C’est une bonne petite. Je le sais à ses yeux. Elle ne les a pas dans sa poche, mais moi non plus. Parce que je n’entends pas, ils croient tous que je ne vois pas. Sauf Celle-là. Elle sait que je vois bien, parce que j’observe. Dès le premier jour, j’ai su que c’était une bonne petite. Elle n’a pas pris mon argent. Je le garde pour enterrer ma sœur et pour mon propre enterrement. Elle l’a trouvé, dans le poêle en faïence de ma chambre, mais elle ne l’a pas pris. Elle a seulement remis le portefeuille en place du mauvais côté, j’ai compris qu’elle y avait touché. J’ai l’œil.
Les portefeuilles qu’on fabrique avec des boîtes à sucre, j’en ai fait et j’en ai fait quand nous étions gosses, à Marseille. Quel beau temps c’était. Marseille, je l’ai dit à la petite, c’est la plus belle ville du monde après Paris. Je suis allée une seule fois à Paris, pour l’Exposition de 1937, avec mon mari. Une semaine. On habitait Hôtel des Nations, rue du Chevalier-de-la-Barre. On avait une belle chambre avec un réchaud pour faire le café le matin. Mon mari me faisait l’amour tous les jours, c’était comme un second voyage de noces. Je lui disais : « Ben, mon coquin, ça te fait de l’effet, Paris. » Il riait, il riait. Il avait dix ans de plus que moi et j’en avais vingt-neuf à l’époque. Il m’avait acheté deux robes avant de partir et il m’en a acheté une autre boulevard Barbès, à Paris, tout près de la rue du Chevalier-de-la-Barre. Il est mort le 27 mai 1944, dans le bombardement de Marseille. On habitait au coin de la rue de Turenne et du boulevard National, au troisième étage. La maison s’est écroulée avec nous. Il était à côté de moi quand les bombes tombaient, il me serrait la main en disant : « N’aie pas peur, Nine, n’aie pas peur. » Il paraît qu’on l’a retrouvé dans la rue, sous les décombres, et moi dans ce qui restait du premier étage, avec une vieille femme qui avait la tête arrachée. Celle-là, elle n’était pas de l’immeuble, on n’a jamais su d’où elle venait.
Très souvent, dans mon fauteuil, je pense à ce dernier moment, quand je tenais la main de mon mari. Je me demande comment c’est possible qu’on se soit lâché. Je me dis qu’on a dû perdre connaissance ensemble et que je devrais être morte avec lui. Je n’ai jamais connu un autre homme, je n’en ai même jamais regardé. Ni avant ni après. Pourtant, j’avais trente-six ans, quand il est mort, et même sourde, ce n’est pas les partis qui manquent. Ma sœur me disait : « Trouve-toi un travailleur de ton âge, remarie-toi. » Rien que d’y penser, je pleurais.
C’est une belle andouille, ma sœur. Elle n’a pas connu un autre homme que son mari, elle non plus. Elle ne s’est pas remariée, elle non plus. De quoi elle parle ? Elle était pourtant plus belle que moi. Une fois, dans la grange, Florimond et Mickey sont tombés sur les lettres que mon pauvre beau-frère lui écrivait en 1940, quand ils l’ont mobilisé et qu’il est devenu français pour de bon. On les a lues tous les trois pendant qu’elle n’était pas là. On était malades de rire, on ne pouvait plus s’arrêter. L’orthographe n’était pas son fort, au pauvre Lello, mais ma sœur devait bien lui manquer, parce qu’à part un bonjour de temps à autre aux gens du village, en espérant qu’ils étaient moins casse-valentins que d’habitude, il ne lui parlait que de ça. Bref, c’étaient des lettres d’amour. On avait un peu honte, ensuite, de les avoir lues, mais même le soir, à table, c’était plus fort que nous, on est reparti tous les trois dans le fou rire. Il lui parlait de son « corps d’albâtre ». Il avait dû lire ça dans un journal ou ailleurs et trouver que ça faisait bien. Malades. Ensuite, bien sûr, ma sœur s’est fâchée de ne pas savoir ce qui nous amusait tant. Elle a tout planté là et elle est montée se coucher. « Un corps d’albâtre. » Je vous demande un peu où il était allé chercher ça.
Ma sœur a plus de chance que moi. Le pauvre Lello est enterré au cimetière du village, elle peut aller nettoyer sa tombe le lundi après-midi et lui raconter ce qui se passe, mais mon pauvre mari est à Marseille, au Canet. Ces derniers dix ans, je n’ai pu m’y rendre que deux fois. Quand on a enterré son frère, qui était bijoutier-horloger, mais pas patron évidemment, et une autre fois, quand Mickey devait courir au stade vélodrome et que Florimond et Henri IV m’ont emmenée avec ma sœur. Le soir, Mickey avait gagné la course par élimination et je ne sais pas combien de primes, il nous a payé le repas de poissons sur la Corniche. On est revenu dans la nuit. On était tous drôlement contents, moi d’avoir vu la tombe de mon mari, et tout nettoyé à la brosse, et mis des fleurs, et les autres que Mickey soit vainqueur, et moi aussi. On avait deux vélos accrochés sur le toit de la voiture, et j’avais toujours peur qu’ils tombent en route.
Je voudrais gagner encore trois tiercés, maintenant que mon enterrement et celui de ma sœur sont assurés. La première fois, je donnerais tout à Florimond, parce qu’il est l’aîné, et le plus courageux. La seconde fois, je partagerais entre Bou-Bou et Mickey. La troisième, ce serait pour le bébé qu’Elle doit avoir, mais sur un livret de la Caisse d’Épargne. J’ai dit à ma sœur que j’espère bien que ce sera une fille, on a trop d’hommes dans notre famille, et qu’elle sera aussi jolie que sa mère. Dieu du Ciel, heureusement que je n’entends rien, qu’est-ce que j’aurais entendu. Ma sœur déteste la petite. Elle ne la trouve pas franche et elle lui reproche ses allures délurées. Surtout, elle lui reproche de lui prendre son Florimond. Elle dit : « S’ils se marient, où ira l’argent ? Il devra partager avec elle. » Moi, je lui réponds : « C’est une bonne petite. Toi, il y a trente ans que tu cries pour me parler, alors que tu sais que je n’entends rien. Elle, au moins, elle ne crie pas, elle parle lentement et je comprends tout. Ou alors, si c’est trop compliqué, elle prend la peine d’aller chercher du papier, un crayon et elle me l’écrit. »
Si on voyait la tête de ma sœur, c’est terrible. On dirait que tout son sang est retourné à l’intérieur. Et puis, elle crie de plus belle, bien sûr, mais je ne comprends rien. Alors, elle va au tiroir du buffet, elle ramène elle aussi une feuille de papier, un crayon et elle m’écrit pour se venger : Tu sais comment elle t’appelle ? Je réponds : « Elle m’appelle la Sono Cassée, elle me l’a dit. » Et je ris, je ris. C’est vrai, la petite m’appelle la Sono Cassée, la tante Sourdingue ou le Petit Singe. Je le lui ai demandé. Elle me l’a dit. Elle m’a même expliqué qu’une sono, c’est des haut-parleurs pour les chanteurs. Et ma sœur dit que la petite n’est pas franche. Délurée, oui. Elle se montre toute nue aussi facilement que les autres sortent un parapluie quand il pleut. Mais je crois qu’elle est malheureuse. Je veux dire que sa vie n’a pas dû être drôle tout le temps, et que personne ne le sait, parce que ça, elle le montrerait moins volontiers que son derrière.
J’explique ce que je pense à ma sœur, mais elle hausse les épaules comme la je-sais-tout qu’elle était déjà quand elle avait dix ans et je lis sur ses lèvres : « Toi et tes histoires ! » Et elle fait un grand geste au-dessus de sa tête pour montrer que mes histoires, c’est des fumées. Elle écrit sur le papier : Qu’est-ce qu’elle t’a demandé ? Pour la faire enrager, je corrige d’abord ses fautes d’orthographe, comme à la petite, qui écrit presque en phonétique, c’est incroyable. Et puis je dis : « Rien. Elle aime que je lui parle, que je lui raconte. » Je lis sur ses lèvres : « Raconte quoi ? » Je dis : « N’importe quoi. Ce qui me vient. » Elle reprend son papier, elle écrit : Le piano mécanique dans la grange ? Je fais l’idiote. Je balance la tête pour dire non. Elle écrit : Elle t’a demandé qui a ramené le piano quand Lello l’a mis au clou ? Je dis : « Pourquoi tu demandes ça ? » Je me rappelle très bien qui a ramené le piano. Le grand Leballech et son beau-frère. Le grand Leballech conduisait un camion de Ferraldo, le patron de Mickey. C’était en novembre ou décembre 1955, il y avait de la neige dans la cour. Avec Lello, après avoir descendu le piano du camion, ils ont bu une bouteille ici, dans la cuisine, je les revois comme si j’y étais encore. Ma sœur écrit : Parce qu’elle veut savoir. Je dis : « Elle ne me l’a pas demandé. » Ça, c’est vrai. La petite m’a parlé du piano mécanique, dans la grange, mais elle ne m’a rien demandé sur ce jour-là.
Ma sœur hausse les épaules et réfléchit en regardant ce qu’elle vient d’écrire. Ensuite, elle tourne brusquement la tête vers la porte vitrée, je comprends que quelqu’un s’approche, dans la cour. Elle fait exactement ce que la petite fait toujours. Elle enflamme la feuille de papier avec une allumette, elle la jette dans le foyer éteint de la cuisinière. Elle a le même geste, avec le tisonnier, pour soulever la plaque et la remettre en place. Quand elle ouvre la porte, je vois un des campeurs qui ont planté leur tente en bas de la prairie, et sa petite amie ou sa femme, une blonde avec des taches de rousseur. Je comprends, en voyant ma sœur qui sort, qu’ils sont venus chercher des œufs ou un lapin.
Je reste seule, je ferme les yeux. Je me rappelle très bien ce soir d’hiver 1955. Le grand Leballech et son beau-frère qui buvaient du vin dans la cuisine avec le pauvre Lello. Florimond était encore bambin, et toujours dans les jambes de son père. A cette époque, je n’étais pas toute la journée dans mon fauteuil, je marchais jusqu’au portail, je regardais les forêts, les maisons du village, la route. Le grand Leballech, je le voyais passer quelquefois dans son camion. Il faisait le même travail que Mickey maintenant. Il charriait du bois. Son beau-frère, je ne l’ai vu que ce soir-là. J’avais encore mon appareil, j’entendais un peu. On m’a expliqué qu’il était marié, du côté d’Annot, avec la sœur de Leballech.
J’ai les yeux fermés, dans mon fauteuil, mais je ne dors pas. Les autres croient toujours que je dors. Je ne dors que la nuit, et pas longtemps. Je pense à tous ces jours merveilleux. A Digne, quand j’étais petite et puis à Marseille. Le pont transbordeur, que les Allemands ont fait sauter pendant la guerre, et la rue du Petit-Puits où on habitait. Tout ce soleil. Je me demande si avec toutes les saletés qu’ils ont inventées, on ne s’éloigne pas du soleil. Les jours étaient plus longs, autrefois, et l’été plus chaud. L’Exposition de 1937, à Paris. Ma sœur garde le plateau que je lui ai rapporté. Il est derrière moi, sur le buffet. Il y a une vue de l’Exposition peinte dessus. Mon mari me disait : « Tu verras, on s’en souviendra longtemps. »
La petite était près de moi, un après-midi, et elle a écrit sur son papier, à sa manière : Vous l’aimez toujours ? J’ai fait oui avec la tête. Elle n’a pas ri, ni rien. On est resté là, simplement, comme deux cruches. C’est une bonne petite. Elle ne ressemble pas aux autres, voilà tout.
Le matin, c’est ma sœur qui m’aide à m’habiller. Un jour, ce sont les jambes qui me font mal, un autre jour les bras. Elle m’aide aussi à descendre dans la cuisine, à m’installer dans mon fauteuil. Florimond et Mickey s’en vont à leur travail. Bou-Bou a passé son bac de français, il dit qu’il a fait pour le mieux, on attend les résultats. Il peut dormir ou lire dans sa chambre toute la matinée.
La petite descend toujours vers les neuf heures, après avoir refait son lit. Elle va chercher sa baignoire dans l’appentis où elle la range, elle se prépare son bain. Ma sœur dit qu’elle va s’user à force de se laver. Ma sœur est une andouille. Elle est bien brave avec moi depuis que son mari est mort, mais andouille, elle l’a toujours été. Je dis à la petite : « Ça va ? » Elle penche sa tête de côté, elle dit : « Ça va. » La première fois qu’elle s’est mise dans sa baignoire, j’étais scandalisée, je n’osais pas la regarder. Maintenant, je me dis : « Pauvre vieille idiote, où veux-tu qu’elle se lave ? Elle n’est donc pas faite comme toi, quand tu étais jeune, et que ta grand-mère n’y faisait même pas attention ? » Ensuite, elle vide l’eau de la baignoire, bassine par bassine, dans l’évier. Elle a mis son peignoir éponge blanc. Elle a les cheveux mouillés, le visage lisse, on se rend compte alors qu’elle n’a pas vingt ans.
Quand elle me regarde, parfois elle ne me voit pas, parce qu’elle a autre chose à penser, mais quand elle me voit, je lis dans ses yeux qu’elle est contente que je sois là. C’est juste une manière de faire la moue avec sa bouche, ou de sourire, ou de soulever son épaule comme quand elle s’en fiche, parce qu’elle veut qu’on croie qu’elle se fiche de tout. Je n’entends ni le bruit qu’elle fait dans sa baignoire ni ce qu’elle répond à ma sœur quand ma sœur lui parle et que je vois son nez de rien du tout se pincer et ses yeux bleus se rétrécir. Mais je crois que je devine bien toutes ses pensées. Je n’ai jamais vu sa mère, qu’on appelle Eva Braun parce qu’elle vient d’Allemagne et que les gens sont bêtes. J’aimerais qu’elle nous rende visite. J’ai demandé à ma sœur de la faire venir, mais ma sœur m’a répondu en détachant bien les mots pour me faire comprendre : « Sa mère est comme Elle, une sauvage. »
Après son bain, la petite s’en va dans la cour, avec sa serviette et ses cigarettes à la menthe, pour prendre le soleil près du bac en bois de la source. Dès qu’elle est sortie, c’est Bou-Bou, en pyjama, qui descend. Il m’embrasse tous les matins, c’est le seul. Il me dit toujours la même chose : « Tu changes pas, toi. » Ensuite, il se prépare une quantité de tartines — une au miel, une au beurre, une à la confiture, une au Nutella —, et sa mère lui sert son café au lait. Quand c’est prêt, il rajoute une ou deux cuillerées de Nescafé, sinon c’est du jus de chaussettes, ça ne le réveille pas. Il avale tout en regardant droit devant lui, l’air de réfléchir à des choses très importantes, un peu comme Mickey. Sauf que Mickey n’a jamais mangé autant. Et puis, il lave son bol, comme on lui a appris, il hésite un moment devant la porte vitrée mais, à la fin, il écarte le rideau pour voir la petite allongée à côté du bac de la source, et il remonte dans sa chambre.
J’ai l’œil, et ce n’est pas nécessaire d’arriver à mon âge pour comprendre que la petite le retourne. Il tient avec elle, d’ailleurs. Je le remarque à table. Il sait toujours où prendre le sel quand elle le cherche. Elle n’y voit pas bien, elle. Il lui passe la salière avec l’air d’en avoir marre qu’elle ne la trouve pas, mais c’est toujours lui qui fait attention, les autres regardent la télévision. Je crois qu’elle le fait exprès, elle aussi. Elle m’a écrit, un après-midi qu’on était seules : Mes yeux, c’est juste pour décorer. Je ne vois même pas jusqu’à mes pieds. Je lui ai dit : « Alors, pourquoi tu ne mets pas tes lunettes ? » Elle m’a écrit : Mes pieds, je m’en fous. N’empêche qu’elle se rend très bien compte des choses, autrement qu’avec ses yeux. Et ça lui fait plaisir que Bou-Bou fasse attention à elle.
Dimanche dernier, il est descendu à table avec un tricot neuf, tout rouge, Indiana University imprimé dessus en blanc. Tout le monde lui a fait des compliments et il a gonflé les joues comme si on l’embêtait, il s’est assis sans regarder personne. Et puis, quelques secondes après, je l’ai vu glisser un regard vers Elle, juste un regard, et elle a baissé la tête avec un sourire rentré, on sentait qu’elle était contente et qu’il y avait un secret entre eux. Je pense que c’est elle qui lui a offert ce tricot, sans rien dire aux autres. Je pense aussi qu’elle ne voit pas le mal et que, pour elle, même s’ils n’ont pas trois ans de différence, Bou-Bou est simplement un petit frère. Elle n’en a pas, de frère. Moi, je peux comprendre. D’ailleurs, elle est très amoureuse de Florimond. Ma sœur m’a raconté que tout le monde l’entend, la nuit, quand elle est dans ses bras.
Je me méfierais davantage de Mickey, parce qu’il est plus de son âge et qu’il a toujours les yeux où il ne faut pas quand elle croise les jambes sur sa chaise ou qu’elle se penche pour ramasser quelque chose. Elle porte des jupes et des robes trop courtes. Je le lui ai dit. Elle a ri, elle a soulevé une épaule comme elle fait toujours. Quand elle met son blue-jean passé à l’eau de Javel, c’est pire, il est tellement serré qu’on ne verrait pas mieux son derrière s’il était nu. Enfin, il faut être juste. Elles ont une drôle de manière de s’habiller, les filles de maintenant, elle n’est pas la seule. Avant la guerre, quand on louait la villa, l’été, à Seausset-les-Pins, j’ai porté un pantalon moi aussi, mais large de partout, je nageais dedans. C’était la mode. Mon mari me disait que j’étais très chic. Quand on revenait de la plage, avec mes neveux et ma sœur qui était encore jeune fille, on s’installait dans le jardin plein de lauriers-roses et on faisait marcher le phono. Je sens encore le parfum des lauriers-roses quand j’y pense. Le disque que j’aimais le plus, c’était Le Chaland qui passe. Lys Gauty. Et la chanson de Blanche-Neige :
Un jour, mon prince viendra
Un jour, il m’aimera...
Je ne me rappelle plus qui la chantait. Élyane Célis, je crois. J’ai peur que, petit à petit, les souvenirs me quittent. J’ai peur de devenir comme ils croient tous que je suis déjà : gâteuse. Ma pauvre grand-mère, quand elle est morte, elle l’était. Elle riait tout le temps, heureusement. Elle ne se souvenait plus du tout de mon grand-père qui était mort vingt ans avant elle. Rien, pas un souvenir. Dieu du Ciel, que je ne sois jamais comme ça ! Je veux au dernier moment me rappeler mon mari, et qu’il me tienne la main et qu’il me dise : « N’aie pas peur, Nine, n’aie pas peur. » Ça ne doit pas faire mal, la mort, il n’y a pas de raison. Le cœur ralentit et puis s’arrête. Et de l’autre côté, c’est peut-être comme je croyais autrefois, quand j’étais petite et que ma grand-mère me le racontait dans notre appartement de la rue du Petit-Puits : on retrouve tous les gens qu’on a connus.
C’est une chose qui me tracasse, la nuit, quand je ne dors pas. Mon mari avait quarante-six ans quand il a été tué. J’en ai déjà soixante-huit. Si c’est vrai, tout ça, et que je le retrouve, l’année prochaine ou dans dix ans, il me verra comme je suis : une vieille. C’est affreux. Mais le Bon Dieu, s’il existe, a dû prévoir ça aussi, je suis bien tranquille. Peut-être que je me retrouverai d’un coup comme j’étais à Seausset-les-Pins, pendant ces étés merveilleux où on louait la villa. Je ne me rappelle plus la couleur du pantalon large. Blanc, sûrement. C’était la mode. Je ne me rappelle plus la marque du phono. C’est important, c’est un morceau de ces années qui tenait aux autres, il ne tient plus. Il y avait un chien sur l’étiquette. Voyons, tout le monde connaît cette marque. J’ai le nom sur le bout de la langue. Je ne me rappelle plus qui chantait l’air de Blanche-Neige. Élyane Célis, mais je ne suis pas sûre. Dieu du Ciel, je ne me rappelle plus la marque du phono.
La Voix de son Maître.
Maintenant, il faudra que je fasse attention. Penser à tout, ne rien perdre, ne pas laisser mes beaux souvenirs partir à la dérive. Quand j’ai demandé à la petite, elle m’a dit en détachant les syllabes : « La Voix de son Maître. » J’ai dit : « Mais ça existe toujours ? » Elle a soulevé l’épaule, elle a répondu, la bouche à trente centimètres de mes yeux : « Le clébard, c’est la Voix de son Maître. Tout le monde le sait. » Elle a dit autre chose, mais trop vite, je n’ai pas compris. Je lui ai fait signe de prendre du papier dans le buffet. Elle a secoué la tête, elle a répété lentement et c’était comme si j’entendais à nouveau : « Tu perds la mémoire, ma vieille. Tu deviens conne. »
Elle m’a regardée me retenir de pleurer sans faire un geste, debout devant moi. J’ai dit : « Tu es bien méchante. Oui, tu es bien méchante. » Alors, elle s’est pliée sur les talons pour que son visage soit à la hauteur du mien et elle a articulé : « C’est toi que j’aime le plus dans cette maison. Seulement tu perds la mémoire, tu deviens conne. » Je ne savais plus si je devais être triste ou non, j’avais peur que ma sœur revienne brusquement dans la cuisine. La petite était habillée, prête à partir chercher son extrait de naissance pour le mariage. Elle m’a dit : « Ne leur fais pas voir que tu perds la mémoire. Demande-moi. » J’ai très bien compris, comme si j’entendais les mots. Et elle a mis une main sur ma nuque, elle m’a embrassé la joue. Elle m’a dit : « Je ne suis pas méchante. Moi aussi, je deviens conne. Tu saisis ? » J’ai dit oui avec la tête. Ensuite, elle est partie.
Je suis restée seule longtemps. Ma sœur est revenue, puis ressortie. Elle s’occupait de ses plantations ou de la vigne de Pin-Pon et de Mickey, je ne sais pas, et ça m’est égal. Je pensais à la petite. Je suis sûre que quand elle me parle, en formant bien les mots avec la bouche, elle n’y met pas sa voix, on ne l’entend pas. Elle dessine des mots dans le silence, juste pour moi. Il y a seulement quelques semaines qu’elle est là, et elle sait mieux me parler que les autres, qui m’ont toujours vue.
Bou-Bou rentre le premier, à la fin de l’après-midi. Il se prépare un sandwich énorme avec du jambon et du beurre et du roquefort. Ma sœur va hurler, comme tous les jours, en voyant ce qui reste pour les autres. Il revient de la piscine, en ville, il a encore les cheveux tout plaqués. Il a le visage d’un garçon de douze ans, comme ça. Il me dit quelque chose que je ne comprends pas, mais à voir sa tête, c’est gentil et sans importance, et il monte dans sa chambre pour lire ses livres sur l’avenir.
Un moment après, c’est Elle qui rentre. Je vois aussitôt qu’elle n’est pas la même que trois ou quatre heures avant. La peinture autour de ses yeux est partie. Elle est triste, ou pire que ça. Elle se lave les mains à l’évier. Elle ne me regarde pas. Je lui demande : « Tu as eu ton extrait de naissance ? Tu me le montres ? » Elle répond une grossièreté, très vite, je ne comprends pas mais je sais que c’est une grossièreté. Et puis, elle me regarde, elle soulève son épaule, elle tire le papier d’une poche de sa veste rouge, elle vient me le donner. C’est un extrait de naissance de la mairie du Brusquet-Arrame. Elle est née le 10 juillet 1956. Elle aura vingt ans dans quelques jours. Elle s’appelle Éliane, Manuela, Hertha, Wieck. Elle est née de Paula, Manuela, Wieck, naturalisée française, et de père inconnu.
Je reste sans parler un moment. Elle me reprend la feuille. Elle la remet dans sa poche. Je dis enfin : « Tu portes le nom de ta mère ? » Le sang s’est retiré, j’en suis sûre, sous sa peau brunie au soleil, et son nez court est tout pincé. Ses yeux sont agressifs et pleins de larmes. Elle répond : « Ça vous dérange ? » J’entends presque les mots. Je dis : « Non, mais explique-moi. » Elle essuie ses yeux d’un revers de main, elle dit très clairement pour moi : « Il n’y a rien à expliquer. » Ensuite, elle s’en va. Je dis : « Ne t’en va pas. Je suis avec toi. » Mais elle ne m’écoute pas, elle monte.
Le soir, on est tous à table, elle a mis son blue-jean collant et son polo à manches courtes bleu marine, avec un poisson cousu sur la poche de poitrine. Florimond est à côté d’elle et la regarde. Et puis, il mange, il parle avec Mickey. Ensuite, il la regarde encore, et il voit qu’elle est préoccupée. Il attire sa tête vers lui et il l’embrasse dans les cheveux. On sent qu’il l’aime beaucoup, lui aussi. Je pense qu’il a vu son extrait de naissance et qu’il a demandé des explications. Et sans doute, elle a soulevé son épaule d’un coup sec, et il s’est dit : « Après tout, qu’est-ce que ça fait ? » Comme moi. Quand la petite est née, sa mère n’était pas mariée avec Devigne, voilà tout. Beaucoup de gens vivent toute leur vie ensemble sans être mariés. Mais bien sûr, le nom de Devigne devrait figurer sur l’extrait de naissance.
Je dis : « Florimond. Le mariage, c’est pour quand ? » Il me répond : « Le 17. C’est un samedi. » Ma sœur se penche vers moi et parle, et je ne comprends rien. La petite sourit de voir que ma sœur est une andouille, et elle répète avec ses lèvres : « Il faut dix jours, pour l’affichage à la mairie. » Les autres la regardent avec des têtes d’ahuris et je comprends que je ne me suis pas trompée : aucun son ne sort de sa bouche, elle se contente de dessiner les mots pour moi. Je fais oui, oui avec la tête, et je dis : « La Voix de son Maître. » Elle rit, elle rit. Et moi aussi. Et les autres nous regardent avec des têtes encore plus idiotes. Je dis à Florimond : « La Voix de son Maître. » Il ne comprend rien du tout, mais de nous voir rire toutes les deux, surtout elle, ça le gagne, il se met à rire lui aussi, et puis Mickey, qui n’attend toujours que la première occasion, et même Bou-Bou, qui garde sa fourchette en l’air et qui se demande ce qui se passe.
Il n’y a que ma sœur qui ne rit pas. Et moins elle rit, plus c’est drôle. Si on voyait sa tête, à ma sœur, c’est à vous rendre malade. Et nous, on la voit. Je vous jure, elle avait dix ans à peine, une vraie pimbêche. Je crie : « Un corps d’albâtre ! » Là, Mickey crache le vin qu’il a dans la bouche, en plein à travers la table, et Florimond se retourne sur sa chaise en se tenant le ventre, plié en deux, et la petite et Bou-Bou qui ne sont même pas au courant rient encore plus. Ça leur fait mal mais c’est plus fort qu’eux, et moi, je tousse, et je tousse, mais je ne peux pas m’arrêter non plus. Enfin, voilà. Voilà comment ça se passe parce que ce pas grand-chose de Devigne, que je n’ai jamais vu, a fait un enfant à une pauvre femme et ne l’a pas reconnu. Et, bien sûr, ce n’est pas la peine d’arriver à mon âge pour le prévoir, la petite s’arrête d’un coup, alors que les autres rient encore, et elle en a trop sur le cœur, et elle laisse tomber sa tête sur ses bras croisés, au milieu des assiettes, et on voit ses épaules, son dos, secoués par les sanglots.
On reste là comme des statues de la pitié à la regarder, même ma sœur, cette andouille, et Florimond pose sa main sur les cheveux de la petite, et il lui parle doucement. Ensuite, il la fait lever, ils montent dans leur chambre, tous les deux. Ma sœur, et Bou-Bou, et Mickey me regardent comme si je devais leur expliquer. Je dis seulement : « C’est une bonne petite. Je voudrais aller dormir, moi aussi. »
Je dois attendre deux jours, trois jours peut-être, pour me retrouver seule, un après-midi, avec Elle. Quand on est vieille, l’impatience vous fait enrager encore plus. Elle a mis une nouvelle robe que sa mère lui a faite, blanche avec des dessins bleus et turquoise. Le bleu est exactement celui de ses yeux. Elle veut retourner voir sa maîtresse du Brusquet, elle prend le car de trois heures. Ma sœur lave des draps au bac de la source. Bou-Bou est parti après déjeuner avec Martine Brochard et une autre jeune fille qui n’est pas d’ici. Il m’a dit qu’il les accompagnait pour ramasser de la lavande dans la montagne. La mère Brochard, qui fait argent de tout, fabrique des sachets de lavande qu’elle vend aux touristes, pour mettre dans leurs armoires. Je ne sais pas laquelle lui plaît, à Bou-Bou, de Martine ou de l’autre jeune fille, mais je sais bien que ce n’est pas dans le souci d’enrichir la mère Brochard qu’il se donne le mal de grimper là-haut. Enfin, c’est la jeunesse.
Je dis à la petite : « J’ai beaucoup réfléchi, je voudrais te parler avant que ma sœur revienne. » Elle est en train de se laver les dents à l’évier, comme tous les matins et tous les soirs, et chaque fois qu’elle sort. Elle me fait signe qu’elle ne peut pas répondre. Elle est d’une propreté méticuleuse pour tout ce qui la touche. Elle a fait honte à ma sœur, une fois, en se mettant à table. Elle a regardé son verre à la lumière, en se tournant vers la fenêtre, et sans rien dire, elle est allée le relaver. Le reste, ce qui ne la touche pas personnellement, elle s’en fiche. On pourrait laisser toute la vaisselle sale dans la cuisine pendant un mois, elle irait manger dehors pendant un mois, sur ses genoux. Ma sœur la déteste encore plus. Moi, ça me fait rire.
Je dis : « Arrête de te laver les dents, viens près de moi. » Elle me regarde plusieurs secondes, avec du dentifrice qui mousse sur ses lèvres, elle jette un coup d’œil du côté de la source, en écartant le rideau de la fenêtre, puis elle se rince la bouche au robinet, elle s’essuie à la serviette, elle vient. Je jurerais qu’elle sait de quoi je veux lui parler. Je lui dis : « Assieds-toi. » Elle prend un coussin sur une chaise, juste le coussin, elle le pose par terre à côté de mon fauteuil et elle s’assoit dessus comme elle a l’habitude, les bras autour de ses genoux.
Je passe la main dans ses cheveux qui sont lourds, si beaux. Elle écarte la tête et je sais, sans l’entendre, qu’elle me dit : « Tu me décoiffes, j’ai mis quatre ans à les arranger, tout à l’heure. » Je sais maintenant comment elle parle. Je ne connaîtrai jamais sa voix et ce sera un regret de plus que j’emporterai. Ma sœur m’a expliqué sa voix. Les mots qu’elle a trouvés, c’est : « acide », « fausse petite fille ». Elle m’a expliqué aussi que la petite parle avec l’accent allemand. Ça m’a surprise. J’ai demandé à la petite. Elle m’a répondu qu’elle le prend exprès, pour se rendre intéressante. Je vous jure, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer.
Je dis : « Je ne te décoiffe pas, va. » Elle répond quelque chose qui doit être : « D’accord, Hector, tu ne me décoiffes pas. De quoi tu voulais me parler ? » Je dis : « Je te raconte ma jeunesse, Marseille, Seausset-les-Pins, tu m’écoutes. Mais tu ne me demandes pas ce que tu veux savoir. Demande-le-moi. » Elle ne bouge pas, elle ne répond pas. Je dis : « Tu veux savoir qui était le camionneur qui a ramené le piano mécanique ici, en novembre 1955, huit mois avant que tu naisses. Je ne suis pas si bête que tu crois. J’ai tout mon temps pour réfléchir. »
Elle est tellement immobile, et ses cheveux sont tellement lourds et tellement vivants sous mes doigts. Je devrais lui dire simplement ce que je me rappelle, je n’ai pas besoin qu’elle me le demande. Moi aussi, je veux me rendre intéressante. Je sais que tant que je ne lui ai rien dit, je serai intéressante pour elle. J’ai peur qu’ensuite elle ne prenne plus la peine de s’asseoir près de moi, de m’écouter. Je ne pourrai plus raconter les souvenirs qui vont mourir avant moi, un par un, dans ma tête. Les autres, quand je commence à parler, ils ont tout de suite quelque chose à faire. Ma sœur, les chambres. Mickey, son vélo. Bou-Bou, ses devoirs. Florimond, lui, il n’est jamais là, ou pas assez. Il gagne l’argent pour faire vivre tout le monde, il n’a pas le temps d’écouter Cognata.
Je dis à la petite : « Regarde-moi. » Je prends son visage dans mes mains pour l’obliger à se tourner. Elle me regarde avec ses yeux bleus qui semblent vous traverser sans accrocher les vôtres, mais elle vous voit bien, vous pouvez en être sûr. Je murmure : « Demande-moi. » Elle secoue doucement la tête sans cesser de me regarder. Elle est oppressée, j’en suis certaine, mais elle ne voudra pas en démordre.
Je me penche, je lui dis : « Une femme comme moi qui n’a pas eu d’enfant, elle est plus attentive, parce que c’est toi, maintenant, qu’elle aurait aimé avoir. » Elle ne comprend pas ce que je veux dire, elle répond avec fierté : « J’ai déjà ma mère. » Je dis : « Je sais, idiote. Je veux t’expliquer que tu peux avoir confiance en moi. » Elle soulève une épaule, elle s’en fiche. Je répète : « Demande-moi. » Elle articule : « Demander quoi ? Qui a ramené cette saleté de piano ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? » Elle veut se lever, mais je la retiens par le bras. Quand je veux, je suis encore forte. Je dis : « Tu as demandé à Florimond, et à Mickey. Ils étaient trop petits pour se rappeler. Tu as demandé à ma sœur. Elle n’était même pas là, ce soir-là. Elle était partie au Panier, pour aider la mère Massigne, dont le mari venait de mourir. Tu sais comment il est mort, le père Massigne ? Écrasé par son tracteur. Ma sœur n’est rentrée que le lendemain, pour nous faire à manger. C’est pour ça que je me rappelle si bien. Il n’y a que moi qui peux te dire. Et tu ne veux pas me demander. »
Elle réfléchit plusieurs secondes sans que ses yeux bleus quittent les miens. Et puis, elle prend sa décision, elle me dit avec les lèvres : « Je ne vous demanderai rien. Je veux me marier avec Pin-Pon, c’est tout. » Elle se relève, elle arrange sa robe avec des gestes brusques, et elle ajoute, bien formé sur ses lèvres : « Patate ! » Et elle s’en va, en fermant brutalement la porte, prendre son car pour Le Brusquet.
Je me lève, je m’appuie d’une main à la longue table pour marcher. Je crie : « Éliane ! »Je ne l’ai pas vue passer derrière la vitre de la fenêtre, je ne sais pas si elle est vraiment partie. Je dis, assez haut pour qu’elle entende si elle se trouve encore près de la porte : « Il s’appelle Leballech. Il était avec son beau-frère. Leballech ! Tu m’entends ? » Je vois la poignée qui bouge et la porte qui s’ouvre à nouveau, et elle est là, sur le seuil. Elle me regarde avec un visage plus vieux, beaucoup plus vieux que vingt ans, et tellement froid, tellement sans cœur. Je dis : « Leballech. Il travaillait pour Ferraldo, le patron de Mickey. Ils ont bu du vin dans cette pièce, lui, son beau-frère et le mien. Il faisait nuit, et il y avait de la neige dans la cour, derrière toi. » La petite, instinctivement, tourne la tête pour regarder derrière elle. Je demande : « Ma sœur est là ? » Elle fait signe calmement que non. Je dis : « Leballech était assis au bout de la table, là, et son beau-frère, ici, et Lello à ma place. Ils avaient descendu tous les trois le piano du camion. Ils l’ont laissé dans la cour. Florimond était contre les jambes de son père. Ils sont restés peut-être une heure à parler et à rire, comme les hommes ensemble. Ensuite, le grand Leballech et son beau-frère sont partis. »
Elle n’ouvre pas la bouche. Elle se tient droite dans sa robe neuve, le visage vieilli, l’air de n’avoir plus de cœur. Je dis doucement : « Rentre. Referme cette porte. » Elle referme la porte. Mais elle ne rentre pas. Elle la referme sur moi et elle s’en va. Je crie : « Éliane ! » Mais elle ne revient pas, cette fois. Je retourne pas à pas jusqu’à mon fauteuil. Je ne sais plus quelle heure il est. Le matin ou le soir. Je me rassois dans mon fauteuil. Je sens mon cœur qui bat et que l’air me manque. Je me force à penser à autre chose. C’est une bonne petite, je veux qu’elle reste ce que je crois, une bonne petite.
Je pense à la joie de mon mari, quand on a cru, en 1938, que nous allions avoir un enfant. C’était l’été, comme aujourd’hui, mais le soleil était plus près de nous. On m’a emmenée à l’hôpital. Ce n’était pas vrai, je ne pouvais pas avoir d’enfant, ou c’est lui qui ne pouvait pas. On a continué à vivre, à y croire quand même. Il était employé des trams. Ma sœur était retournée à Digne, travailler comme repasseuse. Moi, j’ai mon brevet, j’aurais voulu être institutrice comme celle que la petite est allée voir, maintenant. On n’a jamais ce qu’on veut, dans la vie. On vous tue votre mari. Vous n’avez rien à dire. On vous enlève un à un tous les étés, jusqu’à ce que le soleil soit si loin que vous avez froid en juillet. Taisez-vous. C’est samedi, après-demain, que la petite aura vingt ans. Je peux lui donner deux mille francs sur mon argent. Il m’en restera six mille. C’est bien assez pour l’enterrement de deux veuves. Je me demande comment j’ai pu, moi, le 27 mai 1944, lâcher la main de mon mari quand la bombe est tombée. Je ne sais pas. Il n’y a pas d’explication. Je ne peux pas me mettre dans l’idée que la bombe était plus forte que nous.