains sous ma robe. Il est surpris de ne pas trouver de culotte. Il a envie de me prendre encore, je le vois dans ses yeux. Je dis non, qu’il est en retard. Il insiste mais j’écarte ses mains, je dis non. Ensuite, il enfile son tricot noir, il me ramène chez moi en DS. Je reste devant la cour pendant qu’il fait demi-tour au cimetière, et quand il repasse, qu’il me regarde, je reste immobile, je ne lève pas la main ni rien.
Ma mère est dans la cuisine, debout près de la porte, et dès que je pose les pieds à l’intérieur, j’en reçois une qui me projette contre les casseroles pendues au mur. Il y a au moins trois ans qu’elle ne m’a pas touchée. Il faut dire aussi que c’est la première fois que je passe la nuit dehors. Le temps que je me remette d’aplomb, j’en reçois une autre, et puis une autre. Elle me frappe coup par coup, sans rien dire, je me protège des bras comme je peux, je l’entends respirer fort, et je tombe à genoux, et elle s’arrête. Je ne sais plus si c’est sa respiration ou la mienne. J’ai mal derrière la tête et le sang coule de mon nez. Je dis : « Pute. » Elle me frappe encore et je suis par terre sur le carrelage. Je dis : « Pute. » Elle va s’asseoir sur une chaise, sa poitrine se soulève à chaque respiration, et elle me fixe des yeux en se massant un poignet, elle a dû se faire mal. Je la regarde à travers mes cheveux, sans bouger, la joue sur le carrelage. Je dis : « Pute. »
Pin-Pon revient avec Elle trois nuits de suite dans la grange. Il la déshabille, il lui écarte les jambes sur le lit de la tante, il fait entrer par secousses son sexe de cheval dans son ventre, il met une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Voilà. Ensuite, il plane trois journées au-dessus de la terre, dans son garage. Il croit, comme Elle le lui dit, qu’elle n’a jamais connu de sensations pareilles, que c’est trop bon, qu’elle meurt. Chaque matin, je descends par l’échelle avant qu’il se réveille, je touche du bout des doigts le piano. Mme Montecciari est toujours au rendez-vous, qu’il soit six heures ou sept heures. Elle se tient sur le seuil de sa cuisine, dans son tablier noir ou dans son tablier bleu, elle me suit des yeux jusqu’au bout du mur de la grange, où je me baisse pour faire pipi. Alors, elle se retourne d’un coup et elle rentre dans sa cuisine.
Quand je reviens chez moi, ma mère ne me frappe plus. Elle est assise à la table, en train de recommencer la robe que j’ai déchirée. Elle me connaît bien, puisqu’elle m’aime. Elle a peur pour moi, mais elle sait comme je suis entêtée, que je peux aller à droite ou à gauche si l’on m’oblige à changer de route mais que j’arriverai quand même où j’ai voulu. Je n’ai jamais eu à le prouver comme maintenant. Il faudra que je retrouve les deux autres salauds. Je serai patiente. Ils auront ce qu’ils méritent. Leurs familles souffriront.
Je dis à ma mère : « Regarde-moi. » Mais elle ne veut pas. Elle pense qu’il y a longtemps et que j’aurais dû oublier. Je l’entoure de mes bras par-derrière, je pose ma joue contre son dos. Je dis : « Tu sais, je crois que je m’entends bien avec Pin-Pon. C’est uniquement pour ça que je vais avec lui. » Je ne sais pas si elle me croit. En haut, le connard m’a entendue rentrer. Ça fait un quart d’heure qu’il crie. Il veut sa soupe. Il veut qu’on le change de position. Il veut qu’on lui parle. N’importe quoi. Ils seront punis, oui, et leurs familles souffriront.
C’est comme ça jusqu’au vendredi. Le vendredi, au petit matin, on entend Mickey qui se marre, en bas, et qui frappe à coups de poing sur la porte de la grange. Il dit : « Écoute, quoi, elle ameute tout le village. » Il ne doit pas être seul, on le sent à son rire et à sa voix. Pin-Pon est sur Elle, le sexe dans son ventre, et il est redressé sur les bras. Il dit à son frère : « Merde ! Attends que je descende, tu vas voir ce que tu prends ! » On entend des rires, puis Mickey se tire et c’est le silence. Pin-Pon donne encore quelques coups de reins pour se finir, mais il n’y arrive plus. Il se laisse retomber sur le dos, à côté de moi, et il dit : « Merde, qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? » Je lui dis que Mickey voulait rigoler. Il ne répond pas, il reste à râler contre ses frères, un bras sous sa tête.
Un peu plus tard, j’ai dormi. Il me dit : « Viens. C’est trop bête, à la fin. » Je ne demande rien, je passe ma jupe, mon polo, mes nu-pieds, je roule ma culotte en boule dans ma main et nous voilà partis. Il me fait traverser la cour. Il doit être sept heures, sept heures et demie. Dans la cuisine, ils sont tous là, Mickey, Bou-Bou, la mère et la tante Sourdingue. Pin-Pon dit : « Salut », comme un défi. Personne ne répond. Il me dit : « Toi, assieds-toi là. » Je suis à côté de Bou-Bou qui trempe une tartine dans son café sans me regarder. La mère Montecciari est debout près de la cuisinière. Le silence dure un million d’années. Pin-Pon met devant moi un bol de café. Il ouvre des placards. Il met devant moi du beurre, du miel et des confitures. Il lance à Mickey : « Si tu as quelque chose à dire, vas-y. » Mickey ne le regarde pas, ne répond pas. Pin-Pon se tourne vers sa mère et il lui dit : « Et toi, tu as quelque chose à dire ? » Elle répond, en regardant ma main : « Qu’est-ce qu’elle a pris dans la grange ? » Je dis, fière : « Je n’ai rien pris. C’est ma culotte. » Je tends même le bras pour qu’elle la voie bien. Elle pince les lèvres et se retourne vers son fourneau. De dos, on l’entend dire : « Les claques qui se perdent ! »
Pin-Pon s’assoit à côté de moi avec son bol de café. Il dit à sa mère : « Écoute, laisse-la tranquille. » Elle demande : « Elle va rester ici ? » Il dit : « Elle va rester ici. » Fin de l’épisode. Bou-Bou me jette un coup d’œil et il continue son déjeuner. Mickey dit : « Dans cinq minutes, il faut qu’on parte. » La tante me sourit comme si j’étais en visite, elle est complètement hors du coup. Pin-Pon me prépare une tartine de confitures. Il dit : « Je vais aller chez ses parents leur demander. »
Un quart d’heure après, quand il est debout devant ma mère, qui se tient sur le pas de notre porte, déjà lavée et habillée, il se balance d’un pied sur l’autre, il dit : « Madame Devigne, je ne sais pas comment vous expliquer. » Comme si la pauvre femme avait besoin qu’on lui explique. Je dis, autant pour lui que pour elle : « Je vais habiter chez les Montecciari. Je vais emporter mes affaires. Viens, Robert. » On monte à l’étage, tous les trois. Il m’aide à enlever les punaises qui tiennent mes photos sur les murs, et mon poster Marilyn. Ma chambre est toute blanche, entièrement arrangée par ma mère, et il dit : « Chez moi, tu n’auras pas ça. » J’embarque des robes et du linge dans deux valises. Ma mère a les sangs retournés, mais elle ne dit pas une parole.
Quand on sort de la maison, je dis : « Merde ! Ma baignoire. » Je vais la chercher dans le cellier. Je dis à Pin-Pon : « Tu ne pourras pas porter tout. » Il répond : « Tu penses. » Et le voilà parti avec la baignoire en tôle galvanisée sur la tête et les deux valises dedans. Je dis à ma mère : « Je t’aime plus que tout. » Elle répond : « Oh non, oh non, sûrement pas. Moi, je t’aime plus que tout. Je pardonne à ceux qui nous ont fait du mal, parce que tu es vivante, et je remercie Dieu parce que je t’aime plus que tout. » Je lui dis en tendant le bras, énervée : « Je serai là, au bout du village. Tu sais où me trouver, non ? » Elle secoue la tête, elle dit non.
Quand on descend la rue avec Pin-Pon, c’est un poème. Tous. Ils sont tous sortis sur le pas de leur porte, avec des figures enfarinées, soi-disant pour profiter du bon air. Pin-Pon marche devant, avec ma baignoire sur la tête, et mes valises dedans. Moi, je le suis à un mètre, avec mon ours, mes photos, mon livre, et mon poster Marilyn entouré d’un élastique. Quand on passe devant les Pacaud, je dis assez fort pour qu’on m’entende : « Tu te rends compte, il faut vraiment qu’ils se les brisent, chez eux, pour être dehors à une heure pareille. » Au garage, le patron de Pin-Pon est devant la pompe à gasoil, et il dit : « Prends la fourgonnette, ça ira plus vite. » Mais Pin-Pon dit : « Ça va, ça va. J’arrive dans un quart d’heure. » La Juliette, évidemment, est à sa fenêtre, mais elle se contente de refermer sa robe de chambre sur ses gros seins et de me suivre d’un œil noir. Peut-être que Pin-Pon le lui a mis, une fois. Ou alors, elle pense que c’est son mari qui me l’a mis, va savoir. J’ai presque envie de m’arrêter et de lui dire que je ne suis pas passée loin, un soir de cet hiver, mais c’est un brave homme, Henri IV, et elle doit assez l’emmerder comme ça.
Le plus con, c’est Brochard. Et la plus conne, c’est la femme de Brochard. Il demande à Pin-Pon : « Alors, on déménage ? » Pin-Pon lui dit : « Comme tu vois. » A ce moment, c’est elle qui sort du bistrot et qui demande à Pin-Pon : « Alors, on déménage ? » Pin-Pon répond : « Demandez à votre mari. » Et la courge se tourne vers son mari et elle lui dit d’un air mauvais : « Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as à voir, toi, là-dedans ? » Je vous jure, dans ce village, quand on veut entendre parler pour rien dire, pas la peine d’allumer la télé.
Chez les Montecciari, la mère est folle de rage mais personne n’ouvre la bouche. On monte à l’étage et Pin-Pon balance les deux valises sur son lit et la baignoire dans un coin de la chambre. Il y a un papier minable aux murs, les meubles datent d’avant Jésus-Christ, mais c’est propre. Je ferme la porte derrière moi, pour bien montrer à la mère qui nous a suivis dans le couloir qu’elle ne fera pas la loi plus loin. Pin-Pon dit : « Bon, je te laisse t’installer. Il faut que j’aille au garage. » Je demande : « Je peux mettre mes photos aux murs, et mon poster ? » J’ai l’air tellement gentille avec ma voix sans accent et mon ours dans les bras, il rit, il soulève ma robe avec les mains pour me palper les fesses. Il dit : « Tu peux faire tout ce que tu veux. Tu es chez toi. » Je sens qu’il hésite à partir, que quelque chose le chiffonne, et puis il se décide, avec quatorze arrêts-buffet avant d’arriver au bout : « Seulement, tu vois, quand tu es avec moi, ça me plaît, bien sûr, que tu n’aies pas de culotte, mais que tu traverses le village comme ça, on ne sait jamais, on pourrait te voir, ça me dérange. »Je dis que je n’ai guère eu le temps d’en mettre une propre, de culotte. Il reste planté là, l’air embêté. Je dis : « D’accord, je vais le faire tout de suite. » Il est heureux, il sourit, et quand il sourit, il paraît plus jeune que trente ans, il me remue, et je regrette qu’il soit le fils de salaud de son père. Alors, je me déteste aussitôt et je me dis : « Attends, si ça le dérange, il n’a pas fini d’en baver avec tes fesses à l’air. » Mais je lui souris quand même, une vraie enfant de la paroisse, et je serre bien fort mon ours contre moi.
Le restant de la matinée, je punaise mes photos, je libère un tiroir de la commode et un côté de l’armoire à glace pour ranger mes affaires. Je ne trouve pas le serre-billets en or dans le linge de Pin-Pon, ni ailleurs. Je lis des lettres sans importance. Des copains de régiment. Des filles. Une nommée Marthe, surtout, qui est institutrice dans l’Isère. Ils ont couché ensemble et elle parle avec des phrases de cinquante wagons plus une voiture de queue du souvenir qu’elle en a. Pour lui faire comprendre qu’elle se touche en pensant à lui, elle délire sur tout un bloc de l’Éducation Nationale, et au moins quatre fois, parce que l’enveloppe était trop lourde, c’est Pin-Pon qui a dû payer la surtaxe. Dans une lettre, elle lui dit que ça commence à bien faire et qu’elle ne lui écrira plus. Ensuite, c’est un torrent. Je n’ai même pas le courage d’enlever la ficelle du deuxième paquet. Je place ma coupe « Miss Camping-Caravaning » sur la commode et me voilà descendue.
Dans la cuisine, la mère et la tante écossent des petits pois. Je dis : « Je voudrais de l’eau chaude pour ma baignoire. » Silence. Je m’attends à ce que la mère me réponde que tout le monde, ici, se lave à l’évier pour les mariages et les premières communions, mais pas du tout. Elle se lève de sa chaise sans un soupir, sans me regarder, elle attrape une bassine et elle me la donne. Elle dit : « Débrouille-toi. » Je fais chauffer de l’eau sur la cuisinière. J’ai du mal à soulever la bassine pleine. Elle s’en rend compte sans même tourner la tête et elle dit : « Tu n’as pas fini d’en faire, des voyages, pour remplir ta baignoire. » Je réponds que chez moi, je prends mon bain dans la cuisine, mais qu’ici j’ai peur de gêner. Elle hausse les épaules. Je reste sans bouger le restant de ma vie. Alors, elle dit : « Ce qui me gênerait le plus, c’est que tu mettes de l’eau partout dans la chambre. Je pourrais plus ravoir mon parquet. »
Je descends donc ma baignoire, en tapant dans tous les murs parce que l’escalier est étroit, et je la remplis devant la cuisinière. Quand on ouvre un robinet dans cette maison, tous les murs tremblent. A la quatrième bassine, la bourrique dit : « Encore heureux qu’on la paie pas, l’eau de la source. » Toujours sans tourner la tête, en écossant ses petits pois. Et puis, je me déshabille, et c’est la tante Sourdingue qui tombe de la lune : « Dieu du Ciel, elle va se laver devant nous ? » Et elle déplace sa chaise pour ne pas me voir. La mère, par contre, m’inspecte des pieds à la tête quand je suis nue. Elle hausse les épaules et revient à ses légumes, mais elle dit : « Ça, on ne peut pas nier, tu es faite comme une diablesse. » Ensuite, plus un mot.
En sortant pour porter les cosses de petits pois aux lapins, elle referme la porte de la cuisine, par habitude ou pour que je ne prenne pas froid, va savoir. Elle revient, elle monte à l’étage et elle me ramène une serviette-éponge. Je dis : « J’en ai à moi, dans la chambre. » Elle répond : « Puisque de toute manière c’est moi qui ferai la lessive. » Et pendant que je me sèche, debout dans la baignoire : « Ta mère, c’est une brave femme. Mais elle ne t’a pas faite bien courageuse. Il n’y a qu’à voir tes mains. » Elle me regarde dans les yeux, les siens sont tout plissés autour, mais pas vraiment méchants, froids. Je dis : « Ma mère m’a faite comme elle a pu. Mais elle ne vous aimerait pas de me parler tout le temps comme ça. Elle vous dirait que si vous ne me vouliez pas chez vous, c’était pas la peine que votre fils vienne me chercher. » Elle ne répond pas pendant les quatre heures que je mets à sortir de la baignoire et à m’essuyer les pieds. Et puis, elle dit : « C’est pas pour longtemps, va. »
Elle prend la bassine et elle s’en sert pour vider l’eau dans l’évier. Moi, je ravale ce que j’ai envie de lui répondre, je ramasse mes affaires et je monte dans la chambre. Je passe le restant de ma vie sur le lit, les yeux au plafond, à la traiter dans ma tête de vieille peau. Avant qu’elle puisse se débarrasser de moi, c’est décidé, elle va me la payer, la robe de mariée. Démente, des dentelles partout. Je la lui ferai laver avec ses larmes.
L’après-midi, vers cinq heures, je suis dehors, assise près de la source à regarder un Marie-Claire d’avant ma naissance, et je mange du pain et du chocolat. La vieille peau s’en va dans son manteau noir. Elle me crie, de loin : « Je vais porter des œufs à ta mère. Tu as quelque chose à lui dire ? » Je fais non en secouant mes cheveux. J’attends cinq minutes, pour être sûre qu’elle est bien partie, et je rentre. Je sais que ma mère lui offrira le café, qu’elle insistera comme une perdue pour payer les œufs, qu’elle voudra lui faire rapporter une connerie que j’ai oubliée, des mouchoirs ou mon bol marqué Elle, ou la médaille de mon baptême, va savoir. En tout cas, Mme la Directrice n’est pas près de revenir. Dans la cuisine, la tante s’est endormie, les yeux ouverts, les mains croisées sur le ventre. Je monte à l’étage.
La première chambre dont je pousse la porte, c’est justement celle de la mère Pisse-froid, avec un énorme lit à édredon que si tu en tombes, tu te tues. Il y a le portrait du défunt sur un mur, dans un cadre ovale. On l’a photographié debout sur le seuil de la cuisine, avec des moustaches à la gauloise et un fusil en bandoulière. Il a l’air très fort, bel homme, mais on ne peut lui donner d’âge. J’ai envie de lui cracher dessus. J’ouvre tous les tiroirs en faisant attention à ne rien déranger. Elle n’a pas gardé les vêtements de son mari quand il est mort. Le serre-billets n’est nulle part. Il y a des papiers, des photos d’eux tous dans une grande boîte en haut de l’armoire, mais je ne peux pas tout regarder pour cette fois.
Ensuite, je vais dans la chambre de la tante, qui est plus désordre. Je ne trouve rien non plus, sauf qu’il y a un vieux poêle en faïence et que je jette un coup d’œil dedans. Glissé entre la paroi du fond et une plaque, exactement au même endroit que chez nous, je sens du papier sous mes doigts. Ce n’est pas une enveloppe comme celle où ma mère range ses économies et sur laquelle tout est inscrit, même l’heure du jour-du-mois-de-l’année où elle a pris trois francs pour acheter le stylo-bille qui lui sert à l’inscrire. C’est un de ces portefeuilles en carton bleu qu’on fabrique, quand on est gosse, avec le fond des boîtes à sucre. Je n’ai jamais vu tant d’argent à la fois. Il y a huit mille francs à l’intérieur, en billets de cinq cents tout neufs. Je remets tout en place. Je vais dans la chambre de Mickey, puis dans le cagibi au bout du couloir où dort Bou-Bou. Ils n’ont pas le serre-billets en or, eux non plus, à moins que l’un des deux le garde sur lui. Dans un tiroir, chez Bou-Bou, il y a une photo de moi, découpée dans le journal, quand j’ai gagné le concours à Saint-Étienne-de-Tinée. Je m’embrasse et je remets les choses où elles étaient.
Quand je redescends, la tante tourne les yeux et me dit : « Tu es une bonne petite. » Je ne sais pas pourquoi. Elle me demande : « Tu as mangé du chocolat, tout à l’heure ? C’est ma sœur qui te l’a donné ? » Je fais oui de la tête. Elle dit : « Je savais bien que tu n’es pas une voleuse. » Et elle se rendort.
Ensuite, je vais à la cave, juste pour visiter. Ça sent la vinasse et j’entends des bêtes qui courent se cacher. Il n’y a rien à voir. Quand ma future belle-mère revient, je suis assise bien sage à la table de la cuisine, les joues dans mes mains, je regarde les informations régionales à la télé. Elle pose devant moi mon bol marqué Elle, ma boîte d’ampoules Activarol que je dois prendre avant les repas et, bien sûr, mes lunettes, que je mets jamais. Elle me dit : « Je me demandais aussi pourquoi tu as toujours l’air de vouloir sentir avec ton nez, quand tu regardes quelque chose. » Elle ne me parle pas de sa conversation avec ma mère, mais je m’en fiche. Pour ce que ma maman peut raconter de moi à des étrangers, je suis bien tranquille.
Ensuite, c’est le premier dimanche, le second, le troisième, pendant mille ans. On est en juin. Toute la sainte journée, dans la semaine, Pin-Pon et ses frères sont partis. Je descends le matin avec ma grande serviette-éponge marquée « Elle » et mon bikini rose, je m’allonge au soleil, près de la source, avec des magazines de grand-mère piqués dans la grange, et mon flacon pour brunir et mes cigarettes mentholées. Je ne fume pour ainsi dire jamais, sauf pour emmerder le monde, et je sais que ça emmerde la mère Ronchon. Elle trimbale son linge pour l’étendre et elle me dit : « Où tu te crois, sur la plage du Negresco ? Tu as fait ton lit, au moins ? » Quand elle ne me voit pas, j’enlève mon soutien-gorge. Mais peut-être qu’elle a toujours un œil sur moi, va savoir. Ce n’est pas qu’elle me gêne, bien sûr, mais je n’ai pas envie pour le moment qu’elle fasse des réflexions à Pin-Pon.
Vers une heure, il vient manger un morceau en vitesse, on n’a guère l’occasion de se parler. Ensuite, tout l’après-midi, je traîne. Je fais des réussites sur le lit de notre chambre. Je change trois fois de robe en me regardant dans l’armoire à glace. Je recolle mes faux ongles et je les vernis. Je pense à des gens que j’ai connus. Mlle Dieu, ma maîtresse d’école du Brusquet, le village au-dessus d’Arrame. Elle disait que les filles qui se rongent les ongles, c’est qu’elles se touchent dans leur lit. Elle disait ça pour me faire honte devant toute la classe. Je lui répondais qu’avec sa tête, elle devait se toucher encore plus. Pan ! Une beigne. Elle était folle de moi, voilà la vérité. J’étais la plus belle de toutes. Tout le monde le disait. A quatorze ans, et même avant, j’avais déjà tout ce qu’il faut, on peut me croire. Et un jour, qu’est-ce qu’elle a fait ? Elle m’a gardée en punition après la classe et elle m’a suppliée à genoux. Oui, à genoux. Et moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Je lui ai jeté mon encre Waterman à la figure. Son visage, sa robe, tout, c’était un désastre. J’étais la seule à avoir de l’encre. C’est mon père qui m’avait offert un stylo pour que j’apprenne mieux. Un vrai con. En fin de compte, je suis allée chez elle, un soir, soi-disant pour lui rapporter mes livres, après qu’ils m’aient donné la dispense parce qu’ils n’en pouvaient plus de me garder. Elle tremblait des pieds à la tête. Elle avait au moins vingt-six ans et probablement même pas l’expérience de la plus tarte des petites salopes à qui elle faisait la classe. Elle a vu du pays, avec moi. Quel cirque. Je lui aurais demandé de ramper, elle m’aurait dit merci.
Ou alors, bien sûr, je pense à l’autre connard. A cause du stylo ou de n’importe quoi. Je m’arrête net dans ce que je suis en train de faire et je me retrouve comme ça, immobile, une heure après. Quand il marchait dans la prairie à côté de moi, par exemple, et qu’il me tenait la main et que j’étais toute petite. Cinq ans peut-être. Je ne me rappelle rien de ce jour, ni des autres avec lui, sauf qu’on marche dans la prairie et que je suis contente et qu’il y a des fleurs jaunes partout. Quand je me retrouve comme ça, ma brosse à cheveux à la main, immobile devant la glace de la chambre, je dis bien une heure après, il faut que je sorte, j’en ai marre. Des fois, je vais chercher Martine Brochard et on descend toutes les deux à la rivière, on se fait bronzer intégral. Ou bien je traverse le village jusqu’à notre maison mais je n’entre même pas. Je me demande si mon andouille de mère est à l’intérieur et ce qu’elle fait, puis je repars.
Une autre fois, je m’arrête au garage et je m’avance jusqu’au seuil de l’atelier. Pin-Pon travaille avec Henri IV sur un tracteur en morceaux. Ils sont pleins de graisse et tout transpirants. Henri IV se retourne pour voir qui arrive et je dis : « Je voudrais parler à Robert. » Il dit tranquillement, comme si j’étais là depuis la veille : « Qui c’est Robert ? » Je désigne Pin-Pon, qui ne s’appelle pas Robert. Je l’ai lu sur ses lettres, et sa mère, devant moi, l’appelle Florimond. Henri IV soupire et il se penche sur son moteur. Il dit : « Ça va bien pour cette fois, mais pense qu’il me coûte cher de l’heure, ton Robert. »
Pin-Pon me rejoint dehors et me dit : « C’est vrai, quoi. Il ne faut pas que tu viennes pendant les heures de travail. » Je reste à regarder mes pieds, comme si je retenais mes larmes, douce comme le miel. Il dit : « Eh bien, parle, qu’est-ce qu’il y a ? » Je réponds sans lever les yeux : « Je voulais t’écrire une lettre, et te la laisser, pour ne pas te déranger. Mais je fais des fautes, j’avais peur que tu ries de moi. » On reste comme ça jusqu’à nos noces d’or, et puis il dit : « Moi aussi, je fais des fautes. Qu’est-ce que tu aurais mis dans cette lettre ? » Pas d’une voix énervée, au contraire. C’est dommage qu’il soit le fils de son ordure de père, Pin-Pon, et que son ordure de père soit né pour me faire souffrir, et que je sois née pour les faire tous souffrir encore plus. Je réponds : « Ta mère me dit que je ne vais pas faire long feu avec toi. Tout le monde me le dit. En plus, on parle mal de mes parents, au village, comme si j’étais devenue je ne sais quoi. Voilà. » Il met ses mains dans ses poches, il fait trois tours en disant : « Merde ! Merde ! Merde ! » Et puis : « Qui parle mal de tes parents ? Je lui fais vite passer le goût du pain, à celui-là. » Je réponds : « Les gens. »
Il a tout son sang qui bout de me voir comme ça, malheureuse devant lui, il n’ose même pas me toucher à cause de la graisse qu’il a sur les mains, et il dit : « Écoute, je ne suis pas comme les autres que tu as connus. » Cette fois, les larmes me viennent facile au bord des paupières. Je réponds : « Justement. » Je fais demi-tour, je marche sur le bord de la route et il me rejoint. Graisse ou pas, il m’attrape par le bras, il dit : « Ne t’en va pas comme ça. » Je reste où je suis. Il dit : « Je ne sais pas encore ce qu’on va devenir, tous les deux. Mais moi, je suis bien avec toi. Je les emmerde tous. » Je le regarde dans les yeux et puis je l’embrasse sur la joue, juste un bec de petite fille. Je fais signe avec la tête que je le crois et je m’en vais. Je l’entends derrière mon dos qui dit : « Je rentrerai tôt. » Au moins, je sais ce qui m’attend : exactement comme tous les soirs.
Quand il revient à la maison, le soir, tout ce qu’il veut, c’est me retrouver au plus vite dans la chambre. Les premiers temps, il me fait voir le plafond avant le dîner, après le dîner, et encore le matin avant de partir. Et toute la saleté de journée, au garage — c’est lui qui raconte —, il ne pense qu’à me le faire voir encore. La chambre de sa mère est à côté de la nôtre, et la nuit, quand je crie, elle tape au mur. Une fois, c’est Mickey qui sort dans le couloir et qui vient frapper à notre porte, et il dit derrière : « C’est pas possible, on peut plus dormir ! » Pin-Pon me met la main sur la bouche dès que ça vient, mais il sent qu’il m’étouffe, et de toute manière, il marque midi encore plus quand je crie. Le moment où je l’aime le mieux, Pin-Pon, enfin où je l’aimerais presque, c’est quand il est en moi et qu’il meurt. Et aussi quand je me déshabille et qu’il est impatient et qu’il me touche partout comme s’il avait peur de ne pas avoir assez de ses deux mains.
Je me rappelle très bien ce que m’a dit la vieille peau. Je sais que ça ne durera pas, qu’au bout de quelque temps, il va se calmer comme tout le monde, mais pour l’instant, je le tiens de cette façon. Je me mets sur le dos, sur le ventre, à quatre pattes. La copine à côté frappe au mur comme une enragée. Et puis, à mon heure, j’y vais d’un bon coup de scie, rien que pour voir. Exemple : un samedi soir, le troisième chez eux. Je vais au ciné Le Royal en ville, avec Mickey, la Georgette de Mickey, Bou-Bou et une vacancière que je trouve tarte, et lui, Pin-Pon, il est debout au fond de la salle pendant la première partie, avec sa vareuse et son casque de pompier. A l’entracte, je le rejoins et je lui dis : « C’est la dernière fois que tu fais le clown quand je suis là. Je veux que tu restes près de moi et que tu me touches pendant le film si j’ai envie. » Je crois que les yeux vont lui sortir de la tête. Il regarde comme un dingue autour de lui, de peur que les gens m’aient entendue, et je dis : « Tu veux que je répète plus fort pour que tout le monde entende ? » Il fait non de la tête, non, et il se tire en quatrième vitesse, avec sa saleté de casque à la main.
Au retour dans la chambre, il me dit : « Il faut que tu me comprennes. » Toutes les pourritures de bonshommes veulent qu’on les comprenne. « Je rends service aux gens. Quand il y a le feu ou un accident, je ne fais pas le clown, je rends service. En plus, ce n’est pas par intérêt, je touche quatre ronds. » Je ne réponds même pas. Il me fait asseoir près de lui, sur le lit. Il me dit : « Demande-moi ce que tu veux, mais pas ça. Pas d’abandonner le métier. Je ne peux pas. » Je le laisse mariner jusqu’à la fin du monde, et puis je dis en me relevant : « Je t’ai demandé de te faire remplacer par un autre, le samedi soir, et de rester avec moi, rien de plus. Ou bien alors, c’est moi qui te remplacerai par un autre. » Je le vois dans l’armoire à glace, et lui aussi, il me voit. Il baisse la tête, il murmure : « D’accord. » Je reviens vers lui. Je reste debout entre ses jambes. Je défais le haut de ma robe pour qu’il l’embrasse comme Elle aime. Ensuite, il la prend sur le lit plus fort que les autres nuits, et ça tape au mur à réveiller la tante.
C’est le lendemain, je crois, ce troisième dimanche de juin, que je n’en peux plus de me faire suer toute la semaine et que je coule à pic une fois encore. D’abord, je laisse dormir Pin-Pon, je descends en peignoir éponge dans la cour. Il y a des jeunes au portail qui discutent avec la mère la Douleur. Je l’entends dire, avec une voix qu’elle aurait si elle avait le téléphone : « Il faut demander à mon fils, c’est le chef de famille. » Ils sont deux garçons et deux filles avec une Volkswagen blanche couverte de conneries adhésives, plus un canoë sur le toit. Un moment après, ils sont partis. La mère me dit : « C’est des campeurs. » Quand elle est rentrée dans sa cuisine, j’essaie de faire marcher la douche qu’ils ont installée entre la source et la grange, et l’eau froide éclabousse d’un coup mon peignoir et mes cheveux. A une fenêtre, Bou-Bou et Mickey me regardent. Mickey se marre. Je sais ce que Celle-là devrait faire, à ce moment, je le sais bien. Mais c’est encore trop tôt. Ou autre chose. Ma photo découpée dans un journal, va savoir. Le cafard me prend, je laisse tout en rade, je remonte dans la chambre. Pin-Pon se réveille pendant que je m’habille et dit : « Qu’est-ce que tu fais ? » Je réponds : « Je vais voir ma mère. » Il dit : « Mais on va déjeuner chez elle. » Je dis : « Eh bien, tu me rejoindras. Moi, je vais la voir tout de suite. »
Quand j’arrive chez nous, j’ai fait vinaigre, mon cœur bat la chamade. Elle est en haut avec l’autre connard, elle doit le raser ou le changer de linge, et je crie au plafond : « Tu descends, oui ? J’ai besoin de te voir ! » Elle descend tout de suite. Je pleure contre le mur, le front sur mon bras. Lui, dans sa chambre, il hurle comme un fou. Elle me prend doucement par les épaules, elle m’emmène au cellier comme elle faisait autrefois, quand on voulait parler tranquille. Je dis en pleurant : « Tu comprends, dis ? Tu comprends ? » Elle murmure d’une voix triste : « Mais oui. Tu veux te faire plus mauvaise que tu es. C’est ton malheur. » Elle s’assoit sur les marches, elle aide mes doigts qui s’énervent à défaire les boutons de sa robe, je sens son odeur, j’ai son sein tiède dans ma bouche, je suis dans les bras de ma maman chérie, de ma maman chérie.
Dans l’après-midi, ce dimanche-là ou un autre, Pin-Pon nous emmène en balade dans la DS de son patron. Il y a Mickey, sa Georgette et moi. Mickey devait faire une course cycliste, mais la dernière fois, il a frappé un commissaire avec sa tête, pour une histoire de numéro qu’il avait mal accroché dans son dos, et il est suspendu pour deux semaines. Évidemment, c’est le commissaire qui avait tort. Tout juste s’il n’a pas envoyé sa figure contre la pauvre tête de Mickey.
On s’arrête un moment devant le lac qui recouvre Arrame, le village où je suis née. Ils l’ont englouti pour faire le barrage. Ils ont tout fait sauter à la dynamite, sauf l’église, par respect ou va savoir, et ils ont lâché les eaux. On en a parlé à la télé. Maintenant, c’est calme, et il y a même des gens qui se baignent. Pin-Pon dit que c’est défendu mais qu’on n’y peut rien. Il dit qu’il y a des jours, quand le soleil tombe sur le lac en oblique, on voit l’église au fond. Pas le clocher, il a été emporté. Juste les murs. Ensuite, Georgette se rend compte, en me regardant, que j’ai le cœur dans la gorge, elle m’emmène en me prenant par la taille et elle dit aux autres : « Venez. C’est pas tellement marrant, ce truc. »
On continue vers un village qui s’appelle Douvet-sur-Bonnette. J’ai mis ma robe à grosses fleurs bleues et à col russe, j’ai mes cheveux superbes, mais je ne sais pas, je me sens moche, je me traîne, il y a des années comme ça. Pin-Pon, lui, est fier comme un soleil de me promener au milieu des touristes, avec un bras passé autour de ma taille pour remplacer celui de Georgette et des doigts qu’il égare plus bas pour bien montrer aux autres bonshommes à qui ça appartient. Quand on a fait quatorze fois le tour du monument aux morts et appris tous les noms par cœur, Mickey parie un franc le point avec deux vacanciers qu’il connaît de l’année dernière et il embarque Pin-Pon pour une partie de boules. Je passe le restant de ma vie avec Georgette devant un vittel-menthe. Elle essaie, bien sûr, de me faire parler — si je vais me marier avec Pin-Pon et tout ça — mais je savais avant d’avoir ma première dent qu’il ne faut rien dire aux filles, sauf si tu veux économiser une petite annonce dans le journal. Elle me demande aussi comment ça se passe chez les Montecciari, si ce n’est pas gênant de vivre sous le même toit que des garçons, moi qui n’ai pas de frère, et des choses hypocrites du même genre pour savoir si son Mickey a l’occasion de me voir à poil et de faire la comparaison avec elle. La meilleure façon de l’emmerder, c’est de la laisser imaginer ce qu’elle veut, et c’est ce que je fais.
Le soir, après le dîner à la maison, on joue tous les quatre au rami avec la tante Sourdingue, et je gagne vingt francs, la tante soixante. Pendant que Pin-Pon et Mickey ramènent Georgette en ville, je dis à la mère, qui est seule avec moi dans la cuisine, en train de repriser des chaussettes ou autre chose : « Il l’a toujours eu, votre mari, le piano mécanique qui est dans la grange ? » Elle répond : « Il l’a ramené d’Italie. A pied, si tu veux le savoir. » Je dis : « Pourquoi ? » Elle abaisse ses lunettes sur son nez pour me regarder. Elle met des lunettes quand elle reprise. Au bout de quatre heures, elle répond : « Pourquoi quoi ? C’était son piano qui le faisait vivre. Il s’arrêtait dans les villages et les gens lui donnaient des sous. » Encore quatre heures sans cesser de me fixer des yeux, comme si j’étais un hanneton, et elle dit : « En quoi il t’intéresse tellement, ce piano ? Depuis le premier matin où je t’ai vue le regarder dans la grange, tu tournes autour, tu poses des questions à Mickey, tu m’en poses à moi. » Je me rebiffe, innocente : « Moi, j’ai posé des questions à Mickey ? » Elle répond aussi sec : « Tu lui as demandé si le piano était tout le temps resté chez nous, si on ne l’avait pas sorti quand il était petit. Ne me fais pas croire que mon Mickey est un menteur. »
Je vire sur l’aile en vitesse, je dis : « Ah ! Ça ? C’est vrai que je lui ai demandé. » Quatre heures encore, minute par minute, elle fixe les yeux sur moi par-dessus ses lunettes. A la fin, ça tombe d’une voix beaucoup plus basse, beaucoup plus entre toi et moi : « Pourquoi ? » Je dis : « Il me semble que j’ai vu un piano pareil à Arrame, quand j’avais deux ou trois ans. » Elle répond avant que j’aie fini : « Arrame, c’est loin. Il n’est sûrement jamais allé jusque-là. En plus, la dernière fois qu’il est sorti de notre cour, tu n’étais même pas née. » J’ai le cœur qui bat, mais je dis quand même : « Vous vous trompez peut-être. Il est sorti quand ? » C’est terrible, ses yeux sur moi. J’en arrive presque à croire qu’elle sait tout, depuis longtemps. Ça existe, les bonshommes qui racontent leurs saloperies à leur femme. Mais non. Elle répète : « Tu n’étais pas née. Mon mari l’a emmené en ville, pour le mettre au mont-de-piété, mais ils n’ont pas voulu le prendre. Alors, on l’a gardé. » Je voudrais lui demander plus, mais je sais que je ne dois pas. Elle est attentive et pas bête. Elle finirait par se méfier pour de bon. Je dis : « Alors, je me suis trompée. Ce n’est pas un crime. » Je ramasse les cartes sur la table et je fais une réussite. Elle reprend sa couture un moment, et puis, je l’entends dire : « Qu’est-ce que tu veux, c’est pas le fils de Rothschild que tu as choisi. On y allait plus souvent qu’à notre tour, au mont-de-piété. Ça oui. »
Bref, Pin-Pon et Mickey reviennent, avec Bou-Bou qu’ils ont ramassé en route et qui me dit à peine bonsoir. Mickey, lui, est partant pour une belote, mais Pin-Pon dit non, que demain tout le monde se lève. La vérité, c’est qu’il lui tarde d’être dans la chambre et de me faire voir du pays. Après la bataille, on est dans le lit, tous les deux, les draps rejetés parce qu’on a chaud, et je demande : « Qui l’a ramené, le piano mécanique, quand ton père a voulu le mettre au clou ? » Pin-Pon dit en riant : « Comment tu sais ça ? » Je dis : « C’est ta mère qui m’a raconté. » J’attends le reste de ma vie, et puis il dit : « Je ne me rappelle pas. Il faut le demander à elle. C’était un camionneur, un ami de mon père. J’étais petit, tu sais. » Il avait juste dix ans, il est né en novembre. Je prends mon livre et je fais semblant de lire. Il me dit : « Ils ont bu du vin et rigolé dans la cuisine, c’est tout ce que je revois. »
Je regarde les lignes de mon livre Marilyn. Je regarde les lignes. Pin-Pon dit : « Il y avait de la neige. Pourquoi tu demandes ça ? » Je soulève une épaule pour dire que je m’en fiche, je regarde mon livre Marilyn. Une fois, j’étais dehors, sur les escaliers de notre maison, à Arrame, avec mon papa. J’étais sur les escaliers. Je crois qu’il me faisait jouer avec un bouchon de bouteille. Je voudrais aller plus loin. J’étais sur les escaliers. Un bouchon, oui, avec une ficelle. J’essayais de l’attraper. Mon papa tirait la ficelle. Sur la pierre des escaliers. Tout très précis. Pin-Pon dit : « Qu’est-ce que tu as ? » Je réponds : « Je ne sais pas. J’ai envie de vomir. » Il dit, en se redressant dans le lit : « Tu veux quelque chose ? » Je dis : « Non. C’est passé. » Il me regarde, son visage inquiet au-dessus du mien. Moi, je regarde mon livre, toutes ces lignes.
Les mercredis après-midi, Bou-Bou ne va pas au collège, il traîne dans la cour. Une fois, après le dimanche du barrage, j’entre dans la grange sans le regarder. Il me suit jusqu’au piano. Il me dit : « Il faut te faire soigner. Tu n’es pas normale. » Je ris. Je dis : « Ah, bon. » Il me dit : « On a trouvé le chat de Mme Buygues assommé dans un champ, la semaine dernière. Et ce matin, celui des Merriot. C’est toi qui les tues. » Je le regarde. Il ne plaisante pas. Il est long comme un arbre et très beau. Il me dit : « Je t’ai observée bien avant Pin-Pon. » Je ris. Je dis que je le sais. On reste devant le piano de son fumier de père, lui derrière moi. Il dit : « Tu ne sais rien du tout. Tu n’as pas de cœur. Ou alors, tu l’as enterré si profond qu’on ne peut plus le toucher. » Je réponds, en me retournant, brusque : « Dis donc, Ducon, de quoi tu parles ? Qu’est-ce que tu en sais, toi ? D’abord, je n’ai pas tué les chats. J’ai horreur de m’approcher des bêtes. » Je vais m’asseoir sur les dernières marches de l’échelle. Au bout d’un moment, il dit : « Pourquoi il t’intéresse tellement, ce piano ? » Je dis : « J’aimerais l’entendre marcher, c’est tout. » Il fait ce qu’il faut sans plus me parler, il remonte la manivelle, et tout à coup, ça part dans toute la grange, ça tombe sur moi comme une grosse pluie. Je fais la forte, je chante : Ta-lala, ta-lala, ta-lala-lala. Et puis, je tombe en avant comme mon papa, net.
Quand j’ouvre les yeux, la musique joue toujours, Bou-Bou est penché sur moi avec un visage épouvanté. Je me rends compte que je suis tombée en travers de l’échelle, j’ai une joue par terre qui me fait mal, et les jambes au-dessus de ma tête. Il m’aide à basculer, à me mettre assise. Il n’y a pas assez d’air. Il dit : « Tu saignes, merde, tu saignes. » Je l’attrape par un bras, je dis que ça va, que c’est juste un malaise, que ça m’est déjà arrivé. La saleté de piano s’arrête. Je dis : « Ne le raconte à personne. Je ferai tout ce que tu veux, mais ne le raconte à personne. » Il dit oui avec la tête, il passe de la salive sur ses doigts avant d’essuyer ma joue. J’ai une belle écorchure.
Le soir, en rentrant de sa caserne et en me voyant à table, Pin-Pon dit aussitôt : « Qui t’a fait ça ? » Il doit croire que c’est sa mère ou un de ses frères, va savoir. Je dis : « C’est ta tante, avec la râpe à fromage. » Tu parles d’un cirque. Pin-Pon crie à la pauvre gâteuse : « Pourquoi tu lui as fait ça ? » Elle dit : « Quoi ? Quoi ? » Il crie encore plus fort : « Pourquoi tu lui as fait ça ? » Même la mère crie. Elle me crie : « Mais enfin, dis-le, pouffiasse, que c’est pas vrai ! » Pin-Pon devient fou. Tout le monde prend : sa mère parce qu’elle m’a appelée pouffiasse, Mickey parce qu’il ne veut pas qu’on crie contre sa mère, la sono cassée parce qu’elle n’arrête plus de demander quoi, et même moi parce que je veux me tirer. Il n’y a que Bou-Bou qui reste muet. A un moment, je croise son regard, et il me laisse ses yeux, et il ne dit pas un mot. On pourrait le tuer sur place.
A la fin, je dis à Pin-Pon qui respire fort, debout avec son casque à la main : « Si au moins tu me laissais parler. J’ai fait une plaisanterie, c’est tout. » Il a bien envie de m’en mettre une, et la mère de me coiffer avec la soupière, mais finalement, ils n’osent pas, ils s’assoient devant la table et on écoute un moment déconner quelqu’un à la télé. Ensuite, sans regarder Pin-Pon, je remets ça : « J’ai fait une plaisanterie, c’est tout. Tu imagines ta tante en train de me courir après avec une râpe à fromage ? » Ça les tue tous, sauf la tante Sourdingue. Pour que ce soit bien évident, je me penche vers Pin-Pon et je répète : « C’est vrai, quoi. Tu n’as pas honte ? Tu la vois, la pauvre vieille, en train de me courir après avec une râpe à fromage ? » Mickey se lève, il n’en peut plus, et il a peur, s’il rigole, d’énerver son frère encore plus. Je leur laisse croire que c’est la fin de l’épisode, je mange, et puis je dis dans le silence : « J’ai eu un malaise, cet après-midi, je suis tombée. » Pin-Pon dit : « Un malaise ? Quel genre de malaise ? » Et la mère Soupçon, en même temps : « Où ça ? » Je réponds : « Dans la grange. C’est Bou-Bou qui m’a ramassée. Si vous ne me croyez pas, demandez-lui. » Ils se tournent tous vers Bou-Bou, sauf la tante qui regarde bouger les images dans le poste, et Bou-Bou baisse la tête, l’air embêté, il continue de manger. Il est maigre comme un coucou, mais qu’est-ce qu’il avale. Alors, Pin-Pon me demande d’une voix inquiète : « Et ça t’arrive souvent ? » Je dis : «Jamais. »
Un peu plus tard, Bou-Bou aide la tante à monter dans sa chambre, Mickey s’en va planter le mai à sa Georgette, et je suis seule avec Pin-Pon et la mère qui fait la vaisselle. Pin-Pon me dit : « Ça fait trois semaines que tu restes confinée ici à te crever les yeux sur des magazines ou des films de merde. Pas étonnant que tu sois pas bien. » La mère dit sans se retourner : « Qu’est-ce que tu voudrais qu’elle fasse ? Elle ne sait rien faire. » Elle ajoute : « C’est pas entièrement sa faute d’ailleurs, on lui a jamais appris. » Pin-Pon dit : « Écoute, elle pourrait faire tes courses en ville. Au moins, elle prendrait l’air. » Ils continuent comme ça pendant une heure, l’une pour dire qu’elle n’a pas envie que je la ruine pour ramener du crabe, l’autre qu’on parle des sous qu’il gagne, qu’il est majeur et vacciné, des conneries. A la fin je me lève avec mon air victime pour emmerder le monde, et je dis : « De toute manière, mon malaise, c’est pas ça. » Ils ne répondent rien, ils se regardent. Et puis, la mère la Douleur pousse un drôle de soupir et reprend sa vaisselle, et moi, je les laisse là.
Au matin, j’attrape Pin-Pon par le bras. Je suis dans le lit et il vient de me faire une bise avant de partir. Je lui dis : « Je voudrais descendre en ville, aujourd’hui. Il faut que j’aille chez le coiffeur pour ma teinture. » J’ai deux bons centimètres à la racine qui sont plus clairs que le reste et il le sait. Je dis : « Seulement, je n’ai pas de sous. » Ce n’est pas vrai, ma mère m’en a donné avant que je parte, et encore dimanche dernier, quand on était seules. Elle m’a dit : « Mais si, mais si, moi je n’ai besoin de rien. » J’ai quatre cent quarante francs et de la monnaie dans la poche de mon blazer rouge qui est rangé dans l’armoire. Pin-Pon dit seulement : « Bien sûr. J’aurais dû y penser. » Il sort des billets de sa poche et il m’en donne un de cent francs et un de cinquante. Il m’interroge des yeux pour voir si ça va et je fais signe que oui. Il dit : « Il faut me demander quand tu as besoin. » Il soulève le drap pour me regarder en entier, il soupire et il s’en va.
Vers midi, je vais chercher mon vélo chez nous. Ma mère me fait des œufs-coque, des carottes sautées que j’adore et on boit le café sans rien dire. J’ai mis ma robe bleu ciel qui coule sur moi et mon bandeau du même tissu pour tenir mes cheveux. Quand je pars, elle dit que ma robe est trop courte, que ce n’est plus la mode. Je réponds : « Pour celles qui ont les jambes moches, peut-être. Mais toi et moi, on a ce qu’il faut, pas vrai ? » Elle rit un peu. Elle me tue quand elle rit, on dirait qu’elle en a honte ou qu’elle n’a pas le droit de montrer ses dents. J’enfourche ma bécane et me voilà partie. Dès la sortie du village, ça descend jusqu’en ville, on n’a pour ainsi dire pas un coup de pédale à donner. Je vais d’abord à la scierie pour laisser le vélo à Mickey et lui dire qu’il m’attende, le soir, pour remonter. Il n’est pas là mais son patron, Ferraldo, me dit qu’il lui fera la commission. Ensuite, je vais chez le vieux Dr Conte.
Il y a du monde dans le salon d’attente, mais personne que je connais. J’attends dix minutes en regardant mes pieds. Quand le docteur ouvre la porte pour s’envoyer le suivant, il me voit tout de suite et il me fait passer comme si j’avais rendez-vous. Dans son cabinet, il ne me demande même pas comment ça va, il s’assoit à sa table et il me fait une ordonnance. Je lui dis : « Je crois que je vais être enceinte. » Il me dit : « Comment ça, tu vas être ? On l’est ou on l’est pas. » Je dis que j’ai oublié plusieurs fois de prendre ma pilule. « Et ça daterait de quand ? » Je reste debout devant lui, comme une idiote. Je dis : « Peut-être trois semaines. » Il lève les yeux au ciel et il me dit : « Bon. Imagine-toi que j’ai autre chose à faire que d’écouter des bêtises pareilles. Quand tu seras un peu plus avancée, reviens me voir. » Ensuite, il me donne l’ordonnance, le bonjour pour ma mère, un tube-échantillon de pommade pour ma joue et il me met à la porte. Il ne nous fait jamais payer.
Je traverse la place de la mairie et je vais chez le coiffeur. C’est Moune qui s’occupe de moi. Elle est bonne fille, mais c’est une conne. Sa conversation, c’est zéro. Son travail, c’est zéro. Si Mme Ricci, la patronne, ne venait pas me prendre en route et lui dire gentiment d’aller nous chercher deux thés-citron au café d’à côté, je sortirais de là comme un plumeau sur deux jambes. Ensuite, je vais à la pharmacie de Philippe. Quand il me voit entrer, il perd les pédales, comme toujours. Je lui montre mon ordonnance pour le faire enrager. Avant l’année des nanas, c’est lui qui me fournissait en douce la pilule. Pin-Pon m’a dit que si on croit les gens, j’ai couché avec Philippe. Ce n’est pas vrai. J’aurais bien voulu d’ailleurs. Mais c’est un drôle de bonhomme. Je ne sais pas comment il a pu faire des enfants à sa femme. Il y a des vacancières à cellulite, dans le magasin, qui passent leur congé payé à choisir une brosse à dents, il ne peut guère me parler. Il me dit : « Tu sais, je ferme dans une demi-heure. » Mais je réponds que je n’ai pas le temps.
Je vais au supermarché, j’achète sans regarder trois pelotes de laine rose et deux aiguilles à tricoter. J’achète aussi une boîte de crabe pour emmerder la mère Grippe-sous et un cadeau pour Bou-Bou : quatre fois mon portrait dans la cabine du photomaton. La dernière fois, je ferme les yeux et je tends les lèvres pour un gros, gros baiser. En fin de compte, je me trouve moche et je déchire tout, je lui achète un tricot rouge, avec Indiana University marqué en blanc sur la poitrine. Je ne connais pas sa taille, je prends le plus grand, et ça va comme ça. Je déteste les supermarchés, j’ai la tête qui éclate.
En allant vers la scierie, je vois le camion jaune de Mickey qui vient à ma rencontre. Il m’appelle en agitant le bras par la portière et quand je monte, Bou-Bou est déjà dedans, avec son gros cartable. Ils trouvent tous les deux mes cheveux magnifiques. Sur la route, je me dis qu’évidemment Pin-Pon ou sa mère pourrait téléphoner au Dr Conte, mais que si on lui demande ce qui se passe, il enverra tout le monde sur les roses. C’est comme les curés, ils n’ont pas le droit de l’ouvrir. Dans les virages, et il n’y a que des virages, je suis renvoyée contre Bou-Bou. A la fin, il passe un bras par-dessus mes épaules pour me retenir. Je sens sa chaleur. Le soleil a disparu derrière les montagnes. Mickey n’arrête pas de nous faire rire et de déconner. Je me dis qu’il pourrait être mon frère, et Bou-Bou aussi. J’ai le cœur qui fond pour Bou-Bou encore plus. Je me déteste et, en même temps, je suis bien.
J’attends encore une semaine. Le plus difficile, c’est à partir du lendemain, pour cacher que j’ai mes affaires. Je ne parle pas de Pin-Pon. Pour qu’il me laisse tranquille, je lui dis exactement le contraire, je lui dis que ça ne vient pas et que j’ai mal partout. Il soupire les trois soirs, et moi je reste en bas, avec la tante et Mickey, à faire des belotes à cinq francs chacun pour soi. Quand je monte, Pin-Pon est une bonne nature, il s’est endormi. En plus, il n’a jamais vécu avec personne, et il est comme tous les garçons, les histoires de fille, moins on s’en occupe, moins ça vous dégoûte. Je me méfie beaucoup plus de la vieille chipie, et même de la tante. Elle n’a pas d’oreilles mais les yeux comptent double. Je vais chez nous trois jours de suite, soi-disant parce que l’autre connard est patraque ou que ma mère veut essayer sur moi ma nouvelle robe, et je m’arrange.
Bien sûr, la pauvre femme se rend compte de tout, elle. Mais elle ne dit rien. Elle me prépare mon linge propre — je n’ai jamais voulu qu’une autre lave même un de mes bandeaux à cheveux — et elle me fait un chocolat au lait ou de la bouillie Cérélac que j’adore, ça me rappelle quand j’étais petite. Ensuite, elle reste sur sa porte à me regarder partir. Elle a l’impression, pas la peine de me le dire, que rien ne sera jamais plus pareil, et moi aussi. Au portail, je me retourne, mais ça me donne envie de revenir, parce que ce qui m’attend me semble d’un coup trop lourd pour moi, alors je m’en vais vite. J’ai calculé une fois que je passe trois dixièmes de ma vie à penser à elle, trois dixièmes à penser à lui, quand il était mon papa, le reste à penser à des conneries ou pour le sommeil.
C’est le samedi, quand je reviens de chez nous, que je croise la Juliette d’Henri IV devant les pompes du garage. Elle me dit : « Viens, j’ai à te parler. » Je baisse la tête, avec mon panier sous le bras comme le petit Chaperon Rouge, et je la suis. Pin-Pon n’est pas là, ni son mari. Elle me fait monter dans leur appartement. Elle me propose du café ou quelque chose. Je dis que j’ai déjà pris. Elle s’assoit sur une chaise, en face de moi, et elle me dit : « Je voudrais être sûre que tu l’aimes vraiment, Pin-Pon. » Je ne réponds même pas. Elle me dit : « Tu vas continuer à vivre chez eux sans être mariée ? » Je montre avec mes mains que je n’en sais rien.
Elle est assez grande, châtain clair, elle est vêtue d’une robe de minette pour paraître plus jeune. Cela dit, elle est bien en chair mais elle n’est pas mal. Je suis sûre qu’elle crie, elle aussi, quand son mari ou un autre le lui met. Elle me dit : « Je connaissais Pin-Pon quand j’allais à l’école. C’était un amour très pur. » J’ai l’impression qu’on joue dans Le Docteur Jivago. Je fais quand même signe avec la tête que je comprends et je reste immobile jusqu’à ce qu’on nous enterre toutes les deux. Alors elle dit : « Si tu dois te marier avec lui, je te donnerai ma robe. Je l’ai gardée comme la prunelle de mes yeux. Ta mère a des mains de fée, elle peut l’arranger exactement pour toi. » Comme je ne réponds toujours pas, elle dit : « J’étais mince comme toi, tu sais, quand j’étais plus jeune. » Elle se lève, elle m’embrasse sur la joue. Elle me dit : « Tu veux la voir ? » Je dis non, que ça porte malheur. Je me lève moi aussi, je suis plus grande qu’elle. Je dis avec mon accent made-in-ma mère : « Vous êtes gentille. Vous n’êtes pas comme les autres, au village. » Ensuite, on descend les marches en bois. Dans l’atelier, je dis : « Bon, eh bien, au revoir. » Elle me regarde, les joues très rouges, elle voudrait dire autre chose, mais ça ne vient pas, et je m’en vais.
Le reste du temps, je suis mignonne avec tout le monde comme je sais faire. Par exemple, je vois la mère Montecciari qui transbahute la grande poubelle au portail, pour que les boueux du mardi la vident dans leur camion en nous réveillant tous à cinq heures du matin, et je dis : « Laissez-moi le faire, ça je peux, c’est pas compliqué. On vous prend vraiment pour une bonniche dans cette maison. » Elle ne répond rien, peut-être que ça la touche, ou peut-être pas, va savoir.
La tante Sourdingue, dans son fauteuil, c’est mon rêve. Une fois, je suis seule avec elle et je lui crie : « Vieille salope ! » Elle dit : « Quoi ? » Je lui crie encore plus fort : « Vieille salope ! » Elle me fait un sourire, elle tapote ma main, en disant : « Si tu veux. Tu es une bonne petite. » Je vais au buffet, je prends une barre de chocolat et je la lui rapporte. Elle dit, en roulant les yeux : « Si ma sœur s’en aperçoit ? » Je mets mon index sur ma bouche, pour qu’elle comprenne qu’on est copines, toutes les deux, et elle rit, elle croque son chocolat comme un petit singe. C’est fou ce qu’on est vorace, à cet âge. Et laid, en plus. J’aimerais mieux mourir à vingt ans. Mettons trente.
Mickey, lui, il s’en va le dimanche matin avec ses gros mollets à l’air, en disant qu’il va gagner, merde. Il fait une course quelque part, il n’est plus suspendu. Et il revient le soir en disant qu’il a perdu, merde. Il dit que c’est à cause de son vélo, et que Pin-Pon, qui s’en occupe, n’y connaît rien. Mais rien. Il lui explique : « Quand on a emballé le sprint, je m’étais contenté de sucer tout le monde, j’étais fort. C’est ton putain de vélo qui pèse dix tonnes, je passe toujours la ligne avant lui. » Pin-Pon râle comme une borne qu’on a déplacée, mais il ne l’ouvre même pas. Il aime ses frères comme s’ils n’étaient pas les siens. Pour lui, Mickey, Bou-Bou, c’est sacré. Il gueule un peu contre Bou-Bou, qui se lève trop tard, le matin, pour aller au collège, et qui lit des science-fiction jusqu’au milieu de la nuit. Il gueule un peu plus contre Mickey, qui ment comme l’enfant qui vient de naître sur le nombre de cigarettes qu’il fume par jour, et qui s’en va tringler Georgette quatre fois par semaine. « Qu’est-ce que tu veux gagner une course après ça ? » il lui dit. Mais c’est sacré.
Bou-Bou, lui, il ne me regarde pas, il me parle à peine, et il m’évite quand Pin-Pon n’est pas là. Je suis allée dans sa chambre, j’ai posé mon cadeau sur son lit. Le soir même, j’ai retrouvé la saleté de tricot sur le mien. Je coince Bou-Bou à l’étage, un peu plus tard, et je lui dis : « Je pensais te faire plaisir. Tu ne m’as pas vendue, quand je suis tombée dans la grange. » Il reste debout, très droit, le dos contre le mur, sans me regarder. Il me répond : « Parle moins fort, ils vont t’entendre, en bas. » Je chuchote : « Alors, prends-le. Je t’en prie. » Je lui mets le tricot sous le bras, et il le garde. Il soulève seulement l’autre épaule pour montrer qu’il s’en fiche, et il s’en va dans sa chambre. Quand je le vois comme ça, j’ai envie de le faire gémir entre mes bras, en embrassant sa bouche pendant qu’il meurt.
Enfin, je suis mignonne toute la semaine. Et puis, le mercredi soir, Pin-Pon revient de son entraînement à la caserne. On l’attend pour manger. Je tricote comme ma mère m’a montré, avec mes lunettes sur mon nez, en jetant de temps à autre un coup d’œil à la télévision. Mme la Directrice, qui sert la soupe, dit à son fils : « Les campeurs de l’autre jour sont revenus. Ils m’ont donné deux cents francs d’acompte. Ils se sont installés en bas de la prairie. » Mickey dit énervé : « D’accord, d’accord. On peut pas se taire un peu ? » Il regarde le film, lui. Deborah Kerr qui fait une dépression nerveuse parce qu’elle s’est laissé embrasser. Mais la seule chose que voit Pin-Pon, dans la saleté de cuisine, ce n’est pas Deborah Kerr, ni Bou-Bou qui se ronge les ongles, ni Mickey, la tante n’en parlons pas, c’est moi en train de tricoter, bien sage sur une chaise, avec mes lunettes sur le nez que je n’ai jamais mises.
Il se penche, il embrasse ma joue guérie, il me dit : « Mais qu’est-ce que tu fais ? » Je gonfle ma joue guérie, je souffle de fatigue, et je dis : « Tu le vois bien, ce que je fais. » Il me dit : « Qu’est-ce que tu tricotes ? » Je soulève mon épaule d’un coup sec, je continue mentalement à compter mes mailles, et je réponds : « Qu’est-ce que tu crois ? »
Il y a un drôle de silence dans la cuisine, après ça, on n’entend plus que Deborah Kerr en anglais sous-titré. Pin-Pon va éteindre le poste. La tante Sourdingue râle en disant : « Pour une fois que je peux lire », et je sens leurs regards à tous fixés sur moi. Je m’en fiche, je tricote inexorable comme ma mère m’a montré, sans penser à rien d’autre.
A la fin, Pin-Pon approche une chaise, il s’assoit devant moi. Il dit : « Arrête. » Je le regarde à travers mes lunettes. Il n’est ni embêté ni rien. Il me dit : « Comment tu peux le savoir ? » Je réponds : « J’étais en retard, je suis allé voir le Dr Conte. Il a dit que c’est encore trop tôt, mais moi, je le sais. » Ensuite, je garde les yeux sur mon bout de layette rose, à travers mes lunettes. Des mailles bien rangées, comme des grains sur un épi de maïs. Un silence où j’entends seulement le bruit d’une fourchette que Bou-Bou déplace sur la table. Et enfin, c’est elle, la pourriture de veuve, qui l’ouvre et qui me laisse la première manche. Elle dit à Pin-Pon, avec sa voix de constipée : « Cherche plus, va. Pour ça, tu peux la croire. Elle t’a bien eu, mon pauvre petit. »
Pin-Pon se lève en repoussant sa chaise et il répond : « Tais-toi, tu veux. Personne n’a essayé de m’avoir. C’est comme ça, c’est tout. » Je sais qu’il me regarde pour que je sois d’accord avec lui, mais je reste les yeux baissés derrière mes lunettes, je la boucle. Mickey dit : « Bon, si on passait à table ? » Bou-Bou dit : « Toi, tais-toi. » Ensuite, on attend tous le restant de notre vie que Pin-Pon parle. A la fin, il dit : « J’en ai marre moi aussi qu’elle traverse le village et que tout le monde chuchote derrière son dos. C’est ma faute. Alors, ce sera vite réglé. »
On se met tous autour de la table et on mange. Moi, j’ai mon bout de tricot sur les genoux. Mickey ne demande même pas qu’on rallume télé-Monte-Carlo. La tante dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’êtes pas contents après la petite ? » Sa sœur lui tapote la main pour qu’elle se calme et personne ne dit rien. Je pense trois dixièmes à ma maman, trois dixièmes à mon papa. J’avale ma soupe. Je suis plus têtue que le monde entier contre moi. Fin de l’épisode. Je persiste et je signe : Éliane Montecciari.