Tous ces feux, cet été.

La nuit, je n’arrive pas à dormir. Je revois les pins qui brûlaient sur les collines, le passage des canadairs au ras des incendies, les nappes d’eau qui s’abattaient avec un bruit de grosse mitraille, miroitantes dans des trouées de soleil, à travers la fumée.

Je revois le mariage, aussi. Elle dans sa longue robe blanche, ajustée avec tant d’amour et d’habitude par sa mère qu’on aurait cru une seconde peau. Le voile qu’elle a enlevé, dans la cour, et qu’elle a déchiré pour en donner un morceau à chacun. Le sourire qu’elle avait ce jour-là. J’ai regardé ses yeux dans l’église, quand j’ai passé l’alliance à son doigt. J’y ai vu à nouveau, plus mouvantes que jamais, ces ombres qui me faisaient penser à un vol d’oiseaux perdus, l’automne, entre les montagnes. Son sourire était juste au bord des lèvres, si incertain, si fragile que j’avais pitié, oui, j’avais pitié d’elle, j’aurais donné n’importe quoi pour la comprendre et pour l’aider. Ou alors j’invente, maintenant, je ne sais plus.

On était trente-cinq ou quarante pour le repas. Et puis d’autres sont venus et d’autres encore, du village ou d’ailleurs, et dans le milieu de l’après-midi, quand on dansait, on était le double, peut-être plus. J’ai ouvert le bal avec Elle. Une valse, pour faire plaisir à sa mère et à la nôtre. Elle tenait sa robe d’une main, pour ne pas la salir, et elle tournait, elle tournait, et à la fin, elle s’est laissée aller contre moi en riant, elle ne retrouvait plus son équilibre. Elle m’avait dit très peu de chose, au cours de la matinée, mais là, j’ai entendu : « Quelle merveille, quelle merveille... » Je l’ai serrée contre moi. Je la tenais par la taille en revenant vers les tables, au milieu des invités qui me donnaient de grandes tapes dans le dos. Même à présent, il me suffit d’y penser pour sentir à nouveau dans ma main la douceur de son corps à travers sa robe.

Plus tard, je l’ai regardée danser avec Mickey, mon garçon d’honneur, qui lui avait enlevé sous la table, au déjeuner, une jarretière bleue de nos grand-mères, la seule que nous ayons pu trouver pour respecter la tradition. Tous les hommes avaient tombé le veston et la cravate, mais même en bras de chemise, mon sprinter à la manque avait l’air d’un prince puisqu’il dansait avec une princesse. J’ai dit à Bou-Bou, qui était à côté de moi : « Tu te rends compte ? » Un bras autour de mes épaules, il a plaqué un gros bécot sur ma joue, pour la première fois depuis qu’il s’est mis dans la tête que ce n’est pas viril d’embrasser son frère. Il m’a dit : « C’est une journée formidable. »

Oui. Le soleil sur les montagnes, autour de nous, les rires des gens parce qu’Henri IV faisait le clown, le vin qui coulait, les disques qu’on alternait pour que les jeunes et les vieux puissent danser, tout était bien. J’avais trouvé une infirmière, en ville, pour garder jusqu’à huit heures du soir le beau-père paralysé. Eva Braun était là. Je croisais quelquefois son regard, qui est bleu comme celui de sa fille, et elle me souriait en pressant les paupières pour me dire qu’elle était contente. Je suis sûr qu’elle l’était vraiment, nous en avons reparlé depuis. Elle ne savait pas plus que moi ce que Celle-là nous préparait.

A un moment, j’étais devant la porte de la grange, j’entendais la musique et les cris, je me suis mis à rire tout seul. J’ai pensé : « Voilà, c’est mon mariage. Je suis marié. » J’avais beaucoup bu et les sons ne m’arrivaient pas aux oreilles comme d’habitude. J’avais l’impression de rire dans un autre monde que celui de la noce. Ceux qui dansaient dans la poussière n’étaient pas réels. Ce n’était même pas vraiment notre cour, celle que j’avais toujours connue.

C’est peu après, autant que je m’en souvienne, que j’ai commencé à la chercher, Elle, et que personne ne savait où elle était. Bou-Bou s’occupait dans la grange de l’installation stéréo qu’un copain de collège lui avait prêtée. Il m’a dit : « Je l’ai vue entrer dans la maison, il y a cinq minutes. » Je suis allé dans la cuisine, où beaucoup de gens riaient et buvaient, mais elle n’y était pas. J’ai dit à notre mère : « Eh oui, j’ai déjà perdu ma femme. » Elle ne l’avait pas vue depuis un moment.

Je suis monté à l’étage. Il n’y avait personne dans notre chambre et j’ai regardé une nouvelle fois, par la fenêtre, ceux qui dansaient dans la cour. Eva Braun était assise à une table avec Mme Larguier. Mlle Dieu était seule près de la source, un verre à la main. J’ai vu aussi Juliette et Henri IV, Martine Brochard, Moune la coiffeuse, d’autres amies d’Elle dont j’ignore le nom. Je n’ai pas vu Mickey et je suis allé frapper à sa porte. Georgette a crié, affolée : « Non ! N’entrez pas ! » et j’ai compris que je les dérangeais. Chaque fois qu’on frappe à une porte, quelque part, il y a Mickey derrière en train de perdre sa prochaine course avec Georgette.

Je suis redescendu. J’ai fait à nouveau le tour de la cour, en la cherchant des yeux. Je suis allé sur la route pour voir si elle n’était pas dehors avec quelqu’un. Ensuite, je suis allé parler à Eva Braun. Elle a regardé autour d’elle, inquiète, et elle m’a dit : « Je pensais qu’elle était avec vous. » J’ai trouvé Mlle Dieu dans la grange, en train de choisir des disques avec Bou-Bou et son copain, le propriétaire de la stéréo. Elle avait beaucoup bu, elle aussi, elle avait les yeux vagues et la voix bizarre. Elle m’a dit qu’elle avait vu Éliane descendre dans la prairie, « pour inviter les campeurs », mais que cela faisait déjà un bon moment. Elle était la seule, avec Eva Braun, à dire Éliane, et je ne sais pas pourquoi, cela m’irritait. Je ne l’avais rencontrée qu’une fois — elle était venue l’après-midi du 14 Juillet, trois jours avant — et dès le premier regard, j’avais senti que je ne l’aimerais pas. Expliquer pourquoi, maintenant, ne servirait à rien. C’est ma bêtise, autant que la sienne, qui est la cause de tout.

J’ai traversé la cour en me forçant à marcher d’un air naturel, pour ne pas déranger les invités, mais je n’ai pas pu m’empêcher de courir en descendant la prairie. La Volkswagen des campeurs n’était pas sous les arbres et la tente était vide. Je respirais fort. Je ne sais pas ce que je m’étais imaginé. J’avais pensé à ce 14 Juillet où elle était rentrée si tard — une heure et demie du matin, m’a dit notre mère — et où je l’avais trouvée là, nue sous son peignoir éponge, alors que le soleil était à peine au-dessus des crêtes. Je suis resté un instant sous la tente à réfléchir. J’ai regardé autour de moi les matelas gonflables, les vêtements qui traînaient, la vaisselle en fer qui n’était pas lavée. Il flottait une odeur de tambouille et de caoutchouc. J’avais encore ce sentiment que les choses n’étaient pas tout à fait réelles, mais je n’étais pas ivre. Je me suis dit que les campeurs devaient partir à la fin du mois et que s’ils voulaient louer plus longtemps notre bout de prairie, je trouverais un prétexte pour refuser.

Quand je suis sorti, j’ai failli me heurter à Bou-Bou, qui venait me rejoindre. Il m’a demandé : « Qu’est-ce qui se passe ? » J’ai haussé les épaules, j’ai répondu : « Je ne sais pas. » On a marché tous les deux jusqu’à la rivière et je me suis passé de l’eau froide sur la figure. Il m’a dit que j’avais beaucoup bu et que, quand on a bu, on voit tout de travers, même les choses les plus simples. Il était possible, après tout, qu’Elle ait voulu rester seule un moment. C’était un jour de grande émotion, pour elle. Il m’a dit : « Elle est très émotive, tu sais bien. » J’ai bougé la tête plusieurs fois pour dire qu’il avait sans doute raison. J’ai remis son nœud papillon en place, et on est revenu à pas lents à travers la prairie.

Dans la cour, c’est moi qu’on réclamait. J’ai dansé avec Juliette, puis avec Moune, puis avec Georgette qui était descendue de la chambre de Mickey. Je me forçais à rire avec tout le monde. Henri IV est allé me chercher du vin au tonneau, devant l’appentis des bicyclettes, et j’ai bu le verre d’un trait. C’était du vin de notre vigne, elle n’en produit pas beaucoup mais il est bon.

Je regardais de temps en temps Eva Braun. Elle avait beau sourire quand quelqu’un passait devant elle, je savais que son inquiétude ne faisait que grandir. Mlle Dieu était à une autre table, triste devant un verre vide. Je l’ai vue se lever et aller le remplir. Elle faisait autant d’efforts pour marcher droit que moi pour avoir l’air de m’amuser. Elle portait une robe noire très décolletée, dont le tissu se prenait dans le sillon de ses fesses, elle ne cessait pas de tirer dessus. Je la trouvais ridicule et j’étais content, d’une certaine façon, qu’elle le soit.

A sept heures, Elle n’était pas revenue. A ceux qui me demandaient où elle était, je répondais : « Elle est allée se reposer un peu. » Je me rendais compte, de plus en plus, qu’on ne me croyait pas et que les invités se taisaient quand je passais près d’eux. A la fin, je suis allé parler à Mickey. Je l’ai entraîné au portail et je lui ai dit : « On va prendre la voiture d’Henri IV et on va faire un tour, pour voir si Elle n’est pas sur la route. »

On a traversé le village désert — tout le monde ou presque était chez nous — et on s’est arrêté d’abord au café Brochard. La mère Brochard n’avait pas voulu fermer, de peur de rater la vente d’une épingle de sûreté à un touriste qui aurait craqué son pantalon, mais elle tenait quand même à voir la noce, et c’est le père Brochard qui était de garde. Il était tout seul à l’intérieur, bien au frais devant un de ces magazines qu’il n’ose pas regarder quand sa femme est là, il se soutenait au picon-bière. Il n’avait pas vu Elle depuis qu’elle était sortie à mon bras de l’église en face, le matin. Il m’a dit que j’avais bel air et la mariée aussi.

On est allé ensuite chez Eva Braun. C’était le dernier endroit où il était imaginable de trouver Elle, puisque sa mère était chez nous, mais Mickey disait : « Qu’est-ce que ça nous coûte d’aller voir ? On ne sait jamais. » Quand on est entré, après avoir frappé en vain à la vitre de la porte, il y avait un grand silence dans la maison. La cuisine n’est pas une salle commune, comme chez nous, une cloison la sépare de la pièce principale. Mickey voyait les lieux pour la première fois. Il regardait autour de lui avec des yeux tout plissés de curiosité. Il m’a dit : « Chapeau. C’est drôlement bien arrangé. » J’ai levé la voix pour demander : « Il y a quelqu’un ? » J’ai entendu bouger dans une chambre, à l’étage, et l’infirmière que j’avais engagée, Mlle Tusseau, est descendue, un index sur les lèvres. Elle nous a dit : « Il dort, maintenant. »

Nous avons vu tout de suite, à son air abattu, qu’il s’était passé quelque chose. Elle avait les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré. Elle s’est assise en tirant une chaise derrière elle et elle a soupiré avant de me dire : « Mon pauvre garçon, je ne sais pas qui vous avez pris pour femme, ça ne me regarde pas, mais j’ai passé un moment effroyable. » Elle a répété en me regardant dans les yeux : « Effroyable. »

J’ai demandé si Elle était là-haut, et elle a répondu : « Dieu du Ciel, non. Mais elle est venue. » Mlle Tusseau a une quarantaine d’années. Elle n’est pas vraiment infirmière, elle fait des piqûres et garde les malades. Ce jour-là, elle portait un tablier blanc sur une robe bleue, et il était déchiré. Elle nous l’a montré en disant : « C’est elle qui m’a fait ça. » Ensuite, elle remuait la tête, les yeux pleins de larmes, incapable de parler.

Je me suis assis en face d’elle et Mickey aussi. Il était gêné d’être là et il m’a dit que si je préférais, il pouvait m’attendre dans la voiture. Je lui ai répondu non, que j’aimais mieux qu’il reste. Je ne savais plus si j’étais ivre ou pas. Tout était encore plus irréel que chez moi. Mlle Tusseau se tamponnait les yeux avec un petit mouchoir roulé en boule. Il a fallu attendre longtemps pour qu’elle nous raconte ce qui s’était passé, et longtemps aussi pour arriver au bout, parce qu’elle faisait sans arrêt des digressions pour qu’on soit bien certain que tout le monde avait bonne opinion d’elle, en ville, et qu’elle avait adouci l’agonie de beaucoup de gens, et tout ça. Mickey, moins patient, ou moins alourdi par le vin que moi, lui disait : « Bon, d’accord. Ensuite. »

Cet après-midi-là — c’est la version de Mlle Tusseau, mais je n’en connais pas d’autre —, Elle est arrivée vers cinq heures, seule, dans sa robe blanche de mariée. Elle n’apportait pas un morceau de la pièce montée ou une bouteille de clairette, rien. Elle voulait juste voir son père. Le voir. Elle était « très émotionnée », cela se voyait, cela s’entendait à sa voix. Mlle Tusseau a trouvé que c’était gentil de sa part de quitter la noce pour montrer à son père paralysé qu’elle pensait à lui. Elle-même, par exemple, si elle ne s’est jamais mariée, c’est à cause de la santé de ses parents, quand ils étaient encore de ce monde. « Bon, d’accord. Ensuite. »

Elles ont commencé à gravir l’escalier toutes les deux et là, les choses se sont gâtées. Le vieux, de sa chambre, a reconnu le pas de sa fille et il s’est mis à hurler et à l’insulter. Il hurlait qu’il ne voulait pas qu’Elle entre. Avant que Mlle Tusseau ait pu la retenir, elle a traversé le couloir en courant et elle est entrée.

Il a hurlé encore plus fort, il ne voulait pas qu’Elle le voie, il gigotait dans son fauteuil, les bras devant son visage, comme s’il devenait fou. Elle s’est quand même avancée vers lui, en repoussant Mlle Tusseau « avec une sauvagerie incroyable ». C’est à ce moment qu’elle a déchiré le tablier. Elle ruisselait de larmes et sa poitrine se soulevait à grands coups, comme si elle n’arrivait pas à respirer. Elle ne regardait que son père. Elle ne pouvait pas parler. Elle est restée une bonne minute debout devant lui, qui continuait de cacher sa figure, on voyait qu’elle faisait des efforts terribles pour dire quelque chose, et puis elle s’est laissée tomber à genoux, elle a entouré ses jambes mortes avec les bras et elle s’est accrochée à lui en criant à son tour. Pas des mots. Juste un cri qui n’en finissait plus.

Mlle Tusseau a essayé de lui faire lâcher prise, en la menaçant d’appeler les gendarmes, mais elle se débattait « comme une furie », et c’était dangereux parce qu’elle risquait d’entraîner son père et le fauteuil avec elle. Le vieux ne criait plus. Il pleurait. Elle s’est calmée elle aussi, au bout d’un long moment, et elle est restée comme ça, la tête sur ses jambes. Elle murmurait : « S’il te plaît, s’il te plaît. » Tout le temps, comme une litanie. A la fin, le vieux lui a dit, la figure toujours cachée : « Va-t’en, Éliane. Va chercher ta mère. Je veux ta mère. »

Elle s’est levée sans répondre. Elle l’a regardé longtemps encore, debout, et puis elle a dit : « Nous serons bientôt comme avant. Tu verras. J’en suis sûre. » Du moins, c’est ce que Mlle Tusseau a compris. Le vieux n’a pas répondu. Quand Elle a été partie, il a encore pleuré, tout seul dans son fauteuil, avec un pouls « très inquiétant ». Mlle Tusseau lui a donné un calmant mais ce n’est qu’une heure après que son cœur s’est apaisé et qu’il s’est endormi.

Il y a eu autre chose. Il y avait toujours autre chose, avec Elle. Quand elle est redescendue dans la cuisine pour partir, elle est allée se passer de l’eau sur le visage, elle s’est regardée dans la glace au-dessus de l’évier. Elle s’est aperçue que Mlle Tusseau l’observait. Elle lui a dit, sans se retourner, avec sa franchise habituelle et les mots qui lui venaient le plus facilement, ce qu’elle pensait des vieilles filles, ce qu’elles devraient essayer plutôt que de s’occuper des affaires des autres et, si j’ai bien compris, quelque chose encore que Mlle Tusseau a trouvé particulièrement « effroyable » parce qu’elle ne savait même pas que ça existait.

C’est Mickey, de lui-même, qui a pris le volant quand nous sommes remontés en voiture. Il n’a pas mis le moteur en marche tout de suite. On est resté là, devant le portail qu’Eva Braun a garni de rosiers grimpants, lui à fumer une cigarette, moi à réfléchir. Et puis, il m’a dit : « Tu sais, dans ce que racontent les bonnes femmes, il faut en prendre et en laisser. Elles exagèrent toujours. » J’ai répondu oui, bien sûr. Il a ajouté : « D’ailleurs, il est certainement gaga, le pauvre vieux. Tous les jours de l’année enfermé dans une chambre. Tu te vois ? » J’ai répondu oui, bien sûr. A son avis, c’était une histoire toute simple, on voit les mêmes dans toutes les familles, et puis ça passe. Quand Elle était venue vivre avec moi sans être mariée, son père s’était juré de ne plus la revoir. Que je me mette à sa place. Et elle a pensé, brave fille au fond, que le jour de la noce, c’était l’occasion ou jamais de faire la paix. Là-dessus, on la reçoit comme un pion dans un jeu de quilles, et devant une étrangère encore. Que je me mette à sa place, à Elle. J’ai répondu oui, bien sûr. Il m’a demandé, sans méchanceté, si je n’avais pas autre chose à répondre, pour varier un peu. A son avis, Elle devait se cacher dans un coin, avec un seul désir, ne voir personne, comme une môme. Je devais bien le savoir qu’avec ses grands airs pour jouer les terreurs, c’était une môme.

Je l’ai regardé. Mon frère Mickey. La transpiration et le soleil lui avaient fait mousser les cheveux dans tous les sens autour de la tête. Il a les cheveux de notre père, de vrais cheveux de Rital. Je pensais qu’il avait raison sur tout, sauf sur l’essentiel — cette scène incroyable entre Elle et celui qu’elle n’appelait jamais que « le connard », ou « l’autre connard » — c’est-à-dire raison sur rien, mais j’ai dit : « D’accord, d’accord. Allons voir si elle n’est pas revenue. »

Elle n’était pas revenue. Mickey a ramené Eva Braun chez elle, pour libérer l’infirmière, et la nuit a commencé de tomber. Je n’ai rien dit à Eva Braun, puisque de toute manière elle saurait tout et le reste en posant les pieds dans sa cuisine. Je l’ai embrassée sur les joues et elle a serré très fort mon bras. Elle m’a dit, triste, avec son accent allemand : « Ne vous mettez pas en colère. Ce n’est pas sa faute. Je vous jure que ce n’est pas sa faute. » J’avais une question terrible à lui poser, j’ai failli le faire, et puis j’ai vu ses yeux bleus, son visage confiant, je n’ai pas pu. Je voulais lui demander si, cinq ans avant, Elle n’avait pas été pour quelque chose dans l’accident de son père. Il y a des moments où je ne suis pas aussi Pin-Pon qu’on le croit.

Beaucoup d’invités étaient partis, les autres s’engouffraient dans leur voiture. On me disait merci, au revoir, avec une gaieté que je sentais factice. Il restait dans la cour des bouteilles vides, des verres vides, des morceaux du voile d’Elle, de la poussière remuée qui flottait presque immobile à quelques centimètres du sol. Devant la grange, autour des tables sur tréteaux, quelques personnes écoutaient les histoires d’Henri IV. Il y avait Bou-Bou et son copain de collège, Martine Brochard, Georgette, Tessari et sa femme, d’autres gens que je ne connaissais que de vue. Juliette et notre mère mettaient des couverts sur la nappe la plus propre. Notre mère m’a dit : « On va quand même manger un morceau. »

Mlle Dieu était assise dans la cuisine, à côté du fauteuil de Cognata. Elle aussi m’a dit : « Ne vous mettez pas en colère quand elle va revenir. » Elle a ajouté : « Vous le regretteriez, plus tard, quand vous la connaîtrez vraiment. » Cognata voulait savoir ce que nous disions. J’ai remué la main pour qu’elle se taise et j’ai répondu à Mlle Dieu : « Pourquoi ? Vous la connaissez mieux que moi ? » Elle a baissé la tête, parce que j’avais parlé fort, et elle a dit : « Je la connais depuis plus longtemps. » Elle avait l’air dessaoulée, elle s’était recoiffée. Ses seins, dans l’échancrure de sa robe noire, étaient blancs et d’un volume qu’on ne pouvait pas ne pas remarquer. Elle a senti que je les regardais et elle a posé sa main dessus. Je ne sais pas pourquoi, mon animosité est tombée d’un coup. J’ai dit : « Bon, bon. Vous étiez sa maîtresse d’école, c’est vrai. » J’ai sorti une bouteille de vin d’un placard et j’ai servi trois verres sans rien demander. La blonde de mes rêves a pris celui que je lui tendais avec un petit signe de tête pour dire merci. J’ai trinqué avec Cognata et j’ai dit : « A votre santé, mademoiselle Dieu. » Elle a répondu : « Vous pouvez m’appeler Florence. » J’ai dit que son élève l’appelait toujours Mlle Dieu. Elle a ri. Pas beaucoup, mais c’était la première fois que je la voyais rire. Elle m’a dit : « Oh ! non. Vous savez comment elle m’appelle ? Calamité. Elle n’a aucun respect pour moi. » Elle a posé à nouveau, en buvant, une main sur ses seins trop découverts. Nous nous sommes regardés un instant et j’ai dit : « Elle n’a aucun respect pour personne. »

Plus tard, notre mère a servi dehors les restes du repas de noce. Bou-Bou avait tiré un fil depuis la grange pour brancher une lampe au-dessus de la table, mais l’électricité, de ce côté de la cour, ne marche que quand elle veut, sans qu’on lui demande rien, et le fil n’était pas assez long pour la ramener de la cuisine. Après avoir discuté un bon moment, on est arrivé à la conclusion que c’était trop de travail de transporter la table devant la maison, et on a allumé des lampes à pétrole et des bougies. Cognata trouvait, d’accord avec Juliette et Florence-Calamité, que c’était « féerique ».

On se retrouvait encore une quinzaine, finalement. Le copain de Bou-Bou et Martine Brochard mangeaient en silence, tout occupés d’un coup de foudre qui leur était tombé dessus, apparemment, quand tout le monde se disait au revoir et qu’ils s’étaient enfin dit bonjour. Henri IV posait des devinettes qui faisaient rire Mickey aux éclats, que Juliette et Georgette se défendaient d’entendre, que je n’écoutais pas. L’air était chaud, ma gorge douloureuse, comme autrefois, quand j’étais petit, et que je ne voulais pas avoir l’air du cow-boy qui chiale.

J’ai serré la main de Mlle Dieu qui rentrait chez elle. J’ai serré les mains d’un couple que je ne connais pas. A un moment, Bou-Bou m’a dit : « Dimanche prochain, Mickey gagne à Digne. C’est une course pour lui. Tu vas voir. » Je vais vous dire. Je ne sais plus ce que je raconte. J’ai pensé comme une chose évidente que nous ne verrions, ni Elle ni moi, le dimanche prochain.

Il était presque onze heures quand Elle est revenue. Je m’étais placé le dos au portail, exprès, pour ne pas la voir quand elle reviendrait. Je l’ai vue arriver dans le regard des autres. Tout le monde se taisait et me regardait, en se demandant comment j’allais réagir. Je me suis retourné, juste une seconde, et elle était immobile à l’entrée de la cour, dans sa robe blanche dont le bas était sali par la terre, ses longs cheveux répandus, le visage comme je ne peux pas le décrire. Ou alors, fatigué, d’accord. J’ai regardé mon assiette. Elle s’est approchée, j’entendais ses pas derrière moi. Elle s’est arrêtée tout près, elle s’est penchée, elle m’a embrassé sur la tempe. Elle m’a dit, dans un tel silence que tous les autres pouvaient l’entendre : « Je ne voulais pas rentrer avant que tu sois seul. Je pensais que la société était partie. »

Bou-Bou, qui était à côté de moi, s’est levé de sa chaise, elle a pris sa place. Elle a regardé ce qui restait dans l’assiette qui était devant elle et elle s’est mise à manger. C’était plus pour avoir l’air de quelque chose que par faim, je le sais. Elle n’avait jamais faim. Elle mangeait volontiers du pain et du chocolat, de temps en temps. Elle ne buvait jamais beaucoup non plus. Un vittel-menthe, au-dehors. De l’eau dans sa main, à la source. Mickey, pour détendre l’atmosphère, a dit : « On ne t’appellera plus Éliane, mais Désirée. » Elle a souri, la bouche pleine, et elle a pris ma main sur la table sans me regarder. Elle a répondu, après avoir avalé : « Je vous emmerde tous. » Elle l’a dit sur un tel ton qu’après un flottement de surprise, tout le monde a préféré en rire. Cognata, qui n’avait pas entendu, s’est fait expliquer. Elle a ri, elle aussi, et elle a dit, en s’adressant à moi plus qu’aux autres, parce qu’elle me regardait, une chose qui m’est restée gravée dans la tête pour toujours. Elle a dit : « La petite ne sait même pas ce que les mots signifient. Elle emploie n’importe lesquels pour dire qu’elle existe, comme quelqu’un qui tape sur un piano sans connaître les notes, au moins ça fait du bruit. » Personne n’avait jamais entendu parler ma tante de cette manière, sauf Elle, je crois, qui continuait de piquer avec lassitude des légumes dans son assiette, sans paraître concernée. Cognata, nous a dit : « Tenez. Écoutez puisque vous avez des oreilles ! » Elle a frappé du bout des doigts sur la table, et j’ai compris avant qu’elle l’ait fait ce qu’elle voulait me faire comprendre. Ses petits yeux délavés ne me quittaient pas, c’était toujours à moi qu’elle s’adressait. Trois points, trois traits, trois points. Elle m’a dit en riant, avec sa voix cassée de vieille qui ne s’entend plus : « J’ai raison, hein ? J’ai raison ? » Je n’ai rien répondu. Les autres n’avaient pas tous compris, et elle a dit, en riant toujours : « J’étais cheftaine quand j’étais jeune. C’est tout ce que je me rappelle du morse. » Et en finissant de rire : « Vous voyez, si c’est tout ce que je me rappelle, ça prouve justement qu’on doit être beaucoup à vouloir dire la même chose. On fait des bruits différents, voilà tout. »

C’est Elle qui a mis le point final à cette journée. Elle tenait toujours ma main sur la table. Elle a parlé à Cognata sans que sa voix sorte de sa bouche, juste avec les lèvres, personne n’a rien entendu, mais Cognata est partie de rire une fois encore, toussant et s’étouffant, au point qu’Henri IV et Mickey se sont levés pour lui taper dans le dos. Tout le monde voulait savoir, évidemment, ce qu’Elle avait dit, mais Cognata ouvrait de grands yeux dans le vide, en cherchant à respirer normalement, et elle secouait la tête, elle secouait la tête. Alors, je me suis tournée vers Elle, et je lui ai parlé pour la première fois depuis qu’elle était revenue. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que tu lui as dit ? » Elle a pressé ma main. Elle m’a répondu, net pour tout le monde : « Je lui ai dit que j’ai envie de ma nuit de noces, que je ne peux plus me tenir, et que tous vos bla-blas, c’est des conneries. » Textuel. On était encore quelques-uns autour de la table. Ils peuvent tous vous le confirmer.

 

Elle était restée des heures au bord de la rivière, en un endroit appelé Palm Beach. Ensuite, il était trop tard pour revenir sans que je lui fasse une scène devant tout le monde, elle avait attendu la nuit et que les invités soient partis. Plus le temps passait, puis elle avait peur que je la batte, et ça ne l’engageait guère à revenir. Ce n’était pas tellement les coups qui l’effrayaient, mais d’être battue devant tout le monde.

C’est ce qu’elle m’a dit le lendemain matin. Il n’y avait personne à la maison, sauf Cognata, en bas, et nous pouvions parler tranquillement. J’étais allongé dans le lit, comme tous les dimanches quand je me suis marié la veille, et elle était assise nue à côté de moi, les pieds par terre, ma main gauche serrée entre ses cuisses — elle prétendait qu’elle avait meilleur moral avec ma main gauche à cette place, c’était son yoga personnel.

Elle ne m’a pas parlé de sa visite à son père avant de savoir que j’étais au courant. D’abord, elle a dit merde, en se regardant fixement dans la glace de l’armoire, et ensuite, en me regardant moi, que c’était sans importance, qu’elle se fichait bien de ce vieux connard qui sentait le pipi. Tout ce qu’avait pu me raconter la viande pas fraîche qui lui servait de nounou, c’était des mensonges. A force de nettoyer toute seule les toiles d’araignée qu’elle avait quelque part, elle avait fini par dégoûter les pauvres bêtes, maintenant elles se baladaient au plafond. Si on parlait d’autre chose, plus gai ?

Je lui ai demandé pourquoi, si elle s’en fichait tant, elle était allée voir son père. Elle a répondu sans hésiter : « Il m’avait promis qu’il me reconnaîtrait si je me mariais. Je tiens à voir son nom sur mon livret de famille. » Elle avait une sorte de génie pour vous clouer le bec avec la seule raison que vous n’attendiez pas. J’ai demandé quand même pourquoi elle tenait encore à ce nom puisque à présent, elle portait le mien. Elle m’a répondu, à nouveau sans hésiter : « Pour l’emmerder. Si elle claque avant lui, c’est moi qui aurai un jour l’héritage de sa sœur Clémence. Au moins je pourrai dédommager ma mère de la vie qu’il lui a faite. Et ça, crois-moi, ça l’emmerde. » Je ne connaissais même pas l’existence de cette sœur Clémence et si elle n’avait pas parlé de sa mère, je ne l’aurais pas crue, parce que se préoccuper d’un héritage n’était pas dans son caractère. Elle avait à peu près tous les défauts, sauf d’être intéressée. Même notre mère était obligée de le reconnaître. Elle a demandé à nouveau si on ne pourrait pas trouver un sujet de conversation plus marrant pour elle et j’ai laissé tomber celui-là pour un moment.

Je lui ai parlé de Mlle Dieu. Elle a ri. Elle m’a dit : « Tu vois, je serais jalouse si tu remettais ça avec la Loulou-Lou de M. Loubet, ou avec la Marthe qui t’écrivait des lettres. Mais Mlle Dieu, si elle te plaît, ça m’est égal que tu le lui fasses, sauf que je veux regarder. » Elle m’observait dans l’armoire à glace et j’ai dû faire une telle tête qu’elle a ri encore plus fort, en se jetant en arrière et en rebondissant sur le matelas. Tout ce que j’ai trouvé à dire, c’est : « Tu as lu mes lettres ? » Elle est redevenue sérieuse, elle a remis ma main gauche à la place qui lui donnait le moral, elle a répondu : « Pas toutes, c’est trop con. » Ensuite, elle a dit : « Elle était institutrice, elle aussi. » Elle a réfléchi un long moment, les yeux dans la glace pour se regarder, puis elle a soupiré un bon coup — elle soufflait droit devant elle, ce n’était jamais vraiment un soupir, — et elle a dit : « Remue ta main. J’ai envie de moi. »

Dans l’après-midi, nous sommes allés tous les deux au café Brochard. J’ai fait une partie de boules sur la place, associé à Henri IV, et on a gagné cent francs chacun à des jeunes vacanciers qui étaient en hôtel, près d’Allos. Elle avait mis sa robe en nylon bleu ciel, elle nous regardait, assise sur la terrasse, à côté de Martine et du père Brochard. Avec ses longues jambes bronzées, sa lourde chevelure sombre qu’elle rejetait toujours de côté d’un simple mouvement du cou, ses yeux clairs et immobiles comme deux taches venues d’un autre univers, elle était la plus belle des femmes qu’on ait jamais vues, et c’était la mienne, c’était ma femme, je ne savais même plus jouer aux boules.

J’avais tant de questions à lui poser qu’une vie n’aurait pas suffi pour que je la comprenne, mais j’avais compris au moins une chose, la veille, debout dans la tente des campeurs, c’est que je ne pouvais plus que la perdre. Je n’acceptais pas, non. Je me disais que je n’accepterais jamais. Je prendrais plutôt un des fusils de mon père. Je ne sais plus ce que je raconte. Sauf que j’avais compris que j’allais la perdre, parce que d’autres — un campeur de Colmar, mettons — étaient plus beaux que moi, et qu’elle était trop jeune, et trop animale, et que plus je poserais des questions, plus je deviendrais pour elle emmerdant, et Pin-Pon, et moche : je n’avais aucune chance. Sur la place, en laissant Henri IV gagner tout seul leur argent à des types qui avaient appris à jouer aux boules à Paris, je me répétais que je n’avais aucune chance.

Plus tard, on est allé voir la Delahaye, tous les deux. Elle ne pouvait pas encore rouler, mais elle allait pouvoir bientôt. J’ai eu l’idée, au début de juillet, de remplacer le moteur par celui d’une Jaguar que j’ai ramenée après un accident, de l’autre côté du col. Auparavant, j’avais fait au moins cinquante pièces à la fraise, en huit mois. Chacune de ces pièces, je les ai fabriquées deux ou trois fois. Il n’y a que mon patron ou Tessari qui comprennent le travail que ça représente. Le moteur de la Jaguar, en fin de compte, ne valait pas la peine que je me casse la tête à trouver des supports. Tessari m’a dit, avant même de tout mettre par terre, que c’était du temps perdu. Il voit les choses avec son oreille. Il m’a aidé à désosser, puisqu’il était venu pour ça, mais il avait raison. Ce sont des choses incroyables. Celui qui conduisait la Jaguar — ils sont morts à trois, là-dedans —, même s’il n’avait pas manqué son virage, le moteur lui éclatait dans les mains quelques kilomètres plus loin. Les coussinets de bielles n’existaient même plus.

J’avais briqué la carrosserie de la Delahaye, qui est beige d’origine, et l’intérieur aussi, pour la lui montrer, et Elle a été impressionnée. Elle n’a pas dit grand-chose, sauf merde, évidemment, mais je voyais dans ses yeux qu’elle aimait ma voiture. Elle a touché des doigts le tableau de bord en acajou, le cuir des sièges. Elle a murmuré : « Delahaye. » Elle m’a regardé avec cet air qui me plaisait, naïve et douce et sérieuse à la fois, et elle m’a dit : « Tu fais un drôle de mari, tu sais. » On est resté là une dizaine de minutes, elle m’a demandé des précisions sur la provenance de la bagnole — on m’a raconté que c’était celle d’un ministre de l’ancienne république, mais allez savoir — et puis Juliette est descendue et Henri IV est arrivé.

On a pris l’apéritif et dîné avec eux. J’étais étonné de voir que Juliette lui parlait, à Elle, avec une gentillesse tranquille, comme si elles étaient de vieilles amies. On a fait une belote à quatre, ensuite, et comme je l’ai dit, Elle jouait assez bien aux cartes — elle avait la mémoire de tout ce qui tombait — on leur a gagné cent cinquante francs avant onze heures. Mickey est venu nous rejoindre un peu plus tard. On s’est tous assis sur les marches en bois, dehors, et pour leur faire plaisir, j’ai fumé un cigare de mon patron. C’est une chose formidable de fumer. Et d’être comme ça, sur des marches en bois, une nuit d’été, avec votre voix qui résonne différente parce qu’Elle est à côté de vous, la tête appuyée sur votre épaule, et que vous pensez : « Je ne vais peut-être pas la perdre. Non, elle m’aime pour de bon, moi et personne autre. » Et de savoir que vous allez rentrer à pas lents à travers le village endormi, Mickey devant qui marque les buts de sa vie avec des cailloux, et Elle tout près, sa chaleur douce sous la robe, dans votre bras.

C’était le dimanche soir, 18 juillet. Je l’ai perdue le mercredi 28. Notre mariage a duré onze jours, celui de la cérémonie compris. Ensuite, j’ai fait ce qu’il ne faut pas faire. On devrait vivre son enfer sans rien dire. Moi, j’allais partout, je posais des questions partout pour la retrouver. J’étais grotesque. Je l’ai retrouvée le vendredi 6 août. Je suis allé décrocher une carabine de mon père. Une Remington à répétition automatique, deux cartouches dans le magasin, une dans la chambre, calibre 280 de la marque. C’était avec cette arme que j’avais tué deux sangliers, l’hiver dernier. Je suis venu au garage pour scier le canon. J’ai repensé à ce dimanche soir où je fumais un cigare, mon amour contre moi.

 

Il n’était pas question que je parte en congé en plein été. Nous avions décidé, Henri IV et moi, que je prendrais quinze jours à la fin septembre, quand les grands troupeaux de vacanciers auraient pris le chemin du retour, et aussi — c’était important pour moi — quand la sécheresse s’arrêterait et, avec elle, les incendies. Depuis le début de juillet, je n’avais pas passé trois nuits de suite à la maison.

Je lui avais dit, à Elle, que nous ferions alors notre voyage de noces, dans la Delahaye impeccable, comme je l’avais rêvé. Nous n’avions pas choisi où nous irions, la Suisse ou l’Italie. Je voyais que ça ne l’intéressait pas. Elle répondait : « Comme tu veux. » J’aurais aimé aller en Italie du Sud — le Mezzogiorno, disait mon père — et voir l’endroit d’où il est venu, Pescopagano, à une centaine de kilomètres au-dessous de Naples. J’ai cherché le nom sur une carte routière, il était imprimé de la grosseur de mettons Barrême ou Entrevaux. Je pense qu’il n’aurait pas été difficile de retrouver là des cousins, des cousines qui ne nous connaissent pas, des enfants de ses sœurs restées au pays. Dans les années 60, pour Noël, on recevait encore une carte de vœux, signée par tout le monde : Peppino, Alfredo, Giorgia, Gianbattista, Antonio, Vittorio, avec un timbre que Cognata détachait à la vapeur, pour la collection de son beau-frère, à Marseille. Mais Elle soulevait son épaule gauche, sans même écouter, ça ne l’intéressait pas. De toute manière, septembre, c’était trop loin. Elle savait mieux que moi que nous n’irions pas jusque-là, je le comprends aujourd’hui.

Elle était rentrée deux nuits très tard, pendant la semaine qui avait précédé le mariage, raccompagnée les deux fois par Mlle Dieu. Elle était toujours la même, du moins pour notre mère ou quelqu’un qui n’aurait pas fait trop attention : un moment très gentille, un moment insupportable, un jour à rire pour des riens, un autre renfermée comme une huître. Je savais, depuis le premier soir où nous avions dîné ensemble, qu’elle pouvait passer d’une humeur à l’autre, sans même que quelque chose d’extérieur soit intervenu. C’était comme ça. Je la quittais après le déjeuner abattue par des pensées qu’elle ne voulait pas me dire, et le soir, quand je la retrouvais, elle se moquait de tout et de tout le monde, elle provoquait notre mère et Bou-Bou avec des gros mots, on ne pouvait plus la tenir.

Au lit, c’était pareil. Non pas qu’elle m’ait jamais refusé de faire l’amour — sauf une ou deux fois peut-être, parce qu’elle était mal fichue —, au contraire, elle en avait toujours envie. Mais pas de la même façon. Certains soirs, l’amour était doux pour elle comme un refuge, son abandon me brisait le cœur. C’était le plus souvent, je dois le dire. Et puis, sans que rien ne l’ait annoncé que son mutisme, à table, ou simplement un brusque entêtement pour avoir raison envers et contre tout dans une discussion sans intérêt, une autre femme était dans mes bras, qui n’était pas elle, qui était un être avide et malsain, et qui m’angoissait parce que tout ce qui est malsain m’angoisse. Elle m’a dit un jour : « Les conneries du cul, ce n’est ni moche ni rien. C’est comme de boire ou de manger. Tu as beau faire, tu en auras encore envie le lendemain. » Ou bien je n’ai rien compris à ce qu’elle voulait dire, et son langage était l’expression même du désespoir, ou voilà comment elle parlait de l’amour : « Les conneries du cul. »

Oui. Notre mère, ou Mickey, ou même Cognata, qui s’était mise à l’adorer, parce qu’Elle lui avait offert le portrait à l’huile de mon oncle d’après une photo, ou même Bou-Bou qui, lui, avait trouvé le moyen de faire imprimer son visage à elle sur un tee-shirt, tout le monde la voyait telle qu’elle était entrée le premier jour dans notre maison. On la connaissait un peu mieux, c’est tout. Moi-même, forcément plus attentif, je ne remarquais pas un changement que j’aurais pu définir. Ses yeux étaient bleus ou gris, selon la lumière, comme ils l’avaient toujours été. Ils me semblaient seulement un peu plus clairs, un peu plus fixes, ils me donnaient plus souvent l’impression de deux taches froides et étrangères dans un visage qui m’était devenu plus familier que le mien. Mais après tout, le soleil avait accusé le contraste entre ses yeux et sa peau, depuis le mois de mai. Pour ses états d’âme, c’était pareil. Il me semblait que les périodes d’insouciance étaient de plus en plus courtes, celles où elle restait muette, sombre et immobile de plus en plus longues, de plus en plus fréquentes. Mais la chaleur éprouvait tout le monde — sauf Cognata qui vieillit confinée dans l’ombre de la cuisine, — et je croyais encore qu’elle portait un bébé.

Le mardi après le mariage, en rentrant le soir, j’ai appris par notre mère qu’elle était partie en début d’après-midi, sans dire où elle allait. Elle avait mis sa robe rouge, qui se boutonne de haut en bas, et pris son sac blanc. Elle n’avait rien dit pour moi. Elle avait l’air préoccupé, mais pas plus. A Cognata qui lui avait demandé : « Où tu vas ? » elle avait répondu par sa mimique favorite, gonfler les joues et souffler droit devant elle.

J’ai dit : « Bon. » Mickey ni Bou-Bou n’étaient encore rentrés. Je suis monté dans notre chambre, je me suis changé. J’ai fouillé dans le tiroir où elle rangeait son linge, sans idée précise, mais avec mauvaise conscience. J’ai feuilleté les photos qu’elle gardait. La plupart sont celles de son concours de beauté, à Saint-Étienne-de-Tinée. Elle est en maillot de bain deux pièces, avec des chaussures à talons, elle a des jambes provocantes et le reste aussi. Je n’ai jamais aimé ces photos. Il y en a d’autres où elle est enfant, à Arrame. Elle ne se ressemble pas, sauf pour la clarté des yeux. Deux taches qui vous mettent mal à l’aise, parce que les iris n’ont même pas impressionné le papier. Elle est toujours à côté de sa mère. Elle n’avait aucune photo de son père, je ne saurai probablement jamais comment il est fait. Elle m’a dit un jour qu’elle les a toutes déchirées.

Je me suis étendu sur le lit et j’ai attendu, les mains croisées derrière la tête. Un peu plus tard, Bou-Bou et Mickey sont rentrés. Bou-Bou est venu me voir. On a discuté de choses et d’autres, mais le cœur n’y était pas. Ensuite, on est descendu dîner, sans Elle, et on a regardé un film à la télé. On était au quart de l’histoire, que je n’arrivais pas à suivre, quand Henri IV est entré dans la cour, en DS. Les autres se sont levés avec moi, sauf Cognata, qui n’avait rien entendu, ni vu par la fenêtre. C’est drôle, parce qu’on était habitué, surtout cette année, à voir débarquer Henri IV pour m’avertir qu’on venait de téléphoner de la caserne, mais on a tous pensé qu’il s’agissait d’Elle et qu’il lui était arrivé quelque chose, je ne sais pas pourquoi.

Henri IV m’a dit : « La petite est en ville. Elle a manqué le dernier car. Je lui ai dit de prendre le taxi de Cazenave, mais elle ne veut pas, elle veut que ce soit toi qui viennes la chercher. » On était tous autour de lui, devant la porte. Je lui ai demandé si elle n’avait rien. Il a eu l’air étonné. Il m’a dit : « Elle est embêtée d’avoir manqué le car. Qu’est-ce que tu veux qu’elle ait ? Elle marche à ta rencontre. » Notre mère a soupiré. Mickey et Bou-Bou sont retournés voir le film. Henri IV m’a dit : « Prends la voiture. Je t’attends. J’ai lâché le poste quand William Holden retrouve sa petite amie et qu’elle doit se marier avec l’autre. Elle s’est décidée, finalement ? »

J’ai roulé en coupant les virages. J’ai failli emboutir une 504 pleine de monde et le conducteur, le coup au cœur passé, a klaxonné comme un fou. Elle m’attendait avant le pont, debout sur le bord de la route. Je me suis arrêté à sa hauteur et je suis descendu. Elle a reculé de plusieurs pas, en disant d’une voix blanche : « Fais bien attention. Le jour où tu me frappes, tu ne me vois plus. » Je suis quand même allé jusqu’à elle, je lui ai fait baisser les bras qu’elle croisait devant son visage, et je l’ai giflée à la volée, en la retenant pour l’empêcher de tomber. Seule sa tête est partie en arrière. Des larmes lui sont venues sur le coup et elle a murmuré, après un instant, les yeux baissés : « Merde, alors. Merde. »

Elle respirait avec effort. Sans la lâcher, je lui ai demandé : « D’où tu viens ? » Elle m’a dit en rejetant ses cheveux de côté : « Je m’en fiche que tu me frappes. » Elle portait sur la joue l’empreinte de mes doigts. Elle me regardait avec une méchanceté qui m’a rappelé brusquement les paroles de Mlle Tusseau, dans la cuisine d’Eva Braun, trois jours avant. Je l’ai lâchée. J’ai essuyé mon front en sueur avec l’avant-bras, en traversant la route, et je suis allé m’asseoir sur le talus. Moi aussi, je respirais avec effort. Mon cœur battait à grands coups.

Elle a traversé à son tour, beaucoup plus loin. Elle est restée immobile ensuite pendant une éternité, dans sa robe rouge, son petit sac à la main. Le soleil était descendu depuis longtemps derrière les montagnes, mais il faisait encore jour, et l’air était chaud et sentait les sapins. Je m’en voulais, parce que la gifler était la dernière chose à faire pour qu’elle me parle, et en plus, ça ne me ressemblait pas. Je n’avais jamais porté la main sur personne depuis l’école communale. A la fin, j’ai dit : « D’accord, je regrette. Viens, quoi. » Elle n’a pas fait la tête, elle est venue.

Elle s’est laissée tomber à côté de moi et elle m’a entouré de ses bras. Elle m’a dit : « J’ai perdu un talon, je boite. » Comme ça, d’une voix naturelle. Ensuite, la tête contre ma poitrine, elle m’a dit : « Je suis allée à Digne voir les magasins. J’ai manqué le car de sept heures. Sinon je serais revenue depuis longtemps. » J’ai demandé : « Tu as fait les magasins et tu n’as rien acheté ? » Elle m’a dit : « Non. Je n’ai besoin de rien. C’était juste pour sortir de la maison. Je me marre trop entre ta mère et ta tante, j’attrape des rides. »

Deux voitures qui montaient vers le col sont passées devant nous. Elle s’est écartée de moi uniquement parce que j’ai bougé pour qu’elle le fasse. Il suffisait d’être un peu au-dessus d’elle pour voir ses seins libres, dans cette robe, et elle ne fermait jamais les boutons du bas. J’ai dit : « Boutonne ta robe. Tu ne la trouves pas encore assez courte ? » Elle a obéi sans souffler ni rien. J’étais malade à l’idée qu’elle s’était promenée tout un après-midi sans moi dans les rues de Digne, affublée comme ça, sous des regards qui achevaient de la déshabiller. J’imaginais que certains poussaient du coude leurs petits copains pour qu’ils profitent du spectacle, et les plaisanteries. Peut-être même qu’on avait essayé de l’aborder, en se disant qu’elle devait être une fille facile pour en montrer tant. Je regardais fixement la route, le front à nouveau en sueur, mais ce ne devait pas être bien difficile de deviner ma pensée car elle m’a dit doucement : « J’en ai marre, moi aussi, de cette robe. Je ne la mettrai plus jamais. »

Je l’ai ramenée à la maison. Personne n’a rien dit. Elle a mangé un peu, en regardant William Holden d’un œil et les faux ongles de sa main gauche de l’autre. C’est seulement alors que j’ai remarqué qu’elle n’avait pas son alliance.

Quand le film a été fini, tout le monde est monté, sauf nous deux. Elle voulait prendre un bain dans sa baignoire en tôle avant d’aller dormir. Je lui ai demandé : « Tu as perdu ton alliance ? » Je n’ai pas vu ses cils bouger. Elle a simplement répondu : «Je me suis lavé les mains en entrant. Je l’ai enlevée. » C’est vrai qu’elle s’était lavé les mains. J’ai tourné les yeux vers l’évier, mais elle a soufflé avec fatigue, elle a pris son petit sac accroché au dossier de sa chaise. Elle a sorti son alliance et me l’a montrée. Elle m’a dit : « Si jamais tu poses la tienne sur cette saleté d’évier, il faudra démolir tous les tuyaux pour la récupérer. Je fais attention aux choses, moi. »

Je suis allé chercher sa baignoire au cellier. En revenant, j’ai mis de l’eau à chauffer sur la cuisinière à butane, dans la grande bassine. On entendait, là-haut, Bou-Bou discuter avec Mickey. Elle était immobile à la table, le menton dans ses mains. J’ai demandé : « Ça coûte cher, le car, pour Digne ? » Elle n’a pas répondu. Elle a soufflé une fois encore, mais avec agacement, et elle a repris son sac. Elle n’a pas fouillé — elle savait toujours où elle rangeait ses affaires — elle a sorti simplement deux tickets de car, et elle les a posés sur la table. Elle m’a dit, en se levant : « Tu commences vraiment à exagérer. »

Quand son bain a été prêt — à peine tiède — je me suis assis, j’ai jeté un coup d’œil sur les tickets. Digne, l’aller et le retour. J’ai pensé que ma mère et Cognata sont nées à Digne, et puis aussi que Mickey courait là-bas le dimanche suivant. Elle a déboutonné sa robe rouge et l’a enlevée, tournée vers moi. Elle me l’a envoyée dans les bras. Elle m’a dit : « Ta mère peut en faire des chiffons pour cirer les chaussures. » Son corps était presque uniformément bronzé — le derrière à peine plus clair quand elle a ôté sa culotte — et cela aussi me rendait triste, et jaloux, et bête. Elle m’avait dit, quand je l’avais remarqué, les premiers temps, qu’elle allait seule ou avec Martine Brochard dans un endroit, au bord de la rivière, où il ne passe jamais personne. Dans un village comme le nôtre, si vous connaissez un endroit où il ne passe jamais personne, c’est que vous n’y avez pas vécu.

Je l’ai regardée se laver. Elle se lavait souvent deux fois par jour, comme si elle sortait de la mine. L’application qu’elle mettait à se savonner, à se frotter, à se resavonner avait quelque chose d’aberrant. Je lui ai dit, ce soir-là encore : « Tu vas t’arracher la peau, un de ces jours. » Elle a répondu : « Si tu montais te coucher ? J’ai horreur qu’on me regarde quand je me lave. » J’ai vérifié qu’elle avait une serviette à portée de la main, j’ai pris son sac sur la chaise, les deux tickets de car, et je suis monté. Je n’étais pas sur la troisième marche, qu’elle a dit : « Ne sois pas bête. Laisse mon sac. » C’était une voix douce, un peu triste, celle qu’elle avait quand elle oubliait son accent. Je lui ai demandé : « Pourquoi ? Tu as peur que je découvre quelque chose dedans ? Tu as bien lu mes lettres, toi. » Elle me tournait le dos, dans sa baignoire. Elle a soulevé une épaule et c’est tout. Elle n’a rien répondu. J’ai continué de monter.

Mes frères avaient fermé leurs portes, mais il y avait de la musique, en sourdine, chez Bou-Bou, au fond du couloir. Il écoute Wagner en faisant ses devoirs de mathématiques, pendant l’année scolaire. En vacances, c’est le Rock-folie et les voyages dans le futur. Il m’a donné à lire un de ses bouquins, une fois. Un homme qui devenait de plus en plus petit et qui finissait par être la proie d’un chat et même d’une araignée. Un vrai cauchemar. Je me sentais, ce soir, sur la même pente, je ne saurais pas expliquer pourquoi.

Dans notre chambre, j’ai regardé à nouveau les tickets de car pour Digne, puis j’ai renversé le contenu du sac blanc sur le lit. J’ai mis de côté les trucs de bonne femme : un tube de rouge à lèvres, un peigne, une boîte pour les cils, un flacon de vernis à ongles, un kleenex, une pochette d’aiguilles à coudre avec du fil et même une brosse à dents et un tube-échantillon de dentifrice. Elle emportait toujours une brosse à dents avec elle. Maniaque. J’ai écarté aussi l’argent qu’elle avait : un peu moins de trois cents francs. Elle n’était pas dépensière, elle ne m’a jamais rien demandé, sauf pour son coiffeur ou des babioles. Restaient une feuille de papier pliée en quatre, son briquet Dupont, ses cigarettes mentholées, son alliance, une photo d’elle enfant, format identité, au dos de laquelle quelqu’un avait écrit : La plus mignonne, d’une encre bleue qui s’était fanée. J’ai pensé que c’était son père ou sa mère. Son père, plutôt, parce que les femmes n’ont pas ce genre d’écriture.

J’ai déplié la feuille de papier. C’était celle d’un bloc publicitaire Total que j’avais ramené du garage et qui était rangé dans le buffet, en bas. Sur deux lignes, avec application et tant de fautes d’orthographe que c’était à croire qu’elle le faisait exprès, Elle avait écrit :

 

Alors, Ducon, qu’est-ce que tu as gagné

à fouiller dans mon sac ?

 

Je n’ai pas ri, je n’ai pas trouvé que c’était drôle. Au contraire. Je l’ai imaginée devant la table de la cuisine, en train de tracer ces deux lignes au stylo-bille, pendant que j’étais au cellier pour lui ramener sa baignoire. C’était le seul moment où je l’avais laissée seule. Si elle savait déjà que je fouillerais dans son sac, elle avait pu en sortir ce qu’elle ne voulait pas que j’y trouve. De toute façon, même si elle s’arrangeait pour ne jamais rien garder avec elle que je ne devais pas voir, et même si ce mot avait été écrit bien avant et restait en permanence dans son sac, son idée montrait qu’elle se méfiait de moi. Quand on se méfie, c’est qu’on a peur, d’une manière ou d’une autre. Ou alors, elle voulait justement que je m’inquiète, elle titillait un nerf, mais pourquoi ?

J’ai remis ses affaires en place et je me suis couché. Quand elle est entrée dans la chambre, nue et le visage lisse, je ne l’avais pas entendue monter l’escalier. Elle a étalé sa serviette-éponge sur l’appui de la fenêtre ouverte, sa culotte lavée dessus, et elle est venue s’allonger près de moi. Nous sommes restés longtemps côte à côte, sans parler. Puis elle a tendu le bras et elle a éteint la lampe. Dans le noir, elle m’a dit : « Ma joue me cuit encore. Tu m’as frappée fort. » Je n’ai pas répondu. Elle m’a dit : « Si quelqu’un voulait me frapper comme ça, tu me défendrais ? » Je n’ai pas répondu. Un moment après, elle a soupiré — un vrai soupir — et elle m’a dit : « Je suis sûre que tu me défendrais. Sinon, tu ne m’aimerais pas. » Elle a cherché ma main et elle l’a placée entre ses cuisses, pour avoir bon moral. Ensuite, elle s’est endormie.

 

J’ai commencé à travailler tout de travers, le lendemain, comme je n’ai plus cessé de le faire. Si Henri IV l’a remarqué, il n’a rien dit. Je reprenais chaque fois ce que j’avais oublié de faire ou mal fait, mais je n’avais qu’Elle en tête, et ce qu’elle pouvait me cacher.

Dans l’après-midi, c’était plus fort que moi, j’ai tout laissé en plan, je suis allé dans la 2 CV jusqu’à la maison. Elle n’y était pas. Cognata m’a dit : « Elle est sûrement allée prendre son bain de soleil. Elle a quand même le droit de bouger un peu. » J’ai couru jusqu’à la tente, en bas de la prairie, mais elle était vide, encore une fois. J’ai marché le long de la rivière jusqu’à Palm Beach. Il n’y avait personne. Je suis revenu au garage à pied, par le chemin qui arrive au cimetière. En passant, je me suis arrêté devant la maison d’Eva Braun. Je n’ai pas osé aller demander si Elle était là.

Je dois dire quelque chose dont j’ai honte, pour qu’on me comprenne. La nuit du mariage, quand elle a été endormie, je me suis levé pour examiner sa robe blanche. J’ai découvert des taches de résine dans le dos. Elle s’était appuyée, à un moment ou à un autre, contre un sapin. Je me suis rappelé ce Portugais dont elle m’avait parlé, le premier soir, à l’Auberge des Deux-Ponts, et qui l’avait embrassée contre un arbre. Je me suis recouché. J’ai réfléchi longtemps, comme un imbécile. Elle n’avait pas fait attention à sa robe parce qu’elle était encore sous le coup de la scène avec son père, c’était l’évidence. Mais je l’imaginais quand même contre un arbre avec quelqu’un. Dans sa robe de mariée. Quelqu’un qui lui aurait dit : « Je veux te voir le jour de ton mariage. » Et elle aurait dit oui, elle y serait allée. Je suis encore plus Pin-Pon qu’on le croit, quelquefois.

Le soir de ce mercredi, comme d’habitude, je devais descendre à la caserne, en ville. Je suis allé reprendre la 2 CV à la maison, et Elle n’était toujours pas rentrée. Notre mère m’a dit, sans me regarder : « Si tu commences à te torturer, tu n’as pas fini. » J’ai crié : « Quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? » Elle a répondu, le sang retiré de son visage : « Ne me parle pas sur ce ton. Si ton père était encore là, même à ton âge, tu ne le ferais pas. » Elle a compris que je regrettais d’avoir crié, elle m’a dit : « Mon pauvre petit. Demande-lui, maintenant, la layette qu’elle tricotait. Demande-la-lui. » J’ai vu dans ses yeux qu’elle était sans haine contre Elle, qu’elle avait seulement pitié de moi. Je suis sorti avec mon casque, je suis monté dans la voiture. J’ai attendu un bon moment avant de mettre le moteur en route. J’espérais la voir brusquement revenir. Finalement, j’ai roulé jusqu’à la caserne.

Il devait être huit heures quand j’y suis arrivé. Elle était là. Il y avait une demi-douzaine de pompiers avec elle. Ils la faisaient sauter en l’air comme une crêpe, jupe soulevée par-dessus la taille, sur une toile retrouvée Dieu sait où, qu’on nous a fournie dans le temps pour rattraper au vol les gens qui se jettent du sixième étage et qui n’a jamais servi, parce qu’il n’y a pas de sixième étage, ni de cinquième, et rarement de second dans notre beau pays. Elle poussait des cris à effrayer toute la ville, elle riait comme si c’était un rêve, et ils la faisaient rebondir, en riant presque aussi fort qu’elle et en répétant tous en chœur : « Et hop ! Et hop ! » Croyez-moi, il était fier de sa femme, Pin-Pon. Quand ils l’ont posée par terre, soudain gênés, Renucci m’a dit : « Écoute, on ne faisait rien de mal. » Je lui aurais volontiers craché à la figure.

Je ne suis pas resté avec eux. Je l’ai ramenée à la maison. J’ai doublé le camion jaune de Mickey dans la montée du col. Il a klaxonné mais je n’avais pas l’esprit à lui répondre. Elle lui a fait des signes par la portière, avec la main. Elle m’a dit : « Allez, c’est fini. Ne sois pas comme ça. » J’ai répondu : « J’en ai marre que tous mes copains voient le cul de ma femme. » Elle s’est renfermée sur elle-même, l’épaule contre la portière, et on n’a plus parlé jusqu’au dîner.

A table, on était tous les six, et elle ne mangeait pas. Notre mère lui a dit : « Je vais finir par croire que c’est ma cuisine qui ne te plaît pas. » Elle a répondu : « Vous avez gagné un porte-clefs. J’aime mieux celle de ma mère. » Bou-Bou a ri, et Mickey aussi. Notre mère n’a pas fait une histoire, ni Cognata, qui n’avait rien compris, et qui a tapé doucement sur la main de la petite, avec son sourire de gâteuse. Moi, j’ai dit : « Au fait, on ne te voit plus beaucoup tricoter. » Elle ne m’a pas répondu. Elle a regardé notre mère. Ensuite, elle a lancé à Bou-Bou : « Tu devrais me passer un peu de ton appétit, moi j’ai autre chose à te donner en échange. » J’ai demandé : « Quoi ? Qu’est-ce que tu as à lui donner ? » Tout le monde sentait que je m’énervais et me regardait. Elle a remué la nourriture dans son assiette, l’air de chercher une mouche dedans, et elle a répondu, un peu plus bas — je sentais qu’elle faisait la forte mais qu’elle avait peur de recevoir la même que la veille, sur la route : « Un peu de ce que tu n’aimes pas que tes copains voient. » Comme rien n’arrivait, elle a ajouté : « J’ai pris un kilo, depuis que je suis ici. Tout dans le derrière. Après, ta mère m’attrape parce que je ne mange pas. » Bou-Bou et Mickey se sont mis à rire. Moi, j’ai pensé seulement qu’elle n’avait pas répondu quand je lui avais parlé de sa layette.

J’ai attendu d’être seul avec elle dans la chambre pour lui poser la question une seconde fois. Elle a fini de se déshabiller, elle m’a dit, sans me regarder : « Je suis minable, pour le tricot. C’est mieux d’acheter tout fait. » Elle a rangé sa jupe et j’ai surpris son air, dans la glace, quand elle a refermé l’armoire. L’air de me prendre pour ce que j’étais. J’ai dit, en me contenant : « Tu crois que c’est indiqué, pour une femme enceinte, de faire la folle comme ce soir, à la caserne ? » Elle n’a pas répondu. Elle a soufflé droit devant elle. Elle a enfilé son peignoir blanc et s’est mise à laver sa culotte dans la bassine en faïence qui nous servait de lavabo. Elle lavait toujours sa culotte sitôt enlevée, ou son collant, les rares fois où je l’ai vue en porter un : quand elle mettait sa robe noire pour sortir, elle trouvait que c’était plus chic. J’ai dit, la gorge sèche : « C’est une invention, ce bébé ? Réponds-moi. » Elle s’est arrêtée un instant, sans se retourner, mais elle ajuste penché la tête de côté, elle n’a pas répondu davantage. J’ai fait les deux pas qui me séparaient d’elle et je l’ai frappée, la main ouverte.

Elle a crié tout de suite, en essayant de rattraper son équilibre, et je l’ai frappée encore, mais les coups tombaient sur le haut de sa tête ou sur les bras. Je criais aussi. Je ne sais plus ce que je lui disais. De me répondre, c’est peut-être tout. Ou que c’était une salope, qu’elle n’avait pas besoin d’inventer une chose pareille pour qu’on se marie. Mes frères, qu’on avait laissés en bas, sont entrés soudain dans la chambre et ils m’ont agrippé et tiré en arrière. Je voulais revenir sur elle et l’obliger à parler, j’ai envoyé Bou-Bou loin de moi, et c’est notre mère, livide, qui m’a agrippé à son tour. Mickey répétait : « Fais pas le con, merde ! Fais pas le con ! »

Elle était à genoux au milieu de la chambre, la tête dans ses bras, elle pleurait avec des sanglots qui étaient comme des frissons de tout le corps. Quand j’ai vu qu’il y avait du sang sur mes mains et sur son peignoir, ma colère est tombée brusquement, je me suis senti vidé de mes forces. Bou-Bou s’est agenouillé devant elle pour lui faire lever la tête. Elle a compris que c’était lui et elle s’est accrochée à son cou en continuant de trembler et de pleurer. On a vu que le sang lui barbouillait toute la figure.

Notre mère s’est emparée d’une serviette, qu’elle a trempée dans l’eau et elle nous a dit : « Sortez, laissez-moi. » Mais il n’y a rien eu à faire pour qu’Elle lâche Bou-Bou. Elle s’est remise à crier, en le serrant contre elle encore plus fort. Finalement, elle est restée accrochée à lui pendant que notre mère nettoyait son visage, et elle me regardait fixement, les yeux agrandis et pleins de larmes. Il y avait de l’étonnement et une sorte de supplication enfantine, dedans, mais pas de rancune comme on aurait pu s’y attendre. Elle saignait du nez, elle avait une pommette enflée, et des sanglots rentrés lui coupaient la respiration. Notre mère lui disait : « Là, là. C’est fini. Calme-toi. » Mickey m’a pris par le bras et je l’ai suivi hors de la chambre.

Un long moment plus tard, notre mère est descendue nous rejoindre dans la cuisine. Elle nous a dit : « Elle ne veut pas que Bou-Bou s’en aille. » Elle s’est assise devant la table, en face de moi, et elle a pris sa tête dans ses mains. Elle a dit : « Toi qui étais le plus calme et le plus gentil. Je ne te reconnais plus. Je ne te reconnais plus. » Elle a essuyé ses yeux et m’a regardé. Elle m’a dit : « Tu l’as tapée n’importe où, même sur la poitrine. » Je ne pouvais pas lui répondre. Mickey a dit pour moi : « Il ne savait plus ce qu’il faisait. » Elle a répliqué : « Justement », et elle a repris sa tête dans ses mains.

On est resté tous les trois immobiles très longtemps. Cognata était couchée. On entendait un bruit de conversation à l’étage, mais sans distinguer les mots. Ensuite, Bou-Bou est descendu. Sa chemise était tachée de sang. Il m’a dit : « Elle ne veut pas coucher dans votre chambre, cette nuit. Je vais lui laisser la mienne et je dormirai avec toi. » Il est allé remplir un verre d’eau et il est remonté. Nous l’avons entendu la conduire dans sa chambre, ils ont dû parler encore, et puis il est descendu à nouveau. Je lui ai demandé si elle était calmée, il a haussé les épaules. Il m’a regardé une seconde et il m’a dit : « C’est toi qui ferais bien de te calmer. » Il était très secoué par ce qu’il venait de vivre, avec des traits creusés, un teint qu’on devinait blafard sous son hâle. Il est sorti dans la cour sans ajouter un mot.

Je ne me suis endormi qu’au matin. Bou-Bou respirait régulièrement à côté de moi. J’attendais dans le noir que les heures passent. Et puis, j’ai dormi un peu. C’est tout ce que je me rappelle de cette nuit. Mes idées allaient dans tous les sens. Je la revoyais, barbouillée de sang, s’accrocher à mon frère. J’avais peur, après ce que m’avait dit notre mère, de lui avoir donné un coup grave, dont elle garderait la trace. Je la revoyais se mettre à laver sa culotte. Elle n’avait pas enlevé son alliance pour plonger les mains dans l’eau savonneuse. Du coup, l’explication qu’elle m’avait donnée la veille, quand j’avais remarqué qu’elle ne l’avait pas au doigt, que valait-elle ? Son visage surpris dans la glace de l’armoire. L’air de se dire : « Pauvre con. » Mon arrivée à la caserne, pour la trouver en train de rebondir sur la toile. Ce dimanche de soleil, tout au début, où j’étais au comptoir d’un tabac, avec Tessari et d’autres types, et que nous regardions son corps en transparence, sous sa robe en nylon. Ce que m’avait raconté Tessari, ce matin-là. Ce que m’avait raconté Georges Massigne, une nuit de printemps, assis sur la place du village, alors que tous les jeunes s’étaient endormis dans le camion.

Je me suis levé, je suis descendu faire ma toilette dans la cuisine. Notre mère était déjà debout. Elle m’a préparé mon café comme d’habitude. Nous n’avons rien dit, sauf moi, en partant : « A tout à l’heure. » J’ai marché jusqu’au garage et travaillé toute la matinée avec les mêmes idées confuses dans la tête.

A midi, quand je suis revenu à la maison, elle n’était pas sortie de la chambre de Bou-Bou. Il était monté la voir un peu plus tôt. Il m’a dit : « Sois gentil. Laisse-la, pour le moment. » Je lui ai demandé si elle était beaucoup marquée. Il m’a répondu : « Une boursouflure sur la joue. » Nous avons déjeuné sans elle et je suis reparti au garage.

Le soir, vers sept heures, elle était dans la cour, en jean et en polo, elle faisait une partie de boules avec Bou-Bou. Je me suis approché. Elle m’a souri gentiment, d’un sourire terrible à voir, à cause de sa joue enflée. Elle m’a dit : « C’est pas demain que tu pourras me prendre pour partenaire. Je reste toujours à zéro. » Elle a essuyé ses mains l’une contre l’autre et elle m’a laissé l’embrasser en murmurant : « Fais gaffe, ça fait drôlement mal quand on appuie. » Ensuite, elle a repris ses boules et j’ai joué une partie avec eux. Je croisais moins son regard que d’habitude, mais c’est tout.

Elle a réintégré notre chambre, cette nuit-là, et nous sommes restés longtemps étendus côte à côte, sans bouger, dans le noir. Elle s’est mise à pleurer, presque sans bruit. J’ai dit, sincère : « Je te promets que je ne te frapperai plus jamais, quoi qu’il arrive. » Elle m’a répondu, après s’être essuyée avec le drap : « Je voulais rester avec toi. Tout le monde me faisait comprendre que tu me laisserais, quand tu n’aurais plus envie. C’est pour ça. » Nous parlions par murmures. Sa voix était un souffle, j’entendais à peine les mots. Je lui ai dit que ça m’était égal de ne pas avoir d’enfant, qu’au contraire je n’en voulais pas entre elle et moi, pas tout de suite. Mais j’avais peur qu’elle me cache quelque chose, ou quelqu’un, ça me rendait fou. Elle est restée à nouveau silencieuse, peut-être une minute, peut-être plus. Et puis, elle a mis ses bras autour de moi, dans l’obscurité, elle a posé sa joue intacte sur ma poitrine, et elle a murmuré : « Si je te cache quelque chose, ce n’est pas du tout ce que tu crois. C’est un ennui qui n’a rien à voir avec toi et que je ne peux pas te dire, pas maintenant. Dans quelques jours, je serai fixée. Si je dois te le dire, je te le dirai. »

Elle a senti que je tendais le bras pour rallumer la lampe, sur la table de nuit, et elle m’a retenu, en disant : « Non, s’il te plaît. » Je lui ai demandé dans le noir si c’était un ennui qui concernait sa santé — la première chose qui me venait à l’esprit — ou peut-être sa mésentente avec son père, mais elle a murmuré : « Je t’en prie. Ne me pose pas de question. Puisque je t’aime. »

Je crois que je suis plus ou moins comme tout le monde, et nous sommes de drôles d’animaux. Je me sentais comme libéré d’un poids, même si ce qu’elle attendait, « pour être fixée », était le résultat d’une analyse du sang ou d’une tumeur maligne, ou pire encore. Oui, je n’étais pas fier de moi, mais c’est vrai. Libéré. J’ai chuchoté : « D’accord. » Je l’ai embrassée dans les cheveux. J’avais beaucoup de sommeil en retard et je me suis endormi.

Notre mère m’a réveillé alors que le jour se levait à peine. Elle m’a dit que la Renault rouge de la caserne était dans la cour et que Massard m’attendait. Le feu avait repris au-dessus de Grasse. Je me suis habillé en vitesse et j’y suis allé. Dans la soirée, d’une voiture de la préfecture, j’ai pu donner un coup de fil à Henri IV pour prévenir que je ne pourrais pas rentrer, qu’on était battu sur des kilomètres. Il m’a dit qu’on avait montré l’incendie à la télé, que je fasse attention.

Je suis revenu au village le samedi soir, un peu avant la nuit, toujours transbahuté par Massard. Elle est restée près de moi pendant que je prenais ma douche, à côté de la source. Elle avait encore un bleu sur sa pommette, mais il virait au brun et se confondait presque avec la couleur de sa peau. Ou elle l’avait bien maquillé, je ne sais pas. Je l’ai trouvée triste, mais elle a répondu : « Je me suis fait du souci. Et puis, je suis toujours comme ça quand la nuit tombe. »

Il y avait eu un soleil d’Afrique, toute la journée, et l’air était chaud et sec, mais pour moi, après la fournaise dont je sortais, c’était un air doux et vivifiant. Elle était en bikini rouge, celui que je lui avais acheté pour son anniversaire, sans plaisir parce que ce n’était qu’un bout de tissu qui en montrait plus qu’il ne cachait, mais ce soir-là il ne faisait que rendre plus impatiente l’envie que j’avais d’elle. Je lui ai dit de venir derrière le rideau de la douche, avec moi, comme elle l’avait fait un autre soir, mais elle n’a pas voulu, sauf pour se mouiller en vitesse et ressortir.

On a dîné dehors, les garçons également en maillot de bain, et notre mère avait fait la polenta. Personne n’avait très faim, à cause de la chaleur. Par contre, on remplissait les verres à peine reposés sur la table, et j’ai dû raisonner Mickey qui courait le lendemain. Il disait : « Si je suis rond, je roulerai plus vite. » En vérité, il avait vraiment le moral pour cette course, il était sûr de gagner. Il y avait une belle bosse, sur le circuit, et il n’a rien de trop comme grimpeur, mais il se sentait capable de recoller vingt fois de suite à l’avant dans la descente et d’emballer un faux sprint, de très loin, pour leur casser les jambes à tous, et de fuser comme un bouchon de Champagne cinquante mètres avant la ligne. Enfin, on finissait par y croire, on était bien. Notre mère avait dû avoir une explication avec Elle, pendant mon absence, et qui s’était bien terminée car elle lui parlait un peu sur le même ton que Cognata, en disant « ma petite ». Même pour lui faire remarquer que son bikini ne couvrait pas la moitié de ce que le Bon Dieu lui avait donné, elle a ri, elle l’a gratifiée d’une petite tape indulgente sur le derrière.

On est resté un moment dehors, dans la nuit, assis autour de la table qu’Elle avait aidé, même si c’est incroyable, à débarrasser. Mickey parlait de Merckx avec Bou-Bou, qui prétend toujours que son règne est fini, que Maertens va éclater, c’était toute une histoire. Elle était à côté de moi, j’avais un bras autour de sa taille. Sa peau était brûlante. Elle s’est mêlée un moment à la conversation pour se faire expliquer qui était Fausto Coppi, parce que Bou-Bou et moi, par sentimentalité peut-être, en souvenir de notre père, on ne manque jamais une occasion d’attaquer Mickey là-dessus et de dire que c’était lui, le plus grand. Mickey s’est lancé comme toujours dans l’énumération complète des victoires d’Eddy Merckx, depuis sa première course amateur. Personne ne peut contester qu’il faut quatre heures pour arriver au bout et nous sommes montés nous coucher.

J’ai fait pour la dernière fois l’amour avec Elle cette nuit-là. Et quelque chose, déjà, était cassé. Je ne le savais pas encore, bien sûr, je pensais seulement que notre dispute était trop récente, qu’il lui fallait oublier que je l’avais battue. Elle gémissait, dans mes bras, docile à ce que je voulais, mais je la sentais inquiète, et préoccupée, et quand enfin le plaisir lui est venu, au bout d’un long, long tunnel pour l’atteindre, elle n’a pas crié, ni gémi plus fort, elle a juste pressé son visage transpirant contre mon épaule, les bras autour de mon cou, avec une douceur triste, enfantine, comme si justement elle savait, elle, que c’était la dernière fois.

 

Le lendemain, on a déjeuné dans une brasserie du boulevard Gassendi, à Digne, pendant que Mickey rejoignait les autres concurrents au départ, une heure avant la course. Avec Elle et moi, il y avait Bou-Bou, Georgette, et le petit frère de Georgette — dix ans et fana de Poulidor. On était près d’une vitre, on voyait les gens qui commençaient à s’agglutiner devant les barrières en métal, le long du trottoir. Il y avait beaucoup de banderoles publicitaires et des supporters promenaient sur leurs bonnets en papier le nom d’un coureur de Digne, Tarrazi. Il y avait une fanfare aussi, qu’on entendait par les portes ouvertes, et beaucoup de conversations.

Elle avait mis sa robe d’été blanche. On ne voyait plus que je l’avais frappée. Elle avait l’air contente d’être là et que Bou-Bou la plaisante et se fasse pardonner en disant qu’elle était la plus belle, et même de discuter avec le petit frère de Georgette.

Au dessert, je les ai laissés à table et je suis allé assister Mickey pour le départ de la course. J’ai vérifié une dernière fois son vélo et ses roues de rechange dans la camionnette des individuels. Au coup de pistolet, il s’est placé en danseuse, bien tranquille, au milieu du peloton. J’ai suivi un instant des yeux son maillot rouge et blanc puis j’ai descendu à pied le boulevard, à travers la foule, pour retourner à la brasserie. J’ai eu juste le temps d’avaler une glace qu’on annonçait déjà le premier passage des coureurs et le premier sprint.

On a foncé sur le trottoir, Bou-Bou et moi, et on a vu que Mickey se tenait dans le peloton, à côté de Deuffidel, de Majorque et du Toulonnais qui avait gagné la course à Puget-Théniers, quinze jours avant. Il avait l’air d’un pacha. Bou-Bou était déçu qu’il ne dispute pas le premier sprint, pour avoir la prime, mais je lui ai dit qu’il en restait dix-neuf et que, de toute manière, c’est le dernier qui compte.

Il leur fallait autour de dix minutes pour boucler le circuit. Au second passage, on était encore à table. On a recommencé, avec Bou-Bou, à jouer des coudes pour atteindre les barrières. Mickey s’abritait toujours derrière ses trois zigotos, le coup de pédale facile, les mains en haut du guidon. Au moins pour le début, il n’avait pas cette figure ricanante qu’il prend après une grimpette qui l’a fait souffrir. J’ai dit à Bou-Bou : « On va gagner, tu vas voir. » Je l’ai dit aussi à Elle, en revenant dans la salle. Elle m’a répondu : « Je veux. » Je revois son visage. Elle n’était plus, pour beaucoup de raisons, celle que j’avais connue au Bing-Bang, moins de trois mois avant, mais j’ai ressenti un peu la même chose qu’à ce moment-là. Je ne sais pas bien expliquer. Elle avait à nouveau ce que j’ai toujours aimé chez les enfants. Ils posent sur vous des yeux sans calcul et sans méfiance, ils savent d’emblée qui vous êtes et que vous les aimez. En général, ils s’en fichent. Ou alors, c’est moi qui étais redevenu, à ses yeux, celui avec qui elle avait dansé la première fois, un dimanche de mai. Je ne sais pas. Je comprends certaines choses, à présent, mais pas tout.

Dans l’après-midi, on s’est mêlé à la foule, place de la Libération, pour voir les passages des coureurs sur la ligne et notre Mickey qui, à partir du huitième ou neuvième tour, gagnait tous les sprints. Il déboulait chaque fois, sur la droite ou sur la gauche, en partant derrière Tarrazi qui va vite, et il le remontait dans les derniers mètres, comme un chat. Les haut-parleurs n’arrêtaient plus de répercuter tout au long du boulevard : « Premier, Michel Montecciari, Alpes-Maritimes, dossard 51 » et les primes qu’il gagnait, offertes par les magasins de la ville. Ou de nous annoncer, entre deux passages, qu’il était lâché en haut de la côte, et qu’il n’avait pas rejoint dans la descente, des sottises pour dramatiser la course, mais on pouvait en être sûr, quand les premiers coureurs viraient au rond-point, très loin, sous les banderoles, le maillot rouge et blanc de Mickey était juste derrière le maillot vert de Tarrazi et tous les gens de Digne, autour de nous, se mettaient à gueuler que mon frère était un fumier d’embobineur : « Vous allez voir, il va encore lui faire le même coup ! » C’est en me disputant avec des types, après un sprint exactement comme les autres, sauf que leur Tarrazi avait essayé de retenir mon frère par le maillot, que je n’ai pas fait attention à Elle et que je l’ai perdue dans la foule.

Je l’ai cherchée un moment, et Bou-Bou aussi. Georgette, elle, était partie acheter une glace pour son petit frère et ça n’arrangeait pas les choses, parce que j’avais peur, en plus, d’égarer le marmot. Quand Georgette est revenue, les coureurs arrivaient au rond-point pour la quinzième fois, elle m’a dit : « Elle a dû aller aux toilettes dans un bistrot. Elle n’a plus quatre ans, quand même. » On a regardé Mickey grimacer, régler tout le monde en force et se relever, mission accomplie, pour se remettre dans la roue des autres et souffler un peu. J’ai eu le sentiment fugitif qu’il le prenait à son aise et que ce serait le moment rêvé, quand il venait de gagner un sprint, pour le contrer et partir loin devant, mais c’était une idée désagréable, je n’y ai plus pensé.

J’ai marché à travers la foule jusqu’en bas du boulevard, en jetant un coup d’œil dans les cafés. Elle n’était nulle part. Après des palabres sans fin avec le service d’ordre, j’ai pu traverser la chaussée en courant et remonter l’autre trottoir jusqu’à la place de la Libération. J’étais trop préoccupé pour suivre la course, je n’écoutais même pas ce que déversaient sur nous les haut-parleurs.

Quand j’ai rejoint Georgette, elle m’a appris que c’était le dix-huitième tour et que Mickey, comme le reste du peloton, était lâché. Après avoir gagné le seizième sprint, il s’était relevé pour se reposer, tout content de lui, et trois coureurs, dont celui qui avait gagné à Puget, Arabedian, en avaient profité pour appuyer sur les pédales et mettre les voiles. Je me faisais du souci à cause d’Elle, et cela m’a déprimé un peu plus. Bou-Bou n’était pas là. Il devait continuer à la chercher. J’ai dit à Georgette : « Ils vont revenir », mais je ne savais plus, au fond, si je parlais de Mickey et du peloton, ou d’Elle et de Bou-Bou. Georgette m’a répondu : « Personne ne veut mener, alors c’est Mickey qui s’appuie tout le travail. »

En effet, Arabedian et ses deux compères ont passé la ligne à la fin du dix-huitième tour, et Mickey, entraînant le peloton, était à plus de quarante secondes derrière. Il avait ce rictus imbécile qu’on lui voit toujours quand il n’en peut plus, et son maillot était trempé. J’ai crié, en courant le long de la chaussée — il m’a entendu, il me l’a dit plus tard —, mais il n’a pas réagi. Pour ceux qui ne le connaissaient pas, il avait l’air de rigoler et de s’en foutre, mais il était fait comme un rat.

A un moment, j’ai vu que Bou-Bou nous avait rejoints, au milieu des gens. Il était décomposé. Je lui ai demandé : « Tu as vu Elle ? » Il a secoué la tête, il ne m’a même pas regardé. J’ai pensé qu’il était décomposé à cause de Mickey. Maintenant, je sais bien ce que je raconte. Je raconte exactement ce qui s’est passé sans me faire plus intelligent que je ne l’étais à ce moment-là. J’ai dit à Bou-Bou, mon frère : « Je peux avoir huit cents francs sur le vélo qu’on doit donner au gagnant. Si Mickey ne s’entend pas avec une locomotive, il ne reviendra plus. » Bou-Bou a fait oui de la tête, mais il ne m’écoutait pas vraiment. Un peu après, les haut-parleurs ont annoncé que Mickey et Spaletto, un pistard de Marseille, avaient quitté le peloton et chassaient derrière Arabedian. Tout le monde a poussé des hurlements et Georgette m’a embrassé avec des rires, et c’est alors que je l’ai vue, Elle.

De l’autre côté de la place, au bord d’un trottoir, elle était comme une somnambule — oui, une somnambule, c’est la première pensée qui m’est venue. Elle marchait et s’arrêtait et repartait en s’écartant des gens qui étaient sur son passage. Elle regardait par terre. J’ai compris par tous les atomes que j’ai dans le corps qu’elle ne savait pas où elle était, ni ce qu’elle faisait, qu’elle était perdue. Je l’ai compris, je vous le jure, et elle était pourtant à plus de cent pas de moi, juste une silhouette en robe blanche, si petite, si seule, et j’ai bousculé ceux qui étaient devant moi, et j’ai couru à travers la chaussée sous les coups de sifflet d’un agent, en criant : « Éliane ! »

Quand je l’ai attrapée par un bras et retournée vers moi, ses yeux pleins de larmes étaient encore plus grands et plus pâles que je les avais jamais vus. J’ai dit : « Mais qu’est-ce qui t’arrive ? » Elle a remué à peine ses lourds cheveux noirs, elle m’a répondu d’une voix méconnaissable : « J’ai mal derrière ma tête, j’ai mal. » Je l’ai conduite, docile, loin de la foule, dans une petite rue où nous nous sommes assis sur une marche, à l’entrée d’un immeuble. Je lui ai dit : « Reste tranquille. Ne bouge pas. » Elle a répété : « J’ai mal derrière ma tête. » Deux rides profondes, que je ne lui connaissais pas, creusaient son visage depuis les ailes du nez jusqu’au-dessous des lèvres, et ses yeux étaient larges et vides, il n’y avait plus aucune vie dedans. Elle était comme stupéfiée.

Je l’ai gardée contre moi, entourée de mon bras, pendant un long moment. J’entendais les cris sur la place, au passage des coureurs. J’entendais les haut-parleurs. Je n’entendais rien. Je n’osais plus bouger, ni rien faire, je la sentais inerte et loin de tout. Elle aspirait l’air par la bouche, comme c’était son habitude sous le coup d’une émotion, mais ce n’était pas tout à fait pareil, elle était sans émotion, elle regardait droit devant elle, sans rien voir, et sa respiration par la bouche était régulière, presque naturelle.

Quand elle a remué enfin et s’est détachée de moi, elle a murmuré : « Ça va, maintenant. Ça va. » Je ne voulais pas l’interroger tout de suite sur ce qui s’était passé, je me suis contenté de l’aider à se relever. J’ai épousseté sa robe. Je lui ai demandé si elle voulait boire quelque chose. Elle a répondu non d’un signe de tête. Elle m’a regardé. J’ai vu à nouveau des larmes affluer dans ses yeux clairs. Et puis, elle a pris ma main et nous sommes revenus vers la foule.

La course était finie et Mickey avait gagné. Georgette et son petit frère sautaient sur place, les poings serrés, en criant. Ils étaient trop à leur joie pour faire attention à nous. Bou-Bou, lui, a eu un sourire de soulagement en voyant qu’Elle m’accompagnait. Il m’a dit ensuite : « Mickey veut que tu saches que Spaletto est un type de parole. »

Je suis allé discuter avec le marchand de cycles qui offrait un vélo de course au vainqueur. Il m’a emmené dans un café, il m’a donné huit cents francs à la place. J’ai retrouvé Spaletto, après bien des détours dans la cohue, et j’ai partagé. Elle et Bou-Bou me suivaient partout comme mon ombre. Je voyais qu’elle avait des frissons, par instants, mais elle semblait contente que Mickey ait gagné, elle souriait en entendant le nom des Montecciari dans les haut-parleurs. Bou-Bou la tenait par la main, comme moi un peu plus tôt. Il semblait content lui aussi, mais je connais mes frères, il était soucieux et triste quand il la regardait à son insu.

Nous sommes revenus au village dans la DS du patron, sans Mickey, qui était invité à dîner par les organisateurs, et sans Georgette, évidemment. En route, nous n’avons parlé que de la course. J’ai laissé le petit frère de Georgette en ville, devant la porte de ses parents, et nous n’étions plus que nous trois dans la montée du col, quand elle a voulu s’arrêter pour vomir. Je l’ai accompagnée jusqu’au talus, mais elle a fait des gestes du bras pour que je m’éloigne. Je suis revenu à la voiture. J’ai dit à Bou-Bou : « C’est une insolation. Sûrement. » Il a bougé la tête pour me donner raison, mais il n’a pas répondu. Elle est remontée dans la voiture, le visage défait, sans un mot. Elle a fait juste un mouvement des doigts pour me dire de me remettre en route, qu’elle avait hâte de rentrer.

En arrivant devant chez nous, elle a murmuré : « Non. Chez ma mère. » J’ai senti, et Bou-Bou aussi, qu’elle ne pourrait pas en dire plus, qu’elle allait vomir à nouveau ou s’évanouir ou quelque chose. J’ai traversé le village. Des gens étaient encore assis à la terrasse de Brochard. Je suis entré dans la cour d’Eva Braun et quand je me suis arrêté devant la porte de la maison, le soleil nous a frappés de face, éblouissant, entre deux crêtes. Je l’ai aidée à descendre. Sa mère, en la voyant, n’a rien dit, mais le sang s’est retiré de sa figure.

Dans leur cuisine, assise sur les genoux d’Eva Braun, Elle est restée immobile très longtemps, sans prononcer un mot. Le vieux, là-haut, criait comme un abruti et j’ai crié aussi, à travers le plafond, pour qu’il se taise. Bou-Bou m’a pris par le bras et m’a dit : « Viens, ne restons pas là. » Je l’ai écarté, je me suis penché sur Elle, qui était accrochée à deux bras au cou de sa mère, je lui ai dit : « Éliane, parle-moi. Je t’en prie. Parle-moi. » Elle n’a rien répondu, elle n’a pas bougé. Je ne voyais rien de son visage, sous ses cheveux. Eva Braun m’a dit, de sa voix douce, avec son accent boche : « Votre frère a raison. Laissez-la ici, cette nuit. »

Enfin, voilà comment les choses se sont passées. A peu près. Qui peut dire exactement comment les choses se passent ? On ne voit que soi. Je ne voyais pas son visage. Tout occupé à essayer de le voir, je ne voyais pas celui de sa mère, celui de Bou-Bou. J’avais le sentiment que sa mère et Bou-Bou étaient contre moi — parce que je l’avais battue quelques jours plus tôt, je ne sais pas — j’avais le sentiment d’être rejeté par Elle et par eux et par tout le monde, d’être seul, et impuissant à me faire entendre. J’ai dit à Eva Braun : « Demain, nous parlerons. » J’ai touché les cheveux d’Elle, très doucement, et je suis sorti.

Chez nous, ce soir-là, je suis resté assis dehors, dans l’obscurité, jusqu’au retour de Mickey. Une voiture l’a déposé au portail. Je l’ai appelé, comme il traversait la cour, et il est venu s’asseoir près de moi. Je lui ai raconté ce qui s’était passé. Il m’a dit : « Elle est déprimée, depuis sa dispute avec son père. Et puis, il y a eu la vôtre, de dispute. Et ce soleil, tout l’après-midi. Le bitume fondait, j’en sais quelque chose. » Je lui ai demandé comment était son dîner. Il m’a répondu : « Pas mal. » Beaucoup de gens lui conseillaient de passer professionnel. Il m’a dit : « J’ai encore tout l’été pour réfléchir. » En fait, il n’avait guère envie de parler de lui.

On a gardé le silence un bon moment, l’un à côté de l’autre, puis il est allé chercher une bouteille et deux verres dans la cuisine. Pendant qu’on buvait, il m’a dit : « Ce qui la tracasse, je n’en sais rien, mais elle finira par te mettre au courant. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle n’a rien à se reprocher depuis qu’elle te connaît. » J’ai fait celui qui ne comprenait pas — je comprenais très bien, il avait la même idée que moi — et il m’a expliqué : « Mettons qu’elle ait connu quelqu’un avant toi, et qu’il ne veuille pas la laisser tranquille, qu’il la menace, ou quelque chose. Ce sont des choses qui arrivent. Lis les journaux. » Je lui ai dit : « Si on la menace, pourquoi elle ne m’en parlerait pas ? » Il m’a répondu : « On la menace peut-être de te faire du mal à toi. » Il a dit cela comme si c’était l’évidence. Je n’avais jamais envisagé la chose de cette façon. Je la soupçonnais de plus en plus d’avoir revu — ou été obligée de revoir — « quelqu’un qu’elle avait connu avant moi », mais j’imaginais qu’elle l’avait fait par un reste d’attachement sentimental, pour amortir la peine.

Je me suis levé, j’ai marché dans la nuit de la cour. J’ai dit à Mickey : « Dans ce cas, elle a rencontré ce type à Digne, cet après-midi. Et mardi dernier, quand elle est allée soi-disant voir les magasins. Il doit habiter Digne. » Dans l’air frais qui descendait sur nous entre les montagnes, je sentais mon front en sueur. Mickey m’a dit : « Écoute, c’était une supposition, rien de plus. Arrête de t’énerver. Elle te parlerait peut-être plus volontiers si tu arrêtais de t’énerver. Au lieu de ça, tu la tabasses. » C’était une chose incroyable que Mickey, ce teigneux, me parle de cette manière, et pourtant, il avait raison. J’aurais voulu être déjà au lendemain, et la prendre dans mes bras, et lui dire qu’elle pouvait avoir confiance en moi, que je ne m’énerverais plus.

Je ne pouvais pas bien distinguer le visage de Mickey, assis sur le banc de pierre près de la porte, il ne pouvait donc pas distinguer le mien. J’ai dit : « Pauvre Mickey, va. Pour une fois que tu gagnes, on ne te fait pas honneur. On devrait tous être en train de fêter ça et voilà comment ça se passe. » Vous ne devinerez jamais ce qu’il a répondu. Il a répondu : « J’ai du vin dans mon verre. Et des courses, j’en gagnerai d’autres. »

 

J’ai dormi très peu et mal, une fois encore. Si le manque de sommeil, pendant toute cette fin de juillet et le début d’août, peut expliquer certaines choses, je veux bien. J’ai regardé, au matin, mon visage dans la glace de l’armoire. Vous me voyez, je ne suis ni beau ni moche, mais je suis trop fort, je pèse trop lourd, je m’en voulais d’être ce que je suis. Je n’avais pas l’intention d’aller chez Elle — chez sa mère — avant midi ou une heure. Je voulais la retrouver reposée, parler tranquillement avec elle, lui redonner confiance. Et j’avais ce mari en face de moi, dans la glace. Trente ans passés, des muscles et de la graisse partout, quatre-vingt-sept kilos de certitude de lui déplaire. Je me suis bien lavé, bien rasé, j’ai emporté une chemise et un pantalon propres pour qu’elle ne me voie pas en bleu de travail.

J’ai fait ce qu’il y avait à faire, au garage, du mieux que j’ai pu avec toutes les idées qui me traversaient la tête. Mickey, qui rapportait en ville un chargement de bois, s’est arrêté devant les pompes vers dix heures. On est allé tous les deux prendre un café chez Brochard. On n’a pas parlé, sauf pour dire qu’il faisait chaud ou qu’on a mal fait de ravaler l’église, qu’elle était davantage une église avec la patine du temps. Je savais qu’il avait changé tout son itinéraire pour passer me voir et qu’il allait encore se faire engueuler par Ferraldo. Il est comme ça, Mickey, con comme un verre à dents mais il ne vous laisse jamais tomber.

Quand je suis arrivé chez ses parents, Elle était assise sur un pan de mur en ruine au fond de la cour, elle portait une robe à rayures rouges que je ne lui connaissais pas, qu’elle avait dû retrouver dans une armoire. Elle regardait par terre, les bras le long du corps, elle avait cet air de poupée qu’on a laissée dans un coin. Au bruit de mes pas, sur les cailloux, elle a tourné la tête et elle a eu un grand sourire, une détente de tout le corps, elle a couru vers moi. Elle m’a dit, dans mes bras : « Je t’attendais, tu sais. Je t’attends depuis, depuis... » Elle ne pouvait pas dire depuis quand elle m’attendait. Je riais. J’étais heureux. Elle dressait son visage sans maquillage, sans rimmel, sans rien, vers moi, — son visage — et elle m’a dit : « Je t’ai fait du mal. Pardonne-moi tout, en une seule fois. Ce n’était pas ma faute. » Je riais. Elle m’a dit : « Viens. Ma mère va nous faire à manger. Tu vas voir. Elle cuisine très bien. » J’avais déjà déjeuné plusieurs dimanches chez Eva Braun, je le savais. Ce qu’elle me disait m’a fait une impression terrible.

Elle m’a conduit par la main jusqu’à leur cuisine. Elle m’a dit, en baissant la voix : « Ma mère est avec mon papa, là-haut. Il est malade, tu comprends. » Elle a vu que j’étais glacé, en la regardant et en l’écoutant, elle est redevenue d’un coup celle que je connaissais — à la seconde même. Les choses se sont passées telles que je les raconte. Elle m’a dit : « Oui. Tu me crois dingue. » Plus de sourire. Un air de déception. Elle m’a dit : « Tu te trompes. »

Elle a sorti une bouteille d’apéritif d’un placard, un vermouth bon marché, elle m’a servi un verre. J’ai demandé : « Tu reviendras, ce soir ? » Elle a fait oui de la tête, plusieurs fois. Elle s’est assise en face de moi, le menton dans ses mains, elle m’a dit, en retrouvant une ombre de gaieté : « Nous sommes mariés maintenant. Tu ne te débarrasseras pas de moi, tu sais. » J’ai toujours aimé son visage quand elle n’était pas maquillée. A ce moment, je l’ai aimée plus que tout, ma propre vie.

J’ai déjeuné avec Elle et Eva Braun. Elle m’a raccompagné au portail. Nous n’avions pas beaucoup parlé devant sa mère. Elle marchait à pas lents, un bras autour de mon corps, elle semblait attendrie et très douce. Je n’ai pas voulu gâcher ce moment, je me suis dit que je l’interrogerais plus tard sur ce qui s’était passé la veille, pendant cette éternité où elle avait disparu.

J’ai travaillé tout de travers encore, parce que l’heure n’avançait pas et que l’impatience me rongeait. Et puis, enfin, je m’étais lavé et changé, au fond du garage, et j’allais partir, quand on a téléphoné de la caserne pour me dire que Renucci passait me prendre, que des foyers d’incendie, une nouvelle fois, s’étaient rallumés au-dessus de Grasse. J’ai passé une main sur ma figure, en me retenant de laisser éclater la rage que je ressentais. J’ai dit : « Bon. D’accord », et j’ai raccroché.

J’ai couru la chercher chez sa mère, mais elle n’y était plus, elle m’attendait chez nous. Elle était avec Bou-Bou et Cognata, dans la cuisine. Ils faisaient un rami. Elle avait enfilé son jean et le tee-shirt trop grand sur lequel son visage est imprimé en rouge. Elle avait rassemblé ses cheveux sur le dessus de la tête, avec des épingles, mais elle ne s’était toujours pas maquillée. Je l’ai trouvée adorable ainsi, et j’avais encore plus de regrets de devoir la quitter.

Elle est montée avec moi dans notre chambre. Pendant que je me préparais, elle m’a dit : « Je ne veux pas que tu partes en te faisant du souci pour moi. Je vais bien aujourd’hui. » Je lui ai demandé ce qu’elle avait fait, la veille, à Digne, pendant presque une heure et demie. Elle m’a répondu : « Rien. Je me sentais m’évanouir, au milieu de cette foule, ou bien c’était la chaleur. J’ai voulu sortir de là un moment. Et puis, mon mal de tête est devenu si fort que je ne savais plus où j’étais. Je crois que c’est d’être restée si longtemps au soleil. » Elle me regardait en face, elle semblait dire la vérité. Je l’avais rarement entendue prononcer tant de mots à la suite, c’est tout. J’ai dit : « Oui. C’était un début d’insolation. Tu aurais dû couvrir ta tête. »

J’ai embrassé sa bouche, avant de sortir de la chambre, et la bouche de sa photo sur sa poitrine. Elle a ri. J’ai senti ses seins nus sous le tee-shirt, contre mes joues. J’ai voulu les embrasser aussi, en soulevant le tissu. Elle s’est écartée. Pour atténuer sa brusquerie, elle a dit : « S’il te plaît, ça m’ennuierait d’être obligée de me finir toute seule. » C’était une réflexion bien dans sa manière, mais je ne sais pas, je suis parti plus malheureux que jamais.

Entre le Loup et l’Esteron, à plus de mille mètres d’altitude, les collines flambaient. Il n’y avait pas de route pour les atteindre, pas d’eau à proximité, rien que le feu. C’est la sortie la plus éreintante que j’aie faite cet été. On avait appelé l’armée — ils avaient fini par prendre l’habitude d’un travail pour lequel ils ne sont pas entraînés — mais nous ne comptions, en définitive, que sur les canadairs et ils faisaient leur va-et-vient dans le massif des Maures. Nous n’avons pas pu sauver le quart de ce que le feu voulait nous prendre.

Je suis revenu au village dans la nuit du mardi. Notre mère est venue m’ouvrir, dans sa chemise de coton, et elle est restée avec moi pendant que je me lavais dans la cuisine, elle m’a servi à manger. J’ai appris qu’Elle n’avait pas prononcé dix phrases de la journée mais qu’elle n’avait pas été désagréable. Un peu absente. Dans ses rêves. Elle avait fait des réussites dans notre chambre. Elle avait aidé à repasser le linge. Pas bien, elle ne savait pas repasser. Elle était restée debout pour m’attendre jusque vers minuit. J’ai dit à notre mère : « Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? » Elle a haussé les épaules en signe d’ignorance. Elle m’a dit : « On ne peut pas la comprendre. Hier après-midi, pendant que tu étais au garage, elle a voulu m’accompagner sur la tombe de ton père. Elle est restée une minute avec moi, peut-être moins, et elle est partie. » J’ai répondu : « Elle a voulu te faire plaisir, mais elle ne supporte pas les cimetières. Elle me l’a dit une fois. »

Quand je suis entré dans notre chambre, sans bruit, Elle dormait profondément. Elle était couchée dans sa moitié de lit, la plus près de la porte. Elle ne pouvait pas dormir du côté du cœur. Je l’ai regardée dans la lumière du couloir. Son visage de sommeil était totalement différent de celui du jour. Elle avait les joues rondes des enfants, une petite bouche gonflée. Elle respirait si doucement que j’ai dû me pencher pour entendre son souffle. Elle avait rejeté le drap. Elle était nue, les jambes repliées, sa main gauche glissée entre ses cuisses. Elle était belle et attendrissante. J’ai effleuré des doigts la toison courte et bouclée de son ventre. J’aurais voulu la réveiller à peine et la prendre, je n’ai pas osé. Sitôt couché à mon tour, la porte refermée, j’ai pensé que je n’allais jamais sur la tombe de mon père, et je me suis endormi.

J’ai ouvert les yeux très tard, et pourtant mal reposé parce que j’avais fait des rêves désagréables dont je ne me rappelais rien. Je ne me souviens jamais de mes rêves, je sais seulement s’ils étaient agréables ou non. Elle n’était plus dans le lit. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu qu’elle était allongée sur le ventre, en slip de bikini rouge, près de la source, ses lunettes sur les yeux, en train de lire une vieille revue trouvée dans la grange. J’ai crié : « Ça va ? » Elle a levé la tête, en cachant ses seins d’un bras. Elle m’a répondu : « Ouais. »

Je suis allé boire mon bol de café près d’elle. Elle était couchée sur une serviette de bain. Je lui ai dit : « Tu crois que tu n’es pas assez bronzée ? » Elle m’a expliqué qu’elle voulait rester bronzée tout l’hiver. « Je stocke. » Elle m’a interrogé sur les incendies de la veille. Elle a voulu un peu de mon café. Ensuite, je lui ai demandé de remettre son soutien-gorge, parce que Bou-Bou sortait de la cuisine et venait vers nous, dans son boxer-short à fleurs. Elle a soufflé droit devant elle, et elle m’a dit : « Tu sais, depuis le temps que je vis avec vous, il m’a déjà vue, ton frère. » Mais elle s’est redressée, tournée vers le bac de la source, et elle a remis son soutien-gorge.

Elle m’a accompagné sur une centaine de mètres, quand je suis parti au garage. Elle sautillait, pieds nus, entre les cailloux, au bord de la route. Je lui ai demandé ce qu’elle comptait faire de sa journée. C’était le fameux mercredi 28. Elle a soulevé une épaule, en faisant la moue. Je lui ai dit : « Si tu restes au soleil comme ça, tu finiras poitrinaire. Et puis, mets un chapeau sur ta tête. » Elle a répondu d’accord, Hector, ou quelque chose du même genre. Elle a tendu les lèvres, en fermant les yeux, pour que je l’embrasse. Je l’ai regardée repartir en sautillant vers notre portail, dans son bikini rouge, les mains écartées à hauteur des épaules, les fesses plus qu’à moitié dehors. C’est la dernière fois que je l’ai vue avant le 7 août, samedi dernier.

A midi, je suis allé avec Henri IV remorquer un camion en panne du côté d’Entraunes, nous avons mangé un sandwich en route. Le soir, quand je suis rentré, notre mère m’a dit qu’Elle était partie dans l’après-midi, avec son grand sac de toile et une valise, sans vouloir dire où elle allait. Bou-Bou, à ce moment, était à la piscine, en ville, avec son amie Marie-Laure. Notre mère n’avait pas pu la retenir.

Je suis monté d’abord dans notre chambre. Elle avait emporté sa valise en skaï blanc — la plus petite des deux —, ses affaires de toilette et de maquillage, du linge, et, autant que je pouvais en juger, deux paires de chaussures, son blazer rouge, sa jupe beige, sa robe à col russe, sa robe en nylon bleu ciel. Ma mère m’a dit qu’en s’en allant, elle portait son jean délavé, son polo bleu marine.

Je suis allé chez les Devigne. Eva Braun ne l’avait pas revue depuis l’avant-veille. Je lui ai demandé : « Mais elle ne vous a rien dit ? » Elle a secoué lentement la tête, les yeux baissés. J’ai dit : « Vous n’avez pas une idée de l’endroit où elle est allée ? » Elle a secoué la tête. J’étais essoufflé, en sueur. De voir cette femme aussi muette, aussi calme, j’avais envie de la secouer. J’ai dit : « Elle a emporté une valise de vêtements. C’est tout le souci que vous vous faites ? » Elle m’a regardé en face, alors, et elle m’a répondu : « Si ma fille ne m’a pas dit adieu, c’est qu’elle va revenir. » Je n’ai rien pu en tirer d’autre.

A la maison, Bou-Bou était de retour. Il a compris à ma figure que je ne l’avais pas trouvée chez sa mère, il a détourné la tête, il n’a rien dit. Mickey est rentré une demi-heure plus tard. Elle ne lui avait fait aucune confidence. Il n’avait pas idée où elle pouvait être. Je suis retourné au garage avec lui, dans son camion jaune, et j’ai téléphoné à Mlle Dieu. J’ai laissé sonner longtemps mais personne n’a répondu. Juliette m’a dit, une main sur mon bras : « Ne te tracasse pas. Elle va revenir. » Henri IV regardait par terre, les mains dans ses poches, une serviette de table pendue à son maillot de corps.

J’ai attendu jusqu’à une heure du matin, dans la cour, avec mes frères. Bou-Bou ne parlait pas. Moi non plus. Seul Mickey faisait des suppositions. Elle avait eu un de ses coups de cafard et elle était allée voir Mlle Dieu. Elles avaient dîné toutes les deux au restaurant, comme pour son anniversaire. Ou bien n’importe quoi, il n’y croyait pas lui-même. Je savais, moi, qu’elle était partie pour de bon, qu’elle ne reviendrait pas. C’était une certitude dans mon sang. Je ne voulais pas m’effondrer devant eux, j’ai dit : « Allez. On va se coucher. »

Le lendemain, à huit heures, j’ai eu Mlle Dieu au téléphone. Elle ne l’avait pas vue. Elle ne savait rien. Au moment où j’allais raccrocher, elle a dit : « Attendez. » J’ai attendu. Je percevais sa respiration comme si j’étais dans la pièce où elle se trouvait. Finalement, elle a dit : « Non. Rien. Je ne sais pas. »J’ai crié dans l’appareil : « Si vous avez quelque chose à dire, dites-le-moi ! » Elle est restée muette. Je l’entendais respirer plus vite. J’ai dit : « Eh bien ? » Elle a répondu : « Je ne sais rien. Si elle revient ou si vous avez du nouveau, je vous en prie, prévenez-moi. » Si vous avez du nouveau. J’ai dit qu’elle pouvait y compter, que ce serait mon premier souci, et j’ai raccroché sans dire au revoir.

Je suis retourné à midi chez Eva Braun. Elle était assise dehors, un sécateur à la main, les yeux rouges. Elle m’a dit, avec son accent qui me rappelait celui d’Elle : « Je suis sûre qu’elle ne me laissera pas sans m’envoyer un mot. Je connais ma fille. » J’ai dit : « Et moi, là-dedans, qui je suis ? Un chien ? » Elle m’a regardé, elle a baissé la tête. Elle a répondu : « Rien ne vous empêche d’être sûr, comme moi, qu’elle va vous envoyer un mot. » C’était la même logique que celle d’Éliane, une logique qui me dépasse, qui me clouait le bec peut-être, mais en me brisant, en me laissant chaque fois un peu plus insatisfait, un peu plus dans le noir. J’ai dit, debout devant elle : « Elle est allée retrouver un amant, voilà ce dont je suis sûr. Et vous savez qui. » Elle n’a pas levé les yeux. Elle a secoué doucement la tête, avec un petit soupir pour me montrer que cette idée était absurde. Elle m’a répondu : « Cela, elle vous l’aurait dit en face, vous le savez bien. »

Elle m’a fait à déjeuner, ce jour-là encore, mais nous n’avons pas beaucoup parlé. Je me rendais compte pour la première fois à quel point sa fille, physiquement au moins, lui ressemblait. Le nez court, les yeux clairs, une lenteur des gestes et de la démarche. Avant que je parte, elle m’a dit : « Un jour, si elle me le permet, je vous raconterai quelle gentille petite fille elle était, et comme elle a souffert. » Elle faisait des efforts pour ne pas laisser les larmes affluer sous ses paupières, mais je sentais qu’elle allait pleurer tout son saoul dès qu’elle serait seule. J’ai demandé : « Et votre mari, vous l’avez mis au courant ? » Elle a remué la tête pour dire non.

Le lendemain, en fin de matinée — ou le surlendemain, je ne sais plus — Eva Braun est venue me trouver au garage, en tablier. Le facteur, que j’avais vu passer dans sa 2 CV jaune et qui n’avait rien pour moi, venait de lui apporter une carte postale de sa fille. C’était une carte qui représentait un modèle de voiture de nos grands-pères, pas un paysage. Elle avait été tamponnée par la poste le 29 juillet. Elle venait d’Avignon. C’est la première chose que j’ai regardée — d’où elle venait. Tout mon esprit est parti à la dérive.

Elle avait écrit, au stylo-bille, dans son orthographe personnelle, sans point ni virgule :

 

Ma Maman chérie,

 

Ne te fais pas de mauvais sang, je vais bien et je reviendrai bientôt. Je ne sais pas quoi écrire à Pin-Pon, alors montre-lui ma carte, il n’est pas bouché, il comprendra l’intention. Surtout qu’on dise à Cognata que je vais bien, aux autres aussi. Je n’ai plus de place, alors j’arrête. Pas de mauvais sang. Bises de ta fille.

 

Elle avait rayé une signature — Elle, je présume — et tracé en majuscules, au bout de la dernière ligne qui courait sous l’adresse : éliane.

Je me suis assis sur le marchepied du camion que j’étais en train de réparer. J’avais pris la carte entre mes deux index, pour ne pas la salir, et je l’ai retournée. J’ai lu à ce moment, sous le modèle de la voiture qui l’illustrait et que je n’aurais pas reconnu :

 

1930. Delahaye. Type 108.

 

J’ai demandé à Eva Braun si elle connaissait quelqu’un qui habitait Avignon. Elle a fait signe que non. Après un long moment de silence, elle m’a demandé, elle, si j’avais compris l’intention de sa fille. J’ai fait signe que oui. Elle m’a demandé si c’était une intention gentille. J’ai fait signe que oui.

Je sais, maintenant, ce qu’Elle avait à faire dans cette ville où elle n’avait jamais mis les pieds. Qu’à travers son pauvre entêtement et sa solitude, elle ait pris le temps, dans un Prisunic, un tabac, de choisir justement cette carte, ou même qu’elle ait seulement pensé à l’acheter en tombant dessus, cela prouve bien qu’elle m’aimait, non ?

 

La mienne, de Delahaye, est une 20 CV, 6 cylindres, 3 carburateurs, avec le volant à droite, et elle a été conçue pour tourner autour de 170 km/heure. Elle ne les fera jamais plus, probablement, mais c’est encore une bonne voiture, et elle m’a beaucoup aidé à me supporter pendant la longue semaine qui a suivi. J’ai travaillé dessus la moitié de mes nuits, pour retarder le moment de retrouver la chambre vide, et même, deux ou trois fois, j’ai dormi au garage. Je n’avais même pas envie de parler à mes frères. Pour dire quoi ?

Le dimanche, mon patron m’a prêté sa DS et je suis allé à Avignon. J’ai laissé la voiture le long des remparts. J’ai marché dans la ville à pied. Je suis entré dans plusieurs hôtels, au hasard, pour demander si elle était là. Un horrible après-midi. Les gens me bousculaient sur les trottoirs. Je voyais des amoureux, des filles du même âge qu’Elle au bras de garçons plus à l’aise dans la vie que moi, j’étais seul, j’avais chaud. De toute manière, je l’ai su plus tard, Elle n’était plus à Avignon, ce dimanche. Elle avait continué sa course. Je suis remonté dans la DS à la tombée du jour, je suis resté longtemps à regarder les pierres des remparts à travers le pare-brise, et puis j’ai tourné la clef de contact, je suis parti. J’avais sur moi la carte postale que sa mère m’avait laissée. Je me suis arrêté en route du côté de Forcalquier, pour dîner dans un bistrot, je l’ai regardée. Pas relue, je la savais par cœur.

Le mercredi, dans la nuit, le moteur de la Delahaye tournait rond pour la première fois. Henri IV était avec moi. Il m’a dit : « Il faut revoir tout ça, mais tu es au bout de tes peines. » Il entendait comme moi des ratés à l’échappement, il a mis sa main à la sortie du tuyau. J’ai dit : « S’il n’y a plus que ça, je l’arrangerai facilement. » J’ai dormi dans l’atelier. Au matin, Juliette est venue me réveiller. On m’appelait d’en ville, pour un autre incendie, je ne sais où. J’ai dit au téléphone que je n’y allais pas. J’espérais chaque jour qu’Elle allait revenir. Je voulais être là quand elle rentrerait.

La veille, j’avais fait un tour à la caserne, acheté un tube d’aspirine à la pharmacie pour regarder de près la tête de ce Philippe qu’Elle a connu. Il a quarante ans, à peu près ma taille. Il est mince comme elle me disait qu’elle aimait les hommes. Il a l’air d’un étudiant vieilli — d’un intellectuel, si on veut —, il parle de manière abrupte, en détournant le regard, parce qu’il est timide. Je lui ai dit que j’étais le mari d’Elle. Il le savait. Je lui ai demandé s’il l’avait vue récemment. Il a secoué la tête. Il m’a dit : « Excusez-moi », il s’est occupé d’une cliente. Je voyais que son assistante, une fille de trente ans, aux cheveux courts, au visage renfrogné, se préparait à partir. Je l’ai attendue un peu plus loin, sur le trottoir. Je l’ai interrogée sans rien obtenir, sauf une menace d’appeler la police.

Ensuite, je suis passé devant le cinéma Le Royal. J’ai regardé, comme je vous l’ai dit quand j’ai commencé à vous parler, l’affiche d’un film de Jerry Lewis qu’on passait en fin de semaine. J’ai vu arriver Loulou-Lou pour la séance du soir. Elle m’a dit qu’elle était libre, le lendemain après-midi, et je lui ai donné rendez-vous à quatre heures, à la sortie de la ville.

Le jeudi, donc, à quatre heures, j’ai vu Loulou-Lou, dans la 2 CV du garage. Les nouvelles vont vite, dans un pays comme le nôtre, et je n’avais pas besoin de lui dire grand-chose pour qu’elle comprenne où j’en étais. Elle m’a dit : « Mon mari est à Nice. Ne restons pas là. Viens chez moi. » Elle habite une maison ancienne, sur la route de Puget-Théniers. Elle m’a donné une canette de bière, on a parlé. Elle m’a dit : « Cette fille n’était pas pour toi. Ce n’est pas que j’ai quelque chose contre elle, je ne la connais pas. Mais tu ne sais pas quel genre d’homme elle a pu rencontrer avant d’habiter ton village, tu ne sais rien d’elle. » On a parlé longtemps, pour ne remuer que les mêmes idées qui m’empêchaient de dormir.

A un moment — d’autres canettes avaient suivi la première — j’ai passé une main sous la jupe de Loulou-Lou, assise en face de moi dans sa cuisine, j’ai dit des sottises du genre : « Tu me comprends, toi », tout ça. On est allé dans la chambre conjugale et elle s’est déshabillée. J’ai eu honte de la voir nue — je ne sais pas expliquer — je me suis trouvé minable vis-à-vis d’Éliane et vis-à-vis d’elle. J’ai dit : « Excuse-moi. » Elle m’a raccompagné à sa porte. Avant que je m’en aille, elle m’a dit : « Parle à ton frère. » Je n’ai pas compris, c’était tellement loin de moi. Quand elle a dit : « Ton frère », j’ai pensé à Mickey. Elle a ajouté : « Le plus jeune. Si elle est partie le mercredi 28, il le savait avant toi. Je les ai vus ensemble, dans l’après-midi, près de la piscine municipale. »

Je vous raconte tout très exactement. J’ai répondu, avec méfiance : « Qu’est-ce que tu veux me faire croire ? » Elle m’a dit : « Rien, sauf que je les ai vus ensemble, et qu’ils étaient serrés l’un contre l’autre, debout dans la traverse derrière la piscine, et qu’ils avaient l’air triste tous les deux. Voilà. » J’ai dit : « Tu es une belle salope. » Même la main que j’avais envie de lui mettre sur la figure tremblait. Il me semblait que je tremblais de la tête aux pieds.

J’ai couru vers la 2 CV et je suis rentré au village. Bou-Bou n’était pas à la maison, ni notre mère. J’ai crié à Cognata : « Où est Bou-Bou ? » Elle ne savait pas. Elle a dit, en essayant de se lever de son fauteuil : « Mon Dieu, qu’est-ce que tu as, Florimond ? » J’ai claqué la porte, mais elle l’a rouverte derrière moi, et elle m’a crié, avant que j’atteigne la voiture dans la cour : « Bou-Bou n’a rien fait de mal, c’est impossible ! » Je me suis retourné pour lui répondre, et je me suis rendu compte qu’elle n’entendait pas, que je ne pourrais pas me faire entendre, j’ai fait un geste du bras pour lui dire de rentrer, qu’elle ne se tracasse pas. Je tremblais toujours — ou j’en avais l’impression. Je ne m’étais jamais senti dans cet état.

J’ai laissé la voiture sur la place, je suis rentré chez Brochard. Le soleil du dehors, à travers le rideau de perles que j’ai remué, allait jusqu’au comptoir. J’ai vu Georges Massigne et d’autres garçons avec lui. Ses beaux-frères, je ne sais pas. Je sentais ma chemise coller à mon dos, froide. J’ai entendu quelqu’un lancer dans le tintement des perles : « Voilà encore Pin-Pon qui cherche sa femme. » Peut-être pas ça. Quelque chose comme ça. Je suis allé vers Martine. Elle était assise à une table, en face de son béguin du mariage, celui qui nous avait prêté l’électrophone-stéréo. Je lui ai demandé si elle avait vu Bou-Bou, si elle savait où il était. Elle ne savait rien. Elle me regardait avec des yeux étonnés, un peu craintifs. La mère Brochard a dit quelque chose dont je n’ai pas le souvenir — je sais qu’elle a parlé, c’est tout — et je me suis retourné vers Georges Massigne. Tous ceux qui ont assisté à la scène vous diront qu’il n’a rien dit, ni rien fait pour m’énerver davantage. C’est vrai. Ils vous diront peut-être que je suis rentré exprès chez Brochard pour lui chercher querelle. Cela, ce n’est pas vrai. Je ne savais pas qu’il était là.

J’ai dit à Georges Massigne : « Tu te marres de me voir comme ça ? » Il m’a répondu : « Écoute, Pin-Pon, personne n’a envie de se marrer. » Je lui ai dit de ne plus m’appeler Pin-Pon. Il a soulevé les épaules, en détournant la tête. Je lui ai dit : « Peut-être que tu te vantes partout d’avoir eu ma femme avant moi ? » Il m’a regardé en face, le nez pincé, l’œil en colère. Il m’a répondu qu’il ne fallait pas confondre, que celui des deux qui l’avait prise à l’autre, c’était bien moi. Il l’a appelée Celle-là et il m’a appelé Pin-Pon. Je lui ai lancé mon poing dans la figure. J’ai déjà dit que je n’ai pas l’habitude de me battre, que c’est la seule fois dans ma vie d’adulte que ça m’est arrivé. Je ne sais pas donner de coup de poing, mais enfin, je fais ma taille, je fais mon poids, Georges Massigne est parti en arrière, les lèvres éclatées. Il s’est jeté sur moi dès qu’il a repris son équilibre, avant même que les autres interviennent, et je l’ai frappé à nouveau, par réflexe, pour l’écarter.

Ensuite, ceux qui étaient là nous séparaient. Je me sentais tout vide à l’intérieur, mais mon cœur battait à grands coups. Georges Massigne saignait de la bouche. On lui a passé une serviette du comptoir et quelqu’un s’est écrié qu’il avait des dents cassées. La mère Brochard parlait d’appeler les gendarmes au téléphone. Georges a dit non, que j’étais fou. Il a dit, avec le sang qui coulait sur son menton et sur sa chemise : « Vous ne voyez pas qu’il devient fou ? » Je me suis aperçu alors, en voulant m’en aller, que quelqu’un me tenait par le bras, et c’était Bou-Bou. Je ne l’avais pas vu arriver.

J’ai fait monter mon frère dans la 2 CV. Il revenait de la vigne, avec notre mère, quand Cognata lui avait dit que je le cherchais. Je ne voulais pas avoir une discussion avec lui à la maison, c’est à la vigne que je l’ai ramené. Elle est à l’écart du village, en surplomb de la route, il faut grimper un chemin de terre raide pour y arriver.

Dans la voiture, je lui ai demandé : « C’est vrai que tu étais avec Elle, mercredi dernier, derrière la piscine municipale ? » Il a eu l’air surpris que je le sache, mais il a dit oui. En baissant la tête, il a ajouté : « Ne va pas t’imaginer des choses. » Il a beau être aussi grand que moi, peut-être même un peu plus, j’ai toujours regardé Bou-Bou comme un bébé. Je lui ai répondu : « Je n’imagine rien du tout. C’est toi qui vas me raconter. »

Il s’est assis sur un talus, en bordure de notre vigne. Je suis resté debout dans le soleil du soir, mon ombre sur lui. Il portait un vieux pantalon de toile trop court, qu’il met pour travailler, une chemise à grosses raies bleues et vertes. Ses cheveux longs lui cachaient un œil. Il m’a dit : « Mercredi dernier, j’ai essayé de la retenir. Mais ce n’était pas possible. » Je lui ai demandé : « Pourquoi, si tu l’avais vue partir, tu ne m’as pas mis au courant ? » Il a répondu : « Ce n’était pas possible, non plus. » Il a écarté sa mèche pour me regarder. Il m’a dit : « Elle ne voulait pas que je te parle, et de voir comment tu te conduis, je suis content de ne pas l’avoir fait. Elle avait peur, elle avait raison. » Il me regardait bien en face, la tête levée, il avait des yeux tristes et pleins de défi. Je lui ai demandé : « Elle ne voulait pas que tu me parles de quoi ? » Il a haussé les épaules, il a regardé par terre, il n’a pas répondu.

Je me suis assis à côté de lui. J’ai dit : « Bou-Bou, tu ne peux pas me laisser comme ça, sans rien savoir. » Je l’ai dit doucement, sans tourner la tête vers lui. Il est resté un long moment silencieux. Il écrasait une motte de terre entre ses doigts. Et puis, il a dit : « Elle m’a parlé, la nuit où tu l’as battue. Et le lendemain aussi. Tu te souviens de ce que Cognata nous a dit, le soir du mariage ? C’était vrai. Elle appelle au secours. » J’avais envie uniquement qu’il me dise pourquoi elle était partie, où elle était, mais je suis resté immobile, j’ai attendu. Je sentais que si je posais une question trop tôt, il ne me dirait plus rien. Je connais Bou-Bou, je vis avec lui depuis toujours. Il m’a dit : « Jure-moi que tu ne bougeras pas du village, que tu attendras qu’elle revienne, si je te le raconte. » Je l’ai juré sur notre mère. Je n’avais pas vraiment l’intention de tenir parole, c’était des mots, mais je l’ai juré.

Il m’a dit : « L’été dernier, quand elle habitait encore Arrame, elle allait l’après-midi dans une clairière au milieu des bois, au-dessus du Brusquet. Parfois avec des copines, parfois seule. Pour se faire brunir. Un après-midi, elle était seule et deux hommes sont arrivés sans qu’elle les entende, et ils l’ont attrapée. » J’avais une boule dans la gorge, mais comme il se taisait, j’ai demandé ce qu’il voulait dire par : « Ils l’ont attrapée. » Il a soulevé les épaules, nerveusement, il m’a répondu sans me regarder : « Ce sont ses mots à elle. Moi, je n’ai pas eu besoin qu’elle m’explique. Ils l’ont attrapée. »

Au bout d’un long silence, il a repris : « Deux ou trois jours après, ils sont revenus rôder autour de sa maison. Elle n’avait rien dit à personne, parce qu’ils lui avaient fait peur et que de toute manière, dans son village, personne ne l’aurait crue. Elle était encore plus terrorisée de les voir près de chez elle. Alors, elle est retournée les rejoindre dans le bois. » J’ai crié, mais sans voix : « D’elle-même ? » Il s’est retourné d’un bloc vers moi, il avait le visage crispé de rage et des yeux pleins de larmes. Il a crié aussi, avec la même voix blanche et tendue que la mienne : « Qu’est-ce que ça veut dire, d’elle-même ? Tu sais à quel genre de salauds elle avait affaire ? Tu sais ce qu’ils lui ont dit ? Ils lui ont dit qu’on lui casserait l’os du nez et toutes ses dents avec un tisonnier, ils lui ont dit qu’on ferait pareil à sa mère, qu’on arracherait par poignées les cheveux de sa mère et qu’on les lui ferait avaler. Ils lui ont dit ce qu’ils avaient fait faire à d’autres filles comme elle, par des types payés, en particulier à une, qu’on avait estropiée et rendue infirme, parce qu’elle avait cru malin d’aller se plaindre à la police. Tu comprends, dis ? »

Il m’avait saisi par la chemise. Il me secouait comme pour me faire entrer dans la poitrine chaque mot qui sortait de sa bouche, et des larmes coulaient sur ses joues. Finalement, il m’a lâché, il s’est essuyé les yeux avec l’avant-bras, il s’est détourné en toussant comme s’il suffoquait.

Peu à peu, il s’est calmé. Le soleil avait disparu. Tout en moi était figé. Bou-Bou a dit, très bas, d’une voix vidée de toute émotion, presque morne : « Une autre fois, ils l’ont emmenée dans un hôtel, en voiture. Ensuite, elle ne les a plus revus. On avait fini le barrage au-dessus d’Arrame. Elle est d’abord allée habiter avec ses parents dans un chalet que la mairie leur avait prêté. Cet hiver, quand elle s’est installée ici, elle croyait que c’était bien fini. Elle avait de l’angoisse, quelquefois, quand elle y pensait, mais elle finissait par croire qu’ils l’avaient terrorisée uniquement pour lui faire leurs saloperies et s’amuser d’elle un moment, qu’ils ne voyaient pas plus loin. » Il s’est tu quelques secondes. Il a ajouté : « Et puis, le mois dernier, ils l’ont retrouvée. » J’ai dit : « Quand ? »

« Deux jours avant son anniversaire. Elle a dîné avec sa maîtresse d’école, à Digne. L’un des deux, celui qu’elle dit le plus mauvais, était dans le restaurant. »

« Ils habitent Digne ? »

« Elle ne me l’a pas dit. Ils l’ont retrouvée, c’est tout. Ils l’ont obligée à venir à Digne un autre jour, la veille du 14 Juillet. Elle se disait que puisqu’elle allait se marier, ils la laisseraient tranquille. C’était le contraire. Ils lui ont montré une horrible photo. La fille qu’ils avaient fait estropier. Ils lui ont dit qu’ils la laisseraient dans le même état. Ils lui ont dit que quelqu’un viendrait aussitôt ici pour te faire la peau, si elle te parlait d’eux. Ce sont les mots qu’elle a employés. »

Je ne voyais pas son visage et sa voix était sans intonation, presque égale. Il s’est essuyé à nouveau les yeux avec son avant-bras. Je ne bougeais pas. Je ne sais pas si c’était l’ahurissement que je ressentais, ou la peine que j’avais à imaginer des choses tellement hors de ma vie, j’ai dit : « C’est impossible, tout ça. » Il m’a répondu : « Je l’ai cru aussi. »

J’ai essayé de retrouver le souvenir du 13 juillet. Où j’étais, ce que j’avais fait. A ce moment, rien n’a resurgi. J’ai demandé : « Qu’est-ce qu’ils lui voulaient ? Elle te l’a dit ? » Il m’a répondu, encore plus bas : « Pour eux, elle représentait de l’argent. C’est tout ce qu’elle m’a dit. » J’étais au-delà de tout, je crois, le chagrin, la haine. Cela ne m’a pas fait un coup plus terrible que les autres. J’ai pensé à la scène qu’elle avait eue avec son père, le jour du mariage. Les mots que m’avait répétés Mlle Tusseau : « S’il te plaît. S’il te plaît. » L’héritage dont elle avait parlé le lendemain. J’avais beaucoup de mal à mettre mes idées en ordre. L’important, finalement, m’a paru de savoir où elle était, de la retrouver au plus vite. J’ai demandé : « Tu sais où elle est ? » Il a remué la tête pour dire non. « Quand tu lui as parlé, derrière la piscine, elle ne t’a pas dit où elle allait ? » Il a répondu : « Elle m’a dit d’oublier tout ça, qu’elle pouvait en finir une bonne fois, toute seule. Ensuite, comme je ne voulais pas la laisser partir, elle m’a dit qu’elle avait tout inventé, que ces deux hommes n’avaient jamais existé. »

J’ai demandé après un silence : « Tu ne l’as pas crue ? » Il a remué à nouveau la tête pour dire non. « Pourquoi ? » Il m’a dit : « Parce que je les ai vus. » C’est étrange, mais c’est à partir de cette phrase, pas vraiment avant, que tout pour moi est devenu réel, que les mots sont devenus des images, que cette horreur a commencé de faire partie de ma vie. J’ai dit : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que tu racontes ? »

A Digne, le dimanche de la course, quand elle avait disparu, il l’avait cherchée de son côté, moi du mien. Dans une petite rue déserte, il l’avait vue à l’intérieur d’une voiture rangée au bord du trottoir. Elle était assise à l’avant, près du plus grand et du plus âgé des deux. L’autre était derrière. Ils lui parlaient tous les deux à la fois, d’une manière emportée, ensuite plus calmement, d’un air de vouloir la convaincre. Bou-Bou s’était immobilisé sur le trottoir en face dès qu’il l’avait aperçue. Il ne pouvait pas voir son visage, parce qu’elle était tournée vers eux, la tête basse, mais il devinait à certains mouvements qu’elle pleurait. Ils lui avaient parlé longtemps, et puis soudain, elle avait ouvert sa portière, et celui qui était à l’avant l’avait rattrapée par un bras. Elle avait l’air anéantie. L’homme lui avait dit des choses que Bou-Bou n’entendait pas, mais d’un air dur et méchant, et il avait carrément rejeté le bras qu’il retenait. Elle s’était mise à courir dans la rue, droit devant elle, et Bou-Bou n’avait pu la poursuivre, parce que la voiture était entre eux et qu’il craignait pour elle s’il se montrait. Il avait essayé de la rejoindre en faisant un détour par le boulevard, mais il l’avait perdue.

Je me rappelais qu’il était décomposé quand il était revenu près de moi. J’avais pensé sur le moment que c’était de savoir Mickey en mauvaise posture dans la course. Je me rappelais comment, plus tard, il me suivait partout avec Elle, en lui tenant la main, et cet air triste qu’il avait pour la regarder.

Le sang coulait à nouveau dans mes veines, chaud. Mes idées se remettaient en place, parce que, d’une certaine façon, j’avais déjà décidé ce que je devais faire. Je me suis levé. J’ai arrangé ma chemise, dont il avait fait sauter un bouton en tirant dessus, quelques minutes auparavant. Je lui ai demandé de me décrire ces deux hommes. Le plus grand et le plus fort avait entre quarante-cinq et cinquante ans. Il ne l’avait pas vu debout, mais il devait avoir ma corpulence, avec l’empâtement des années en plus. Il avait les cheveux et les sourcils gris, les yeux bleus. Il avait l’air d’un homme bien assis dans la vie. Un manuel devenu un bourgeois. L’autre était d’au moins cinq ans plus jeune. Il était mince, avec un grand nez, des cheveux clairsemés, des gestes nerveux. Il était vêtu d’un costume léger, crème ou beige, il portait une cravate. Bou-Bou ne voyait rien d’autre à dire, sauf qu’il avait l’air plus voyou que « son beau-frère ». J’ai demandé comment il pouvait savoir qu’ils étaient beaux-frères. « Elle me l’avait dit. »

La voiture était une 504 noire assez usagée, immatriculée dans les Alpes de Haute-Provence. Il se souvenait du 04 pas des autres chiffres. Il avait essayé de les retenir, mentalement, mais il avait l’esprit retourné, il les avait oubliés. J’ai demandé, debout devant lui, si Elle avait dit leurs noms. Il a secoué la tête. S’il n’avait pas d’autre précision à me donner. Il a réfléchi. Il m’a dit : « Le nom de la rue. C’était rue de l’Hubac. » Il a réfléchi encore et il a secoué la tête, plus doucement, découragé.

J’ai demandé alors : « Pourquoi Elle t’a parlé à toi ? » Il a levé les yeux pour me répondre : « Parce que le soir où tu l’as battue, elle n’en pouvait plus. Il fallait qu’elle en parle à quelqu’un. Le lendemain, elle m’a tout raconté dans l’ordre. Ensuite, elle n’a jamais plus voulu en parler. Elle ne sait même pas que je l’ai vue avec eux, dans la voiture. » On s’est regardé plusieurs secondes dans la nuit qui tombait. Il m’a dit : « Je ne te cache rien. Si tu veux vraiment le savoir, il ne s’est rien passé entre elle et moi. » Il retenait des larmes prêtes à jaillir encore, je le sentais à sa voix. En même temps, il prenait un air orgueilleux, un air de petit coq. J’ai haussé les épaules, j’ai dit : « Il ne manquerait plus que ça. »

J’ai marché vers la 2 CV. Je l’ai attendu au volant. Nous sommes rentrés sans parler. Dans la cour, j’ai vu le camion jaune de Mickey, j’ai dit : « Il faut laisser les autres en dehors de cette histoire. »

On est passé tout de suite à table. Mickey, notre mère et Cognata nous regardaient tous les deux sans rien dire. Puis j’ai demandé : « Il n’y a pas de film, ce soir ? » Je me suis levé, j’ai allumé la télé. On a dîné en silence, en jetant un coup d’œil de temps en temps au poste, pour suivre je ne sais quoi. Ensuite, j’ai dit que je retournais au garage, travailler à la Delahaye. Bou-Bou m’a demandé s’il pouvait m’accompagner. J’ai touché son épaule, j’ai dit : « Non. Je vais encore me coucher tard, je dormirai là-bas. » J’ai vu que Mickey regardait ma main. Je m’étais écorché les jointures des phalanges en frappant Georges Massigne. J’ai demandé à Mickey : « On t’a dit que je me suis battu ? » Il a répondu : « On m’a dit que tu lui as cassé deux dents. Comme ça, peut-être, il fermera sa grande gueule. »

J’ai respiré fort l’air de la nuit, en marchant sur la route. Il n’y avait pas une lumière dans le village, sauf devant les pompes à essence du garage et, plus loin, sans doute — je ne suis pas allé voir — chez Eva Braun. Il me semblait hors de question qu’Elle ait mis sa mère au courant de ce qu’elle avait raconté à Bou-Bou. Je ne me trompais pas. A moi, elle avait dit une chose, un soir, allongée dans notre lit : « Dans quelques jours, je serai fixée. » C’était le lendemain du jour où je l’ai battue. Marchant sur la route, je pensais : « Elle espérait qu’on la laisserait tranquille, qu’elle pourrait te tenir en dehors de tout ça. » Je m’en voulais encore plus de l’avoir battue — je repoussais cette idée dès qu’elle me venait — mais ces deux ordures paieraient tout en bloc, les coups que je lui avais donnés avec le reste.

Je sais bien que cela ne facilitera pas ma défense, mais je vais vous le dire quand même. Ce n’est pas le lendemain que j’ai pris la décision de scier le canon de la carabine, c’est ce soir-là, le jeudi 5 août. D’abord, elle était trop encombrante, elle ne rentrerait pas dans une valise normale, elle dépasserait d’une veste ou d’un blouson, mais surtout, surtout, je savais que je tirerais d’assez près pour voir leurs sales figures en face, pour les voir mourir. Qu’on me coupe la tête.

 

Le vendredi, en fin de matinée — vendredi dernier, donc —, après être passé chez Eva Braun puis chez moi, pour voir si Elle n’était pas revenue, j’ai sorti la Delahaye décapotée du garage. J’ai dit à Henri IV : « Excuse-moi. Je te laisse seul, mais il faut que j’aille faire un tour. » Il a balancé la tête, avec un soupir, mais c’était pour se donner l’air d’un patron, il ne m’en voulait jamais de rien. J’ai roulé jusqu’en ville sans même m’en rendre compte, sauf que le précipice, sur ma droite, me faisait une impression nouvelle, parce que j’étais plus près. Je crois que je n’avais jamais pensé, sauf les premiers temps de mon permis de conduire, qu’il y en avait un.

J’ai montré mon cabriolet à Tessari et à ses copains. On a arrosé l’événement au bar-tabac. Ensuite, Tessari a pris le volant, il est parti tout seul sur la route de Puget-Théniers. Quand il est revenu, il m’a dit : « Ne la pousse pas trop, laisse-la se roder, elle est comme neuve. » Il m’a invité à venir déjeuner chez lui, mais je n’avais pas faim, j’ai dit que je ne pouvais pas. J’ai roulé dans la Delahaye jusqu’à Annot, puis jusqu’à Barrême. D’abord, je me suis forcé à écouter le moteur, mais il ronronnait tranquillement, je n’ai plus fait attention. Je ne voulais pas aller encore jusqu’à Digne. J’ai obliqué vers le sud à Chateauredon et je suis revenu par Castellane. En longeant le barrage de Castillon, je me suis arrêté pour acheter un sandwich dans une roulotte. J’ai marché un moment, à pied, avec le soleil sur moi et des images insupportables dans la tête. Il y avait beaucoup de vacanciers autour du lac. Quand mon regard accrochait, de loin, une fille aux cheveux noirs, j’avais l’impression de reconnaître Elle, je hâtais le pas malgré moi.

Je suis rentré au village en fin d’après-midi. Je n’étais pas sorti de la voiture que j’ai vu Juliette descendre en courant son escalier de bois. Elle m’a dit : « On te cherche partout. Henri a conduit ta belle-mère au car. Peut-être au train, je ne sais pas. » Elle me regardait avec une appréhension terrible. J’ai senti qu’elle avait préparé ses phrases et que de me voir devant elle, c’était moins facile de les dire. J’ai demandé : « On l’a retrouvée ? » J’avais peur qu’elle soit morte. Juliette m’a dit : « Elle est dans un hôpital, à Marseille. C’est Mlle Dieu, au Brusquet, qu’on a prévenue. » J’ai dit : « A Marseille ? Dans un hôpital ? » Juliette me regardait avec la même appréhension terrible. Elle m’a dit : « Elle est vivante, ce n’est pas ça. Mais elle est dans un hôpital depuis samedi dernier. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’ils ont su d’où elle venait. »

J’ai couru au téléphone. Je ne me rappelais plus le numéro de Mlle Dieu. Il a fallu du temps à Juliette pour le retrouver. Quand j’ai entendu la voix de la maîtresse d’école, Henri IV arrivait devant les pompes avec la DS. Il y avait une femme avec lui, dans la voiture, mais je n’ai pas vu qui c’était. Mlle Dieu criait dans l’appareil : « Je ne veux pas vous parler au téléphone ! Je veux vous voir ! Vous ne savez pas ce qu’ils lui ont fait, vous ne savez pas ! » J’ai crié aussi, pour qu’elle se calme, pour qu’elle m’explique. Elle m’a dit : « Pas au téléphone. Pour l’instant, elle dort, on la fait dormir. Vous ne pourrez pas la voir avant demain. Alors, je vous en supplie, venez chez moi, il faut que je vous parle. » J’ai dit : « Merde, dites-moi ce qu’elle a ! » Elle a répondu, d’une voix entrecoupée, haut perchée : « Ce qu’elle a ? Elle ne sait même plus qui elle est, voilà ce qu’elle a ! Elle dit qu’elle s’appelle Éliane Devigne, qu’elle habite Arrame et qu’elle a neuf ans ! Voilà ce qu’elle a ! »

Elle est restée longtemps à pleurer, à l’autre bout du fil. J’ai dit plusieurs fois : « Mademoiselle Dieu », sans qu’elle réponde. Finalement, j’ai dit, la gorge serrée : « Je vais venir vous voir. » Je savais, à travers les flots de haine qui paralysaient mes pensées et mes muscles, que j’avais une chose à régler avant de partir, j’ai dit encore : « Je ne vais pas venir tout de suite. Attendez-moi. » J’ai raccroché. Henri IV a remis en place le récepteur qui retombait.